La Science des religions/Chapitre 8

Librairie Ch. Delagrave (p. 90-106).


CHAPITRE VIII

LA FUSION


J’arrive au problème de l’origine des dogmes secrets et de leur transmission jusqu’à Jésus. C’est par la série des livres nommés apocryphes que leur enchaînement peut le mieux se rétablir.

Le premier auteur qui, du temps même de Jésus, s’offre à nous est le Juif Philon, dont nous possédons de volumineux ouvrages[1]. Il représente dans la société hébraïque la fusion des idées orientales et des idées occidentales ; son principe est de ne prendre à la lettre ni les écrits des Juifs ni les traditions religieuses de la Grèce et des autres peuples. Du reste, il ne donne point pour nouvelle sa méthode d’interprétation ; il la tenait du Juif alexandrin Aristobule ; et nous savons, par l’exemple de plus d’un auteur païen, qu’elle était en usage chez les Grecs depuis longtemps. Le Dieu de Philon n’est pas seulement l’architecte du monde comme celui de Platon, il en est le créateur ; Sa première production est le Verbe, image de Dieu, premier-né de toutes les créatures, type de l’homme, Adam céleste. Le Verbe, né avant le monde, est fils de Dieu sans lui être ni égal ni identique. Philon donne la théorie de l’incarnation et du rôle du Verbe dans l’homme à peu près dans les mêmes termes où elle fut donnée après lui. Comme chez les chrétiens, l’Esprit, qui procède du Père et du Fils, est vivificateur, c’est-à-dire auteur de la vie, et de même que le Verbe habite le νοῦς, qui est la raison, l’Esprit habite la ψυχή qui est l’âme vivante. Philon admet et explique la chute de l’homme et la nécessité d’un sauveur ; ce sauveur est donné sans cesse à chacun de nous par la grâce de Dieu ; mais l’accomplissement parfait de la ressemblance de l’humanité avec le Verbe requiert la plénitude des temps, car, pris en lui-même, le Verbe divin ne peut pas descendre sur la terre, et demeure éternellement dans la gloire de Dieu.

Il n’est pas besoin de faire remarquer l’analogie profonde de ces doctrines avec celles que saint Jean tenait du Maître ; mais il est curieux de les voir exposées cent ans avant Philon presque avec les mêmes expressions dans le Livre d’Enoch. Cet apocryphe, qu’on ne trouve ni dans la Bible chrétienne de saint Jérôme, ni dans le canon hébraïque de Jérusalem, est un écrit palestinien composé tout à la fin du iie siècle avant Jésus-Christ. Il ne pouvait pas être inconnu à Philon, car les doctrines qu’on y trouve sont celles qui régnaient de son temps dans deux sectes affiliées ; les Esséniens de Judée et les Thérapeutes d’Égypte, sectes qui partageaient les idées de Philon lui-même ; ce philosophe ne faisait que les reproduire, comme les premiers chrétiens, longtemps confondus avec les Esséniens, les reproduisirent à leur tour dans des conditions nouvelles.

Le Livre d’Enoch nous conduit très-directement aux apocryphes alexandrins, c’est-à-dire aux livres contenus dans la Bible des Septante et qui ne faisaient point partie du canon hébraïque. Les deux plus importants sont la Sagesse et l’Ecclésiastique. Le premier a été attribué, mais faussement, tantôt à un ami de Salomon, tantôt à Salomon lui-même[2] ; il est de beaucoup postérieur à ce prince. Le second est plus ancien et fut composé par Jésus, fils de Sirach, qui vivait sous le pontificat de Simon, au commencement du iiie siècle avant Jésus-Christ.

Outre ces deux écrits essentiels, il est d’un intérêt majeur de rechercher dans la Bible des Septante les passages du canon hébreu altérés par les traducteurs grecs. On s’aperçoit alors que ces altérations ont été faites systématiquement, dans la pensée d’harmoniser les livres hébraïques avec la doctrine secrète des apocryphes. Ainsi, tandis que les livres du canon hébreu ont pour unité idéale la Loi mosaïque, la Bible des Septante cherche son unité ailleurs, dans une doctrine qui, à beaucoup d’égards, est en opposition avec cette loi. La Bible grecque, en effet, tend toujours à séparer Dieu du monde visible et à donner au Messie une nature éternelle et céleste. Cette séparation conduit à la théorie des médiateurs, et le Messie est indiqué comme le plus grand d’entre eux.

Dans la Sagesse et l’Ecclésiastique, ces théories s’accusent nettement. Là, Dieu est déclaré un et invisible ; le premier-né parmi les créatures, c’est l’Esprit, qui est aussi le Verbe, le médiateur, le principe de sainteté et d’immortalité ; le Verbe lui-même, figuré jadis sous le nom de kabod comme une apparition lumineuse au sein d’un nuage qui monte en colonne, devient la séchina qui habite le saint des saints, la science créée avant le commencement du monde et qui ne peut jamais défaillir, en communion perpétuelle avec l’homme dont elle n’est point séparée. C’est la théorie panthéiste du Verbe immanent, du « Dieu avec nous, » que les apôtres Paul et Jean ont enfin dévoilée aux peuples occidentaux.

En dehors des Écritures, il y avait aussi dans le Levant une doctrine secrète transmise verbalement dans certaines écoles dissidentes, et dont l’identité avec celle des apocryphes a été mise en lumière. Les gardiens de cette tradition étaient durant les siècles antérieurs à Jésus-Christ, les deux sectes que nous avons nommées, les Esséniens et les Thérapeutes. Les premiers étaient en Judée et habitaient particulièrement les bords de la mer Morte ; ils y étaient nombreux : au temps de Josèphe, malgré les progrès de la nouvelle église, on en comptait encore quatre mille. Ils avaient pour méthode d’interpréter allégoriquement la loi mosaïque, ce qui les conduisait à ne point reconnaître les interprétations officielles des rabbins et à substituer à la caste des prêtres un sacerdoce universel : c’était les bouddhistes du judaïsme. Ils n’enseignaient point en public leur doctrine secrète et ne parlaient jamais que par paraboles ; leur morale avait pour base l’abstinence pour soi-même, la charité pour les autres, l’égalité des hommes et la négation de l’esclavage. Un lien étroit les unissait aux alexandrins : ils connaissaient leurs livres, parmi lesquels il y en avait un, intitulé la Science de Salomon qui leur était familier. La doctrine essénienne et sa transmission orale forment donc un passage qui conduit de la doctrine des apocryphes à la doctrine secrète des chrétiens.

Aux Esséniens de Palestine répondaient les Thérapeutes d’Égypte : c’était, comme eux, une sorte d’anachorètes d’un caractère tout à fait oriental. Ils vivaient dans des monastères, s’occupant de commenter la Loi et les prophètes, de composer et de chanter des hymnes ; ils faisaient la prière au lever et au coucher du soleil ; dans celle du matin, tournés vers l’orient, ils demandaient d’être éclairés par la lumière intérieure ; ils avaient remplacé l’agneau par l’eau et le pain dans le saint sacrifice, et aboli par là l’immolation sanglante. Ils avaient des symboles profonds et cherchaient la science du secret. Eusèbe et saint Jérôme les considéraient comme chrétiens ; mais Philon en fait une secte juive, et Philon devait bien savoir ce qu’ils étaient. On ignore cependant l’origine de ces deux sectes. Nous trouvons les Esséniens dans l’histoire au milieu du IIe siècle avant Jésus-Christ ; mais à cette époque ils se présentent comme une secte déjà fort ancienne, opposée aux sadducéens et se donnant pour rôle de conserver une tradition orale et secrète différente de la tradition mosaïque et destinée à la remplacer un jour. Nous savons de plus par Eusèbe, par saint Épiphane et par saint Jérôme, qu’il existait chez les Juifs une pareille tradition orale longtemps avant le IIe siècle, transmettant les mêmes idées qui furent adoptées par les Esséniens et les Thérapeutes, et finalement par les chrétiens.

Or, si l’on étudie attentivement les livres du canon hébreu, on n’y trouve aucune trace de cette doctrine, si ce n’est peut-être dans les Proverbes attribués, eux aussi, au roi Salomon ; mais ce livre est d’une authenticité plus que douteuse ; il est formé de sentences le plus souvent sans lien ; par conséquent il a pu recevoir toutes les interpolations imaginables. Tous les livres canoniques de l’Ancien Testament, sauf les trois petits prophètes Aggée, Zacharie et Malachie, sont donnés comme antérieurs à la captivité de Babylone. Les vingt-deux derniers chapitres du livre attribué à Isaie sont contemporains de cet événement, et ont été écrits par un prophète inconnu, au moment où le retour des Israélites allait se faire en l’année 536. Jérémie et Ezéchiel étaient les derniers qui eussent prophétisé ; lorsqu’en 606, sous Nabuchodonosor, le temple fut détruit et les Juifs transportés au centre de l’empire assyrien. C’est donc dans la période qui suivit la destruction du temple que se formèrent parmi les Israélites les doctrines secrètes et les sectes par lesquelles ces doctrines se transmirent jusqu’à Jésus.

Cette formation ne peut`s’expliquer que de deux manières : ou par un mouvement interne et spontané de l’esprit juif, ou par une influence venue du dehors. La première explication est peu vraisemblable : car, ces doctrines se trouvant en opposition formelle. avec la Loi mosaïque, celui qui le premier les aurait émises aurait trouvé des adversaires puissants dans les sadducéens conservateurs de la Loi, et la lutte aurait laissé quelques traces dans l’histoire. Il n’en est pas de même quand l’action venue du dehors s’exerce peu à peu sur des individus isolés, car ils n’en sauraient être responsables. Or, une telle influence a du s’exercer sur les Israélites pendant les soixante-dix ans qu’ils ont passés en contact avec les peuples de l’Asie centrale.

Nous voyons, par le grand prophéte inconnu de la Captivité, que l’édit de Cyrus rappelait les lsraélites de tous les points du monde médo-perse où ils étaient dispersés. Quand ce roi eut conquis toute l’Asie occidentale et pris Babylone, il leur apparut comme un libérateur ; ils le jugèrent digne d’être appelé le Christ de Dieu, tandis qu’au même moment ils chargeaient de malédictions leurs anciens oppresseurs. Ainsi un lien d’amitié et de reconnaissance, par conséquent un échange d’idées s’établit entre eux et les Perses, non seulement dans Babylone, centre de la captivité, mais dans les autres parties de l’empire. Nous voyons que depuis cette époque les relations n’ont plus cessé d’exister entre les Israélites et les Médo-Perses, et ces relations furent d’autant plus suivies que la Judée était sur le passage des Perses allant en Égypte, pays qu’ils possédaient. Cet état de choses dura jusqu’à la conquête d’Alexandre, qui mit en mouvement toute l’Asie, ouvrit des voies nouvelles où elle se précipita, et concentra bientôt dans Alexandrie les idées et les doctrines du monde entier.

Puisque la doctrine secrète date de la Captivité et qu’elle n’est point née d’un mouvement interne et spontané du judaïsme, il ne reste plus qu’à chercher si dans la société persane il existait alors une telle doctrine. Or, les travaux des orientalistes de notre siècle ont mis entre nos mains les livres sacrés de la Perse en vigueur au temps de Darius le Grand, de Cyrus et de leurs prédécesseurs. Ces textes, dont une traduction grecque existait plus de deux siècles avant Jésus-Christ, sont connus de tout le monde sous le nom de Zend-Avesta, et l’on sait qu’ils sont attribués à Zoroastre, l’antique législateur des Aryas de l’Asie moyenne[3]. La doctrine du secret s’y trouve tout entière, presque dans les termes employés par saint Jean. Est-il possible de douter qu’elle n’ait passé de là chez les Hébreux lorsque déjà sous Nabuchodonosor nous voyons le prophète Daniel, tout Juif qu’il était, recevoir le titre de rab-mag (maître des mages) et si le récit biblique n’est pas une fable, occuper la première place parmi les prêtres d’une religion étrangère ? Pourquoi cependant cette religion publique n’a-t-elle produit chez les Hébreux qu’une doctrine cachée et une secte mystérieuse ? Il ne pouvait guère en être autrement chez un peuple dont toute la constitution religieuse, politique et civile procédait de Moïse, et ne pouvait admettre une telle religion sans se détruire : aussi, depuis le temps de la Captivité, les sectaires vécurent-ils à part dans la société israélite, jusqu’au temps où, Jésus ayant donné par sa vie et sa mort un élan irrésistible à leurs idées, on les vit par la bouche de saint Paul prêchées parmi les Grecs et les Romains et, sous la plume de saint Jean et de ses traducteurs, devenir le code de la société nouvelle.

Le Zend-Avesta renferme explicitement toute la doctrine métaphysique des chrétiens, — l’unité de Dieu, du Dieu vivant, l’Esprit, le Verbe, le Médiateur, le Fils engendré du Père, principe de vie pour le corps et de sanctification pour l’âme. Il renferme la théorie de la chute et celle de la rédemption par la grâce, la coexistence initiale de l’Esprit infini avec Dieu, une ébauche de la théorie des incarnations, théorie que l’Inde a si amplement développée, la doctrine de la révélation, de la foi, celle des bons et des mauvais anges connus sous le nom d’amschaspands et de daryunds, celle de la désobéissance au Verbe divin présent en nous et de la nécessité du salut. Enfin, la religion de l’Avesta exclut tout sacrifice sanglant expiatoire, et en passant chez les Israélites elle devait nécessairement supprimer le meurtre de l’agneau pascal, remplacé par une victime idéale. C’est en effet ce qui eut lieu d’abord parmi les Esséniens et les Thérapeutes, ensuite parmi les Chrétiens.

Tel est l’ensemble des faits ; essayons de le résumer. Au temps de la captivité de Babylone, la religion perse dont les dogmes sont contenus dans l’Avesta, fit naître parmi les Juifs une secte cachée dont la doctrine, transmise par la tradition orale, se manifesta de temps en temps, mais incomplètement. La secte paraît au IIe siècle avant Jésus-Christ sous le nom d’Esséniens, et bientôt après en Égypte sous le nom de Thérapeutes, sorte de religieux qui vivaient réunis dans des couvents. La doctrine apparaît d’abord dans l’Ecclésiastique de Jésus, fils de Sirach, dans le livre de la Sagesse et dans les altérations apportées à la Bible par les traducteurs grecs nommés les Septante. Secte et doctrine avaient pris un grand développement sous les Ptolémées, lorsqu’elles appelèrent l’attention par la lutte de Hillel et de Shammai, au premier siècle avant notre ère.

La doctrine secrète avait passé presque entière, mais en s’altérant, dans les livres du Juif hellénisant Philon qui vivait dans Alexandrie au temps de Jésus. C’est cette doctrine que Jésus enseigna secrètement à ses disciples, et surtout à Pierre, Jacques, et Jean, leur ordonnant de la tenir en réserve pour des temps meilleurs, tandis que lui-même, par sa prédication, préparait les âmes à la recevoir. Les apôtres la conservaient secrète dans Jérusalem à la façon des Esséniens d’autrefois, lorsque Paul, qui la connaissait, se donna pour mission de la répandre parmi les gentils, c’est-à-dire surtout parmi les Grecs et les Romains. Recueillie par saint Luc, cette doctrine ne prit pied dans Rome qu’après la destruction de Jérusalem et après la mort de Pierre et de Paul. Cependant l’ignorance où étaient tenus les premiers chrétiens avait fait naître des opinions dissidentes qui attaquaient la doctrine, les unes (ébionites) en niant la divinité du Christ, les autres (marcionites) en niant son humanité. L’église était solidement établie ; le moment devint propice à la publication définitive du secret, et c’est alors, dans la seconde moitié du IIe siècle que fut livré aux fidèles dans leurs langues l’évangile selon saint Jean. Le mystère avait donc été gardé pendant sept cents ans : il avait fallu tout ce long intervalle pour que les peuples de l’Occident se missent en état de recevoir les principes de foi légués par l’Asie.

Au point où nous à conduits cette étude, je ne crois pas qu’aucune des conclusions ci-dessus puisse être sérieusement contestée, car elles s’appuient sur les textes les plus précis, les plus variés, les plus authentiques, sur des faits généralement reconnus et sur les données les plus certaines de la science moderne. La conséquence que nous pouvons en tirer, c’est que le christianisme est dans son ensemble une doctrine âryenne et qu’il n’a comme religion presque rien à démêler avec le judaïsme. Il a même été institué malgré les Juifs et contre eux : c’est ainsi que l’entendaient les premiers chrétiens, qui l’ont défendu au prix de leur repos et même de leur vie. Si le christianisme n’était qu’un développement du mosaïsme, son histoire primitive et la destinée ultérieure du peuple juif seraient inexplicables : il serait impossible de comprendre comment les Israélites ont pu si longtemps être mis au ban des nations et surtout des nations chrétiennes. À présent, toute cette longue histoire s’explique jusque dans ses menus détails : la transmission antique, le développement dans Alexandrie et ailleurs, l’incarnation vivante, des doctrines dans la personne de Jésus, la vie et la mort de ce grand initiateur ; puis les terreurs et les luttes des apôtres et le mystère dont s’entourait la primitive église ; bientôt après, la haute philosophie des pères grecs et latins, dont la couleur orientale contrastait avec les systèmes gréco-romains ; enfin le prodigieux établissement d’une église qui, par ses dogmes, ses rites, ses constructions, ses institutions et son influence, embrasse depuis plusieurs siècles tout l’Occident.

La science peut discerner ce qui dans le christianisme appartient au courant sémitique ou au courant âryen. Le monothéisme chrétien, avec l’idée de la création, qui en est la conséquence, à certainement une origine sémitique ; car ni l’individualité du principe absolu, ni la doctrine qui fait venir le monde de rien, n’ont paru à aucune époque dans les religions âryennes ; il n’y a même pas en sanscrit un terme qui signifie créer au sens que les chrétiens donnent à ce mot[4]. On sait néanmoins à quelle époque et sous quelle influence a été je ne dirai pas introduite, mais discutée et définitivement établie la trinité des personnes divines : ce fut au temps où l’école d’Alexandrie développait sa théorie des hypostases, terme qui fut adopté par les philosophes de cette école ; comme par les chrétiens pour signifier ce qu’on nomma en latin les personnes de la trinité. Entre celles-ci et les hypostases alexandrines, la différence apparente est très-petite, la différence réelle est très-grande. Les docteurs chrétiens ne perdaient pas de vue l’unité individuelle du Dieu créateur, telle qu’ils l’avaient reçue de la tradition sémitique, et les personnes de la trinité ne pouvaient être que des faces diverses de ce dieu, égales entre elles, égales aussi à l’unité fondamentale qui les réunissait. Cette doctrine avait d’ailleurs besoin de s’accommoder avec celle de l’incarnation, que le dogme pur des Sémites était trop étroit pour admettre. La création, la trinité et l’incarnation du Fils sous la figure humaine de Jésus, constituèrent un dogme où l’élément sémitique et l’élément aryen se rapprochèrent sans se confondre.

La philosophie alexandrine, au contraire, est exclusivement âryenne, car elle procède à la fois du platonisme et des doctrines de l’Inde et de la Perse, qui depuis quatre cents ans fermentaient dans Alexandrie. Le panthéisme n’admet ni l’individualité de Dieu séparé du monde, ni la possibilité d’un acte créateur tirant un être du néant. Mais, d’un autre côté, l’être absolu ne peut passer à l’acte ni se développer en vertu de la loi de l’émanation que s’il revêt d’abord ces formes secondes auxquelles les philosophes donnèrent le nom d’hypostases. La diversité de ces hypostases ne permet pas qu’aucune d’elles soit égale à l’être absolu, en qui elles résident ; c’est leur somme qui lui est égale. A son tour et en vertu de la même loi, quand une hypostase se développe, aucun de ses modes n’est égal à elle ; mais elle est égalée par la somme de ses modes. On voit dans quelles limites la doctrine des philosophes exerça son influence sur les premiers développements de la métaphysique chrétienne, et comment celle-ci se trouva également en opposition avec le panthéisme alexandrin et avec le monothéisme sémitique, tout en ayant des affinités avec l’un et l’autre.

Quant à l’incarnation, elle constitue le point de dogme qui aujourd’hui même sépare le plus profondément le christianisme des religions sémitiques. Dans la Bible, Dieu inspire les prophètes ; dans le Koran, il inspire Jésus et Mahomet ; mais pour que Dieu s’incarne, il est nécessaire qu’il y ait en lui plusieurs hypostases : doctrine âryenne en opposition formelle avec le sémitisme. L’orthodoxie chrétienne n’a jamais faibli sur ce point : la doctrine de l’incarnation est le premier fondement du christianisme ; celui qui n’admet pas la divinité de Jésus-Christ n’est pas chrétien. L’histoire des hérésies montre avec quelle énergie le dogme orthodoxe s’est dégagé de toutes celles qui ont seulement paru le compromettre. Il faudrait donc que tout l’Occident cessât d’être chrétien pour céder aux Juifs sur un point de cette importance : j’ajoute qu’il faudrait qu’il cessât d’être âryen, ce qui est impossible.

Les deux tendances auxquelles la meilleure partie du genre humain est soumise se rencontrent donc dans la métaphysique chrétienne et ont fait de la religion du Christ une religion universelle. Les croyances sémitiques, au contraire, procèdent exclusivement d’une seule idée, celle à laquelle on a donné le nom de monothéisme, nom mal choisi, car au fond le panthéisme aryen n’admet pas moins l’unité de Dieu que la doctrine des Juifs ou des Arabes ; seulement cette unité est autrement entendue : l’unité de Dieu est absolue dans le panthéisme ; les Juifs, au contraire, admettaient la réalité des dieux étrangers comme celle du leur ; de ce qu’un sultan divin gouvernait le monde israélite, il ne s’ensuivait pas en effet que d’autres sultans ne pussent régner ailleurs.

Ce qu’il y a d’exclusif dans l’idée sémitique a eu deux conséquences qui se déroulent dans l’histoire : en matière de religion, les peuples sémites se sont fermés à toute influence étrangère, et ils n’ont pu propager leurs dogmes au dehors que par la violence. Les Juifs n’ont jamais essayé de convertir les autres nations : ils se sont contentés de se regarder eux-mêmes comme privilégiés et comme supérieurs au reste des hommes. Le développement de l’islâm appartient plutôt à l’histoire politique et militaire qu’à la science des religions. Il s’est étendu sur des peuples d’origine âryenne dans l’Asie centrale et dans l’Hindoustan, ainsi que sur des populations jaunes dans plusieurs contrées de l’Asie ; mais c’est par les armes qu’il a fait ces conquêtes, c’est par la force qu’il les conserve. Chez ceux de ces peuples qui l’ont adopté définitivement, l’énergie violente qui l’anime est devenue le trait saillant des caractères ; et ce qui est vrai des races blanches ou jaunes, sémitisées par le mahométisme, l’est à plus forte raison des peuples noirs.

Le christianisme tient donc sa douceur naturelle de la race âryenne où il s’est répandu, et non de ce qu’il a en lui de sémitique. L’intolérance qu’on lui prête quelquefois n’est pas dans le fond de ses dogmes ni dans son esprit qui est un esprit de mansuétude. S’il a usé parfois d’intolérance, c’est son alliance avec le pouvoir temporel qui en a été la cause ; l’étude sincère de l’histoire ne laisse aucun doute sur ce point.

La dualité d’origine qui-s’aperçoit dans les dogmes chrétiens se trouve également dans les rites. L’histoire du rituel chrétien n’est pas faite ; la science à cet égard est loin d’être achevée. Tout ce qui a été dit sur ce sujet avant la découverte du Vêda est insuffisant ; nous ne pouvons nous-même ici que donner dés indications et tracer la voie que la science peut essayer de parcourir : le livre est à faire.

La science doit nécessairement commencer par un tableau complet de ce qui se pratique aujourd’hui dans les églises, classer les rites, distinguer d’après les orthodoxies ceux qui sont accessoires de ceux qui sont fondamentaux, et ne donner d’aucun d’entre eux que l’interprétation authentique. On peut alors procéder à l’histoire du rituel. Cette histoire doit se faire, comme celle des dogmes, en remontant les années : en effet, l’état présent des rites est un terrain solide sur lequel une science peut être fondée. Mais si l’on descendait l’ordre des temps, il faudrait commencer par la partie de l’histoire la moins aisée à élucider, c’est-à-dire par les origines. Si les rites chrétiens procèdent de l’Évangile, les Évangiles eux-mêmes ne sont pas, quant aux rites qu’ils contiennent, des livres primitifs, puisqu’ils ont été précédés par tout le développement du rituel hébraïque. Il faudrait donc partir de la Genèse, œuvre incohérente et multiple qui répond à la période la plus obscure et en quelque sorte la plus mythologique du peuple hébreu. Ajoutez que tout indique aujourd’hui qu’une portion notable des rites chrétiens vient de sources qui ne sont ni hébraïques, ni même sémitiques, de telle sorte qu’il faudrait poser tout d’abord comme certains des faits qui ne doivent au contraire se présenter que dans les dernières conclusions de la science. En remontant la suite des années, on opère des retranchements successifs ; on voit les rites se simplifier, à mesure que les derniers venus d’entre eux disparaissent ; et quand on approche des origines même du rituel, il devient possible de distinguer les sources d’où il émane.

Cette méthode, appliquée à l’étude des rites chrétiens, conduit à ce résultat que beaucoup d’entre eux, rapprochés de la Bible et des pratiques des Hébreux, n’ont pas une origine sémitique. D’autres, au contraire, étaient pratiqués chez les Juifs et ont passé de leur culte dans les cultes chrétiens. Ainsi la pâque porte un nom hébreu, le tabernacle est un souvenir de l’ancienne loi. Mais presque toutes les parties du saint sacrifice, l’autel, le feu, la victime, tout ce qui manifeste aux yeux le dogme de l’incarnation ou sa légende ; puis, dans un autre ordre de faits, le temple, la cloche, plusieurs habits sacerdotaux, la tonsure, la confession, le célibat, sont autant de symboles ou d’usages dont l’origine doit être cherchée ailleurs que chez le peuple juif. Il en faut dire autant des prières et des paroles qui se prononcent dans la plupart des cérémonies : celles qui ne sont pas des psaumes ou des citations de la Bible sont animées d’un esprit qui n’a rien de sémitique ; beaucoup d’entre elles ressemblent, et pour le fond et pour la forme à des chants âryens dont nous possédons les originaux.

Plusieurs documents antérieurs à Jésus-Christ prouvent que le bouddhisme était connu à cette époque dans l’angle sud-est de la Méditerranée : le Bouddha est nommé par le Juif hellénisant Philon ; la doctrine des Samanai de l’Inde, qui ne sont autres que les Çramanas ou disciples du Bouddha, était célèbre et appréciée dans Alexandrie et dans toutes les parties orientales de l’empire romain. La Bible n’est pas le seul livre étranger dont les savants grecs aient pris connaissance au temps des Ptolémées. La fondation du Musée, suscitée par un professeur célèbre des premiers temps du royaume d’Égypte, par Démétrius de Phalère, avait créé un centre d’études où se déroulaient sans cesse, avec une liberté scientifique que nos écoles ne connaissent pas, les doctrines et souvent les textes sacrés de toutes les religions alors connues. A l’époque où se fondèrent les rites chrétiens dans les réunions souvent clandestines de la primitive église, il y avait quatre ou cinq cents ans que le bouddhisme existait avec sa doctrine complète, ses rites et sa hiérarchie, et que de l’Inde il envoyait des missionnaires dans toutes les directions.

D’un autre côté, il est certain que le Vêda fut connu dans le monde grec avant la venue de Jésus-Christ : il y a, dans les poésies alexandrines publiées sous le nom d’Orphiques, des vers traduits mot à mot de certains hymnes du Vêda ; il y a des noms de divinités qui ne se trouvent que dans ces hymnes et qui n’ont jamais paru dans le vrai panthéon hellénique[5]. Les cérémonies qui s’accomplissent le samedi saint, lors de la rénovation du feu, non seulement ont un caractère vêdique, mais renferment telle oraison où, pour en faire un hymne du Vêda, il n’y a que les mots Hébreux et Égyptiens à remplacer par ceux d’Aryas et de Dasyous[6]. De tels faits peuvent nous mettre sur une voie nouvelle.

Les rites chrétiens ont donc plus d’une origine et manifestent dans leur évolution les deux tendances qui se remarquent dans les dogmes. Cela ne doit pas nous surprendre, puisque le rite suit le dogme et qu’il en est l’expression sensible.

Le rite hébreu procède des dogmes hébreux : ceux-ci furent fixés peu après le retour de Babylone, et acquirent dès lors une rigidité qui ne leur a jamais permis de se plier aux besoins des autres races. La double origine de ces dogmes et de ces rites, et le besoin de conserver la doctrine supérieure apportée de la Perse, expliquent les invectives des saints d’Israël contre l’introduction des cultes étrangers et principalement contre ceux de l’Égypte. En ne prenant dans le judaïsme que ce qu’il avait d’humain et en le faisant rentrer dans le système des rites âryens, qu’ils pratiquaient et dont le symbolisme grandiose s’accordait bien avec les dogmes nouveaux, les chrétiens primitifs se sont placés sur un terrain neutre ouvert à toutes les nations et ont institué un culte universel.

  1. Voyez Ferd, Delaunay, Philon d’Alexandrie, et les Origines du Christianisme, par le même.
  2. Pendant plus de mille ans après J.-C., une foule de livres contenant des règles de sagesse pratique ou même d’arts manuels ont été mis sous le nom de Salomon, comme un assez grand nombre d’écrits métaphysiques ou mystiques l’ont été sous celui de Jean.
  3. Une première traduction fort inexacte fut donnée à la fin du XVIIIe siècle par Anquetil Duperron ; Eug. Burnouf a le premier discuté les textes, donné la clé de la langue zende et commenté une partie de l’Avesta. Une édition complète avec traduction et commentaire est due à M. Spiegel, dont les idées ont été critiquées ou complétées par les travaux de M. Martin Haugh.
  4. Les hymmes védiques adressés à Viçwakarman ne le présentent jamais comme créateur, mais simplement comme organisateur ou comme producteur des choses en ce sens qu’il les fait émaner de lui-même. Son nom se traduit littéralement en grec par Παντοϰράτωρ, le Tout-Puissant.
  5. Aττιν ϰαὶ Mῆνα ϰιϰλήσϰω : Aditi et Ména des hymnes. Le culte de Mên, vers l’époque. de Jésus, était répandu dans tout l’empire ; depuis la Perse et l’Egypte jusqu’à Sunium et Strasbourg, comme le prouvent de nombreuses inscriptions. — Le culte perse de Mithra ne l’était pas moins ; et ainsi de plusieurs autres, particulièrement de celui d’Orphée. On conserve au Musée lorrain un bas-relief de l’Orphée chrétien, trouvé à Laneuveville, près de Nancy.
  6. Voyez cette prière plus bas, chap. IX.