La Science des religions/Chapitre 15

Librairie Ch. Delagrave (p. 210-226).


CHAPITRE XV


LOI DU DÉDOUBLEMENT


La théorie générale des religions peut être regardée comme définitive à l’heure où nous sommes. À côté ou à la suite des ébauches tentées par les peuples égyptiens et sémites, se produisit la théorie complète conçue par les peuples aryens et propagée sur tout l’ancien continent. Les faits constatés nous montrent les religions issues de ce mouvement se résolvant à l’origine dans une unité de doctrines et de rites, dont le Véda nous offre le plus ancien spécimen.

Le mouvement, la vie, la pensée, voilà les trois phénomènes universels dont nos ancêtres ont cherché l’explication. Ils ont commencé par le mouvement dont le Soleil leur a semblé être le centre et le principe. Le Feu ou la chaleur, dans ses manifestations variées, a été pour eux l’agent cosmique et terrestre du Soleil. Le Vent, c’est-à-dire l’air en mouvement, a été la condition sans laquelle ces manifestations ne peuvent durer ni même se produire. Concevant ensuite ces trois choses comme des agents universels, ils les ont identifiées ; ils ont vu en elles une force unique à trois faces diverses, engendrant l’innombrable multiplicité des mouvements du monde. Ç’a été la première forme de cette conception qui plus tard a été nommée trinité.

Quand nos ancêtres en vinrent à regarder les phénomènes de la vie, ils aperçurent en eux une variété de formes et d’aspects, qui ne le cède en rien à celle des mouvements physiques. De plus, l’union constante de la vie et de la chaleur les porta naturellement à identifier ces deux choses. Le moins ne pouvant produire le plus, ils furent conduits à prêter la vie aux premiers principes du mouvement, à faire de la force motrice universelle et de ses trois formes initiales des êtres vivants (asuras). Le Soleil ne fut plus simplement le moteur, il fut le père céleste ; le feu fut appelé le fils ; le vent fut l’esprit, dont le souffle pénètre dans tous les êtres qui respirent et y entretient la vie. C’est la seconde forme de la trinité, laquelle est d’une nature psychologique et coordonne autour d’elle tous les phénomènes vitaux de l’univers.

La troisième se rapporte aux phénomènes de la pensée : la terre nous en offre de tous les degrés depuis la pensée la plus rudimentaire, dont la présence peut être constatée dans les derniers des animaux, jusqu’à l’homme, où elle s’élève à la conception des vérités générales et des principes absolus. Ceux qui ont institué la religion ne se sont point demandé si les bêtes ont une âme, car ce sont les phénomènes de la pensée, qui manifestent ce que l’on appelle l’âme, phénomènes qui se remarquent chez les bêtes comme chez nous. Ils ont donc vu la pensée répandue dans l’univers avec la vie et le mouvement. De même que le mouvement s’expliquait pour eux par la présence de la vie, la vie à son tour s’expliqua par la pensée ; enfin ce qu’il y a de changeant et dé divers dans cette dernière trouva sa raison d’être dans la pensée universelle et absolue.

Le dieu qui n’avait été d’abord qu’un être brillant (dêva) fut donc ensuite un principe de vie (asura), et en troisième lieu la pensée, prise dans ce qu’elle a de plus élevé, c’est-à-dire dans son expression religieuse (brahma). Il devint possible aux penseurs d’autrefois de chercher comment ce dieu unique et suprême pouvait, en se diversifiant dans son action, devenir père, fils et esprit, — soleil, feu et vent.

La religion fut donc une conception métaphysique, une théorie, une explication synthétique de l’univers visible et invisible. Une religion n’est achevée que par l’établissement du culte. Une fois que Dieu est conçu comme un être intelligent dont la raison engendre les lois du monde et dont l’action produit la vie et le mouvement, l’homme sent son existence enchaînée à cette puissance infinie analogue à lui-même, quoique de beaucoup supérieure. Cet acte de sentiment, cette reconnaissance du lien qui l’unit à Dieu est le premier élément du culte. Le second est l’œuvre ostensible par laquelle cet acte de foi se manifeste au dehors. Cet œuvre, c’est le sacrifice.

Le culte a d’abord été personnel, domestique, célébré en famille par le père entouré de sa femme, de ses enfants et de ses serviteurs. Puis il est devenu public : les familles se sont réunies autour d’un autel commun ; le nombre des prêtres officiants s’est accru, les églises se sont formées : et, les ressources de leurs membres étant réunies, il a été possible de donner au culte un développement, un éclat, un luxe dont les religions domestiques n’étaient point susceptibles. Les hymnes indiens vont jusqu’à nommer comme d’antiques initiateurs ceux qui ont fait passer le culte de l’état de domestique à la publicité, ils les appellent Ribhous et ce nom répond à celui d’Orphée, comme la légende du chantre de Thrace répond à celle de l’antique Ribhou.

Jusque-là toutefois le culte n’est que l’expression d’une idée, le symbole d’une théorie métaphysique. Cette théorie et ce symbole constituent toute la religion, considérée dans ce qu’elle a d’essentiel, car ces deux éléments des institutions sacrées sont les seuls qui se soient transmis de siècle en siècle, de peuple en peuple, et qui se retrouvent à toutes les époques, non seulement dans les diverses branches de la race aryenne, mais aussi chez des peuples de race étrangère, anciens ou modernes. C’est là le fonds commun, l’héritage indivisible, la substance dont se sont alimentées et dont s’alimentent encore leurs civilisations.

La théorie était complète, le culte était organisé dans tout ce qu’il y a de fondamental, c’est-à-dire de symbolique et d’expressif, avant l’époque où furent composés les derniers des hymnes vêdiques que nous possédons. Depuis lors, il n’a rien été ajouté d’important, à l’institution primitive. Nos rites, auxquels la plupart de nous ne comprennent plus rien, nos symboles qui sont à peu près tous devenus une lettre morte, nos légendes, même dans ce qu’elles semblent avoir de plus réel et de plus local, se trouvent déjà exposés dans le Vêda, presque dans les mêmes termes que nous employons encore aujourd’hui.

Il s’agit maintenant, de reconnaître les causes, qui, d’une religion primitivement unique, ont fait naître tant d’opinions particulières, d’églises séparées, de communautés rivales.

Il ne s’agit point ici de morale ; la conduite de la vie est étrangère à ces questions.

On constate en effet, soit dans les livres sacrés de l’Inde, soit chez les anciens Grecs, soit même dans les livres de Zoroastre, au moins dans les plus anciens d’entre eux, que le but de l’institution religieuse n’était point de rendre les hommes plus ou moins vertueux, qu’elle n’avait pas de règle morale à leur imposer : elle était une pure et simple affirmation d’une théorie métaphysique formulée par les ancêtres. Plus tard les églises élevèrent la prétention d’imposer à leurs adhérents des règles de conduite. La plus féconde en ce genre fut celle où la théorie métaphysique occupe le moins de place, le bouddhisme. Après lui vint le christianisme, en particulier le catholicisme romain.

C’est donc avec le temps que la morale s’est introduite dans les différentes religions. Elles ont suivi le mouvement général de la civilisation ; et la morale de chacune d’elles s’est toujours trouvée d’accord avec les besoins généraux de chaque société.

Cette cause de diversité n’a rien d’essentiellement religieux : elle a varié selon les siècles. Les mœurs créent la morale d’âge en âge, et, réagissant sur l’institution religieuse comme sur tout le reste, y introduisent un élément de diversité. En elle-même, la religion est étrangère à la morale, comme le prouvent les livres du Vêda, où la religion existe dans toute sa plénitude et où les prescriptions morales se réduisent presque à rien.

Telle religion ne saurait être acceptée par tel peuple, ni convenir à telle époque, parce que sa morale ne répond point à l’état social de cette époque ou de ce peuple. Les Grecs d’autrefois, les Indiens et les Perses faisaient beaucoup de choses qui nous semblent condamnables ; nous en faisons d’autres qui révoltent les musulmans.

Du moment où la religion se fait moraliste, elle perd son caractère universel et s’approprie à une époque, à un peuple particulier ; mais comme le temps marche, que ce peuple s’instruit ou s’abêtit, et que de son progrès ou de sa décadence naissent des mœurs nouvelles produites par un nouvel état social, il faut que la religion change ou qu’étant abandonnée, elle périsse. Ordinairement elle périt, parce que l’immutabilité qui est au fond de la doctrine métaphysique se communiquant à toute l’institution religieuse, chaque église a la prétention d’être invariable dans tous ses éléments. Elle cesse donc bientôt de répondre aux besoins changeants de la nation ; les hommes la délaissent, et les temples restent déserts. C’est ce qui est arrivé pour les religions de la Grèce et de l’Italie, en pleine civilisation.

A la morale se rattachent ses applications. Les idées politiques d’une nation n’ont de rapport avec ses mœurs que parce que les unes et les autres dérivent de son état social. De même la religion est au fond étrangère à la politique, et n’a rien à démêler avec elle. Elle lui est fort supérieure, parce qu’une théorie métaphysique est non seulement en dehors, mais au-dessus d’institutions politiques toujours variables. Il est impossible de dire quel était l’état politique du peuple âryen, chez qui est née la première institution religieuse ; mais d’après les hymnes du Vêda, cet état devait être fort rudimentaire, puisque longtemps après l’établissement du culte public par les Ribhous, si tel est leur nom, on en était encore à l’état féodal le plus divisé. Cet état existait de même lors des premières migrations helléniques[1]. Les vieilles royautés, c’est-à-dire les seigneuries féodales auxquelles les plus anciens hymnes indiens, ainsi que l’Iliade d’Homère, font allusion, s’étendaient sur des contrées si petites, que ces princes, indépendants les uns des autres, n’étaient véritablement entourés que de leur famille, de leurs serviteurs et de leurs fermiers. Un pas de plus vers le passé, et l’on n’aperçoit que des familles plus ou moins riches, entre lesquelles il n’existait de communauté que celle de la race et de la religion, sans lien politique proprement dit.

A mesure que ce lien se forma, la religion se trouva mêlée à la politique et prit parti dans les luttes que la politique engendra. Dans l’Inde, la légende du roi Viçwâmitra, devenu brahmane, celle de Vasichta défendant contre lui le pouvoir temporel des prêtres, celle du premier Râma vaincu sur ce terrain par le second, sont autant d’épisodes d’une alliance hâtive et funeste entre la religion et la politique du temps[2]. Le brâhmanisme s’accommoda dès lors à l’état féodal de la société indienne, et vécut au milieu d’elle de privilèges et d’oisiveté ; mais, les mœurs changeant par degrés, il vint un temps où une sorte de révolution parut inévitable. L’égalité des hommes devant la religion et devant la loi devint la préoccupation d’un grand nombre de déshérités : le bouddhisme fut prêché comme une séparation de l’Église et de l’État. Il proclamait en politique l’indifférence, en morale le renoncement aux biens de la terre, la charité universelle et la fraternité de tous les hommes. Quand on cherche ce que fut le bouddhisme comme religion, on est étonné du peu de lumière fournie par les plus anciens livres où il est contenu ; mais comme réforme de l’état social et comme révolution politique dirigée contre le pouvoir temporel des brahmanes, le bouddhisme est un des événements humains les plus grandioses et les plus instructifs pour nous.

Tout le monde sait aussi que de très-bonne heure, dans un temps où le bouddhisme n’existait pas encore, un antagonisme se manifesta entre la religion indienne et celle de l’Iran. Ces deux religions avaient pourtant le même fonds de doctrines, le même culte. Il faut donc admettre que la guerre qui s’éleva entre elles n’eut pas une cause religieuse et naquit sous l’influence des milieux où la doctrine primordiale s’était transportée. Quand on étudie ces milieux, au moyen des faits et des documents authentiques, on ne tarde pas à s’apercevoir que dans l’Inde le système féodal apporté par les Aryas continua d’exister, et que la caste des brâhmanes, la première pour la dignité et les priviléges, entra dans cette constitution politique et se modela sur elle. Les brâhmanes demeurèrent indépendants entre eux comme l’étaient les rois féodaux, n’eurent jamais un chef suprême, et n’allèrent pas dans la voie de l’unité au-delà de la caste et des collèges sacerdotaux. Les lois de Manou que nous possédons offrent un système tellement coordonné dans ses parties, qu’il est impossible de dire si la religion y est faite pour la politique ou la politique pour la religion. Le brâhmanisme n’est donc pas une religion dans le sens rigoureux de ce mot ; c’est une institution politique dans laquelle la religion a été introduite comme partie intégrante : c’est la religion primordiale modifiée par un élément politique, et cet élément, c’est le principe féodal.

Une autre branche des Aryas avait pris sa route vers le sud-ouest et occupé cette portion de l’Asie qui s’étend de la mer Caspienne au golfe Persique. De bonne heure elle eut à lutter contre les grands empires de Ninive et de Babylone ; auxquels elle se substitua. Il est très-probable que ce fut dans ces luttes et parce qu’il fallait opposer puissance à puissance, qu’elle se constitua politiquement en une sorte d’empire gouverné par un roi presque absolu, sous les coups duquel tombèrent les défenseurs de la vieille féodalité. Les roches sculptées du lac de Vân portent témoignage de ces faits. Dès lors, le chef religieux fut aussi chef politique, et tout l’empire de Cyrus, de Darius et de Xercès eut un sacerdoce organisé monarchiquement ; il eut à sa tête un chef, et au-dessous de ce chef des prêtres de différents degrés ; il eut une doctrine où le roi fut présenté comme une sorte d’incarnation où de vicaire de Dieu sur la terre. Ce système fut en hostilité avec celui des Indiens, et l’antagonisme fut d’autant plus ardent que le fond des doctrines tendait à unir deux peuples que leur constitution politique et sacerdotale tenait séparés. Le système médo-perse, affaibli, mais non détruit par Alexandre le Grand, dura jusqu’à l’invasion musulmane ; alors ses derniers représentants se réfugièrent dans l’Inde, où on les trouve encore aujourd’hui. On peut dire du magisme ce que nous avons dit du brahmanisme : ce n’est pas une religion, c’est un système politique. L’Avesta ne reproduit la religion primordiale qu’à la condition d’être dégagé des éléments monarchiques que la politique médo-perse y a introduits. Parmi ces éléments, il en faut compter plusieurs qui sembleraient être d’une nature religieuse, si nous ne possédions dans le Vêda l’état antérieur et vrai de la doctrine commune : de même, en effet, que le système féodal de l’Inde imprima une forte tendance vers le polythéisme à la religion des brâhmanes, de même le principe monarchique de la Perse induisit les mages à concevoir Dieu comme un être personnel, ayant au-dessous de lui des ministres et des légions d’anges de plusieurs degrés. Cette tendance était favorisée par le contact des Aryens avec les populations monothéistes de l’Assyrie et de la Babylonie.

Quand vint le christianisme, cinq ou six siècles après le Bouddha et Cyrus, il fit en Occident une révolution analogue au bouddhisme, mais dans d’autres conditions. Si l’on étudie les dogmes, les rites, les symboles chrétiens, et si on les compare à ceux de l’Orient, on est étonné de la ressemblance qu’on y découvre. Un examen plus attentif de ces grandes religions prouve qu’elles ont tiré d’une source commune la théorie fondamentale sur laquelle elles reposent également. Nous avons vu en effet que la théorie du Christ, de beaucoup antérieure à Jésus, est âryenne et identique à celle d’Agni. Il en est de même de celle de Dieu le père, le même que Sûrya (le Soleil) et ensuite que Brahmâ, et de celle du Saint-Esprit, que nous reconnaissons en Vâyou. Tout le reste de la métaphysique chrétienne est aussi dans le livre sacré des Indiens, avec les rites, les symboles et la plupart des légendes admises par la chrétienté. Du reste, ces mêmes éléments communs se trouvent dans l’Avesta, mais moins purs qu’ils ne le sont dans les hymnes védiques, et déjà recouverts d’un vêtement nouveau. On ne peut donc pas raisonnablement douter que le christianisme ne soit la religion âryenne elle-même, venue d’Asie au temps d’Auguste et de Tibère, quelle que soit d’ailleurs la manière dont elle a été introduite, promulguée et vulgarisée.

Dès son aurore, elle se fit reconnaître par les adorateurs d’Ormuzd : la belle légende des mages venant adorer l’enfant nouveau-né et lui offrir les mêmes présents qu’ils avaient coutume d’offrir à Ahura-mazda, le premier de leurs esprits purs, cette légende n’est point sans signification. Celle du massacre des enfants ordonné par Hérode n’est pas non plus sans portée, puisque ce roi était un Juif iduméen, et que le massacre avait pour but d’étouffer dans son berceau la réforme naissante. Quant à l’empire, le christianisme lui fut longtemps indifférent, parce qu’il ne semblait porter que sur des doctrines abstraites et ne pas intéresser la politique. Il n’y a point de politique nettement énoncée dans les Évangiles ni même dans les Actes et les Épîtres. Sauf dans l’évangile de Jean, qui est postérieur aux trois autres, il n’y a pas non plus de métaphysique dans le Nouveau-Testament, si ce n’est çà et là par des éclaircies et par la théorie du Christ, laquelle se trouve à peine formulée.

Aussi les Évangiles, en y ajoutant même ceux qui portent le nom d’apocryphes, sont-ils des documents tout à fait insuffisants pour qui veut se faire une idée complète du christianisme primitif. Ils n’en renferment pour ainsi dire que la morale. Ils répondent aussi exactement que le permet la différence des temps et des lieux aux sûtras bouddhiques, livres de diverses époques et de valeur très-inégale, qui tous ensemble ne forment dans le bouddhisme que le tiers des écritures sacrées. Les deux autres parties du Triple-Recueil (Tripitaka) comprennent la métaphysique et la discipline. On peut admettre que les premiers initiateurs de notre religion possédaient le fond de la métaphysique chrétienne telle que l’Orient indo-perse la leur avait fournie, telle qu’elle fut enseignée à Paul et à plus d’un membre des primitives églises. Cette doctrine est contenue implicitement dans les plus anciennes formules du rituel, dont plusieurs sont antérieures à Jésus lui-même et à Jean le précurseur. On peut soutenir la même thèse à l’égard des symboles, c’est-à-dire des objets figurés usités dans les cérémonies ou ayant une signification mystérieuse connue des seuls initiés. Plusieurs de ces symboles se rencontrent à Rome dans les Catacombes les premières en date, et s’y montrent assez éloignés des formes qu’ils ont dû avoir d’abord pour qu’on soit autorisé à les croire déjà anciens à cette époque. Or, ces formules et ces figures, étrangères à la vieille Égypte, à la Grèce et à la Judée, se retrouvent dans les livres des Indiens et des Perses avec le même sens métaphysique. On est donc conduit à admettre que la doctrine idéale et la symbolique passèrent toutes faites d’Orient en Occident par l’intermédiaire de la Syrie, de la Galilée et peut-être de la nouvelle Égypte. C’était là et c’est encore aujourd’hui le christianisme dans ce qu’il a de purement religieux, c’est-à-dire de théorique et d’universel. Le reste, pour lui comme pour les autres institutions religieuses, est de création postérieure, a varié selon les temps, et pourra varier dans l’avenir.

Lorsque cette religion conquit l’Occident, elle se trouva en face de deux civilisations avancées, dont l’antagonisme original n’avait pas cessé, ne cessa point et dure encore. Le monde grec avait subi le joug des Romains, mais ne l’avait jamais accepté, parce qu’il est dans le tempérament des races helléniques de n’accepter jamais aucun joug. Les Romains en Grèce occupaient les forteresses, entretenaient des postes militaires, menaient la politique par leurs proconsuls, leurs procurateurs et les agents inférieurs de leur administration ; mais les cités conservaient leur indépendance les unes par rapport aux autres, leur langue, leurs écoles, leurs temples et leurs divinités. Chacun faisait librement son commerce ; on trouvait même sous cette domination plus de sécurité dans les transactions et les transports qu’on n’en avait eu aux plus beaux temps de la liberté. Le christianisme, en s’introduisant chez les Hellènes, rencontra ces cités autonomes et dut s’accommoder à la vie intérieure de chacune d’elles. Ses églises formèrent de petits centres jouissant d’administrations distinctes d’une extrême simplicité, exerçant une influence religieuse locale, d’autant plus puissante qu’elle était moins mêlée à la politique.

La division de l’empire romain et l’établissement d’un second empereur à Constantinople ne modifièrent pas notablement l’organisation du christianisme hellénique : cette organisation avait précédé le partage, et il est dans la nature des religions de conserver leur forme première plus facilement et plus longtemps que les autres institutions humaines. Malgré les intrigues ecclésiastiques dont la capitale de l’Orient fut plus d’une fois le théâtre, l’église grecque ne dépassa jamais l’unité patriarcale, qui n’est qu’une unité de préséance et ne soumet aucune église particulière à l’autocratie de personne. Cet état de choses dure encore.

Les évêchés dont se compose l’église grecque reproduisent, par leur indépendance réciproque, l’image des communautés brâhmaniques, avec autant d’exactitude que le permet la différence des peuples et des civilisations. De toutes les branches du christianisme, c’est celle-là qui se rapproche le plus de la religion primitive des Aryas, parce que c’est celle qui a reçu le moindre mélange d’éléments étrangers à la religion.

En Occident, le christianisme rencontra un état politique tout autrement organisé. Les conquêtes successives de Rome, les réformes opérées sous la république, l’extension du droit de cité, qui continua d’avoir lieu sous les empereurs, avaient donné non seulement à l’Italie, mais au monde latin tout entier, une unité politique dont l’Occident n’avait pas encore eu d’exemple. L’établissement de l’empire acheva cette unité. Autour de l’empereur se groupèrent tous les pouvoirs publics ; la justice même se rendit en son nom, et son autorité se fit sentir jusque dans les moindres détails de la vie des citoyens. La religion nouvelle n’apportait aucune doctrine politique préconçue, et par cela même était en état de les recevoir toutes. A mesure que les centres ecclésiastiques se formèrent en Occident, on les vit se rattacher de plus en plus à l’église de Rome, et l’évêque établi dans cette ville devint le chef de ce qu’on nomma la catholicité. Il faut remarquer cependant que le titre de catholique, que s’est donné l’église de Rome, n’est pas parfaitement juste, si on le compare à la réalité des faits, car non seulement elle n’a jamais réuni dans son unité toutes les églises chrétiennes ; mais de plus, en modelant sa hiérarchie sur celle de l’empire, elle a reçu en elle un élément étranger qui lui a fait perdre son universalité.

Cet élément est d’une nature politique et n’a rien en lui-même de religieux. En effet, lorsque les peuples nommés barbares, presque tous de race âryenne, eurent envahi l’Occident, démembré l’empire et constitué des royaumes nouveaux, il arriva que la plus grande puissance morale de l’Europe fut celle du clergé. Quand un de ces princes de date récente voulut reconstituer l’empire, il dut s’appuyer sur l’église, lui faire des concessions d’une nature séculière, mettre entre les mains de l’évêque de Rome un pouvoir temporel qui tendit à s’accroître ; en aspirant au gouvernement universel des états, il dut reconnaître au-dessus de lui-même un maître dont il se faisait le vicaire et l’homme d’armes. Cela même ne suffisait pas, car, la puissance royale se trouvant ainsi subordonnée à celle du chef de l’église, tout ce qui dépendait du roi dépendait à plus forte raison du pape ; les règles de l’église primèrent les lois et les constitutions laïques ; le pape suspendit les rois en les excommuniant, et exerça sur eux un droit de suzeraineté qui touchait à l’absolutisme. En réalité, les sociétés laïques cessaient d’être ; elles menaçaient de se voir remplacées par une vaste communauté ecclésiastique, modelée sur l’empire romain, simulant les castes et reproduisant en Europe quelque chose d’analogue à la Perse de Darius.

Nous n’avons pas à raconter ici la longue histoire de la puissance des papes. Chacun sait comment elle a décliné sans interruption, soit par la résistance des rois, soit par la réaction de l’esprit germanique connue sous le nom de réforme, soit par l’effet naturel des sciences positives. Le christianisme offre donc deux éléments parfaitement reconnaissables. Dans ce qu’il y a de commun entre les différentes églises, c’est-à-dire dans la métaphysique, dans les rites fondamentaux et dans les symboles les plus anciens, il est une religion universelle venue d’Asie, et se confond par ce côté avec les antiques religions des peuples Aryens ; mais les hiérarchies sacerdotales, plus ou moins semblables à des monarchies, dont l’Europe et le Nouveau-Monde nous donnent le spectacle, sont des institutions politiques. Elles n’ont rien de commun avec la religion, et diffèrent dans chaque pays. La dissolution ou la transformation de ces hiérarchies est un événement séculier auquel la religion est indifférente.

La loi du retour à l’unité est impraticable ; elle n’existe pas : la religion universelle, bien loin de pouvoir revenir à sa catholicité primordiale, tend à s’absorber dans ses formes particulières. Le christianisme, après s’être présenté comme une seule et unique religion, s’est partagé en deux grandes églises, sans compter deux ou trois communions collatérales ; plus tard ces églises se sont à leur tour subdivisées. Aujourd’hui, le nombre des sectes chrétiennes est très-grand : chaque petit pays a son église plus ou moins appropriée à son état social et politique. L’élément de diversité semble donc avoir pris dans la religion chrétienne un empire de plus en plus grand.

La religion fondamentale était une, à son origine ; ainsi la loi qui entraîne le christianisme vers une division toujours croissante est la même qui a partagé en plusieurs branches l’institution primitive et fait sortir d’une source commune les religions des Indiens, des Perses, des Grecs, des Latins, des divers peuples occidentaux, et plus tard le bouddhisme en Asie et le christianisme en Occident. Cette loi s’applique sans interruption depuis plusieurs milliers d’années.

Non seulement les religions helléniques et latines de l’antiquité offraient une diversité extrême, de petits collèges de prêtres sans unité cléricale et des communions de fidèles fort exiguës ; mais le bouddhisme, qui, antérieur de cinq siècles au christianisme, a pourtant un caractère moderne, le bouddhisme offre en Asie une multiplicité d’églises égale à celle des communions chrétiennes. Il y a dans l’Asie centrale une sorte de pape qui semble lui communiquer une unité hiérarchique ; mais Siam, le Pégu, Ceylan, les îles du Grand-Océan, une partie de la Chine ont des églises bouddhistes aussi indépendantes de ce pontife que les églises d’Allemagne, d’Angleterre et des États-Unis le sont du pontife de Rome.

Toutes les fois qu’une rupture nouvelle se produit, chaque communion compte moins d’adhérents que n’en comptait le grand corps dont elle s’est détachée ; le mouvement se continuant, on aboutit à la religion individuelle. C’est ainsi qu’est tombé le polythéisme ; mais à mesure que l’un de ses fidèles se détachait de lui, la religion chrétienne était là pour le recevoir dans son sein. Alors cette religion n’avait encore contracté aucune alliance définitive avec la politique ; elle n’était pas divisée ; elle pouvait à bon droit porter le titre d’universelle ou de catholique qu’elle se donnait.

La loi du dédoublement indéfini entraîne les communions vers le rétablissement de la religion individuelle, et tend à les résoudre dans l’unité. Comme celle-ci avait été brisée par l’introduction d’un élément politique dans l’institution religieuse, cet élément, étranger tend à s’éliminer lui-même. Les communions fondées sur une hiérarchie, et formant des sociétés civiles, portent en elles-mêmes la cause qui doit les détruire. Il n’y a ni alliance, ni secours humain d’aucune sorte qui puisse empêcher cette cause d’agir, parce que les lois de la nature sont irrésistibles. Tel est l’ordre du monde moral ; mais, la cause qui a fait naître la première religion étant d’une nature idéale, et la parole de Jésus : « Mon royaume n’est pas de ce monde, » continuant d’être vraie, les chutes successives des institutions sacerdotales ne portent aucune atteinte à cette religion commune. La théorie qui la constitue demeure et probablement demeurera toujours, parce qu’elle est le résultat d’une vue spontanée très-générale, très-juste et très-sincère des phénomènes de la nature et des lois du monde.

  1. Voyez notre ouvrage intitulé : La légende athénienne, et notre Histoire de la littérature grecque.
  2. Voyez, pour ces légendes, le Râmâyana, 1, trad. ital. de Gorresio, et le Bhâgavata Purâna, trad. franc d’Eugène Burnouf. Voyez aussi Muir, Sanscrit texts, I.