La Science des religions/Chapitre 10

Librairie Ch. Delagrave (p. 128-143).


CHAPITRE X


LES RELIGIONS MODERNES


L’idée de Dieu et le rite sont les seuls éléments dont la science constate la présence dans toutes les religions. Il y a eu des religions sans morale, il y en a eu sans clergé. Quelques développements sur ces deux points marqueront l’état actuel de la science.

Quand on remonte l’histoire des religions, on s’aperçoit que l’application des principes dogmatiques à la conduite de la vie est un fait moderne, qui caractérise les dernières venues d’entre elles, celle de Mahomet, du Christ et du Bouddha. Dans le Koran, la métaphysique ne tient presque pas de place et se réduit en quelque sorte à l’affirmation de l’unité personnelle de Dieu, en opposition avec l’idée chrétienne du Père et du Fils. Au contraire, les règles de conduite, les prescriptions morales s’y rencontrent à chaque pas sous les formes variées du précepte, du récit et de la parabole. Suivez le développement du mahométisme, soit en Orient, soit en Occident : vous reconnaitrez l’extrême faiblesse de la philosophie musulmane comparée à la puissance de la métaphysique chez les Grecs et chez les Indiens. Il est permis d’attribuer cette exiguité scientifique des religions fondées sur le Koran moins peut-être au caractère particulièrement moral de la révolution musulmane qu’à la nature de l’esprit sémitique, toujours inférieur, en matière de science, au génie des peuples âryens. Cette opinion, depuis longtemps répandue parmi les savants, se confirme de plus en plus chaque jour et tend à devenir un point de doctrine incontestable. Il est certain en effet qu’il n’y a presque pas de philosophie théorique dans les livres sémitiques qui ont précédé le Koran, c’est-à-dire dans la Bible et dans les autres écrits des Hébreux. Si l’on n’avait sous les yeux que la suite des religions procédant exclusivement du mosaïsme, la loi qui nous montre les religions ne prenant un caractère définitivement pratique qu’après avoir été pour ainsi dire étrangères à la morale ne pourrait pas être établie ; mais il est certain que les religions purement âyrennes se sont développées suivant cette loi.

Le bouddhisme dans l’Inde est resté pendant plusieurs siècles confondu, quant à sa partie métaphysique, avec certaines écoles des brâhmanes. Plus tard, soit quand il s’est séparé d’elles, soit quand il a quitté l’Inde pour se rendre dans le Tibet, dans l’île de Ceylan et chez les peuples de race jaune, il a conservé, quoique en les modifiant, la plus grande partie des symboles brâhmaniques. Au contraire, dès le premier jour, le Bouddha s’est présenté aux hommes comme instituteur d’une doctrine morale fondée sur la vertu et sur la charité. Quand ses disciples se sont réunis en concile pour composer la primitive église bouddhique (sangha), le seul but qu’ils se sont proposé d’atteindre a été, non d’enseigner aux hommes une métaphysique nouvelle, mais de changer leurs mœurs qui étaient mauvaises, d’ôter, de leur âme les passions qui avilissent, et de les réunir dans un sentiment universel d’amour (maitrêya).

De là sont nés ce prosélytisme, cette abnégation sans mesure, qui ont fait de ses apôtres les civilisateurs de peuples auparavant barbares, comme ceux du Tibet et de la Presqu’île au delà du Gange. Ces peuples sont restés de très-mauvais métaphysiciens, mais ils ont vu leur mœurs s’adoucir, et ils font dater du bouddhisme le commencement de leur civilisation. De là aussi cet esprit d’association religieuse qui a donné dans tout l’Orient un si grand empire aux églises bouddhiques, qui a fait de la prédication un des premiers devoirs des prêtres, de la confession une pratique ordinaire, et qui poussant beaucoup d’hommes à la recherche d’une pureté morale presque impossible, a peuplé de couvents (vihâras) une portion de l’Asie et nous montre aujourd’hui des villes populeuses entièrement composées de monastères[1].

Le bràhmanisme est loin d’avoir donné à l’institution morale la même universalité que le bouddhisme. Nous voyons, il est vrai, dans un temps déjà ancien, la conduite des hommes préoccuper les brâhmanes qui ont rédigé les Lois de Manou ; mais ce livre, qui est le code brâhmanique moderne, a bien plutôt pour objet de fixer les bases de la constitution sociale et de l’organisation politique de l’Inde que de conduire tous les hommes, sans distinction de castes et de races, dans la voie de la vertu. La loi de Manou exige bien peu en cela des hommes de condition inférieure : elle est plus sévère pour les seigneurs de caste royale ; elle n’impose la pureté morale et la perfection qu’aux hommes et aux femmes de la caste sacerdotale. D’autre part, la métaphysique occupe une place importante dans les Lois de Manou : elle en remplit presque à elle seule le premier et le dernier livre. Il y a plus de théorie dans ce seul ouvrage sanscrit que dans toute la littérature bouddhique[2].

Remontez plus haut dans le passé. Le Vêda précède le brâhmanisme et lui sert de point d’appui. Or la morale est à peu près étrangère aux hymnes du Vêda. C’est donc dans l’intervalle compris entre la période vêdique, longue de plusieurs siècles, et l’établissement de la constitution brâhmanique, que les Aryas du sud-est ont commencé à tirer de leurs doctrines les conséquences morales dont elles contenaient le germe. Le brâhmanisme, venu plus tard, a fécondé ces données primitives et formulé en quelque sorte les premières pratiques, mais sans jamais perdre de vue la diversité des castes, des aptitudes et des fonctions. Ce fut seulement au cinquième ou au sixième siècle avant Jésus-Christ que les prédications bouddhiques donnèrent à la morale pratique son caractère universel et en firent la loi commune de tous les hommes. Elles poussèrent si loin ce principe qu’elles allèrent jusqu’à annoncer pour un avenir lointain le règne définitif de la morale et du sentiment parmi les hommes. Il existe en effet une prédiction bouddhique relative à la venue d’un bouddha futur qui doit s’appeler Maitrêya, c’est-à-dire Charité.

Pendant que ces faits s’accomplissaient en Orient, les anciens peuples de la race âryenne, Grecs, Latins, Germains, n’étaient pas encore sortis de la période védique et ne subissaient pas les mêmes révolutions morales que ceux de l’Inde. Lorsque nous cherchons à distinguer aujourd’hui la partie morale des religions appelées payennes, nous sommes étonnés d’aboutir à une négation. Il est certain que, chez les Grecs, ce ne fut pas l’enseignement religieux qui donna aux hommes la règle de la vie et leur fit connaître la vertu ; ce fut les philosophes : leur biographie, telle que Diogène de Laërte nous la fait connaître, prouve qu’une partie notable de la philosophie grecque, la morale surtout, venait de l’Orient, où les savants allaient la chercher. Quant à la religion, elle demeurait une institution publique à laquelle beaucoup de pratiques individuelles s’ajoutaient ; mais elle n’avait de valeur réelle que par le symbolisme mythologique qui en était le fond.

Quand le christianisme pénétra dans le monde occidental, il fut le premier à y prêcher la morale au nom de la religion et à faire de la règle de vie une portion du dogme. Ce que les chrétiens d’alors reprochaient à la religion payenne, c’était non seulement d’être étrangère à la morale, mais souvent même de lui être contraire en offrant aux hommes l’exemple du vice : ils affectaient de ne pas voir le côté symbolique de ces prétendus exemples, et ils dénonçaient la fable comme une école d’immoralité. L’enseignement verbal ou écrit des philosophes ne pouvait sortir d’un cercle borné d’hommes instruits et passait en quelque sorte par dessus le peuple. Le christianisme n’eut donc pas d’antécédents moraux chez les peuples de l’Occident. C’est une tentative stérile, et qui n’a rien de scientifique, de vouloir montrer que toute la morale chrétienne se trouvait dans les écrits des philosophes grecs ou latins antérieurs à Jésus, Cela n’a rien de surprenant ; et je né vois pas même pourquoi l’on n’admettrait point avec saint Jérôme que les moralistes chrétiens ont dès l’origine puisé dans les dissertations des philosophes[3]. Mais, cela fût-il démontré, il n’en demeurerait pas moins que le christianisme fut en Occident une révolution morale qui s’étendit à tous les hommes, et que cette révolution procéda par la voie religieuse et non par celle de la philosophie. C’est là toute la question.

Il est certain qu’avant le christianisme il n’y avait pas, dans le monde occidental, un enseignement moral populaire se présentant sous une forme religieuse et constituant une partie de la foi. Il n’y eut pas dans l’état religieux du monde gréco-romain une période d’élaboration morale correspondant au brahmanisme ; le christianisme, venu du dehors, y succéda sans transition aux anciens cultes, à peu près comme si la prédication du Bouddha était venue sur la fin de la période védique. Le christianisme eut donc dès l’origine le caractère d’une révolution morale ; c’est ce qu’atteste l’évangile de saint Mathieu. Plus tard, vers la fin du second siècle, il commença à développer sa métaphysique, qui, dans les discussions des Pères avec les philosophes d’Alexandrie, atteignit à la hauteur où ces disciples de Platon et de l’Orient la portèrent eux-mêmes. Mais quelle qu’ait été et quelle que soit encore aujourd’hui la métaphysique chrétienne, la véritable influence du christianisme et sa véritable grandeur résident dans l’action morale qu’il exerce.

Ainsi, plus on remonte la série des temps, plus on voit chez les peuples âryens la religion étrangère à la morale. Quand on s’arrête soit au Vèda, soit au polythéisme des peuples occidentaux, on ne trouve presque plus dans la religion que ses deux éléments essentiels : le dieu, le rite.

La même réduction s’opère relativement au sacerdoce. Il n’y a pas de système social où l’ordre des prêtres ait été constitué suivant une hiérarchie plus solide que dans les trois religions modernes, le mahométisme le christianisme et le bouddhisme. Le sacerdoce brâhmanique doit sa durée non à sa constitution particulière, qui est nulle, mais au régime des castes, dont il est pour ainsi parler la clef de voûte. Les brâhmanes sont égaux et n’ont jamais, depuis leur origine, reconnu pour chef aucun d’entre eux. Leur commune origine, figurée par la bouche de Brahmâ, les rend indépendants les uns des autres ; nul d’entre eux ne peut imposer à un autre une obligation ni lui donner un ordre ; si quelque brâhmane acquiert avec les années une autorité qui manque à d’autres, il la doit à sa science et non à une supériorité de fonction.

Cette égalité hiérarchique des prêtres a pour conséquence la liberté dans les doctrines : s’il y a eu dans l’Inde une orthodoxie, ce n’est pas l’autorité d’un chef ou d’une réunion quelconque de brâhmanes qui l’a fixée, c’est uniquement sa conformité avec le Vêda, c’est-à-dire avec la sainte écriture. Là donc il y a toujours lieu de discuter un point de doctrine, sans que l’on puisse être accusé ni condamné par aucune puissance sacrée ; la liberté de penser est absolue dans la caste sacerdotale.

Si l’on remonte au delà des temps brâhmaniques, on ne trouve plus ni sacerdoce régulièrement constitué, ni clergé d’aucune sorte ; il n’y a plus de prêtres se distinguant du reste des hommes, tout père de famille est prêtre au moment où il remplit la fonction sacrée, comme il est soldat à la guerre et laboureur aux champs. C’est seulement à la fin des temps vêdiques que l’on voit la fonction sacerdotale se fixer dans certaines familles, comme le pouvoir royal et le commandement militaire se fixent dans certaines autres. Mais la société âryenne avait jusque-là conçu ses dieux et pratiqué ses rites sans l’intermédiaire d’aucun sacerdoce organisé.

La lecture attentive de l’Iliade nous montre le même état de choses chez les anciens Grecs. On y voit des sacrificateurs attachés à certains temples, et quelquefois transmettant à leurs fils la fonction sacrée ; mais, à côté, les rites sont le plus souvent accomplis par des mains qui tiennent l’épée, et la prière est prononcée par une bouche qui, un moment après, va pousser le cri de guerre : Agamemnon est, selon la circonstance, guerrier, juge ou sacrificateur. La fonction sacerdotale n’avait donc pas alors la fixité qu’elle eut plus tard : et si nous la trouvons si peu définie au temps des poésies homériques, ne devons-nous pas penser qu’à une époque antérieure, elle était telle que nous la trouvons dans les plus anciens hymnes du Vêda ?

Le développement du sacerdoce s’était fait progressivement dans l’Inde : sortant de l’état d’ébauche où il est dans les hymnes, il avait pris la forme d’une caste dans le monde brâhmanique ; dans le bouddhisme, la caste avait fait place à une puissante hiérarchie dont Siam, Ceylan, le Tibet et la Chine nous offrent encore des exemples. En Occident, à la faiblesse du sacerdoce hellénique, qui ne reposait ni sur une caste ni sur une hiérarchie, succéda brusquement l’organisation des églises chrétiennes, organisation que l’on croirait calquée sur celle des églises bouddhiques, si l’on ne savait que chez les peuples de langue latine, elle eut en partie pour modèle cette sorte de religion politique dont l’empereur romain était le souverain pontife, et qu’elle naquit du besoin d’unité qu’éprouvait la société chrétienne quand elle n’était encore qu’une société secrète et souvent persécutée. Nous n’avons pas à retracer ce que tout le monde peut voir ; les églises chrétiennes et, par dessus toutes l’église catholique, offrent un sacerdoce dont la hiérarchie a été se fortifiant d’année en année, à mesure que l’autorité du chef était mieux reconnue comme la source unique de tous les pouvoirs sacrés.

Ainsi donc la morale et le sacerdoce, qui sont deux parties importantes des religions modernes, se montrent de plus en plus restreints à mesure qu’on remonte la série des siècles.

Il semble au premier abord que l’Égypte fasse exception à cette loi, puisque les prescriptions morales forment une partie notable de ses anciens textes sacrés. Mais l’Égypte répond, dans l’histoire de l’humanité, à une période qui allait finir au moment où celles dont je viens de parler commençaient. On ne doit pas oublier que, dès la sixième dynastie, les dogmes, les rites, les figures symboliques, la hiérarchie sacerdotale et les prescriptions morales étaient en grande partie fixés. Cet état de choses suppose un passé très-long, parce qu’il ne peut se produire qu’à la suite d’une très-lente élaboration. L’Égypte a pu, dans une certaine mesure, contribuer au développement religieux des peuples plus modernes, comme furent les Hébreux. Mais les grandes religions âryennes étaient fondées, soit en Orient, soit en Occident, avant qu’elle ait pu exercer sur elles une notable influence. La loi reste donc ; et l’on peut dire que la morale et le sacerdoce apparaissent à un certain moment de l’histoire, qui n’est pas le même pour tous les peuples. Au delà, on ne trouve plus comme éléments essentiels des religions qu’un fait intellectuel, le dogme, et un acte extérieur, le culte.

Comme la science des dogmes et des cultes ne peut se faire qu’en remontant le cours des années, elle a pour point de départ, comme nous l’avons constaté, l’état présent des religions. Le premier chapitre de cette science est une simple exposition de ce qui existe ; le second fait partie de l’histoire. Or, les faits présents ne peuvent trouver leur explication que dans ceux qui les ont immédiatement précédés, à moins que l’on ne considère l’histoire de l’humanité comme une série interrompue de miracles, ce qui est contraire à la science. La raison humaine, réduite à sa formule la plus simple, par la psychologie moderne, n’est au fond que l’idée de Dieu, c’est-à-dire de l’absolu : seulement, cette idée ne peut parvenir à toute sa clarté que par une suite d’analyses, qui la dégagent peu à peu du milieu où elle est enfermée. Ces analyses ne se font pas en un jour ; elles demandent au contraire beaucoup de temps : chaque philosophe les exécute pour lui-même suivant des méthodes connues ; mais l’humanité met des siècles à réaliser la moindre d’entre elles. A chaque pas qu’elle fait, elle se donne à elle-même une définition de Dieu, plus exacte que celles qui avaient précédé, mais à laquelle elle ne saurait s’élever si celles-ci n’avaient pas été données auparavant.

Celui qui n’admet pas ce principe d’expérience ne peut rien comprendre à l’histoire des religions : car elles sont soumises, comme toutes choses ici-bas, à la loi de la succession et de l’enchaînement. Une découverte ne peut avoir lieu que si elle succède à une découverte antérieure, à laquelle elle se trouve liée comme le foyer enflammé à l’étincelle qui l’a fait naître. L’idée de Dieu marche à travers les siècles, toujours identique au fond, mais recevant dans son expression des rectifications toujours nouvelles. Les dieux des hymnes védiques ne répondent plus à l’idée que nous avons de Dieu, quoiqu’ils aient été adorés pendant bien des siècles et que les poètes d’alors les considérassent comme supérieurs à ceux qu’on adorait avant eux. Le dieu matériel des premiers chapitres de la Genèse n’a presque rien de commun avec le dieu des chrétiens, qui est un esprit pur et parfait. Cependant les plus savants métaphysiciens de l’Orient reconnaissent le Véda comme le fondement de leurs doctrines ; les chrétiens voient dans la Genèse le plus ancien de leurs livres sacrés et celui duquel par tradition ils ont reçu la notion de Dieu. Il est donc évident, et ici la foi est d’accord avec la science, que la croyance d’aujourd’hui a sa raison d’être dans la croyance d’hier et que pour construire la science des dogmes, il faut repasser par toutes les étapes que l’humanité a franchies. Mais les accroissements successifs des conceptions et des institutions religieuses ne peuvent s’expliquer que si l’on a sans cesse devant les yeux le fond métaphysique qui constitue la raison humaine.

La science des religions n’est pourtant pas celle des philosophies. Celles-ci vont beaucoup plus vite et semblent se précipiter en comparaison de la marche lente et non interrompue des dogmes sacrés. Les systèmes philosophiques sont des œuvres de savant et ne sortent pas du cercle étroit de quelques hommes livrés à la méditation ; ils ne répondent qu’à un besoin de l’esprit et n’intéressent que de loin la vie réelle. Les grands mouvements religieux s’opèrent à la fois dans la société lettrée et dans celle qui ne l’est pas ; ils remuent les masses populaires et mettent en branle les sentiments qui les animent ; une révolution philosophique paraît un jeu au prix d’une révolution religieuse. La science de l’une ne peut pas être la science de l’autre.

Mais comme les philosophes vivent au sein d’une société religieuse, soit qu’ils reconnaissent ses dogmes, soit qu’ils les nient, les questions qu’ils agitent ont leur retentissement dans le milieu où ils vivent ; les solutions qu’ils proposent font leur chemin à travers les hommes, à mesure que les conséquences pratiques qui en découlent intéressent un plus grand nombre d’esprits. Il est certain que ni Socrate, ni Platon, ni Aristote n’exercèrent aucune influence immédiate sur les peuples grecs de leur temps ; mais leurs doctrines s’étant peu à peu répandues, éloignèrent par degrés les hommes du polythéisme et en préparèrent la ruine. Il fallut plusieurs siècles pour qu’elle fût consommée. Elle le fut enfin. Voici comment.

La somme des idées individuelles constitue la croyance d’un peuple. Ces idées sont elles-mêmes produites par les actions complexes et minimes de mille causes variées. Quand la somme des idées nouvelles surpasse celle qui constituait la croyance publique, l’équilibre se rompt ; celle-ci cède la place et peu à peu disparaît. Il ne faut pas croire que le paganisme ait été promptement remplacé par la religion du Christ. Celle-ci était déjà montée sur le trône impérial depuis plus de deux cents ans, que l’on sacrifiait encore aux dieux dans plusieurs temples de la Grèce ; nous-même avons constaté dans ce pays que beaucoup de saints ou de personnages chrétiens n’ont succédé aux dieux d’autrefois que parce qu’ils portaient des noms pareils aux leurs, ou pouvaient être l’objet de cultes analogues. Saint Hélie a succédé à Hélios, le soleil ; saint Démétrius à Déméter ou Cérès ; la Sainte-Vierge à la vierge Minerve, qui fut l’Aurore, et ainsi de beaucoup d’autres. Des traces nombreuses des anciens cultes existent encore au sein du christianisme, qui n’a jamais pu les effacer entièrement. Tous les faits recueillis dans ces dernières années, soit en Allemagne, soit en France ou ailleurs, prouvent que les religions ne font pas table rase quand elles se succèdent l’une à l’autre, mais qu’elle se pénètrent en quelque sorte, comme les deux formes successives d’un insecte qui se métamorphose, la forme nouvelle se substituant par degrés à l’ancienne et ne s’en débarrassant tout à fait qu’avec le temps.

Ces lois générales ont pour conséquence que plus une religion est moderne et universelle, plus sont nombreux les éléments qu’elle a réunis et qu’elle renferme dans son sein : en d’autres termes, plus sont diverses ses origines. Le christianisme ne tire pas exclusivement son origine des livres juifs : car non seulement la doctrine chrétienne n’est pas tout entière dans la Bible, mais au contraire, elle a beaucoup emprunté d’abord aux idées grecques et latines, et plus tard à celles qui avaient cours au moyen âge dans la société féodale. Si du dogme on passe au rite, on voit que la majeure partie de ses éléments ont une source orientale et une signification symbolique, par laquelle ils se rapprochent des cultes antérieurs. Au delà du christianisme et de la prédication du bouddha, on voit les grandes religions vivre isolées les unes des autres sur la terre dépourvue de chemins, ou ne se pénétrer réciproquement que dans quelques-unes de leurs parties. Enfin, quand on est parvenu aux plus anciens monuments sacrés que nous possédions, si l’on y ajoute encore les faits antérieurs les mieux établis par la linguistique, on voit apparaître des religions primitives, indépendantes, comme les races humaines chez qui elles ont été en vigueur.

Beaucoup de chrétiens supposent que toutes les religions de la terre procèdent d’une révélation adamique, primordiale, dont elles ne sont guère que des corruptions diverses. Ce n’est pas là sans doute un article de foi ; mais c’est une idée qui s’est beaucoup répandue depuis l’époque où Bossuet composait son Histoire universelle avec des données insuffisantes. Depuis lors, la science a marché ; il n’est pas un savant aujourd’hui qui ne considère cette opinion comme fausse ; elle est contredite à la fois par la connaissance des textes, qui ne montre aucun élément ayant passé des plus anciens livres hébraïques au Vêda ; par l’étude comparée des langues, qui sépare dans leurs origines comme dans leurs systèmes les idiomes sémitiques des idiomes aryens ; par celle des races humaines, que l’on voit se succéder les unes aux autres suivant leur ordre de perfection ; par l’impossibilité philosophique de tirer les croyances grecques et surtout celles de l’Inde du monothéisme sémitique ; enfin, par cette simple réflexion dominant tous les faits, que, quand l’humanité s’est trouvée en possession d’un principe vrai, il n’y a pas d’exemple qu’elle l’ait laissé périr.

Depuis que l’étude de l’Inde et surtout celle du Vêda ont mis la science en possession du plus ancien livre sacré de la race âryenne, on a pu commencer à reconnaître la marche d’ensemble des religions, et l’on a renoncé définitivement à l’idée de Bossuet.

En réalité, le monde religieux est soumis à deux tendances dont ni l’une ni l’autre n’est épuisée. L’une d’elles est sémitique ; elle a sa plus proche origine dans les livres de Moïse, qui semblent à leur tour avoir été en partie inspirés par l’Égypte ; elle se continue dans le christianisme moderne. L’autre est âryenne : sa plus ancienne expression est dans le Vêda ; sa dernière est le bouddhisme. L’immense majorité des hommes civilisés se partage entre ces deux doctrines : le nombre des chrétiens est évalué à deux cent quarante millions, celui des bouddhistes à deux cent millions. De plus, les sociétés où sont nées ces deux religions dominantes n’ont pas entièrement quitté leurs anciennes croyances : les israélites ne se rallient que lentement aux idées et aux cultes chrétiens : la société indienne est restée presque entièrement brâhmanique, après avoir expulsé le bouddhisme de son sein et n’en avoir conservé la trace que dans la secte moderne des jâinas. De la tendance sémitique est en outre issu le mahométisme, qui, après avoir été fait pour les Arabes, a rayonné par la conquête sur une partie considérable de l’ancien continent.

Les deux courants religieux issus des sources génésiaques et védiques, ou, pour parler plus exactement, du sud-ouest de l’Asie et des vallées de l’Oxus, ont été continuellement traversés par trois systèmes philosophiques, celui de la création, celui de l’émanation et l’athéisme.

Par la négation absolue, non seulement de Dieu, mais encore de tout objet spirituel, l’athéisme n’a jamais exercé aucune influence sur les dogmes religieux, ne s’y est mêlé dans aucune proportion et n’a modifié en rien ni l’idée de Dieu, ni le rite.

C’est une doctrine négative constamment repoussée dans les sociétés religieuses où elle s’est fait jour.

Il n’en est pas de même des deux autres systèmes philosophiques, celui de la création et le panthéisme. L’un et l’autre ont suffi pour animer de grandes religions, dans le sein desquelles il se sont librement développés. De plus, comme ils ne sont pas de tout point incompatibles, l’histoire nous montre d’une part des religions fondées sur le système de la création, vivifiées dans quelques-unes de leurs parties par des doctrines empruntées à des systèmes panthéistes, et de l’autre des peuples entiers, qui avaient été nourris dans une religion panthéiste, recevant du dehors des doctrines issues de l’idée de création. Ainsi, non seulement les religions successives se sont en partie fondues les unes dans les autres ; mais de plus les deux grandes voies qu’elles ont suivies ont eu des points de rencontre où leurs systèmes métaphysiques se sont rapprochés.

La science a constaté que la tendance originelle des peuples âryens est le panthéisme, tandis que le monothéisme est la doctrine constante des populations sémitiques. Voilà les deux grands lits où coulent les deux fleuves sacrés de l’humanité. Mais les faits nous montrent, en Occident, des peuples d’origine âryenne en quelque sorte sémitisés dans le christianisme : toute l’Europe est à la fois âryenne et chrétienne, c’est-à-dire panthéiste par son origine et par ses dispositions naturelles, mais habituée par une influence venue des Sémites à admettre le dogme de la création.

Les Arabes et les Juifs forment dans l’humanité une section dont la race, pure ou mélangée, n’a emprunté aux peuples étrangers que la partie extérieure de ses religions ; le monothéisme le plus exclusif est le fond de leurs croyances. Dieu, pour eux, n’est pas seulement unique ; il est un individu totalement séparé du monde et dont l’unité personnelle est absolument indivisible, même en idée. C’est la seule race humaine qui ait conçu Dieu avec de tels caractères.

Lorsque l’idée monothéiste est sortie de la race sémitique pour se répandre dans le monde âryen, chez les Grecs, les Latins et plus tard parmi les peuples du Nord, elle a perdu entre leurs mains sa rigueur extrême et son inflexibilité. Quand les docteurs chrétiens, quand les Pères grecs et latins ont développé et constitué la métaphysique chrétienne, ils ont parfaitement compris que la production du monde et son gouvernement ne sont intelligibles que si l’on fait de Dieu un être plus voisin du monde et par conséquent plus conforme à l’idée qu’en avaient toujours eue les hommes de race âryenne. Il est donc vrai de dire, que le christianisme tient quelque chose du judaïsme et quelque chose aussi des autres religions. La métaphysique chrétienne est née de la rencontre et du mélange des deux grands courants religieux qui portent l’humanité, le courant sémitique et le courant âryen.

  1. Voyez le Père Huc, Voyage en Chine et au Tibet, et Hiouen Tsang traduction de Stanislas-Julien.
  2. Voyez Lois de Manou, traduction de Loiseleur-Deslongchamps.
  3. « Les gens qui m’attaquent ne lisent pas plus la Bible qu’ils n’ont lu Cicéron. Ils auraient trouvé dans Moïse et les Prophètes plus d’une chose empruntée aux livres des gentils. Et qui peut donc ignorer que Salomon proposait des questions aux philosophes de Tyr et répondait aux leurs ? L’apôtre Paul lui-même n’a-t-il pas cité dans son Épitre à Titus un vers d’Epiménide sur les menteurs ? Et que dirai-je des docteurs de l’Eglise ? ils sont tous nourris des anciens qu’ils réfutaient. » (Saint-Jérôme, Lettre à Magnus.)