La Science et la Conscience
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 625-651).
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LA
SCIENCE ET LA CONSCIENCE

III.
LE FATALISME MÉTAPHYSIQUE.

I. Chimie organique fondée sur la synthèse, par M. Berthelot. — II. Études sur les Beaux-Arts, par M. Taine. — III. Rapport sur la Philosophie en France, par M. Ravaisson. — IV. Fragmens inédits de Maine de Biran. — V. Science de la Morale, par M. Renouvier. — VI. La Morale indépendante, par M. C. Coignet.

S’il est une science qui soit de nature à contredire les enseignemens de la conscience, c’est cette spéculation supérieure qu’Aristote appelait philosophie première, qui a reçu depuis le nom de métaphysique, et qui sous un titre quelconque restera dans le domaine de la pensée humaine, tant que celle-ci aura le souci des vues générales et des conceptions synthétiques. La physiologie et l’histoire sont des sciences spéciales qui entrent en commerce intime et direct avec la réalité, soit physique, soit morale, pour constater les faits, les décrire, les classer. Toute l’explication qu’elles s’en permettent se réduit à les ramener à des lois, c’est-à-dire à des rapports généralisés et par là démontrés nécessaires. La philosophie, spéculant sur les résultats de l’expérience et de la science positive, et en formant telle ou telle de ces synthèses qu’on nomme des systèmes, a besoin de voir les choses de très haut pour pouvoir en saisir les rapports généraux, et s’élever ainsi, selon le sujet de ses recherches, à l’unité de loi, de type, de cause ou de substance.

Or, dans cette contemplation suprême, il est presque inévitable, ou bien que les caractères propres de la réalité échappent au philosophe placé à un tel point de vue d’observation, ou bien qu’ils s’effacent et tendent à disparaître dans le vaste horizon ouvert sous ses pieds à ses yeux éblouis. Devant le monde infini, qu’est-ce que l’homme? qu’est-ce que l’humanité? qu’est-ce que la planète elle-même, cet atome imperceptible de l’immense cosmos révélé par l’astronomie? Devant le Dieu parfait, que sont les qualités et les vertus de ces pauvres êtres dont il est l’inimitable idéal? Qui n’a conscience de son néant devant cette infinitude de l’être universel, qui n’a conscience de sa misère devant cette absolue perfection de la divinité? Dans cet empire de la nécessité qui régit le monde, qui enveloppe et enserre toutes les créatures de ses liens indissolubles, quelle part peut être faite à la prétendue liberté des actes humains? Que devient l’autonomie de nos mouvemens dans la série continue des causes? que devient notre volonté sous l’action d’un Dieu qui fait sentir partout sa puissance? que devient notre personnalité elle-même dans le sein de ce même Dieu, qui remplit tout de sa présence? Quand la pensée s’est élevée à ces hauteurs, le monde change d’aspect, le monde moral surtout. Le philosophe qui embrasse la nature entière d’un regard oublie l’infinie diversité des détails pour ne voir que l’unité de plan révélée par les grandes lois qui la régissent. Le théologien, qui, selon l’expression de Malebranche, voit tout en Dieu, ne retrouve plus que l’action et la présence de ce Dieu soit dans la vie individuelle, soit dans la vie collective de l’humanité. C’est alors que le philosophe, spéculatif ou mystique, néglige les enseignemens de la science historique ou les intimes révélations de la conscience, et se livre tout entier à ses pensées et à ses formules de haute synthèse métaphysique, ou à ses rêves de vie intime et commune avec Dieu. Avec ce dédain qui lui est propre des choses de l’expérience extérieure ou intérieure, il parle de tout ce qu’elles attestent dans un langage auquel ni la conscience ni le sens commun n’entendent rien, mais qu’il donne pour l’expression de l’absolue vérité. « Toute la métaphysique, a dit M. Renouvier, n’a été qu’une conjuration contre la liberté et contre l’existence même. » Montrer d’abord, par une esquisse sommaire des principales conceptions métaphysiques, qu’entre toute spéculation de ce genre et les enseignemens de la psychologie il y a contradiction, puis essayer d’établir que cette contradiction ne saurait, si l’on ne peut la résoudre, infirmer le témoignage de la conscience, faire voir enfin le parti que toute spéculation philosophique peut tirer des lumières de cette conscience pour l’ordre de problèmes qu’elle poursuit, — tel est le triple objet de notre recherche dans cette troisième et dernière étude.

I.

De tout temps, la science a visé à l’unité. Si aujourd’hui elle ne fait plus de métaphysique dans la vieille acception du mot, elle fait toujours de la philosophie, c’est-à-dire qu’elle poursuit la formule la plus simple et la plus compréhensive tout à la fois où elle puisse enfermer la riche diversité des phénomènes et des êtres de la nature. Ni l’école critique ni l’école positiviste, qui se réunissent dans une commune réprobation de la métaphysique, ne songent à arrêter l’essor de spéculations du genre de celles de Buffon, de Laplace, de Lamarck, de Geoffroy Saint-Hilaire, de Darwin, sur les lois qui président à l’organisation des êtres animés ou à la formation des mondes. Quand l’esprit de système semble s’éteindre ou du moins languir sur un ordre d’études, on le voit se ranimer et redoubler d’ardeur sur un ordre différent. Pendant que la spéculation métaphysique satisfaite ou fatiguée s’en tient aux vieilles théories du passé, la spéculation scientifique cherche les siennes dans la voie ouverte par les sciences de la nature. On la voit débuter en physique par un grand effort vers l’unité. Ramener la chaleur, l’électricité, le magnétisme, le son, la lumière, au mouvement, principe générateur unique de ces forces, faire rentrer par conséquent toutes les branches de la physique sous les lois de la mécanique, tel est le problème en ce moment le plus à l’ordre du jour; mais ceci n’est qu’un premier pas dans la voie de l’unité. Il existe d’autres forces, telles que les affinités chimiques, que jusqu’ici la science avait paru considérer comme étant sui generis, irréductibles soit aux lois de la physique, soit à plus forte raison aux lois de la mécanique. Or la philosophie chimique cherche à démontrer que ces prétendues forces originales ne sont que les résultantes de la composition toute mécanique des atomes élémentaires, en sorte que les mouvemens intérieurs des corps rentreraient sous les lois de la mécanique aussi bien que les mouvemens extérieurs : nouveau pas fait dans la voie de l’unité. Et les actions organiques elles-mêmes, que toutes les écoles de biologie avaient attribuées à des forces propres, les forces vitales, pourquoi ne seraient-elles pas également de simples résultantes de la composition chimique des organes? Autre pas plus décisif dans la voie de l’unité. Pour arriver à l’unité absolue de mouvemens, il ne reste plus qu’un degré à franchir; c’est de confondre avec les actions cérébrales les actes psychiques proprement dits, regardés jusqu’ici comme absolument différens des mouvemens organiques. Voilà donc toute activité réduite au mouvement dans la vie universelle, tout être ramené à la force élémentaire soumise aux pures lois de la mécanique. Entre tous ces mouvemens, il n’y a qu’une différence de degré, laquelle a son principe dans une plus ou moins grande composition ou concentration de la force simple primitive. Il n’y a dans la nature entière que des mouvemens et des forces à telle ou telle puissance de composition ou de concentration. La chaîne entière des êtres n’est que l’échelle des degrés que parcourt la force élémentaire du minéral à l’être pensant. La psychologie ne serait ainsi que le couronnement d’un édifice scientifique aux parties homogènes dont la base est la mécanique : à celle-ci, l’étude du mouvement absolument simple; aux sciences intermédiaires, telles que la physique, la chimie et la biologie, l’étude du mouvement plus ou moins composé; à la psychologie enfin l’étude du mouvement à son maximum de composition.

Cette philosophie de la nature a un double mérite que ses plus vifs adversaires ne sauraient lui contester. D’abord elle réunit les caractères essentiels d’un véritable système, la loi d’unité et la loi de continuité. Elle est tout entière comprise dans une seule formule, l’unité absolue de l’être par la réduction au mouvement de tous les phénomènes de la vie universelle. Elle n’arrive à cette formule définitive que par une gradation continue des termes dont se compose la série cosmique tout entière. D’autre part, une pareille spéculation n’a rien qui ressemble à ce qu’on appelle métaphysique; elle ne contient aucune idée a priori, aucun mot ontologique. Il n’y est point question de l’essence ni de la substance des choses; la conception d’un substrat matériel, tel que nous le représente l’imagination, est mise de côté, ainsi que l’hypothèse invérifiable des atomes; le mot de force n’y figure que comme expression d’un fait, le mouvement sous toutes ses formes. L’observation et l’expérience pour méthode, pour base les lois des phénomènes observés ou expérimentés, pour formule d’explication le principe tout mécanique de la résultante des forces composantes, pour synthèse enfin l’unité d’être et d’action, sans exception ni solution de continuité, — voilà le système. Peut-on rien imaginer de plus simple, de plus clair, de plus expérimental qu’une telle philosophie dans ses conclusions spéculatives les plus étendues? N’est-ce pas le progrès même des sciences positives qui paraît devoir aboutir à ce résultat? Il n’est donc pas étonnant que des savans de premier ordre, comme M. Berthelot, que des penseurs intrépides, comme M. Taine, inclinent vers une explication des choses qui satisfait à ce point leur besoin de synthèse et leur goût pour les formules simples et précises? Ne semble-t-il point que la méthode chimique du premier et la méthode philosophique du second y préparent naturellement la pensée? L’unité de l’être dans le mouvement mécanique, ne serait-ce point là, par parenthèse, cette maîtresse formule invoquée par M. Taine, mère féconde de toutes les autre?, dont l’enchaînement constituerait le système entier de l’univers?

Dans ce déterminisme absolu, que deviennent la liberté et la personnalité de l’être humain? que devient l’activité spontanée des êtres de la nature? Ame, vie, nature, force spontanée, tout cela peut-il être autre chose que des mots vides de sens dans une pareille philosophie? Rendons justice au matérialisme contemporain; il ne se refuse à reconnaître aucun des faits qu’atteste l’expérience, soit externe, soit interne; il admet toutes les propriétés caractéristiques qui distinguent les divers règnes de la nature; il ne nie aucun des phénomènes de conscience proprement dits, c’est-à-dire aucun des sentimens qui répondent chez l’homme aux mots d’individualité, de personne, de moi, comme le sentiment de l’unité, le sentiment de l’identité, le sentiment de la liberté, le sentiment de la responsabilité. Seulement tout cela n’est pas pour ce matérialisme la vérité vraie, absolue, définitive. Derrière cette scène extérieure et apparente des phénomènes se cache l’action intime, profonde des véritables causes. L’homme s’apparaît comme un être un dans son essence, identique dans sa conscience, libre dans son activité, une cause enfin. Pure illusion! Il n’est qu’un effet, puisqu’il ne peut être que la résultante des forces composant son organisme. La nature paraît peuplée de forces spontanées qui commandent aux lois de la matière inorganique : encore une illusion. Toutes ces forces prétendues ne sont elles-mêmes que des résultantes de forces d’un ordre inférieur. Si l’âme, la vie, la liberté, sont au premier plan de la scène, c’est la nécessité, la pure force mécanique, qui est au fond et qui en fait tout le jeu. En un mot, l’âme, la vie, la liberté, ne sont que des apparences; le mouvement simple est la réalité. La mécanique est le dernier mot de toutes choses; c’est là qu’il faut chercher l’explication définitive des mystères de la psychologie, de la biologie, de la chimie et de la physique. Ici éclate la contradiction entre la spéculation et la conscience.

Que nulle autre philosophie ne soit à ce point destructive des vérités de l’ordre moral, rien de plus manifeste. Le matérialisme, sous quelque forme qu’il se soit produit, a toujours eu le privilège de la négation la plus nette et la plus radicale des principes de la conscience. Cela est tout simple, puisqu’il n’emprunte aucune de ses données à une autre source que l’expérience sensible. Au contraire, entre la philosophie spiritualiste et la conscience, l’entente est naturelle, par cela seul que le spiritualisme trouve dans la conscience elle-même sa donnée première; mais, avec un esprit tout différent et une méthode absolument inverse, cette philosophie obéit au même besoin d’unité que la précédente. Tandis que le matérialisme part d’en bas pour expliquer par le mouvement mécanique toute la série des êtres de l’univers, le spiritualisme part d’en haut pour expliquer cette même série par l’acte qui en est le type le plus élevé, l’acte de la pensée et de la volonté. A la formule que la pensée n’est que le mouvement à son maximum, il oppose cette autre formule, que le mouvement lui-même est encore la pensée à son minimum. Tout mouvement, même de l’ordre purement physique, est déjà un effort; toute force, si simple qu’elle soit, tend à une fin en vertu d’une activité spontanée. L’expérience scientifique est ici d’accord avec l’expérience intime elle-même. La force d’attraction universelle qui meut toute la matière et fait sortir des nébuleuses les mondes organisés obéit à la loi du bien, proclamée par Aristote et Leibniz. Or toute force qui tend à une fin déterminée, toute cause qui obéit à une raison, à la raison du bien, n’a-t-elle point en elle quelque chose de la cause qui pense et qui veut? Si l’instinct est une sorte de volonté inconsciente en ce qu’il tend spontanément à une fin, toute espèce de mouvement ne peut-elle pas être dite volontaire au même titre? À ce point de vue, le monde apparaît comme vivant et libre, c’est-à-dire tout peuplé de forces de divers degrés, mécaniques, physiques, chimiques, organiques, psychiques, dont le caractère essentiel est de tendre à une fin commune, l’ordre, le bien. Toutes les différences qui les distinguent ne sont que les degrés divers d’une même activité spontanée.

C’est donc en haut et non en bas qu’il faut regarder, en haut, c’est-à-dire au plus profond de la conscience humaine, et non à la surface même de la nature inorganique, pour y trouver l’essence de l’être, de l’être infime qu’on nomme la pierre comme de l’être supérieur qui est le roi du monde connu. La substance des choses, tant de fois et si vainement cherchée par la métaphysique matérialiste dans ce substratum de l’imagination qui s’appelle l’étendue, est ailleurs. On croit y saisir la réalité la plus palpable, la plus sensible de l’être ; on n’atteint qu’une abstraction géométrique, l’espace. Cette substance, cet être des choses, est dans la force, ainsi que l’a dit Leibniz, non dans cette force sans spontanéité qui n’est elle-même qu’une abstraction de la mécanique, mais dans cette autre force, la seule réelle et naturelle, qui tend d’elle-même à une fin déterminée, comme l’instinct, comme la volonté. C’est ainsi qu’à l’encontre du matérialisme, qui affirmait que tout être est mouvement, tout ordre la loi de la nécessité mécanique, le spiritualisme de nos jours affirme que tout être est pensée et volonté, que tout ordre, physique ou moral, rentre dans la loi de cette nécessité supérieure qui n’est autre que l’irrésistible attrait du bien. À cette hauteur, toutes les différences que l’expérience avait attestées comme essentielles entre les êtres ne sont plus que les degrés d’un seul et même type; toute diversité se confond dans l’identité. Nature, âme et esprit, mouvement, instinct, volonté et pensée, fatalité et providence, ne sont plus que des expressions diverses d’une même essence et d’une même loi : là encore unité parfaite dans le principe, nulle solution de continuité dans la série des formes qui le manifestent. Mécanique, physique, chimie, biologie, toutes les sciences de la nature viennent chercher leur explication dans une intuition supérieure qui n’est autre que l’expérience intime. Tel est le spiritualisme de Leibniz, de Schopenhauer, de Maine de Biran, de M. Ravaisson.

La nécessité est encore le dernier mot de cette philosophie, nécessité bien différente, il est vrai, de celle qu’invoque le matérialisme. Pour celui-ci, toute nécessité est fatalité, par cela même qu’elle n’a pour cause qu’une loi sans raison finale; pour le spiritualisme au contraire, toute nécessité est providence, par cela même qu’elle a pour cause une fin. C’est cette nécessité du bien que le spiritualisme appelle la liberté absolue. Nous voici bien loin des enseignemens de la conscience. La liberté ainsi entendue n’est plus que la spontanéité des actes ; elle a perdu son caractère psychologique pour en prendre un tout métaphysique, supérieur, si l’on veut, quant au résultat, mais qui n’a plus rien de commun avec le libre arbitre. Spontanéité de la simple tendance chez les êtres inorganiques, spontanéité de l’instinct chez les animaux, spontanéité de la volonté chez l’homme, spontanéité de l’amour en Dieu, voilà la liberté à tous ses degrés. Elle a pour mesure non la puissance de l’effort, mais la force d’attraction qui emporte vers le bien. Par conséquent faire le bien par amour, sous l’irrésistible aiguillon de la grâce intérieure, comme dirait un théologien, est un acte plus libre que de le faire avec choix et réflexion. N’est-ce pas confondre ce que la psychologie met tant de soin à distinguer, à savoir, l’ordre des phénomènes affectifs et l’ordre des phénomènes volontaires? n’est-ce pas supprimer les caractères et les conditions propres de la moralité? n’est-ce pas oublier l’acte pour l’effet, le devoir pour le bien? Que l’amour soit supérieur à la volonté proprement dite par la puissance de ses mouvemens, on peut l’admettre, au moins en beaucoup de cas ; mais il en est de même de l’instinct. Or, si l’instinct proprement dit peut être considéré comme un auxiliaire de la volonté dans l’accomplissement de la loi morale, il n’a jamais compté pour un véritable principe moral. L’amour, né du sentiment, est un phénomène d’un ordre bien supérieur ; pourtant, s’il réalise le bien, il ne fait pas l’acte de vertu. Voilà ce que montre l’analyse des moralistes. La conscience a toujours regardé comme le signe suprême de la perfection l’état de réflexion de l’âme humaine dans l’accomplissement de ses actes. Tout en convenant que l’effet du progrès moral est de diminuer l’effort, et que le comble de la perfection serait de le supprimer entièrement, faut-il admettre avec la métaphysique spiritualiste que la volonté et l’intelligence se confondent avec l’amour dans le type de la suprême perfection, changeant ainsi d’essence et se transformant en un principe que la conscience nous montre si profondément différent des deux autres? Qui a raison ici de la psychologie ou de la métaphysique? Encore une antinomie de la spéculation et de la conscience.

Il est enfin une autre philosophie de la nature qui s’entend encore moins que les deux autres avec la conscience : c’est cette haute spéculation qu’on appelle la philosophie de l’unité, et dont Spinoza, Goethe, Schelling, Hegel, ont été les plus éminens organes dans les temps modernes. Si les deux autres systèmes, le matérialisme et le spiritualisme, méconnaissent la liberté, ils reconnaissent au moins l’individualité des êtres, en tant qu’êtres. La philosophie de l’unité ne reconnaît ni l’une ni l’autre. Pour elle, il n’y a qu’un être véritable, dont les prétendus êtres individuels ne sont que les modes ou les manifestations. Spinoza dira les modes de la substance étendue, supprimant ainsi non-seulement toute spontanéité, mais encore toute vie dans la nature. Schelling et Hegel restitueront à la nature la force et la vie, mais en l’attribuant à l’être absolu, le seul être dans la vraie acception du mot, en sorte que le dynamisme de la nouvelle philosophie n’est guère plus favorable à la liberté et à l’individualité que le mécanisme de Spinoza. Des trois écoles philosophiques qui se partagent les esprits voués à la spéculation, c’est de beaucoup la moins nombreuse et la moins populaire : car c’est celle qui choque le plus le sens intime, celle surtout à laquelle l’imagination s’est toujours montrée le plus rebelle. S’il y a dans le domaine du sens commun une croyance qui semble inébranlable, c’est celle qui attribue l’existence à l’individu. Aussi la spéculation idéaliste n’a-t-elle jamais réussi à ébranler ce qu’elle appelle une illusion de la conscience et de l’imagination que chez un très petit nombre d’esprits supérieurs. Quoi qu’il en soit, voilà encore une antinomie de la conscience et de la spéculation à résoudre.

Hâtons-nous de le reconnaître : la philosophie religieuse n’a rien de commun avec la philosophie naturelle quant au sentiment des vérités de l’ordre moral. Tandis que celle-ci se préoccupe de l’ordre universel au point d’y oublier plus ou moins l’homme et l’humanité, celle-là s’attache avant tout à l’ordre moral, restant indifférente ou étrangère aux questions de haute cosmologie qui intéressent la philosophie naturelle. Dieu par-dessus tout, et l’homme en rapport avec Dieu, voilà le double objet de toute philosophie religieuse. Son grand souci est la destinée humaine. Seulement l’entend-elle de manière à respecter toujours les vérités de la conscience? C’est ce qu’il faut examiner. Toute théologie ne répond au sentiment religieux qu’autant que son Dieu possède la nature et les attributs qui permettent de «le connaître, de l’aimer, de le servir, » pour emprunter les mots du catéchisme. Un Dieu à la façon de Plotin, de Spinoza, de Schelling, de Hegel, n’a rien de commun avec l’objet du sentiment religieux. La théologie ne s’en tient pas là; elle va jusqu’à l’union, la vie commune avec Dieu. Ce n’est pas seulement la théologie mystique d’un saint Jean, d’un Gerson, d’une sainte Thérèse, d’un Fénelon qui le dit, c’est la haute et sévère théologie d’un Bossuet, d’un Malebranche, d’un Leibniz, d’un Maine de Biran. S’unir à Dieu, vivre en Dieu, tout en conservant sa personnalité et sa liberté, voilà le dernier mot de toute théologie sensée. Commencer par la prière, l’amour, l’adoration, et finir par l’union, telle est la gradation nécessaire et légitime que suit l’âme religieuse; mais de l’amour à l’abandon de soi-même, de l’union à l’absorption, si courte est la distance, si glissante est la pente, qu’il est bien difficile de ne pas faire le saut périlleux.

Le mysticisme chrétien, même si on le prend chez des esprits supérieurs, chez un Fénelon par exemple, en arrive toujours à l’abdication de la personne humaine. « Il vient un temps, dit le grand archevêque, où Dieu, après nous avoir bien dépouillés, bien mortifiés par le dehors sur les créatures auxquelles nous tenions, nous attaque par le dedans pour nous arracher à nous-mêmes. Ce n’est plus les objets étrangers qu’il nous ôte alors ; il nous arrache le moi qui était le centre de notre amour... Plus les sens sont amortis par le courage de l’âme, plus l’âme voit sa vertu et se soutient par son travail; mais dans la suite Dieu se réserve à lui-même d’attaquer le fond de cette âme et de lui arracher jusqu’au dernier soupir de toute vie propre... Alors elle tombe en défaillance; elle est, comme Jésus-Christ, triste jusqu’à la mort. Tout ce qui lui reste, c’est la volonté de ne tenir à rien et de laisser faire Dieu sans réserve[1]. » On dira peut-être que ce sacrifice de la personnalité est propre aux âmes tendres, comme celle d’un Fénelon, ou aux âmes ardentes, comme celle d’une sainte Thérèse; mais la philosophie religieuse la plus sévère se laisse entraîner aux mêmes conclusions. On sait comment Maine de Biran est parti de la philosophie de la sensation pour arriver au spiritualisme le plus décidé, et pour aboutir enfin à un mysticisme qui ne nous a été révélé que par les dernières publications. « L’homme est intermédiaire entre Dieu et la nature. Il tient à Dieu par son esprit, et à la nature par ses sens. Il peut s’identifier avec celle-ci en y laissant absorber son moi, sa personnalité, sa liberté, et en s’abandonnant à tous les appétits, à toutes les impulsions de la chair. Il peut aussi jusqu’à un certain point s’identifier avec Dieu en absorbant son moi par l’exercice d’une faculté supérieure. Il résulte de là que le dernier degré d’abaissement comme le plus haut point d’élévation peuvent également se lier à deux états de l’âme où elle perd également sa personnalité; mais dans l’un c’est pour se perdre en Dieu : dans l’autre, c’est pour s’anéantir dans la créature[2]. » Cette troisième vie, dernier effort de l’âme humaine, le philosophe l’appelle la « vie de l’esprit. » Voilà où en vient à ses derniers jours, sous l’inspiration évidente de la théologie chrétienne, un esprit qui a consumé sa vie à retrouver et à dégager la personnalité et la liberté humaine dont une psychologie superficielle avait presque fait perdre le sentiment au siècle qui l’a précédé.

Il est une école de théologiens qui résiste, il est vrai, à ces entraînemens mystiques. La théologie orthodoxe d’un saint Augustin, d’un saint Anselme, d’un saint Thomas d’Aquin, d’un Bossuet, d’un Leibniz, ne connaît point de tels excès, parce que chez ces esprits la raison domine le sentiment. Encore faut-il remarquer que, si aucun de ces docteurs ne va jusqu’à l’abandon absolu de la personnalité dans l’union de l’âme avec Dieu, les exigences du dogme les conduisent à réduire singulièrement cette personnalité dans les œuvres morales de la vie humaine. L’action de la grâce y domine au point de ne plus guère laisser d’efficacité à la volonté que pour le mal et le péché. C’est qu’en effet, dans la doctrine théologique la moins mystique, il y a toujours une confusion, sinon de l’homme et de Dieu, tout au moins de l’action humaine et de l’action divine. Quelle est la part de Dieu, quelle est la part de l’homme dans la vie religieuse et dans la vie morale elle-même? Voilà ce qu’aucune théologie ne définit et ne peut définir. On ne sait jamais, dans les analyses et les descriptions de la psychologie théologique, où finit l’œuvre de l’homme, où commence l’œuvre de Dieu, quelle part de mérite et de d’émérite reste en définitive à la nature humaine ainsi tiraillée entre la grâce et la tentation. Si l’homme ne disparaît pas entre les deux puissances qui se disputent l’empire sur sa volonté, du moins son initiative personnelle, son autonomie propre, semblent s’effacer tantôt sous la pression de la force diabolique, tantôt sous l’irrésistible impulsion de la grâce divine.

C’est ce qui fait que nulle théologie ne s’entend bien à la justice, cette chose morale qui a pour mesure propre le degré de mérite proportionnel à l’effort de volonté. La morale théologique, il faut le reconnaître, a une vertu singulière que n’a point la morale de la conscience. Derrière celle-ci et au plus profond de l’âme humaine, elle fait apparaître Dieu lui-même, le Dieu vivant et personnel qui, à un certain moment et pour certaines œuvres, prend la place de la personne humaine. Quelle foi et quelle force ne donne pas une pareille doctrine à l’agent de la puissance divine! Ce n’est plus alors la conscience et la raison qui parlent, c’est Dieu même, et non-seulement Dieu parle, mais c’est lui qui agit réellement en nous et par nous. Alors que deviennent la liberté, la responsabilité? Et quand on oppose la justice à la grâce et qu’on se permet de préférer la morale de la conscience à celle de la théologie, nos théologiens ne devraient-ils pas d’abord comprendre l’objection qui leur est faite avant de la réfuter par des textes connus de tous? Ce n’est pas seulement la justice, dans certaines de ses applications sociales, qui manque à la morale théologique, c’est le principe même de la justice, la personnalité humaine, qu’on n’y retrouve plus, ou qu’on y retrouve tellement confondue avec la personnalité divine, qu’il devient impossible à la conscience de l’homme religieux de fixer le degré de mérite de ses actes. Encore une contradiction entre la théologie et la psychologie.


II.

Voilà des spéculations bien diverses, qui toutes se ressemblent en ceci, qu’elles contredisent les enseignemens de la conscience. Toutes ne le font pas au même degré ni de la même manière. La spéculation matérialiste supprime complètement et absolument les vérités de la conscience en réduisant toutes les forces dites vitales et morales au jeu des forces physiques et mécaniques. La spéculation spiritualiste altère et dénature ces vérités en ramenant à un seul type tous les phénomènes de l’activité universelle. La spéculation panthéiste atteint les phénomènes de conscience non-seulement dans leurs caractères essentiels, mais encore dans leur racine elle-même, en absorbant partout l’être individuel dans l’être universel. La spéculation mystique les transforme en les confondant et même en les identifiant avec les actes de la nature divine. Ce qui est constant, c’est que le divorce reparaît entre la conscience et la spéculation sous toutes ses formes, de même qu’il avait déjà éclaté entre la conscience et toute espèce de science positive.

Pour qui se prononcera la critique? Sera-ce pour la conscience, sera-ce pour la spéculation? Ici il n’y a pas de milieu à garder. On ne peut, selon le conseil de Bossuet à propos de la prescience divine et de la liberté, tenir fortement les deux bouts de la chaîne sans s’inquiéter du moyen de les réunir. La contradiction est plus ou moins forte, mais absolue, entre les conclusions de la pensée spéculative et les enseignemens de la conscience; il faut donc choisir. Heureusement que le choix n’est pas difficile, et ne peut être un instant douteux. Que sont ces spéculations qui viennent se heurter à un sentiment intime et invincible? Des hypothèses. Qu’est-ce que le matérialisme malgré la simplicité et la clarté de ses explications? Une hypothèse, et encore une hypothèse contredite par l’expérience physiologique elle-même. Qu’est-ce que le spiritualisme malgré la solidité et la profondeur de son principe psychologique? Une autre hypothèse, plus d’accord sans doute avec l’expérience intime, mais dont les conclusions extrêmes ne reposent sur aucune science positive. Que toute force élémentaire, physique, chimique, même mécanique, soit une tendance, c’est ce qui nous est révélé par les œuvres mêmes de cette force obéissant à l’irrésistible attraction du bien; mais quelle expérience nous permet d’aller plus loin, de transformer une simple tendance en instinct, un instinct en volonté? Qu’est-ce que le panthéisme? Une imposante conception fort propre à séduire les esprits qui préfèrent à tout la grandeur et la force. Certes l’unité de la vie universelle est une vérité depuis longtemps pressentie, et que les révélations de la science moderne confirment chaque jour; mais lorsque cette conception de l’unité va jusqu’à la négation de tout être individuel, ce qui est le propre du panthéisme, elle n’est plus qu’une explication hypothétique : elle échoue contre le témoignage de l’expérience, attestant la personnalité libre de certains êtres, l’individualité de tous les autres au sein de la vie universelle. Qu’est-ce que le mysticisme? Encore une hypothèse. C’est par une induction psychologique que la cause créatrice et conservatrice du monde est conçue comme un être pensant, voulant, aimant, comme une véritable personne agissant sur l’âme humaine par la grâce, et l’élevant par la force de son amour jusqu’à une sorte de vie commune où l’âme ne garde presque plus rien de sa personnalité. Or quelle peut être l’autorité d’une pareille méthode quand il s’agit de modifier, sinon de supprimer, le témoignage de la conscience touchant la liberté des actes et le mérite des œuvres? Toutes ces hypothèses, qui visent à l’explication la plus complète et la plus haute des choses, n’ont plus de valeur du moment qu’elles contredisent le sentiment de la réalité interne ou externe. Si l’on peut toujours dire qu’une hypothèse en vaut une autre, on ne peut ni faire prévaloir ni même soutenir une hypothèse spéculative contre un fait d’expérience.

Ici l’école critique intervient. Que parle-t-on de réalité à propos du libre arbitre et des prétendues vérités de conscience? Il faut distinguer entre le sentiment et la réalité. Nous croyons tous être libres dans l’exercice de notre volonté. Nous le croyons alors même que la science ou la philosophie essaie de nous démontrer le contraire. Rien ne peut arracher cette foi de notre âme. Quand il semble que notre raison nous a délivrés d’une croyance qu’elle traite de préjugé, ce préjugé rentre obstinément dans la pratique et y reprend tout son empire. Tout cela est incontestable; mais qu’est-ce que cela prouve? Que le sentiment de la liberté est invincible et indestructible, rien de plus. Que l’homme soit libre en réalité, comme il le croit, ceci est une autre question qu’aucune analyse psychologique ne peut résoudre, et comment le pourrait-elle? Tant qu’il ne s’agit que du sentiment, on reste dans la sphère intérieure du moi, où ne se pose jamais le problème de la réalité objective de nos sentimens et de nos idées. Dès qu’on en sort, ce terrible problème se dresse devant nous comme le sphinx de la fable. Comment le résoudre, comment démontrer que l’homme est réellement libre? Pour cela, ne faudrait-il pas avoir le secret de l’ordre universel? ne faudrait-il pas pouvoir embrasser l’enchaînement des causes, voir au fond même de l’être qui reçoit ou subit tant d’impressions du dehors? Au sein de cette nature qui l’enveloppe et le pénètre de ses influences, comment l’homme peut-il être assuré de son autonomie? Ne faut-il pas dire avec Feuerbach : « Le sentiment intérieur de notre liberté peut être une illusion, nous avons seulement ce sentiment parce que nous ne découvrons pas les fils qui unissent les causes aux effets. »

C’est Kant qui a eu le redoutable honneur d’introduire dans la philosophie moderne ce scepticisme critique fondé sur la distinction du subjectif et de l’objectif. L’expérience interne ou externe est l’unique source de nos connaissances. Or l’expérience n’atteint que des phénomènes. Les noumènes, autrement dit les choses en soi, lui échappent, et par conséquent échappent à la science humaine. Cela posé, de quoi s’agit-il dans la question qui nous occupe? Est-ce d’une simple vérité subjective, comme la sensation, la pensée, la volonté et tout acte de la vie morale? Si cela était, il n’y aurait pas de question, et les philosophes n’en seraient pas encore aujourd’hui à disputer sur le libre arbitre. C’est donc bien d’une vérité objective qu’il s’agit, par conséquent d’un problème métaphysique et non purement psychologique. Ici, que saisit la conscience? Un pur phénomène, c’est-à-dire le sentiment de notre liberté. Quant à la réalité elle-même, pour qu’elle la saisît également, il faudrait qu’elle pénétrât jusqu’à l’être lui-même, sujet et cause des actes qu’elle perçoit. Or la conscience tout empirique que nous avons des phénomènes ne nous révèle rien à cet égard. Voilà pourquoi certains attributs de l’être humain, comme la liberté, comme la spiritualité, sont des questions toujours discutées et jamais résolues. Si ces attributs tombaient directement sous l’œil de la conscience, tout le monde les verrait, et le doute serait impossible. Entre le sentiment et la réalité, il y a toute la distance du phénomène au noumène.

Kant ne se borne point à cet argument a priori tiré de l’incompétence de la conscience; il soumet la question de la liberté à la décisive épreuve de la méthode antinomique, ainsi qu’il le fait pour toutes les questions de l’ordre métaphysique. Il pose donc en regard l’une de l’autre la thèse de la liberté et l’antithèse de la nécessité, appuyant celle-ci sur la loi de causalité qui régit toute la nature, celle-là sur une loi de la raison. Tandis que l’expérience montre partout l’enchaînement sans fin des phénomènes sous la loi de causalité, la raison pure affirme une cause première et indépendante de cette succession soit chez l’homme, soit dans le monde. Entre la raison et l’expérience, il y a donc ici encore contradiction absolue, d’où il résulte que la liberté n’est qu’un noumène, c’est-à-dire un objet de conception, non de connaissance, comme toutes les autres thèses de l’ordre métaphysique. On peut la concevoir, on la conçoit même nécessairement dans un ordre de choses où la raison déterminerait la volonté ; mais ce monde purement intelligible échappe à la démonstration.

Est-ce à dire que Kant soit sceptique sur la question de la liberté? Nullement. Non-seulement il y croit, comme le veut la conscience humaine, mais il la prouve, ou du moins croit la prouver en s’adressant à la raison pratique. En sa qualité d’être raisonnable, l’homme comprend une loi morale, c’est-à-dire une règle obligatoire pour ses actions. Cette loi suppose la liberté de l’agent : il n’y a ni droit ni devoir, à proprement parler, pour un être qui n’agirait pas librement; en un mot, il faut que l’homme soit une véritable personne pour exécuter la loi conçue par sa raison pratique. Kant démontre de même l’existence de Dieu, la spiritualité et l’immortalité de l’âme. Si la loi du devoir suppose la liberté, la loi du mérite et du démérite, qui en est la conséquence, implique la nécessité d’une sanction. Où se réalisera cette sanction, qui sera le juge? On sait ce que vaut et ce que peut la justice humaine. Quelque optimisme qu’on professe, on sait si notre monde est le lieu qui convient à cette sanction. Donc nécessité d’un Dieu qui juge et d’une autre vie où justice entière soit faite à tous les agens libres selon leurs mérites. Voilà comment Kant retrouve par la raison pratique les vérités métaphysiques que la Critique de la raison pure avait fait évanouir.

En lisant la Critique de la raison pratique, on voit avec quelle sécurité Kant se repose sur sa démonstration de la liberté. Nous n’avons jamais pu partager cette confiance du grand moraliste. La logique la plus simple ne dit-elle pas qu’une déduction rigoureuse ne vaut véritablement qu’autant que le principe d’où l’on tire la conséquence est absolument vrai? Or d’où Kant dérive-t-il l’existence même de la liberté? De la loi morale, qu’il semble poser comme une vérité a priori indépendante de toute autre. Nous en sommes encore à comprendre comment Kant n’a pas vu que la conception d’une loi morale, toute nécessaire qu’elle soit, suppose deux faits de conscience parfaitement indépendans l’un de l’autre, une raison qui ne comprend pas seulement l’utile et comprend aussi le bien, une volonté libre pour le réaliser. L’homme pourrait concevoir le bien sans avoir la liberté de le faire. Il pourrait avoir la liberté de le faire sans le concevoir. C’est la réunion de ces deux choses, raison et volonté libre, qui constitue la loi morale, c’est-à-dire l’obligation absolue, sans conditions et sans restrictions, de faire le bien. Que si par hasard l’une de ces conditions vient à manquer, soit la raison, soit la volonté libre, toute notion de loi morale disparaît. Quand donc notre profond moraliste fait de l’existence de la liberté un simple postulat de la loi morale, il ne voit pas que cette loi elle-même n’est qu’une hypothèse subordonnée à deux faits dont l’un est précisément l’objet du postulat en question. Oui sans doute, le concept de la loi morale, pour emprunter le langage de Kant, implique l’existence réelle de la liberté; mais ce concept lui-même repose sur le sentiment de cette liberté. Supposez que ce sentiment puisse être une illusion, voici la loi morale ruinée dans sa base. Si le sentiment ne prouve rien, si la conscience est impuissante à saisir la réalité elle-même, l’homme perd ou voit s’affaiblir sa notion d’être moral. C’est ce que l’expérience démontre par des faits constans. Qu’ arrive-t-il chez les âmes qui doutent de leur libre arbitre? Que le sentiment moral reçoit le contre-coup de cette disposition de leur esprit. Du moment qu’on ne croit plus à la liberté, on ne croit plus au devoir. Il ne faut donc pas dire que la notion du devoir implique l’existence de la liberté. La vérité est que le fait simple ici, le fait principe, c’est le sentiment invincible de la liberté. Si l’on en conteste la réalité objective, on ruine le concept de la loi morale, qui n’en est que la conséquence; c’est-à-dire que la grande démonstration de Kant tourne dans un cercle vicieux.

Il faut donc en revenir au témoignage de la conscience comme au seul moyen possible de prouver la liberté. Toute la question se réduit à savoir si vraiment ce témoignage peut être infirmé par la critique de Kant et de son école. Cette critique se résume dans les deux argumens suivans : la conscience n’atteint que les phénomènes, et ne peut rien nous apprendre sur la cause; — le problème du libre arbitre est sujet à la contradiction antinomique comme tous les problèmes métaphysiques. Que valent ces deux argumens?

En ce qui concerne le témoignage de la conscience, nous trouvons que la critique de l’école de Kant a son principe dans une fausse idée de ce témoignage. De quoi le moi a-t-il conscience? Est-ce seulement des actes ou encore de la cause de ceux-ci? Voilà toute la question. Il nous semble qu’elle est tranchée par la définition même du mot conscience. Avoir conscience de ses sensations, de ses pensées, de ses volitions, est-ce simplement savoir qu’on sent, qu’on pense, qu’on veut? Alors il faudrait dire que l’animal a la conscience aussi bien que l’homme, car il est évident qu’il ne sent, ne perçoit, n’agit pas sans savoir qu’il sent, perçoit et agit. Pourtant on s’accorde à reconnaître que la conscience est l’attribut essentiel et caractéristique de l’être humain. C’est que l’homme a conscience, non-seulement de ses actes, mais de l’être qui les produit, du moi, sujet ou cause de ces phénomènes. A vrai dire même, il n’a conscience que du moi et des attributs qui constituent sa personnalité. Il se sait libre, comme il se sait un, identique, comme il se sait en possession de tout ce qui constitue l’innéité et la spontanéité de son être. On comprend que l’être fictif imaginé par Condillac, l’homme statue, n’ait conscience que de sa sensation, et qu’il s’identifie avec elle, au moins tout d’abord, de manière à dire : Je suis telle saveur, telle odeur, tel son, telle couleur. Cela peut encore se concevoir à la rigueur pour l’animal, auquel il est permis de refuser la conscience, tout en lui attribuant, outre la sensibilité et la mémoire, une certaine intelligence et le sentiment confus de son individualité; mais, si l’animal ne se distingue pas de sa sensation et ne s’affirme pas comme moi, il est certain que cette distinction et cette affirmation sont le fait propre de la personnalité humaine. L’homme réel est une cause, une force active, douée de facultés et de puissances diverses qui n’attendent que le contact d’un objet pour entrer en exercice. Dès que cette force subit l’impression de la cause extérieure, elle réagit en vertu de l’énergie qui lui est propre, quelle que soit la violence de l’impression; par le sentiment de cette réaction, elle se distingue de la sensation et de la cause de la sensation, et s’affirme elle-même. De là la conscience, phénomène inexplicable dans l’hypothèse de l’homme statue, mais qui devient simple et nécessaire dans la vraie notion du moi.

Qu’est-ce donc qu’avoir conscience de soi? C’est se sentir un, identique, actif, libre dans l’exercice de son activité. Il est vrai que l’homme ne sent tous ces attributs de son être que dans les actes qui les manifestent, que la conscience est le sentiment du moi en action; mais ce serait abuser d’une abstraction métaphysique que de faire la distinction de l’être en soi et de l’être en acte, et de prétendre que, si la conscience saisit l’un, l’autre lui échappe. Kant est évidemment dupe d’une sorte d’illusion ontologique de ce genre, lorsqu’il applique au témoignage du sens intime cette distinction du subjectif et de l’objectif, du phénomène et du noumène, dont la philosophie critique s’est fait une arme si redoutable contre toute espèce de dogmatisme philosophique. Le moi a conscience de la cause dans l’acte, et, comme pour une force agir, c’est être, il s’ensuit que la conscience de son activité implique celle de son être. Voilà donc le terrible noumène évanoui. Maine de Biran a raison contre l’école de Kant, parce qu’il a raison contre l’école de Bacon. Kant avait admis sur la foi d’une méthode en vogue que la conscience n’atteint directement que les actes, et que l’induction est nécessaire pour pénétrer au-delà, jusqu’aux facultés de l’être, jusqu’à l’être lui-même. De là ce noumène de l’être en soi qu’il garde en réserve, caché dans les profondeurs de la substance, derrière la réalité toute phénoménale dont la conscience est le miroir. Depuis que Maine de Biran et l’école psychologique ont comme soufflé sur le spectre ontologique et restitué à la conscience toute la portée de son intuition, le mystère de la personnalité humaine a disparu, et l’on peut parler en toute certitude de l’âme, de l’esprit, de la liberté, sans avoir besoin d’invoquer les lumières de la métaphysique. Comme le dit le poète,

Apparet domus intus, et atria longa patescunt.

Quant à l’argument tiré de la contradiction antinomique, il n’est pas, à notre sens, d’antinomie moins fondée que celle qui oppose ici la loi de la nature à la loi de la raison. Il est très vrai que la loi de causalité régit toute la série des phénomènes dont se compose l’ordre de la nature; mais il ne l’est pas moins que la loi de finalité y fait sentir aussi son action, sans qu’il y ait la moindre contradiction entre les deux vérités. Cette loi de finalité qui gouverne la nature comme la volonté, le monde physique comme le monde moral, n’est point, ainsi que Kant le pense, une simple conception de la raison pure, sans application possible au monde de la réalité naturelle; c’est aussi bien une loi de l’expérience que la loi de causalité. La science positive ne conteste pas plus l’une que l’autre; elle se borne à renfermer dans ses justes limites l’application d’un principe dont il a été fait un si grand abus. Le spectacle de la nature, connue et expliquée par la science la plus sévère, nous fait voir sans cesse les deux lois concourant à l’ordre universel. Partout la loi de finalité domine et dirige les forces de toute espèce soumises à la loi de causalité. Et si, au lieu de contempler l’univers, on se contente d’observer ce qui se passe dans le petit monde de la réalité humaine, on voit fort’ bien comment elles agissent de concert. Qui donne le branle à la série de mouvemens qui constituent la vie organique? La volonté, sollicitée elle-même par la raison. On voit donc ici les deux lois en action à la fois, et comment l’une se soumet à l’autre dans le rapport du moyen à la fin. Il en est de même dans l’ordre de la vie universelle. Kant a raison d’affirmer qu’il n’y a point de cause première dans l’ordre des causes physiques, la série de ces causes étant absolument indéfinie; c’est une thèse que confirment l’expérience et la science positive; mais il a tort de voir là un argument contre l’existence d’une cause première, soit dans la série des phénomènes de la nature, soit dans la série des phénomènes de la vie humaine. Cette cause première existe dans un ordre supérieur, aussi réel, aussi accessible à l’expérience que l’autre, dans l’ordre de la finalité ; c’est la cause finale, le bien, cause à laquelle tout obéit, la nature fatalement par l’impulsion mécanique ou l’instinct, l’humanité librement par la volonté raisonnable.


III.

Que nulle spéculation ne puisse ébranler la solidité des enseignemens de la conscience, c’est un point qui nous paraît acquis à la discussion. Nous voudrions faire voir en outre comment la conscience n’est pas seulement une autorité infaillible dans son domaine, comment elle éclaire toutes les autres sciences de la lumière supérieure qui lui est propre, comment elle les élève, les dirige et les corrige dans leurs spéculations philosophiques.

Pourquoi les sciences de la nature tournent-elles au matérialisme aussitôt qu’elles veulent s’élever aux principes et aux causes? C’est que, si elles trouvent en elles-mêmes les élémens de cette philosophie, elles n’y trouvent pas l’idée maîtresse qui doit présider à leur synthèse. Le savant n’a que deux méthodes à son service, l’observation spécifique ou générale et l’expérimentation, si nécessaire à l’induction. Avec cela se fait la science proprement dite, laquelle se borne à constater les faits, à les classer et à les ramener à des lois. Si le savant veut en outre expliquer ces phénomènes, en chercher, comme on dit, la cause, il n’y a pour lui qu’une cause intelligible : la succession de deux ou plusieurs phénomènes étant donnée, c’est le phénomène antécédent qui sert de condition aux autres. Confondre la condition avec la cause des phénomènes, telle est la méthode spéculative du savant qui se hasarde à philosopher sur les choses de la nature. C’est ainsi que le physiologiste explique toute la vie morale par l’organisme. C’est ainsi que le chimiste explique toute la vie organique par la composition moléculaire. C’est ainsi que le physicien explique toute combinaison des molécules dites intégrantes par l’action des forces mécaniques. Enfin c’est ainsi que le philosophe de la nature explique la vie universelle par la seule loi de gravitation régissant les atomes comme les mondes. Telle est la nécessité logique des méthodes et des idées que la science moderne, avec ses incessans et admirables progrès, ne conclut pas sur ces points de haute philosophie autrement que la science ancienne, si imparfaite et si incomplète. Les atomistes de nos jours n’ont pas une autre philosophie de la nature que les atomistes anciens. C’est toujours l’hypothèse du mécanisme universel, avec toute la différence que la science moderne a mise entre le de Natura rerum de Lucrèce et le Système du monde de Laplace. Les physiologistes contemporains n’ont pas une autre psychologie au fond que les anciens physiologistes ; seulement, si leur explication est la même, leur science des rapports du physique et du moral ne souffre aucune comparaison avec celle de l’antiquité. Comment en serait-il différemment dans un ordre de méthodes et d’idées qui ne dépasse pas l’expérience sensible ?

Qu’on ouvre au savant le monde des vérités de la conscience, voici qu’une lumière nouvelle se répand tout à coup sûr le champ de ses recherches. Avec le sentiment des choses du dedans, il acquiert les véritables notions de force, de cause, de fin. Alors seulement le fond des choses lui est révélé. Il reconnaît qu’en s’arrêtant aux lois et aux conditions des phénomènes il n’en avait vu que la surface ; alors il fait la distinction capitale des conditions et des causes, des forces aveugles et des raisons, du comment et du pourquoi des choses. Le physiologiste comprend enfin la raison des faits qui lui avaient été déjà révélés par sa propre science, mais qui étaient restés pour lui à l’état de mystère ; l’organisation des êtres vivans devient non une simple composition, mais une véritable création, la création d’une cause finale, qui est l’être vivant lui-même. Le chimiste et le physicien comprennent que ces atomes eux-mêmes qui se combinent sous l’action de lois chimiques et mécaniques pour former les corps ne se meuvent ainsi qu’en vertu d’une activité spontanée. Voilà ce que la conscience apprend à la philosophie naturelle. Si Aristote et Leibniz ont chacun renouvelé cette dernière, s’ils ont rendu la vie et l’être véritable à cette nature si mal comprise des physiciens atomistes et des physiciens géomètres de leur époque, c’est qu’ils en avaient retrouvé le principe de spontanéité dans une autre expérience que celle des sens.

Pourquoi la spéculation métaphysique aboutit-elle au panthéisme? C’est encore parce qu’elle ne trouve pas en elle-même le principe qui pourrait l’arrêter dans ses déductions logiques. Quand la pensée s’est élevée jusqu’à la conception de l’être universel, il lui devient difficile de ne point se laisser aller à toutes les conséquences plus ou moins rigoureuses de cette conception. Ni l’expérience sensible ni l’imagination ne résistent à l’absorption des êtres dans l’être absolu, par la raison que l’expérience sensible et l’imagination ne pénètrent pas dans l’individualité même des êtres, et ne nous en laissent qu’une représentation tout extérieure. Il en résulte que le principe de l’unité domine les apparences, et fait rentrer dans le sein de l’être universel tous ces prétendus êtres dont on ne voit que les formes éphémères. Seul le sens intime résiste à une pareille métamorphose, seul il affirme la liberté, la personnalité de l’homme d’abord, puis l’autonomie, la spontanéité des êtres de la nature. C’est parce que l’homme sent son être sous les phénomènes qui le manifestent extérieurement qu’il comprend, sans le sentir, l’être des choses qui l’entourent. C’est parce qu’il se reconnaît une force, une cause, qu’il retrouve un monde peuplé de forces et de causes réelles. Alors il lui est impossible d’accepter ce panthéisme qui fait des êtres individuels de purs modes de l’être universel. La conscience maintient la philosophie de l’unité dans la seule doctrine qui puisse satisfaire à la fois la raison et l’expérience, à savoir la coexistence des individus au sein de l’être universel. C’est cette vérité si bien exprimée par une formule théologique que la métaphysique pourrait s’approprier, avec la substitution d’un seul mot, in uno vivimus, movemur et sumnus. Tel est le service que Schelling croyait avoir rendu à la philosophie trop abstraite de Spinoza en lui infusant le sentiment des forces vives de la nature. Ce n’est pas en effet par sa conception de l’unité que pèche cette grande philosophie dont Lessing, Schelling, Hegel, Goethe et beaucoup d’autres esprits élevés ont repris la tradition; c’est par le mépris de l’expérience intime et même de toute expérience; c’est par l’abus d’une méthode toute géométrique qui a faussé et stérilisé le principe même du système. La mauvaise physique et la mauvaise psychologie de l’école cartésienne ont conduit la philosophie de l’unité à cette malheureuse doctrine de la nécessité universelle qui a fait une renommée si équivoque au plus puissant esprit des temps modernes.

Pourquoi toute philosophie religieuse incline-t-elle au mysticisme ? C’est encore parce que la théologie ne trouve point dans ses propres enseignemens la limite et l’obstacle à ces entraînemens mystiques. Toute âme religieuse aspire à l’union avec Dieu et tend à l’absorption de sa personnalité dans la nature divine. On a vu le sévère Maine de Biran lui-même, le psychologue par excellence, professer cette métamorphose de notre humanité. Il faut donc que la pente soit irrésistible, puisque la méthode psychologique elle-même n’a pu arrêter le philosophe chrétien. Seulement il faut ici prendre garde de se laisser abuser par les mots. Il y a plusieurs variétés de mysticismes. Il est bien vrai sans doute qu’ils ont tous ceci de commun de conclure à l’absorption en Dieu ; mais quel Dieu ? Toute la question entre le bon et le mauvais mysticisme, entre la bonne et la mauvaise théologie, est là. Ce point est d’une importance capitale dans l’histoire critique des écoles mystiques. Au premier abord et à ne voir que le langage, il semble que le mysticisme soit par essence le tombeau de la liberté, et par conséquent de la moralité humaine. Tandis que les moralistes ne voient dans le phénomène mystique qu’un état de servitude et d’irresponsabilité, les théologiens croient y reconnaître au contraire la plus haute perfection, même la plus grande liberté possible dans la véritable acception du mot, summa Deo servitus, summa libertas. Qui a tort, qui a raison ? Le fait est que la question n’est pas aussi simple que le pensent les moralistes profanes, et il faut y regarder de très près pour voir où est l’exacte vérité dans ce débat entre la morale philosophique et la morale théologique.

Ici une analyse psychologique est nécessaire. En général, quand on met deux êtres en présence et en rapport, les termes par lesquels on exprime la nature de ce rapport ne donnent lieu à aucune équivoque. Chacun sait ce que c’est que l’influence, l’inspiration d’un homme vis-à-vis d’un autre ; chacun sait également ce que c’est que l’influence, l’impression de la nature sur un être humain ; mais pour le théologien,’ surtout pour le théologien mystique, Dieu n’est pas un autre vis-à-vis de l’homme ; il lui est essentiellement intime, et il le devient d’autant plus que l’homme croît en perfection et en sainteté. Sans doute, dans l’état mystique, la nature humaine se confond avec la nature divine, la loi de la conscience s’efface devant la loi de Dieu ; mais de quel Dieu s’agit-il encore une fois ? Si c’est le Dieu de l’imagination, le mysticisme fait descendre l’âme aux pratiques de la théurgie. Si c’est le Dieu de l’abstraction métaphysique, le mysticisme l’abîme dans le néant de l’infini et de l’indéterminé. Que si au contraire c’est le Dieu révélé par le sens intime, le mysticisme prend alors un tout autre caractère, et, au lieu d’annuler les facultés propres de l’âme humaine, il ne fait que les porter à leur plus haute puissance. A part l’illusion d’optique psychologique qui fait croire au mystique que c’est une autre volonté que la sienne qui opère en lui, c’est bien la vie de l’esprit, la même vie pour le sage que pour le saint. L’âme humaine peut s’abandonner en toute sûreté à toutes les abnégations de sa personnalité, à toutes les tendresses de son amour, à toutes les effusions de la grâce qui fait irruption en elle, car en tout cela elle ne sort pas des limites de la conscience ; elle y entre, elle s’y enfonce de plus en plus. Le Dieu auquel elle se donne ne diffère d’elle-même que par le degré de perfection; la volonté divine à laquelle elle se soumet n’est que l’idéal de sa propre volonté.

Voilà le signe infaillible auquel on distingue le bon du mauvais mysticisme. Pendant que celui-ci, à la suite des illuminés de tous les temps, fait sortir l’âme humaine des limites de la conscience pour la précipiter dans les folies de l’imagination visionnaire ou dans les anéantissemens de l’extase alexandrine, celui-là la maintient dans le sanctuaire même du for intérieur, au plus profond, au plus pur, au plus vraiment divin de la nature humaine. C’est le mysticisme de l’école d’une sainte Thérèse et d’un Fénelon. Quand sainte Thérèse s’écrie : « Mon Dieu, l’enfer, s’il le faut, pourvu que je puisse encore vous aimer! » n’est-ce pas là le langage des vrais amans, n’est-ce pas là un cri sorti du cœur de la plus aimante des femmes? Fénelon explique fort bien le caractère de ce mysticisme. « Ce n’est qu’après l’extirpation de la vie maligne et corrompue du vieil homme, dit-il, que nous passons dans la vie de l’homme nouveau. Il faut que tout meure, douceurs, consolation, repos, tendresse, amitié, honneur, réputation : tout nous sera rendu au centuple; mais il faut que tout meure, que tout soit sacrifié. Quand nous aurons tout perdu en vous, ô mon Dieu, nous retrouverons tout en vous. Ce que nous avions en nous avec l’impureté du vieil homme nous sera rendu avec la pureté de l’homme renouvelé, comme les métaux mis au feu ne perdent point de leur pure substance, mais sont purifiés de ce qu’ils ont de grossier. Alors, mon Dieu, le même esprit qui gémit et qui prie en nous aimera en nous plus parfaitement. Combien nos cœurs seront-ils plus grands, plus tendres et plus généreux ! Nous n’aimerons plus en faibles créatures et d’un cœur resserré dans d’étroites bornes : l’amour infini aimera en nous, notre amour portera le caractère de Dieu même[3]. » Le philosophe religieux Maine de Biran n’a point une autre manière d’entendre l’union mystique de l’âme avec Dieu, sauf les exagérations de langage qu’il laisse aux théologiens. Dans cette troisième vie toute de sainteté qu’il regarde comme le suprême effort de la vertu humaine, l’âme, en passant à Dieu, ne fait que rentrer de plus en plus dans l’essence même de son être propre, laquelle est l’idéal de toute perfection. C’est ce qui lui fait dire que le christianisme seul a connu notre nature tout entière, l’erreur des quiétistes étant de supprimer la liberté avec l’action, tandis que l’erreur des stoïciens est de s’en tenir à cette vie de lutte et d’effort qui ne comporte pas la paix de l’âme, vainement cherchée par leurs sages.

Un pareil mysticisme n’est jamais dangereux pour la morale, parce qu’il n’est jamais contraire à la conscience. Le Dieu dont l’âme religieuse écoute la voix, suit la volonté, prend en quelque sorte la nature, est un Dieu sorti lui-même des entrailles de l’humanité. Comme il en est surtout l’idéal, elle ne peut, en ses plus ardentes extases, s’égarer dans le monde des abstractions ou des chimères. On peut, avec sainte Thérèse, avec Fénelon, avec Maine de Biran, parler d’anéantir sa personnalité en Dieu sans compromettre aucun des attributs supérieurs et vraiment humains de cette personnalité. Un tel Dieu n’est pas un océan où puisse se perdre tout ce qui s’y absorbe; c’est un foyer où se concentre l’âme humaine pour y ranimer, y purifier, y transfigurer sa propre nature, y devenir plus intelligente, plus aimante, plus libre que jamais de la liberté des enfans de Dieu. Que la grâce ne soit qu’une sorte de projection de la conscience humaine, ainsi que le pense la philosophie; que la conscience au contraire ne soit qu’un reflet de la grâce, ainsi que le prétend la théologie, qu’importe, si ces deux choses n’en font qu’une au fond? C’est là la vraie religion, entièrement conforme à la morale excepté en ceci, que ce qui n’est pour l’une qu’un idéal de la pensée est pour l’autre la réalité suprême. Or, qu’on fasse ou non de cet idéal une réalité, la loi n’en reste pas moins la même dans ses caractères essentiels, loi de pure conscience pour la morale, loi de volonté divine pour la religion. Et non-seulement la loi reste la même ; mais au fond les deux voix qui la proclament se confondent en une seule. Ce n’est pas entre la conscience humaine et la volonté divine que peut éclater la contradiction; c’est entre la conscience et la nature seulement, entre la conscience avec ses hautes et pures inspirations, et la nature avec ses grossières et impures suggestions. Quand le Christ dit dans sa passion : « Mon Père, que votre volonté soit faite et non la mienne, » ce n’est pas la volonté de l’âme qu’il oppose à celle de Dieu, c’est la volonté ou plutôt l’invincible instinct de la nature qui gémit et réclame. L’âme du Christ contenait en elle un Dieu nouveau, supérieur au Dieu de Moïse, un Dieu de bonté et d’amour, tandis que l’autre n’est qu’un Dieu puissant et jaloux, terrible dans ses justices, cruel dans ses vengeances. C’est donc avec une parfaite vérité que le plus mystique des Évangiles a pu dire : « Je suis un avec mon Père. » Le Dieu qu’invoque et que prie Jésus n’est plus le Dieu de la loi ; c’est le Dieu de sa conscience.

Et cœliun et virtus, ce mot du poète stoïcien n’est pas moins vrai de la religion que de la morale. Le vrai sentiment religieux n’a rien de métaphysique ; il ne s’adresse ni à l’être infini, ni à l’être absolu, ni à l’être universel, tous êtres abstraits qui n’ont rien de commun avec la conscience. Il a pour objet un Dieu qui, à part les attributs que lui reconnaît la raison, est l’idéal de notre nature. C’est dans la conscience que l’âme a cherché et trouvé ce Dieu ; c’est dans la conscience qu’elle le contemple et l’adore. La nature n’a jamais donné qu’un être d’imagination, de même que la pensée métaphysique n’a jamais donné qu’un être de raison. Partout et toujours la vraie divinité, nous disons celle qui répond au sentiment religieux, est sortie du sanctuaire de la conscience humaine, plus ou moins pure, noble, adorable, selon les progrès de cette conscience. Aussi peut-on dire que le sentiment religieux a constamment été en raison du sentiment moral, et quand la foi du croyant a eu besoin d’un commentaire de la parole sainte, où l’a-t-elle cherché ? Dans le livre toujours nouveau de la conscience. C’est ce qu’a fait et fera le chrétien protestant, pour lequel les Écritures ne sont qu’un texte toujours ouvert aux interprétations de la science et de la morale, c’est ce que fait encore, quoiqu’avec moins de liberté, le chrétien catholique soumis à l’autorité de l’église ; mais que la théologie se réforme ou non sous l’inspiration de la conscience, il n’en reste pas moins certain qu’autant elle doit se défier de l’imagination et de l’abstraction métaphysique, autant elle doit se confier à la conscience lorsqu’il s’agit de la bonne et saine direction de l’âme religieuse.

Enfin pourquoi les sciences morales elles-mêmes semblent-elles se perdre aujourd’hui dans un déterminisme aussi dangereux que le matérialisme ? pourquoi l’histoire incline-t-elle au fatalisme ? pourquoi la politique tourne-t-elle à l’empirisme ? pourquoi l’économie politique risque-t-elle de se perdre dans les détails de la statistique ? pourquoi la morale se laisse-t-elle ramener, elle aussi, à une simple théorie mécanique des passions où il n’est plus question de liberté, de droit et de devoir ? C’est toujours parce que ces sciences oublient les enseignemens de l’expérience intime. Elles oublient que la conscience n’est pas seulement la lumière, qu’elle est le principe, l’âme, la substance même dont elles vivent, et que, si elles négligent ses révélations, elles restent aveugles en dépit de toutes les méthodes qu’elles peuvent emprunter aux sciences physiques. Elles n’auraient plus qu’à se traîner misérablement à la suite de ces dernières, qui leur lesteront toujours fort supérieures en rigueur et en précision. On a vu ce que serait l’histoire privée des révélations de conscience, le règne de la fatalité, l’école du succès partout et toujours glorifié. Il serait facile de montrer comment la politique, réduite à ses données propres, n’est plus que l’art de Machiavel plus ou moins accommodé aux nécessités des temps et des lieux. Il ne serait pas plus difficile de faire voir comment l’économie politique, si cette lumière lui manque, perd de vue l’homme et sa haute destinée, c’est-à-dire le but final où tend tout ce mouvement de la production et de la distribution de la richesse. Quant à la morale proprement dite, principes et développemens, elle est contenue tout entière dans la conscience. Elle n’attend rien des belles spéculations de la métaphysique sur l’ordre et l’unité de la vie universelle. Elle n’a aucune lumière à demander à la théolosie, qui lui emprunte au contraire ce qu’elle a de meilleur et de plus pur; en un mot, elle commence et finit à la conscience.

Il est temps qu’une réaction s’opère en faveur des vérités de conscience. La méthode scientifique appliquée aux études morales est excellente. La méthode historique dont notre siècle est fier a fait merveille, et ses travaux sont dans toutes les mains; mais à ce double esprit il faut un contre-poids, et ce contre-poids ne peut se rencontrer que dans le sens psychologique, trop rare aujourd’hui et trop peu fécond en œuvres. Qu’on ne s’y trompe pas, notre siècle positif a encore moins de goût pour les analyses psychologiques que pour les spéculations métaphysiques. Son esprit est essentiellement distrait, il regarde tout, le ciel, la nature, l’histoire, avant de se regarder soi-même. Pourtant où trouver ailleurs que dans les enseignemens intimes la lumière qui peut nous éclairer au milieu des négations dont la science actuelle nous donne le spectacle? « Il y a une lumière intérieure, dit Maine de Biran, un esprit de vérité qui luit dans les profondeurs de l’âme et dirige l’homme méditatif appelé à visiter ces galeries souterraines. Cette lumière n’est pas faite pour le monde, car elle n’est appropriée ni au sens externe ni à l’imagination; elle s’éclipse ou s’éteint même tout à fait devant cette autre espèce de clarté des sensations et des images, clarté vive et souvent trompeuse qui s’évanouit à son tour en présence de l’esprit de vérité[4]! »

Un grand effort se fait depuis quelque temps pour transformer les études de l’ordre moral et en faire de véritables sciences en leur assignant le même objet qu’aux sciences physiques et naturelles, à savoir la recherche des lois qui régissent les faits. Ce but est excellent, et l’on ne saurait trop applaudir aux essais tentés pour y atteindre. Seulement il ne faut point oublier que les sciences de l’esprit ont leurs conditions et leurs méthodes propres, de même que les sciences de la nature. Que le monde moral ait ses lois aussi bien que le monde physique, rien n’est plus vrai, que les sciences morales doivent tendre de plus en plus à la découverte, à la détermination de ces lois, rien n’est plus philosophique; mais là s’arrête l’analogie entre les deux ordres de sciences. Nous ne croyons pas qu’il soit bon de l’étendre jusqu’aux méthodes et au langage. Ainsi nous nous défions de l’emploi, non-seulement des méthodes mathématiques, évidemment impropres aux sciences purement descriptives, mais encore des méthodes dites naturelles, qui se réduisent à l’observation comparée et à l’induction. Nous trouvons que la psychologie par exemple, exactement traitée par la méthode des sciences naturelles, court risque d’en rester à la surface des choses, et de ne point pénétrer dans l’intimité de la nature humaine, ouverte seulement à l’œil de la conscience. Enfin nous n’aimons pas le mot dont se sert la science contemporaine pour exprimer le résultat de cette révolution qu’elle tente d’opérer dans le domaine entier des connaissances humaines. Déterminisme est une expression qui sent trop le fatalisme; c’est la formule usuelle de cette nécessité absolue qui est la suprême loi de la nature. Ce mot ne convient point aux phénomènes de l’esprit, soit qu’il s’agisse de la conscience, soit qu’il s’agisse de l’histoire. Si l’on persiste à s’en servir pour mieux marquer le progrès scientifique des recherches morales, il importe de distinguer la nécessité morale de la nécessité physique, afin de maintenir la ligne profonde de démarcation qui séparera toujours le monde moral du monde physique.

Bien que la tendance au déterminisme soit générale, et qu’on la retrouve chez toutes les écoles de philosophie naturelle et même de philosophie morale, il se rencontre des esprits et des âmes qui protestent énergiquement contre une telle conclusion des méthodes contemporaines. Un penseur bien connu, et qui ne l’est pas encore autant qu’il mérite de l’être, M. Charles Renouvier, vient de porter, à propos des écoles de Saint-Simon, de Fourier et d’Auguste Comte, un jugement aussi juste que sévère sur ce prétendu esprit historique qui tend à fausser les sciences morales et à énerver les âmes humaines. « C’est dans de telles circonstances qu’on voit l’histoire remplacer la philosophie et la morale dans les préoccupations publiques, et l’esprit désabusé de la recherche des vérités rationnelles, doutant même s’il en existe en ce genre, affaibli dans tous ses ressorts d’action par la perte de f espérance et de la foi, se rejeter de la poursuite ardente de ce qui devrait être dans la considération froide de ce qui a été et de ce qui a dû être. Le pouvoir individuel de faire le bien a paru si borné, si misérable, au milieu des tempêtes et des naufrages des masses, qu’on ne veut plus regarder qu’aux mouvemens généraux et aux évolutions lentes du genre humain. Dès lors la liberté, la responsabilité, la moralité, deviennent des infiniment petits dont l’homme intelligent ne croit avoir que médiocrement à se préoccuper[5]. » Un autre esprit généreux, voué aux œuvres d’enseignement populaire en même temps que de critique philosophique, s’est fait également l’organe des vérités de conscience contre la doctrine du déterminisme universel. « Ce n’est point le droit et le devoir que nous trouvons dans la nature, c’est la loi de la force et l’initiative de l’instinct. Quelque chose de dur, d’indifférent et de froid plane sur ses plus rians tableaux; c’est le règne de la nécessité qui en assombrirait toute la poésie, si l’homme n’était doué de la puissance de transporter en dehors de lui la vie idéale qui est en lui-même. Seul dans la nature, l’homme est libre, et seul il a conscience de sa liberté. Or la liberté consciente d’elle-même, telle est la source initiale d’une série de phénomènes qui prendront le nom de moraux et qui constitueront pour l’homme une sphère d’activité inconnue au reste de la nature[6]. »

Nous avons cité de préférence deux écrivains appartenant à l’école critique, parce qu’ils ne sont pas suspects de spiritualisme chimérique dans leur énergique revendication des vérités de conscience. Bien d’autres voix protestent chaque jour en faveur des mêmes vérités dans le monde de la libre pensée. C’est encore notre pays qui marche en tête de la croisade contre les fausses et dangereuses conclusions de certaines écoles arborant le drapeau de la science. Quoi qu’il arrive, un tel pays n’oubliera point qu’il a fait la révolution de 89 et proclamé les droits de l’homme du haut de la plus grande tribune qui ait jamais été ouverte à la conscience humaine. Un moment étourdie, humiliée sous les orgueilleux enseignemens de la force et d’une science qui s’en est faite la complice, cette conscience se redressera, se redresse déjà contre de pareilles doctrines. La société moderne, qui veut toutes les libertés, ne peut laisser se perdre dans les âmes le sentiment de celle qui les porte toutes dans son sein, le sentiment de la liberté morale, principe du devoir et du droit.


É. VACHEROT.

  1. Fénelon, Œuvres spirituelles, t. IV, p. 16.
  2. Fragmens inédits publiés par M. L. Naville. — Bibliothèque universelle de Genève, 1845 à 1846.
  3. Manuel de piété, p. 154.
  4. Préface du livre des Rapports du physique et du moral.
  5. Les Années philosophiques 1867 et 1868, par M. F. Pillon, Introduction par M. Renouvier.
  6. La Morale indépendante, par M. C. Coignet, p. 27.