La Science et l’Hypothèse/Chapitre 13

Flammarion (p. 260-281).

CHAPITRE XIII

L’Électrodynamique.



L’histoire de l’électrodynamique est particulièrement instructive à notre point de vue.

Ampère a intitulé son immortel ouvrage « Théorie des phénomènes électrodynamiques, uniquement fondée sur l’expérience ». Il s’imaginait donc qu’il n’avait fait aucune hypothèse ; il en avait fait pourtant, nous ne tarderons pas à le voir ; seulement il les avait faites sans s’en apercevoir.

Ceux qui vinrent après lui, les aperçurent au contraire, parce que leur attention fut attirée par les points faibles de la solution d’Ampère. Ils firent des hypothèses nouvelles, dont ils eurent cette fois pleine conscience ; mais combien de fois il fallut en changer avant d’arriver au système classique d’aujourd’hui qui n’est peut-être pas encore définitif ; c’est ce que nous allons voir.


I. — Théorie d’Ampère. — Quand Ampère a étudié expérimentalement les actions mutuelles des courants, il n’a opéré et il ne pouvait opérer que sur des courants fermés.

Ce n’est pas qu’il niât la possibilité des courants ouverts. Si deux conducteurs sont chargés d’électricité de nom contraire et si on les met en communication par un fil, il s’établit un courant allant de l’un à l’autre et qui dure jusqu’à ce que les deux potentiels soient devenus égaux. Dans les idées qui régnaient du temps d’Ampère, c’était là un courant ouvert ; on voyait bien le courant aller du premier conducteur au second, on ne le voyait pas revenir du second au premier.

Ainsi, Ampère considérait comme ouverts les courants de cette nature, par exemple les courants de décharge des condensateurs, mais il ne pouvait en faire l’objet de ses expériences, parce que la durée en est trop courte.

On peut imaginer aussi une autre sorte de courant ouvert. Je suppose deux conducteurs, A et B, reliés par un fil AMB. De petites masses conductrices en mouvement se mettent d’abord en contact avec le conducteur B, lui empruntent une charge électrique, quittent le contact de B, se mettent en mouvement en suivant le chemin BNA, et, en transportant avec elles leur charge, viennent au contact de A et leur abandonnent leur charge, qui revient ensuite en B en suivant le fil AMB.

On a bien là en un sens un circuit fermé, puisque l’électricité décrit le circuit fermé BNAMB ; mais les deux parties de ce courant sont très différentes : dans le fil AMB, l’électricité se déplace à travers un conducteur fixe, à la façon d’un courant voltaïque, en surmontant une résistance ohmique et en développant de la chaleur ; on dit qu’elle se déplace par conduction ; dans la partie BNA, l’électricité est transportée par un conducteur mobile ; on dit qu’elle se déplace par convection.

Si, alors, le courant de convection est considéré comme tout à fait analogue au courant de conduction, le circuit BNAMB est fermé ; si, au contraire, le courant de convection n’est pas « un vrai courant », et, par exemple, n’agit pas sur les aimants, il ne reste plus que le courant de conduction AMB, qui est ouvert.

Par exemple, si l’on réunit par un fil les deux pôles d’une machine de Holtz, le plateau tournant chargé transporte d’un pôle à l’autre par convection de l’électricité, qui revient au premier pôle par conduction à travers le fil.

Mais des courants de cette espèce sont très difficiles à réaliser avec une intensité appréciable. Avec les moyens dont disposait Ampère, on peut dire que c’était impossible.

En résumé, Ampère pouvait concevoir l’existence de deux espèces de courants ouverts, mais il ne pouvait opérer ni sur les uns ni sur les autres, parce qu’ils étaient trop intenses ou parce qu’ils duraient trop peu de temps.

L’expérience ne pouvait donc lui montrer que l’action d’un courant fermé sur un courant fermé, ou, à la rigueur, l’action d’un courant fermé sur une portion de courant, parce qu’on peut faire parcourir à un courant un circuit fermé composé d’une partie mobile et d’une partie fixe. On peut alors étudier les déplacements de la partie mobile sous l’action d’un autre courant fermé.

En revanche, Ampère n’avait aucun moyen d’étudier l’action d’un courant ouvert, soit sur un courant fermé, soit sur un autre courant ouvert.


1. Cas des courants fermés. — Dans le cas de l’action mutuelle de deux courants fermés, l’expérience révéla à Ampère des lois remarquablement simples.

Je rappelle rapidement ici celles qui nous seront utiles dans la suite.

1o Si l’intensité des courants est maintenue constante, et si les deux circuits, après avoir subi des déplacements et des déformations quelconques, reviennent finalement à leurs positions initiales, le travail total des actions électrodynamiques sera nul.

En d’autres termes, il y a un potentiel électrodynamique des deux circuits proportionnel au produit des intensités et dépendant de la forme et de la position relative des circuits ; le travail des actions électrodynamiques est égal à la variation de ce potentiel ;

2o L’action d’un solénoïde fermé est nulle ;

3o L’action d’un circuit C sur un autre circuit voltaïque C′ ne dépend que du « champ magnétique » développé par ce circuit C. En chaque point de l’espace, on peut, en effet, définir en grandeur et direction une certaine force appelée force magnétique et qui jouit des propriétés suivantes :

a) La force exercée par C sur un pôle magnétique est appliquée à ce pôle ; elle est égale à la force magnétique multipliée par la masse magnétique du pôle ;

b) Une aiguille aimantée très courte tend à prendre la direction de la force magnétique, et le couple qui tend à l’y ramener est proportionnel au produit de la force magnétique, du moment magnétique de l’aiguille et du sinus de l’angle d’écart ;

c) Si le circuit C′ se déplace, le travail de l’action électrodynamique exercée par C sur C′ sera égal à l’accroissement du « flux de force magnétique » qui traverse ce circuit.


2. Action d’un courant fermé sur une portion de courant. — Ampère n’ayant pu réaliser de courant ouvert proprement dit, n’avait qu’un moyen d’étudier l’action d’un courant fermé sur une portion de courant.

C’était d’opérer sur un circuit C′ composé de deux parties, l’une fixe, l’autre mobile. La partie mobile était par exemple un fil mobile α β dont les extrémités α et β pouvaient glisser le long d’un fil fixe. Dans une des positions du fil mobile, l’extrémité α reposait sur le point A du fil fixe et l’extrémité β sur le point B du fil fixe. Le courant circulait de α en β, c’est-à-dire de A en B le long du fil mobile, et il revenait ensuite de B en A en suivant le fil fixe. Ce courant était donc fermé.

Dans une seconde position, le fil mobile ayant glissé, l’extrémité α reposait sur un autre point A′ du fil fixe et l’extrémité β sur un autre point B′ du fil fixe. Le courant circulait alors de α en β, c’est-à-dire de A′ en B′ le long du fil mobile, et il revenait ensuite de B′ en B, puis de B en A, puis enfin de A en A′, toujours en suivant le fil fixe. Le courant était donc encore fermé.

Si un semblable circuit est soumis à l’action d’un courant fermé C, la partie mobile se déplacera comme si elle subissait l’action d’une force. Ampère admet que la force apparente à laquelle cette partie mobile AB semble ainsi soumise, représentant l’action de C sur la portion αβ du courant, est la même que si αβ était parcouru par un courant ouvert qui s’arrêterait en α et en β, au lieu de l’être par un courant fermé qui, après être arrivé en β, revient en α à travers la partie fixe du circuit.

Cette hypothèse peut sembler assez naturelle et Ampère la fait sans s’en apercevoir ; néanmoins, elle ne s’impose pas, puisque nous verrons plus tard que Helmholtz l’a rejetée. Quoi qu’il en soit, elle permit à Ampère, bien qu’il n’ait pu jamais réaliser un courant ouvert, d’énoncer des lois de l’action d’un courant fermé sur un courant ouvert, ou même sur un élément de courant.

Les lois restent simples :

1o La force qui agit sur un élément de courant est appliquée à cet élément ; elle est normale à l’élément et à la force magnétique et proportionnelle à la composante de cette force magnétique qui est normale à l’élément ;

2o L’action d’un solénoïde fermé sur un élément de courant reste nulle.

Mais il n’y a plus de potentiel électrodynamique, c’est-à-dire que, quand un courant fermé et un courant ouvert, dont les intensités ont été maintenues constantes, reviennent à leurs positions initiales, le travail total n’est pas nul.


3. Rotations continues. — Parmi les expériences électrodynamiques, les plus curieuses sont celles où l’on a pu réaliser des rotations continues et qu’on appelle quelquefois expériences d’induction unipolaire. Un aimant peut tourner autour de son axe ; un courant parcourt d’abord un fil fixe, entre dans l’aimant par le pôle N par exemple, parcourt la moitié de l’aimant, en sort par un contact glissant et rentre dans le fil fixe.

L’aimant entre alors en rotation continue sans pouvoir jamais atteindre une position d’équilibre. C’est l’expérience de Faraday.

Comment cela est-il possible ? Si l’on avait affaire à deux circuits de forme invariable, l’un fixe C, l’autre C′ mobile autour d’un axe, ce dernier ne pourrait jamais prendre de rotation continue ; en effet, il existe un potentiel électrodynamique ; il y aura donc forcément une position d’équilibre, ce sera celle où ce potentiel sera maximum.

Les rotations continues ne sont donc possibles que si le circuit C′ se compose de deux parties : l’une fixe, l’autre mobile autour d’un axe, comme cela a lieu dans l’expérience de Faraday. Encore convient-il de faire une distinction. Le passage de la partie fixe à la partie mobile ou inversement peut se faire, soit par un contact simple (le même point de la partie mobile restant constamment en contact avec le même point de la partie fixe), soit par un contact glissant (le même point de la partie mobile venant successivement en contact avec divers points de la partie fixe).

C’est seulement dans le second cas qu’il peut y avoir rotation continue. Voici ce qui arrive alors : le système tend bien à prendre une position d’équilibre ; mais, quand elle va être atteinte, le contact glissant met la partie mobile en communication avec un nouveau point de la partie fixe ; elle change les connexions, elle change donc les conditions d’équilibre, de sorte que, la position d’équilibre fuyant, pour ainsi dire, devant le système qui cherche à l’atteindre, la rotation peut se poursuivre indéfiniment.

Ampère admet que l’action du circuit sur la partie mobile de C′ est la même que si la partie fixe de C′ n’existait pas et si, par conséquent, le courant qui circule dans la partie mobile était ouvert.

Il conclut donc que l’action d’un courant fermé sur un courant ouvert, ou inversement celle d’un courant ouvert sur un courant fermé, peut donner lieu à une rotation continue.

Mais cette conclusion dépend de l’hypothèse que je viens d’énoncer et qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, n’est pas admise par Helmholtz.


4. Action mutuelle de deux courants ouverts. — En ce qui concerne l’action mutuelle de deux courants ouverts et, en particulier, celle de deux éléments de courant, toute expérience fait défaut. Ampère a recours à l’hypothèse. Il suppose : 1o que l’action mutuelle de deux éléments se réduit à une force dirigée suivant la droite qui les joint ; 2o que l’action de deux courants fermés est la résultante des actions mutuelles de leurs divers éléments, lesquelles sont, d’ailleurs, les mêmes que si ces éléments étaient isolés.

Ce qui est remarquable, c’est qu’ici encore Ampère fait ces deux hypothèses sans s’en apercevoir.

Quoi qu’il en soit, ces deux hypothèses, jointes aux expériences sur les courants fermés, suffisent pour déterminer complètement la loi de l’action mutuelle de deux éléments.

Mais alors, la plupart des lois simples que nous avons rencontrées dans le cas des courants fermés ne sont plus vraies.

D’abord, il n’y a pas de potentiel électrodynamique ; il n’y en avait d’ailleurs pas non plus, comme nous l’avons vu, dans le cas d’un courant fermé agissant sur un courant ouvert.

Ensuite, il n’y a plus, à proprement parler, de force magnétique.

Et, en effet, nous avons donné plus haut de cette force trois définitions différentes :

1o Par l’action subie par un pôle magnétique ;

2o Par le couple directeur qui oriente l’aiguille aimantée ;

3o Par l’action subie par un élément de courant.

Or, dans le cas qui nous occupe maintenant, non seulement ces trois définitions ne concordent plus, mais chacune d’elles est dépourvue de sens, et en effet :

1o Un pôle magnétique n’est plus simplement soumis à une force unique appliquée à ce pôle. Nous avons vu, en effet, que la force due à l’action d’un élément de courant sur un pôle n’est pas appliquée au pôle, mais à l’élément ; elle peut, d’ailleurs, être remplacée par une force appliquée au pôle et par un couple ;

2o Le couple qui agit sur l’aiguille aimantée n’est plus un simple couple directeur ; car son moment par rapport à l’axe de l’aiguille n’est pas nul. Il se décompose en un couple directeur proprement dit et un couple supplémentaire qui tend à produire la rotation continue dont j’ai parlé plus haut ;

3o Enfin, la force subie par un élément de courant n’est pas normale à cet élément.

En d’autres termes, l’unité de la force magnétique a disparu.

Voici en quoi consiste cette unité. Deux systèmes qui exercent la même action sur un pôle magnétique, exerceront aussi la même action sur une aiguille aimantée infiniment petite, ou sur un élément de courant, placés au même point de l’espace où était ce pôle.

Eh bien, cela est vrai si ces deux systèmes ne contiennent que des courants fermés ; cela ne serait plus vrai, d’après Ampère, si ces systèmes contenaient des courants ouverts.

Il suffit de remarquer, par exemple, que, si un pôle magnétique est placé en A et un élément en B, la direction de l’élément étant sur le prolongement de la droite AB, cet élément, qui n’exercera aucune action sur ce pôle, en exercera une, au contraire, soit sur une aiguille aimantée placée au point A, soit sur un élément de courant placé au point A.


5. Induction. — On sait que la découverte de l’induction électrodynamique ne tarda pas à suivre les immortels travaux d’Ampère.

Tant qu’il ne s’agit que de courants fermés, il n’y a aucune difficulté, et Helmholtz a même remarqué que le principe de la conservation de l’énergie pouvait suffire pour déduire les lois de l’induction des lois électrodynamiques d’Ampère. À une condition toutefois, M. Bertrand l’a bien montré, c’est qu’on admette en outre un certain nombre d’hypothèses.

Le même principe permet encore cette déduction dans le cas des courants ouverts, quoique, bien entendu, on ne puisse soumettre le résultat au contrôle de l’expérience, puisque l’on ne peut réaliser de pareils courants.

Si l’on veut appliquer ce mode d’analyse à la théorie d’Ampère sur les courants ouverts, on arrive à des résultats bien faits pour nous surprendre.

D’abord, l’induction ne peut se déduire de la variation du champ magnétique d’après la formule bien connue des savants et des praticiens, et en effet, comme nous l’avons dit, il n’y a plus à proprement parler de champ magnétique.

Mais il y a plus. Si un circuit C est soumis à l’induction d’un système voltaïque variable S ; si ce système S se déplace et se déforme d’une manière quelconque, que l’intensité des courants de ce système varie suivant une loi quelconque, mais qu’après ces variations, le système revienne finalement à sa situation initiale, il semble naturel de supposer que la force électromotrice moyenne induite dans le circuit C est nulle.

Cela est vrai si le circuit C est fermé et si le système S ne renferme que des courants fermés. Cela ne serait plus vrai, si l’on accepte la théorie d’Ampère, dès qu’il y aurait des courants ouverts. De sorte que, non seulement l’induction ne sera plus la variation du flux de force magnétique dans aucun des sens habituels de ce mot, mais elle ne pourra pas être représentée par la variation de quoi que ce soit.


II. — Théorie de Helmholtz. — J’ai insisté sur les conséquences de la théorie d’Ampère et de sa façon de comprendre l’action des courants ouverts.

Il est difficile de méconnaître le caractère paradoxal et artificiel des propositions auxquelles on est ainsi conduit ; on est amené à penser que « çà ne doit pas être ça ».

On conçoit donc que Helmholtz ait été amené à chercher autre chose.

Helmholtz rejette l’hypothèse fondamentale d’Ampère, à savoir que l’action mutuelle de deux éléments de courant se ramène à une force dirigée suivant la droite qui les joint.

Il admet qu’un élément de courant n’est pas soumis à une force unique, mais à une force et à un couple. C’est même ce qui a donné lieu à la polémique célèbre de Bertrand et d’Helmholtz.

Helmholtz remplace l’hypothèse d’Ampère par la suivante : deux éléments de courant admettent toujours un potentiel électrodynamique, dépendant uniquement de leur position et de leur orientation, et le travail des forces qu’ils exercent l’un sur l’autre est égal à la variation de ce potentiel. Ainsi Helmholtz ne peut pas plus qu’Ampère se passer de l’hypothèse ; mais au moins il ne la fait pas sans l’énoncer explicitement.

Dans le cas des courants fermés, seul accessible à l’expérience, les deux théories concordent : dans tous les autres cas, elles différent.

D’abord, contrairement à ce que supposait Ampère, la force à laquelle semble soumise la portion mobile d’un courant fermé n’est pas la même que cette portion mobile subirait si elle était isolée et constituait un courant ouvert.

Revenons au circuit C′ dont nous avons parlé plus haut et qui était formé d’un fil mobile αβ glissant sur un fil fixe ; dans la seule expérience réalisable, la portion mobile αβ n’est pas isolée, mais fait partie d’un circuit fermé. Quand elle vient de AB en A′B′, le potentiel électrodynamique total varie pour deux raisons : 1o il subit un premier accroissement parce que le potentiel de A′B′ par rapport au circuit C n’est pas le même que celui de AB ; 2o il subit un second accroissement, parce qu’il faut l’augmenter des potentiels des éléments AA′ et B′B par rapport à C.

C’est ce double accroissement qui représente le travail de la force à laquelle la portion AB semble soumise.

Si, au contraire, αβ était isolé, le potentiel ne subirait que le premier accroissement, et c’est ce premier accroissement seulement qui mesurerait le travail de la force qui agit sur AB.

En second lieu, il ne peut pas y avoir de rotation continue sans contact glissant ; et, en effet, c’est là, comme nous l’avons vu à propos des courants fermés, une conséquence immédiate de l’existence d’un potentiel électrodynamique.

Dans l’expérience de Faraday, si l’aimant est fixe et si la partie du courant extérieure à l’aimant parcourt un fil mobile, cette partie mobile pourra subir une rotation continue. Mais cela ne veut pas dire que si l’on supprimait les contacts du fil avec l’aimant et qu’on fit parcourir le fil par un courant ouvert, le fil prendrait encore un mouvement de rotation continue.

Je viens de dire, en effet, qu’un élément isolé ne subit pas la même action qu’un élément mobile faisant partie d’un circuit fermé.

Autre différence : L’action d’un solénoïde fermé sur un courant fermé est nulle d’après l’expérience et d’après les deux théories ; son action sur un courant ouvert serait nulle d’après Ampère ; elle ne serait pas nulle d’après Helmholtz.

D’où une conséquence importante. Nous avons donné plus haut trois définitions de la force magnétique ; la troisième n’a ici aucun sens puisqu’un élément de courant n’est plus soumis à une force unique. La première n’en a pas non plus. Qu’est-ce, en effet, qu’un pôle magnétique ? C’est l’extrémité d’un aimant linéaire indéfini. Cet aimant peut être remplacé par un solénoïde indéfini. Pour que la définition de la force magnétique eût un sens, il faudrait que l’action exercée par un courant ouvert sur un solénoïde indéfini ne dépendit que de la position de l’extrémité de ce solénoïde, c’est-à-dire que l’action sur un solénoïde fermé fût nulle. Or, nous venons de voir que ce n’était pas vrai.

En revanche, rien n’empêche d’adopter la deuxième définition, celle qui est fondée sur la mesure du couple directeur qui tend à orienter une aiguille aimantée.

Mais, si on l’adopte, ni les effets d’induction ni les effets électrodynamiques ne dépendront uniquement de la distribution des lignes de force de ce champ magnétique.


III. — Difficultés soulevées par ces théories. — La théorie de Helmholtz est un progrès sur celle d’Ampère ; il s’en faut cependant que toutes les difficultés soient aplanies. Dans l’une comme dans l’autre, le mot champ magnétique n’a pas de sens, ou, si on lui en donne un par une convention plus ou moins artificielle, les lois ordinaires, si familières à tous les électriciens, ne s’appliquent plus ; c’est ainsi que la force électromotrice induite dans un fil n’est plus mesurée par le nombre des lignes de force rencontrées par ce fil.

Et nos répugnances ne proviennent pas seulement de ce qu’il est difficile de renoncer à des habitudes invétérées de langage et de pensée. Il y a quelque chose de plus. Si nous ne croyons pas aux actions à distance, il faut expliquer les phénomènes électrodynamiques par une modification du milieu. C’est précisément cette modification que l’on appelle champ magnétique, et alors les effets électrodynamiques ne devraient dépendre que de ce champ.

Toutes ces difficultés proviennent de l’hypothèse des courants ouverts.


IV. — Théorie de Maxwell. — Telles étaient les difficultés soulevées par les théories régnantes quand parut Maxwell, qui, d’un trait de plume, les fit toutes disparaître. Dans ses idées, en effet, il n’y a plus que des courants fermés.

Maxwell admet que, si, dans un diélectrique, le champ électrique vient à varier, ce diélectrique devient le siège d’un phénomène particulier agissant sur le galvanomètre comme un courant et qu’il appelle courant de déplacement.

Si alors deux conducteurs portant des charges contraires sont mis en communication par un fil, il règne dans ce fil pendant la décharge un courant de conduction ouvert ; mais il se produit en même temps, dans le diélectrique ambiant, des courants de déplacement qui ferment ce courant de conduction.

On sait que la théorie de Maxwell conduit à l’explication des phénomènes optiques, qui seraient dus à des oscillations électriques extrêmement rapides.

À cette époque une pareille conception n’était qu’une hypothèse hardie qui ne pouvait s’appuyer d’aucune expérience.

Au bout de vingt ans, les idées de Maxwell reçurent la confirmation de l’expérience. Hertz parvint à produire des systèmes d’oscillations électriques qui reproduisent toutes les propriétés de la lumière et n’en diffèrent que par la longueur d’onde, c’est-à-dire comme le violet diffère du rouge. Il fit en quelque sorte la synthèse de la lumière. C’est de là comme chacun sait qu’est sortie la télégraphie sans fil.

On pourrait dire que Hertz n’a pas démontré directement l’idée fondamentale de Maxwell, l’action du courant de déplacement sur le galvanomètre. C’est vrai dans un sens, et ce qu’il a montré directement, en somme, c’est que l’induction électromagnétique ne se propage pas instantanément comme le croyait, mais avec la vitesse de la lumière.

Seulement, supposer qu’il n’y a pas de courant de déplacement et que l’induction se propage avec la vitesse de la lumière ; ou bien, supposer que les courants de déplacement produisent des effets d’induction et que l’induction se propage instantanément, cela est la même chose.

C’est ce qu’on ne voit pas au premier abord, mais ce que l’on démontre par une analyse que je ne puis même songer à résumer ici.


V. — Expériences de Rowland. — Mais, je l’ai dit plus haut, il y a deux sortes de courants de conduction ouverts : il y a d’abord les courants de décharge d’un condensateur ou d’un conducteur quelconque.

Il y a aussi les cas où des charges électriques décrivent un contour fermé, en se déplaçant par conduction dans une partie du circuit et par convection dans l’autre partie.

Pour les courants ouverts de la première sorte, la question pouvait être regardée comme résolue : ils étaient fermés par les courants de déplacement.

Pour les courants ouverts de la deuxième sorte, la solution paraissait encore plus simple ; si le courant était fermé, ce ne pouvait être, semblait-il, que par le courant de convection lui-même. Pour cela, il suffisait d’admettre qu’un « courant de convection », c’est-à-dire un conducteur chargé en mouvement, pouvait agir sur le galvanomètre. Mais la confirmation expérimentale manquait. Il paraissait difficile, en effet, d’obtenir une intensité suffisante, même en augmentant autant que possible la charge et la vitesse des conducteurs.

Ce fut Rowland, un expérimentateur extrêmement habile, qui le premier triompha de ces difficultés. Un disque recevait une forte charge électrostatique et une très grande vitesse de rotation. Un système magnétique astatique, placé à côté du disque, subissait des déviations.

L’expérience fut faite deux fois par Rowland : une fois à Berlin, une fois à Baltimore ; elle fut ensuite reprise par Himstedt. Ces physiciens crurent même pouvoir annoncer qu’ils avaient pu effectuer des mesures quantitatives.

Cette loi de Rowland fut admise sans contestation par tous les physiciens.

Tout, d’ailleurs, paraissait la confirmer. L’étincelle produit certainement un effet magnétique ; or, ne semble-t-il pas vraisemblable que la décharge par étincelle est due à des particules arrachées à l’une des électrodes et transportées sur l’autre électrode avec leur charge ? Le spectre même de l’étincelle, où l’on reconnaît les raies du métal de l’électrode n’en est-il pas une preuve ? L’étincelle serait alors un véritable courant de convection.

D’un autre côté, on admet aussi que, dans un électrolyte, l’électricité est convoyée par les ions en mouvement. Le courant dans un électrolyte serait donc aussi un courant de convection ; or, il agit sur l’aiguille aimantée.

De même pour les rayons cathodiques ; Crookes attribue ces rayons à l’effet d’une matière très subtile, chargée d’électricité négative et animée d’une très grande vitesse ; il les regarde, en d’autres termes, comme des courants de convection et sa façon de voir, un instant contestée, est aujourd’hui adoptée partout. Or, ces rayons cathodiques sont déviés par l’aimant. En vertu du principe de l’action et de la réaction, ils doivent à leur tour dévier l’aiguille aimantée.

Il est vrai que Hertz crut avoir démontré que les rayons cathodiques ne convoient pas d’électricité négative et qu’ils n’agissent pas sur l’aiguille aimantée. Mais Hertz se trompait ; d’abord Perrin a pu recueillir l’électricité transportée par ces rayons et dont Hertz niait l’existence ; le savant allemand paraît avoir été trompé par des effets dus à l’action des rayons X, qui n’étaient pas encore découverts. Ensuite, et tout récemment, on a mis en évidence l’action des rayons cathodiques sur l’aiguille aimantée et reconnu la cause de l’erreur commise par Hertz.

Ainsi, tous ces phénomènes regardés comme des courants de convection, étincelles, courants électrolytiques, rayons cathodiques, agissent de la même manière sur le galvanomètre et conformément à la loi de Rowland.


VI. — Théorie de Lorentz. — On ne tarda pas à aller plus loin. D’après la théorie de Lorentz, les courants de conduction eux-mêmes seraient de véritables courants de convection : l’électricité resterait indissolublement attachée à certaines particules matérielles appelées électrons ; ce serait la circulation de ces électrons à travers les corps qui produirait les courants voltaïques, et ce qui distinguerait les conducteurs des isolants, c’est que les uns se laisseraient traverser par ces électrons, tandis que les autres arrêteraient leurs mouvements.

La théorie de Lorentz est très séduisante, elle donne une explication très simple de certains phénomènes dont les anciennes théories, même celle de Maxwell sous sa forme primitive, ne pouvaient rendre compte d’une façon satisfaisante, par exemple, l’aberration de la lumière, l’entraînement partiel des ondes lumineuses, la polarisation magnétique, l’expérience de Zeeman.

Quelques objections subsistaient encore. Les phénomènes dont un système est le siège semblaient devoir dépendre de la vitesse absolue de translation du centre de gravité de ce système, ce qui est contraire à l’idée que nous nous faisons de la relativité de l’espace. À la soutenance de M. Crémieu, M. Lippmann a mis cette objection sous une forme saisissante. Supposons deux conducteurs chargés, animés d’une même vitesse de translation. Ils sont en repos relatif ; cependant, chacun d’eux équivalant à un courant de convection, ils doivent s’attirer, et on pourrait, en mesurant cette attraction, mesurer leur vitesse absolue.

Non, répondaient les partisans de Lorentz ; ce que l’on mesurerait ainsi, ce n’est pas leur vitesse absolue, mais leur vitesse relative par rapport à l’éther, de sorte que le principe de relativité est sauf. Depuis, Lorentz a d’ailleurs trouvé une réponse plus subtile, mais beaucoup plus satisfaisante.

Quoi qu’il en soit de ces dernières objections, l’édifice de l’électrodynamique semble, au moins dans ses grandes lignes, définitivement construit ; tout se présente sous l’aspect le plus satisfaisant ; les théories d’Ampère et de Helmholtz, faites pour les courants ouverts qui n’existent plus, ne semblent plus avoir qu’un intérêt purement historique.

L’histoire de ces variations n’en sera pas moins instructive ; elle nous apprendra à quels pièges le savant est exposé, et comment il peut avoir l’espoir d’y échapper.