La Science des religions/Chapitre 3

Librairie Ch. Delagrave (p. 30-38).


CHAPITRE III


LA MÉTHODE HISTORIQUE


Les savants doivent renoncer à l’espoir d’atteindre historiquement à l’origine des dogmes et des cultes. Laissons de côté, si l’on veut, les pratiques grossières de beaucoup de peuplades barbares ; admettons que ces pratiques n’ont pas d’histoire et qu’elles sont telles aujourd’hui qu’elles étaient à leur origine. Le classement des grandes civilisations met au premier plan, parmi les anciens peuples, les Chinois, les Égyptiens, les Sémites et les races aryennes d’Europe et d’Asie. Il n’en est pas un seul dont la science puisse dire qu’elle est en état de découvrir historiquement les origines religieuses.

Il conviendrait de mettre à part les Chinois, qui, appartenant à la race jaune, sont selon toute vraisemblance antérieurs aux peuples blancs, et qui n’avaient pour religion qu’une sorte de fétichisme, avant que des hommes de race aryenne leur eussent communiqué la leur.

L’existence des Chinois parait en effet remonter à une antiquité supérieure à celle des nations âryennes ou sémites, et l’on sait aussi que la première religion métaphysique pratiquée chez eux a été celle du Bouddha. L’histoire religieuse de la Chine se trouve ainsi réduite à n’être qu’une des branches de celle du bouddhisme, religion essentiellement âryenne. Les mêmes réflexions peuvent s’appliquer aux autres religions qui ont fait quelque progrès dans ce pays : elles appartiennent à différentes branches du christianisme ; elles ne sont que des importations européennes et n’ont aucune racine dans la race chinoise. De plus, quoique le bouddhisme ait été la première religion introduite chez les peuples jaunes, et bien que cette introduction soit déjà ancienne, l’étude des livres chinois a fait connaitre les dates précises des missions qui l’y ont prêché et celles de ses premiers établissements ; depuis lors, les chroniques chinoises du bouddhisme ont tenu compte de ses progrès, et l’histoire pourra les suivre jusqu’à nos jours. La question des origines religieuses peut donc à peine être posée à l’égard de la Chine et des autres populations jaunes de l’extrême Orient ; mais il n’en est pas de même des Égyptiens, des Sémites et des Aryens.

Quant à l’Égypte, malgré l’abondance des textes hiéroglyphiques, il n’est pas probable que l’histoire parvienne de longtemps à résoudre le problème de ses origines religieuses. Ceux de ses textes qui ont été traduits jusqu’à ce jour, et dont plusieurs remontent à une haute antiquité, ne laissent à cet égard que peu d’espérance. Au temps des premières dynasties, cinquante siècles pour le moins avant J.-C., l’Égypte était déjà civilisée. Ses plus anciens monuments supposent un passé très-long. On y constate l’existence d’un symbolisme très-antique, revêtu de formes polythéistes ; mais rien de plus obscur encore et de moins pénétrable que la métaphysique sur laquelle il était fondé. Un naturalisme local en paraît avoir été la base, mais à quelle hauteur ce naturalisme s’était-il élevé ? à quelle théologie avait-il donné lieu ? quelle portée générale avaient ces doctrines ? C’est ce que le laconisme des textes ne permettra peut-être jamais de savoir.

Ajoutez que l’écriture hiéroglyphique, assez claire quand elle énonce les faits matériels, l’est beaucoup moins quand elle veut exprimer des idées abstraites. Si elle a paru suffire à des hommes qui en faisaient une étude continuelle et un usage journalier, elle n’est plus aussi intelligible pour nous, qui n’avons, pour en découvrir le sens, que les monuments où elle fut employée. Enfin, quand les hiéroglyphes nous éclaireraient assez sur les dogmes et les cultes de l’ancienne Égypte, on ne pourrait croire, même alors, que l’on en possédât les commencements : l’usage d’une écriture sacrée, quoique ancienne, ne remonte pas aux origines des races qui ont peuplé primitivement la vallée du Nil. Si les races y sont venues du dehors, elles ont dû y apporter avec elles leurs idées et leurs institutions antérieures. De toute manière, elles ont nécessairement eu une période primitive et totalement inconnue, qui a pu durer pendant des siècles nombreux.

Les Sémites n’ont rien d’antérieur aux plus anciens passages de la Genèse. Les faits qui ont suivi Moïse ont généralement un caractère de réalité qui permet de les classer, sinon parmi les faits historiques, au moins parmi les légendes héroïques dont le fond appartient à l’histoire. Les faits antérieurs racontés par les livres dits mosaïques ne peuvent pas rentrer dans le domaine de la science sous la forme ou ils se présentent ; ils ont besoin d’interprétation.

Ceux des hymnes du Rig-Véda, dont l’antiquité peut égaler celle de la Genèse, si elle ne la surpasse, ouvrent à la science des horizons différents. La cosmogonie de l’Avesta n’est pas non plus la même, et celle d’Hésiode diffère aussi des autres. Il n’y a pas de raisons scientifiques d’adopter l’une plutôt que l’autre ; la science doit les accueillir toutes également, à la condition qu’elles seront scientifiquement interprétées. Les vieux récits mosaïques sont soumis à ses méthodes aussi bien que ceux des Grecs, des Germains, des Perses et des Indiens.

Elle est donc forcée par sa nature de ranger beaucoup de récits mosaïques, notamment ceux que contiennent les premiers chapitres de la Genèse, dans cette grande classe de récits qui portent les noms de symboles, de mythes ou de légendes, récits dont on ne nie pas la vérité, mais dont la forme a besoin d’être ramenée à des expressions plus simples. Or, à ce point de vue, les savants sont d’accord pour limiter la partie historique de la Bible à l’époque de Moïse ou même à celle de David. Au delà de Moïse, il n’y a plus aucun fait qui puisse être scientifiquement accepté et entrer dans l’histoire avec la forme que les récits hébraïques ont adoptée.

Ainsi donc, on ne peut espérer trouver dans la Bible l’origine première des religions. Au moment où Moïse prit en main le gouvernement spirituel de son peuple et fonda la puissante institution religieuse qui dure encore, ce peuple n’était ni sans dieu, ni sans culte. Or, ni Ia légende d’Abraham, ni celle de Noé, ni, à plus forte raison, le mythe d’Abel et Caïn, ou celui du serpent tentateur, ne peuvent rendre compte de la naissance de l’idée de Dieu et du rite primordial chez les Sémites. Les récits génésiaques font évidemment allusion à des temps fort antérieurs à Moïse et même à Abraham ; mais il n’y a rien de précis ni de scientifique dans ce qu’ils en rapportent. On peut penser que, quand ces antiques souvenirs furent recueillis et vinrent former la Genèse, ils n’étaient plus qu’un écho très-affaibli de faits et peut-être de doctrines d’une antiquité beaucoup plus haute.

Certains disciples de l’école philologique voient dans les premiers récits de la Genèse une reproduction incomplète des mythes aryens, si amplement développés dans le Rig-Véda, et identifient par exemple le serpent tentateur avec le serpent (Ahi) ennemi d’Indra et personnification du nuage ; mais c’est un point à examiner : il n’est pas dit que tous les serpents mythiques de l’antiquité procédent d’Ahi ; les Sémites ont pu, comme les Aryas, constituer ou recevoir des mythes et des légendes où cet animal ait pris place.

De plus, il faut historiquement prouver que ces deux races d’hommes ont eu des relations positives avant l’époque des rois d’Israël et se sont emprunté l’une à l’autre des conceptions aussi fondamentales. Le récit du serpent tentateur est lié à la légende de l’Eden, et celle-ci à la doctrine sémitique du Dieu créateur. Dire le contraire, c’est soulever contre soi les Juifs, les chrétiens et même les mahométans, dont les croyances religieuses procèdent de ces récits. Avant d’établir de telles assimilations, il faut que la science ait résolu séparément les problèmes que font naître les temps primitifs des Sémites et ceux des Aryas ; et supposé même que cette partie de la science fût terminée, il est évident que le rôle de l’histoire s’arrête au point où les faits cessent d’avoir un caractère naturel, et qu’au delà on est forcé d’avoir recours à d’autres moyens d’investigation.

Le Rig-Véda est le livré sacré des peuples de l’Inde et le fondement de leurs religions. Ce recueil d’hymnes composés dans la vieille langue sanscrite est peut-être le plus authentique des textes sacrés, quoique les auteurs de ces chants soient le plus souvent fictifs ou inconnus. Toutes les données scientifiques prouvent que l’époque où remontent ses plus anciennes parties n’est pas de beaucoup postérieure à Moïse, et que plusieurs hymnes lui sont probablement antérieurs. Ce point du reste, n’a pas une importance majeure, puisque l’histoire de l’Inde procède par périodes et non par années, au moins pour les temps qui ont précédé le bouddhisme.

Quand on compare l’âge des hymnes védiques à celui des chants homériques les plus anciens, c’est-à-dire de certaines portions de l’Iliade et de quelques fragments épiques publiés sous le nom d’Homère ou d’Hésiode, on voit que les peuples de race âryenne n’ont aucun monument qui égale le Véda par son antiquité. Car il n’est pas possible de citer celle du livre de Zoroastre, pris dans son ensemble, livre dont l’époque semble répondre tout au plus aux premiers temps du brâhmanisme indien. Quelques parties de l’Avesta semblent plus anciennes que le reste du livre, sans toutefois dépasser ou même égaler en antiquité les plus anciens hymnes indiens.

Or, le Rig-Véda est presque entièrement un livre religieux ; la notion qu’on se faisait alors de Dieu et les rites qui en découlaient y sont entourés de toute la lumière qui manque à la plupart des autres textes sacrés. Eh bien, non seulement le Rig-Véda ne nous fait pas assister à la naissance de cette notion et de ces rites, mais il signale lui-même des périodes religieuses antérieures dont il est impossible de fixer la durée. L’état des esprits auquel répondent les Hymnes n’est pas un état primordial : le polythéisme y a des proportions si considérables que, pour arriver à cette mythologie, il a fallu des siècles nombreux à une race occupée surtout de guerres et de conquêtes.

Cette conséquence se trouve confirmée par la comparaison des divinités védiques avec celles des autres peuples âryens, chez lesquels en effet on les retrouve conçues de la même manière et portant quelquefois les mêmes noms. La présence de ces éléments communs prouve qu’un certain nombre de dogmes existait dans la race âryenne avant que ces branches se fussent séparées du tronc primitif, et lorsqu’elle ne formait encore qu’une seule société d’hommes habitant les vallées de l’Oxus. Les anciens rites sacrés, l’autel, le feu, la victime, l’invocation aux dieux, se trouvaient également chez les divers peuples âryens avant qu’ils eussent subi une influence extérieure. Tous ces faits prouvent moins l’antiquité du Véda que l’existence d’une doctrine et d’un culte antérieurement à la dispersion des Aryens.

Quoi qu’il en soit, on est forcé d’arrêter au Véda l’histoire positive des religions âryennes. Si la science veut remonter plus haut, il lui faut d’autres moyens d’investigation que ceux dont les historiens disposent. Mais comme il n’est rien sur terre, au moins jusqu’à ce jour, comme il n’est aucun monument sacré plus ancien que la Bible et que le Véda, si l’on en excepte les premières inscriptions de l’Égypte, et peut-être quelques textes cunéiformes, là sont les limites où s’arrête l’histoire, appliquée à l’étude des religions. Au delà s’étend un horizon dont les bornes échappent à la science et que l’imagination elle-même ne peut embrasser. On voit bien que les périodes signalées par la Genèse et par le Véda sous des formes mythiques ou symboliques occupent un passé déjà lointain pour les auteurs de ces livres, et cependant, quand on pourrait déterminer par une voie scientifique quelconque les principaux faits religieux qui s’y sont accomplis, on ne devrait pas, même alors, se croire parvenu aux origines des religions et des cultes : car, ou bien la première ébauche d’une religion remonte à l’apparition de l’homme sur la terre, ou bien elle a été le résultat d’un travail intellectuel prolongé durant des siècles nombreux. Dans l’un comme dans l’autre cas, les commencements nous échappent.

Si la première idée d’un dieu et le premier essai d’un rite remontent aux origines de l’homme, la science demande où sont ces origines.

L’anthropologie ne reconnaît pas plusieurs espèces humaines, mais elle distingue des races, les classe chronologiquement suivant leur perfection physique ou morale. Dans l’ancien continent, les blancs, c’est-à-dire les Aryas, auquels se rattachent les Sémites et probablement les Accads, les Soumirs et une partie des Égyptiens, ont apparu les derniers, et forment les nations religieuses par excellence. Les jaunes étaient venus auparavant : ils avaient déjà conquis ou repoussé les noirs, quand les Aryens du sud-est sont descendus de la Bactriane vers l’Indus par les vallées du Cachemire. Des noirs avaient précédé les jaunes, dont les annales se perdent dans le passé. Faudrait-il croire, ce qui est peu vraisemblable, que les blancs reçurent des peuples jaunes les premières notions religieuses et les éléments du culte, lorsque nous voyons, au contraire, les Chinois à peu près dépourvus de religion avant l’arrivée du bouddhisme indien, et lorsque les poètes du Véda nous disent des populations qu’ils heurtaient de front sur l’Indus qu’elles étaient « sans dieu ? » Si l’on admettait cette hypothèse, que tout contredit et que rien ne confirme, faudrait-il aussi faire des jaunes les héritiers des noirs en religion ?

Ce sont là des suppositions gratuites, ou la science perd ses droits. Il se peut que les vieilles populations humaines aient eu chez elles quelque chose qui ressemblât à des religions, le fétichisme ou la croyance aux Esprits ; mais il est aujourd’hui très-vraisemblable que les races humaines autres que la blanche seront reconnues pour incapables de fonder un système religieux de quelque valeur, et que chez les plus infimes d’entre elles on ne trouvera qu’une notion de Dieu à peine ébauchée et des cultes sans théorie. Quand ces propositions seront solidement établies, on en tirera cette conséquence, que les religions métaphysiques ont pris naissance chez les peuples blancs, et que d’eux seuls procèdent un symbolisme éclairé, une dogmatique sérieuse. Or, il restera toujours à savoir comment sont nées chez eux ces théories et les cultes qui en dérivent. Nous voyons que ni l’histoire, ni nos grands monuments sacrés ne résolvent ce problème ; quand la science remonte vers le passé, et qu’elle est arrivée à un point où l’histoire et les autres moyens d’investigation lui manquent, elle ne peut plus qu’interroger les grandes lois de la nature qui président au développement de toutes choses, et auxquelles l’humanité et ses religions sont assujetties.