La Science et l’Hypothèse/Chapitre 5

Flammarion (p. 92-109).

CHAPITRE V

L’Expérience et la Géométrie.



1. Dans les lignes qui précèdent, j’ai déjà à diverses reprises cherché à montrer que les principes de la géométrie ne sont pas des faits expérimentaux et qu’en particulier le postulatum d’Euclide ne saurait être démontré par l’expérience.

Quelque péremptoires que me paraissent les raisons déjà données, je crois devoir insister parce qu’il y a là une idée fausse profondément enracinée dans bien des esprits.

2. Qu’on réalise un cercle matériel, qu’on en mesure le rayon et la circonférence, et qu’on cherche à voir si le rapport de ces deux longueurs est égal à π, qu’aura-t-on fait ? On aura fait une expérience, non sur les propriétés de l’espace, mais sur celles de la matière avec laquelle on a réalisé ce rond, et de celle dont est fait le mètre qui a servi aux mesures.

3. La géométrie et l’astronomie. — On a également posé la question d’une autre manière. Si la géométrie de Lobatchevsky est vraie, la parallaxe d’une étoile très éloignée sera finie ; si celle de Riemann est vraie, elle sera négative. Ce sont là des résultats qui semblent accessibles à l’expérience et on a espéré que les observations astronomiques pourraient permettre de décider entre les trois géométries.

Mais ce qu’on appelle ligne droite en astronomie, c’est simplement la trajectoire du rayon lumineux. Si donc, par impossible, on venait à découvrir des parallaxes négatives, ou à démontrer que toutes les parallaxes sont supérieures à une certaine limite, on aurait le choix entre deux conclusions : nous pourrions renoncer à la géométrie euclidienne ou bien modifier les lois de l’optique et admettre que la lumière ne se propage pas rigoureusement en ligne droite.

Inutile d’ajouter que tout le monde regarderait cette solution comme plus avantageuse.

La géométrie euclidienne n’a donc rien à craindre d’expériences nouvelles.

4. Peut-on soutenir que certains phénomènes, possibles dans l’espace euclidien, seraient impossibles dans l’espace non euclidien, de sorte que l’expérience, en constatant ces phénomènes, contredirait directement l’hypothèse non euclidienne ? Pour moi, une pareille question ne peut se poser. À mon sens elle équivaut tout à fait à la suivante, dont l’absurdité saute aux yeux de tous : y a-t-il des longueurs que l’on peut exprimer en mètres et centimètres, mais que l’on ne saurait mesurer en toises, pieds et pouces, de sorte que l’expérience, en constatant l’existence de ces longueurs, contredirait directement cette hypothèse qu’il y a des toises partagées en six pieds ?

Examinons la question de plus près. Je suppose que la ligne droite possède dans l’espace euclidien deux propriétés quelconques que j’appellerai A et B ; que dans l’espace non euclidien elle possède encore la propriété A, mais ne possède plus la propriété B ; je suppose enfin que, tant dans l’espace euclidien que dans l’espace non euclidien, la ligne droite soit la seule ligne qui possède la propriété A.

S’il en était ainsi, l’expérience pourrait être apte à décider entre l’hypothèse d’Euclide et celle de Lobatchevsky. On constaterait que tel objet concret, accessible à l’expérience, par exemple un pinceau de rayons lumineux, possède la propriété A ; on en conclurait qu’il est rectiligne et on chercherait ensuite s’il possède ou non la propriété B.

Mais il n’en est pas ainsi, il n’existe pas de propriété qui puisse, comme cette propriété A, être un critère absolu permettant de reconnaître la ligne droite et de la distinguer de toute autre ligne.

Dira-t-on par exemple : « cette propriété sera la suivante : la ligne droite est une ligne telle qu’une figure dont fait partie cette ligne ne peut se mouvoir sans que les distances mutuelles de ses points varient et de telle sorte que tous les points de cette ligne restent fixes ? »

Voilà en effet une propriété qui, dans l’espace euclidien ou non euclidien, appartient à la droite et n’appartient qu’à elle. Mais comment reconnaîtra-t-on par expérience si elle appartient à tel ou tel objet concret ? Il faudra mesurer des distances, et comment saura-t-on que telle grandeur concrète que j’ai mesurée avec mon instrument matériel représente bien la distance abstraite ?

On n’a fait que reculer la difficulté.

En réalité la propriété que je viens d’énoncer n’est pas une propriété de la ligne droite seule, c’est une propriété de la ligne droite et de la distance. Pour qu’elle pût servir de critère absolu, il faudrait que l’on pût établir non seulement qu’elle n’appartient pas aussi à une autre ligne que la ligne droite et à la distance, mais encore qu’elle n’appartient pas à une autre ligne que la ligne droite et à une autre grandeur que la distance. Or cela n’est pas vrai.

Il est donc impossible d’imaginer une expérience concrète qui puisse être interprétée dans le système euclidien et qui ne puisse pas l’être dans le système lobatchevskien, de sorte que je puis conclure :

Aucune expérience ne sera jamais en contradiction avec le postulatum d’Euclide ; en revanche aucune expérience ne sera jamais en contradiction avec le postulatum de Lobatchevsky.

5. Mais il ne suffit pas que la géométrie euclidienne (ou non euclidienne) ne puisse jamais être directement contredite par l’expérience. Ne pourrait-il pas se faire qu’elle ne puisse s’accorder avec l’expérience qu’en violant le principe de raison suffisante et celui de la relativité de l’espace ?

Je m’explique : considérons un système matériel quelconque ; nous aurons à envisager d’une part « l’état » des divers corps de ce système (par exemple leur température, leur potentiel électrique, etc.), et d’autre part leur position dans l’espace ; et parmi les données qui permettent de définir cette position, nous distinguerons encore les distances mutuelles de ces corps qui définissent leurs positions relatives, et les conditions qui définissent la position absolue du système et son orientation absolue dans l’espace.

Les lois des phénomènes qui se produiront dans ce système pourront dépendre de l’état de ces corps et de leurs distances mutuelles ; mais, à cause de la relativité et de la passivité de l’espace, elles ne dépendront pas de la position et de l’orientation absolues du système.

En d’autres termes, l’état des corps et leurs distances mutuelles à un instant quelconque dépendront seulement de l’état de ces mêmes corps et de leurs distances mutuelles à l’instant initial, mais ne dépendront nullement de la position absolue initiale du système et de son orientation absolue initiale. C’est ce que je pourrai appeler, pour abréger le langage, la loi de relativité.

J’ai parlé jusqu’ici comme un géomètre euclidien. Mais je l’ai dit, une expérience, quelle qu’elle soit, comporte une interprétation dans l’hypothèse euclidienne ; mais elle en comporte une également dans l’hypothèse non euclidienne. Eh bien, nous avons fait une série d’expériences, nous les avons interprétées dans l’hypothèse euclidienne, et nous avons reconnu que ces expériences ainsi interprétées ne violent pas cette « loi de relativité ».

Nous les interprétons maintenant dans l’hypothèse non euclidienne : cela est toujours possible ; seulement les distances non euclidiennes de nos différents corps dans cette interprétation nouvelle ne seront généralement pas les mêmes que les distances euclidiennes dans l’interprétation primitive.

Nos expériences, interprétées de cette manière nouvelle, seront-elles encore d’accord avec notre « loi de relativité » ? Et si cet accord n’avait pas lieu, n’aurait-on pas encore le droit de dire que l’expérience a prouvé la fausseté de la géométrie non euclidienne.

Il est aisé de voir que cette crainte est vaine ; en effet, pour qu’on puisse appliquer la loi de relativité en toute rigueur, il faut l’appliquer à l’univers entier. Car si on considérait seulement une partie de cet univers, et si la position absolue de cette partie venait à varier, les distances aux autres corps de l’univers varieraient également, leur influence sur la partie de l’univers envisagée pourrait par conséquent augmenter ou diminuer, ce qui pourrait modifier les lois des phénomènes qui s’y passent.

Mais si notre système est l’univers entier, l’expérience est impuissante à nous renseigner sur sa position et son orientation absolues dans l’espace. Tout ce que nos instruments, si perfectionnés qu’ils soient, pourront nous faire connaître, ce sera l’état des diverses parties de l’univers et leurs distances mutuelles.

De sorte que notre loi de relativité pourra s’énoncer ainsi :

Les lectures que nous pourrons faire sur nos instruments, à un instant quelconque, dépendront seulement des lectures que nous aurions pu faire sur ces mêmes instruments à l’instant initial.

Or un pareil énoncé est indépendant de toute interprétation des expériences. Si la loi est vraie dans l’interprétation euclidienne, elle sera vraie aussi dans l’interprétation non euclidienne.

Qu’on me permette à ce sujet une petite digression. J’ai parlé plus haut des données qui définissent la position des divers corps de système ; j’aurais dû parler également de celles qui définissent leurs vitesses ; j’aurais eu alors à distinguer la vitesse avec laquelle varient les distances mutuelles des divers corps ; et d’autre part les vitesses de translation et de rotation du système, c’est-à-dire les vitesses avec lesquelles varient sa position et son orientation absolues.

Pour que l’esprit fût pleinement satisfait, il aurait fallu que la loi de relativité pût s’énoncer ainsi :

L’état des corps et leurs distances mutuelles à un instant quelconque, ainsi que les vitesses avec lesquelles varient ces distances à ce même instant, dépendront seulement de l’état de ces corps et de leurs distances mutuelles à l’instant initial, ainsi que des vitesses avec lesquelles variaient ces distances à cet instant initial, mais elles ne dépendront ni de la position absolue initiale du système, ni de son orientation absolue, ni des vitesses avec lesquelles variaient cette position et cette orientation absolues à l’instant initial.

Malheureusement la loi ainsi énoncée n’est pas d’accord avec les expériences, au moins telles qu’on les interprète d’ordinaire.

Qu’un homme soit transporté sur une planète dont le ciel serait constamment couvert d’un épais rideau de nuages, de telle façon qu’on ne puisse jamais apercevoir les autres astres ; sur cette planète on vivra comme si elle était isolée dans l’espace. Cet homme pourra cependant s’apercevoir qu’elle tourne, soit en mesurant l’aplatissement (ce qu’on fait ordinairement en s’aidant d’observations astronomiques, mais ce qui pourrait se faire par des moyens purement géodésiques), soit en répétant l’expérience du pendule de Foucault. La rotation absolue de cette planète pourrait donc être mise en évidence.

Il y a là un fait qui choque le philosophe, mais que le physicien est bien forcé d’accepter.

On sait que, de ce fait, Newton a conclu à l’existence de l’espace absolu ; je ne puis en aucune façon adopter cette manière de voir, j’expliquerai pourquoi dans la troisième partie. Pour le moment je n’ai pas voulu aborder cette difficulté.

J’ai donc dû me résigner, dans l’énoncé de la loi de relativité, à confondre les vitesses de toutes sortes parmi les données qui définissent l’état des corps.

Quoi qu’il en soit, cette difficulté est la même pour la géométrie d’Euclide et pour celle de Lobatchevsky ; je n’ai donc pas à m’en inquiéter et je n’en ai parlé qu’incidemment.

Ce qui importe, c’est la conclusion : l’expérience ne peut décider entre Euclide et Lobatchevsky.

En résumé, de quelque façon qu’on se retourne, il est impossible de découvrir à l’empirisme géométrique un sens raisonnable.

6. Les expériences ne nous font connaître que les rapports des corps entre eux ; aucune d’elles ne porte, ni ne peut porter, sur les rapports des corps avec l’espace, ou sur les rapports mutuels des diverses parties de l’espace.

« Oui, répondez-vous à cela, une expérience unique est insuffisante, parce qu’elle ne me donne qu’une seule équation avec plusieurs inconnues ; mais quand j’aurai fait assez d’expériences, j’aurai assez d’équations pour calculer toutes mes inconnues. »

Connaître la hauteur du grand mât, cela ne suffit pas pour calculer l’âge du capitaine. Quand vous aurez mesuré tous les morceaux de bois du navire, vous aurez beaucoup d’équations, mais vous ne connaîtrez pas mieux cet âge. Toutes vos mesures ayant porté sur vos morceaux de bois ne peuvent rien vous révéler que ce qui concerne ces morceaux de bois. De même vos expériences, quelque nombreuses qu’elles soient, n’ayant porté que sur les rapports des corps entre eux, ne nous révéleront rien sur les rapports mutuels des diverses parties de l’espace.

7. Direz-vous que, si les expériences portent sur les corps, elles portent du moins sur les propriétés géométriques des corps ?

Et d’abord, qu’entendez-vous par propriétés géométriques des corps ? Je suppose qu’il s’agit des rapports des corps avec l’espace ; ces propriétés sont donc inaccessibles à des expériences qui ne portent que sur les rapports des corps entre eux. Cela seul suffirait pour montrer que ce n’est pas d’elles qu’il peut être question.

Commençons toutefois par nous entendre sur le sens de ce mot : propriétés géométriques des corps. Quand je dis qu’un corps se compose de plusieurs parties, je suppose que je n’énonce pas là une propriété géométrique, et cela resterait vrai, même si je convenais de donner le nom impropre de points aux parties les plus petites que j’envisage.

Quand je dis que telle partie de tel corps est en contact avec telle partie de tel autre corps, j’énonce une proposition qui concerne les rapports mutuels de ces deux corps et non pas leurs rapports avec l’espace.

Je suppose que vous m’accorderez que ce ne sont pas là des propriétés géométriques ; je suis sûr au moins que vous m’accorderez que ces propriétés sont indépendantes de toute connaissance de la géométrie métrique.

Cela posé, j’imagine que l’on ait un corps solide formé de huit tiges minces de fer OA, OB, OC, OD, OE, OF, OG, OH, réunies par une de leurs extrémités O. Nous aurons d’autre part un second corps solide, par exemple un morceau de bois sur lequel on remarquera trois petites taches d’encre que j’appellerai α, β, γ. Je suppose ensuite que l’on constate que l’on peut amener en contact : α β γ avec AGO (je veux dire par là α avec A, en même temps que β avec G et γ avec O), puisqu’on peut amener successivement en contact α β γ avec BGO, CGO, DGO, EGO, FGO, puis avec AHO, BHO, CHO, DHO, EHO, FHO, puis α γ successivement avec AB, BC, CD, DE, EF, FA.

Voilà des constatations que l’on peut faire sans avoir d’avance aucune notion sur la forme ou sur les propriétés métriques de l’espace. Elles ne portent nullement sur les « propriétés géométriques des corps ». Et ces constatations ne seront pas possibles si les corps sur lesquels on a expérimenté se meuvent suivant un groupe ayant même structure que le groupe lobatchevskien (je veux dire d’après les mêmes lois que les corps solides dans la géométrie de Lobatchevsky). Elles suffisent donc pour prouver que ces corps se meuvent suivant le groupe euclidien, ou tout au moins qu’ils ne se meuvent pas suivant le groupe lobatchevskien.

Qu’elles soient compatibles avec le groupe euclidien, c’est ce qu’il est aisé de voir.

Car on pourrait les faire si le corps α β γ était un solide invariable de notre géométrie ordinaire présentant la forme d’un triangle rectangle et si les points A B C D E F G H étaient les sommets d’un polyèdre formé de deux pyramides hexagonales régulières de notre géométrie ordinaire, ayant pour base commune A B C D E F et pour sommets l’une G et l’autre H.

Supposons maintenant qu’au lieu des constatations précédentes, on observe qu’on peut comme tout à l’heure appliquer α β γ successivement sur AGO, BGO, CGO, DGO, EGO, FGO, AHO, BHO, CHO, DHO, EHO, FHO, puis qu’on peut appliquer α β (et non plus α γ) successivement sur AB, BC, CD, DE, EF et FA.

Ce sont les constatations que l’on pourrait faire si la géométrie non euclidienne était vraie, si les corps α β γ, O A B C D E F G H étaient des solides invariables, si le premier était un triangle rectangle et le second une double pyramide hexagonale régulière de dimensions convenables.

Ces constatations nouvelles ne sont donc pas possibles si les corps se meuvent suivant le groupe euclidien ; mais elles le deviennent si l’on suppose que les corps se meuvent suivant le groupe lobatchevskien. Elles suffiraient donc (si on les faisait) pour prouver que les corps en question ne se meuvent pas suivant le groupe euclidien.

Ainsi, sans faire aucune hypothèse sur la forme, sur la nature de l’espace, sur les rapports des corps avec l’espace, sans attribuer aux corps aucune propriété géométrique, j’ai fait des constatations qui m’ont permis de montrer dans un cas que les corps expérimentés se meuvent suivant un groupe dont la structure est euclidienne, dans l’autre cas qu’ils se meuvent suivant un groupe dont la structure est lobatchevskienne.

Et qu’on ne dise pas que le premier ensemble de constatations constituerait une expérience prouvant que l’espace est euclidien, et le second une expérience prouvant que l’espace est non euclidien.

Et en effet on pourrait imaginer (je dis imaginer) des corps se mouvant de manière à rendre possible la seconde série de constatations. Et la preuve c’est que le premier mécanicien venu pourrait en construire, s’il voulait s’en donner la peine et y mettre le prix. Vous n’en conclurez pas pourtant que l’espace est non euclidien.

Et même, comme les corps solides ordinaires continueraient à exister quand le mécanicien aurait construit les corps étranges dont je viens de parler, il faudrait conclure que l’espace est à la fois euclidien et non euclidien.

Supposons par exemple que nous ayons une grande sphère de rayon R et que la température décroisse du centre à la surface de cette sphère suivant la loi dont j’ai parlé en décrivant le monde non euclidien.

Nous pourrions avoir des corps dont la dilatation sera négligeable et qui se comporteront comme des solides invariables ordinaires ; et d’autre part des corps très dilatables et qui se comporteraient comme des solides non euclidiens. Nous pourrions avoir deux doubles pyramides O A B C D E F G H et O′ A′ B′ C′ D′ E′ F′ G′ H′ et deux triangles α β γ et α′ β′ γ′. La première double pyramide serait rectiligne et la seconde curviligne ; le triangle α β γ serait fait d’une matière indilatable et l’autre d’une matière très dilatable.

On pourrait alors faire les premières constatations avec la double pyramide OAH et le triangle α β γ, et les secondes avec la double pyramide O′H′A′ et le triangle α′ β′ γ′. Et alors l’expérience semblerait prouver d’abord que la géométrie euclidienne est vraie et ensuite qu’elle est fausse.

Les expériences ont donc porté, non sur l’espace, mais sur les corps.


SUPPLÉMENT

8. Pour être complet, je devrais parler d’une question très délicate et qui demanderait de longs développements, je me bornerai à résumer ici ce que j’ai exposé dans la Revue de Métaphysique et de Morale et dans The Monist. Quand nous disons que l’espace a trois dimensions, que voulons-nous dire ?

Nous avons vu l’importance de ces « changements internes » qui nous sont révélés par nos sensations musculaires. Ils peuvent servir à caractériser les diverses attitudes de notre corps. Prenons arbitrairement pour origine une de ces attitudes A. Quand nous passons de cette attitude initiale à une autre attitude quelconque B, nous éprouvons une série S de sensations musculaires et cette série S définira B. Observons toutefois que nous regarderons souvent deux séries S et S′ comme définissant une même attitude B (puisque les attitudes initiale et finale A et B restant les mêmes, les attitudes intermédiaires et les sensations correspondantes peuvent différer). Comment donc reconnaîtrons-nous l’équivalence de ces deux séries ? Parce qu’elles peuvent servir à compenser un même changement externe, ou plus généralement parce que, quand il s’agit de compenser un changement externe, une des séries peut être remplacée par l’autre.

Parmi ces séries, nous avons distingué celles qui peuvent à elles seules compenser un changement externe et que nous avons appelées « déplacements ». Comme nous ne pouvons discerner deux déplacements qui sont trop voisins, l’ensemble de ces déplacements présente les caractères d’un continu physique ; l’expérience nous enseigne que ce sont ceux d’un continu physique à six dimensions ; mais nous ne savons pas encore combien l’espace lui-même a de dimensions, il nous faut résoudre une autre question.

Qu’est-ce qu’un point de l’espace ? Tout le monde croit le savoir, mais c’est une illusion. Ce que nous voyons, quand nous cherchons à nous représenter un point de l’espace, c’est une tache noire sur du papier blanc, une tache de craie sur un tableau noir, c’est toujours un objet. La question doit donc être entendue comme il suit :

Que veux-je dire quand je dis que l’objet B est au même point qu’occupait tout à l’heure l’objet A ? Ou encore quel critère me permettra de le reconnaître ?

Je veux dire que, bien que je n’aie pas bougé (ce que m’enseigne mon sens musculaire), mon premier doigt, qui tout à l’heure touchait l’objet A, touche maintenant l’objet B. J’aurais pu me servir d’autres critères, par exemple d’un autre doigt ou du sens de la vue. Mais le premier critère est suffisant ; je sais que s’il répond oui, tous les autres critères donneront la même réponse. Je le sais par expérience, je ne puis le savoir à priori. C’est aussi pour cela que je dis que le toucher ne peut s’exercer à distance, c’est une autre manière d’énoncer le même fait expérimental. Et, si je dis au contraire que la vue s’exerce à distance, cela veut dire que le critère fourni par la vue peut répondre oui, tandis que les autres répondent non.

Et en effet l’objet, bien que s’étant éloigné, peut former son image au même point de la rétine. La vue répond oui, l’objet est resté au même point, et le toucher répond non, car mon doigt qui tout à l’heure touchait l’objet, ne le touche plus maintenant. Si l’expérience nous avait montré qu’un doigt peut répondre non quand l’autre dit oui, nous dirions de même que le toucher s’exerce à distance.

En résumé, pour chaque attitude de mon corps, mon premier doigt détermine un point et c’est cela, et cela seulement qui définit un point de l’espace.

À chaque attitude correspond de la sorte un point ; mais il arrive souvent que le même point correspond à plusieurs attitudes différentes (c’est dans ce cas que nous disons que notre doigt n’a pas bougé, mais que le reste du corps a bougé). Nous distinguons donc parmi les changements d’attitude ceux où le doigt ne bouge pas. Comment y sommes-nous conduits ? C’est parce que souvent nous remarquons que dans ces changements l’objet qui est au contact du doigt ne quitte pas ce contact.

Rangeons donc dans une même classe toutes les attitudes qui se déduisent les unes des autres par un des changements que nous avons ainsi distingués. À toutes les attitudes d’une même classe correspondra le même point de l’espace. Donc à chaque classe correspondra un point et à chaque point une classe. Mais on peut dire que, ce que l’expérience atteint, ce n’est pas le point, c’est cette classe de changements, ou mieux la classe de sensations musculaires correspondante.

Et alors quand nous disons que l’espace a trois dimensions, nous voulons dire simplement que l’ensemble de ces classes nous apparaît avec les caractères d’un continu physique à trois dimensions.

On pourrait être tenté de conclure que c’est l’expérience qui nous a appris combien l’espace a de dimensions. Mais en réalité ici encore nos expériences ont porté, non sur l’espace, mais sur notre corps et ses rapports avec les objets voisins. De plus elles sont excessivement grossières.

Dans notre esprit préexistait l’idée latente d’un certain nombre de groupes ; ce sont ceux dont Lie a fait la théorie. Lequel choisirons-nous pour en faire une sorte d’étalon auquel nous comparerons les phénomènes naturels ? Et, ce groupe choisi, quel est celui de ses sous-groupes que nous prendrons pour caractériser un point de l’espace ? L’expérience nous a guidés en nous montrant quel choix s’adapte le mieux aux propriétés de notre corps. Mais son rôle s’est borné là.

L’expérience ancestrale.

On a dit souvent que si l’expérience individuelle n’a pu créer la géométrie, il n’en est pas de même de l’expérience ancestrale. Mais qu’entend-on par là ? Veut-on dire que nous ne pouvons démontrer expérimentalement le postulatum d’Euclide, mais que nos ancêtres ont pu le faire ? Pas le moins du monde. On veut dire que par sélection naturelle notre esprit s’est adapté aux conditions du monde extérieur, qu’il a adopté la géométrie la plus avantageuse à l’espèce ; ou en d’autres termes la plus commode. Cela est tout à fait conforme à nos conclusions, la géométrie n’est pas vraie, elle est avantageuse.