La Science des religions, sa méthode et ses limites/04

La Science des religions, sa méthode et ses limites
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 864-890).
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LA
SCIENCE DES RELIGIONS
SA METHODE ET SES LIMITES

IV.
LA DIVERSITE DES RELIGIONS[1]

La théorie des religions peut être regardée comme définitive à l’heure où nous sommes. L’observation de faits historiques, dont le nombre est aujourd’hui incalculable, jointe aux plus simples données de la philosophie, nous les montre se résolvant à l’origine dans une unité dont nous ayons présenté la formule. Rappelons en quelques mots les principaux élémens de cette théorie.

Le mouvement, la vie, la pensée, voilà les trois phénomènes universels dont nos ancêtres ont cherché l’explication. Ils ont commencé par le mouvement, dont le soleil leur a semblé être le centre et le principe. Le feu ou la chaleur, dans ses manifestations variées, a été pour eux l’agent cosmique et terrestre du soleil. Le vent, c’est-à-dire l’air en mouvement, a été la condition sans laquelle ces manifestations ne peuvent durer ni même se produire. Concevant ces trois choses comme des agens universels, ils les ont identifiées, ils ont vu en elles une force unique à trois faces diverses, engendrant l’innombrable multiplicité des mouvemens du monde. Que telle ait été la doctrine primordiale, c’est ce que démontre l’étude des livres sacrés de l’Inde et de la Perse. Ç’a été la première forme de cette conception qui plus tard a été nommée trinité. Quand nos ancêtres en vinrent à regarder les phénomènes de la vie, ils aperçurent en eux une variété de formes et d’aspects qui ne le cède en rien à celle des mouvemens physiques. De plus l’union constante de la vie et de la chaleur les porta naturellement à identifier ces deux choses. Le moins ne pouvant produire le plus, ils furent conduits à prêter la vie aux premiers principes du mouvement, à faire de la force motrice universelle et de ses trois formes initiales des êtres vivans. Le soleil ne fut plus simplement le moteur, il fut le père céleste, le feu fut appelé le fils, le vent fut l’esprit, dont le souffle pénètre dans tous les êtres qui respirent et y entretient la vie. C’est la seconde forme de la trinité, laquelle est d’une nature psychologique, et coordonne autour d’elle tous les phénomènes vitaux de l’univers.

La troisième se rapporte aux phénomènes de la pensée : la terre nous en offre de tous les degrés, depuis la pensée la plus rudimentaire, dont la présence peut être constatée dans les derniers des animaux, jusqu’à l’homme, où elle s’élève à la conception de vérites générales et de principes absolus. Ceux de nos ancêtres qui ont institué la religion ne se sont point demandé, comme certains esprits étroits ou prévenus parmi les modernes, si les bêtes ont une âme, car ce sont les phénomènes de la pensée, par conséquent de la vie et de la chaleur, qui manifestent ce qu’on appelle l’âme. Or ces phénomènes se remarquent, selon l’espèce, chez les bêtes comme chez nous. Ils ont donc vu la pensée répandue dans l’univers avec la vie et le mouvement. De même que le mouvement s’expliquait pour eux par la présence de la vie, la vie à son tour s’expliqua par la pensée ; enfin ce qu’il y a de changeant et de divers dans cette dernière trouva sa raison d’être dans la pensée universelle et absolue.

Le dieu qui n’avait été d’abord qu’un être brillant (dêva) fut donc ensuite un principe de vie (asura), et en troisième lieu la pensée, prise dans ce qu’elle a de plus élevé, c’est-à-dire dans son expression religieuse (brahma). Il devint possible aux penseurs d’autrefois de chercher comment ce dieu unique et suprême pouvait, en se diversifiant dans son action, devenir père, fils et esprit, — soleil, feu et vent. Nous n’avons pas à reproduire ici les discussions sans fin. qui se sont élevées sur ce sujet dès les temps du Vêda, et qui, reproduites à toutes les époques de l’histoire, sont loin d’être terminées aujourd’hui. Si Dieu a livré le monde aux discussions des hommes, on peut bien dire qu’il s’y est plus encore livré lui-même. Les sectes et les hérésies sont nées presque toutes au milieu de ces disputes souvent stériles, qui ont plus d’une fois compromis le fond même des doctrines et mis en péril de grandes religions.

Ce qu’il importe de constater comme un principe fondamental de la science, c’est que la religion est une conception métaphysique, une théorie, une explication synthétique de l’univers visible et invisible. Toutefois une théorie ne constituerait pas une religion complète, si elle restait à l’état d’idée et d’abstraction ; la religion n’est achevée que par l’établissement du culte. Or il n’y a qu’un seul culte possible, et l’étude des monumens anciens comparés aux religions existantes prouve qu’il n’y en a eu qu’un seul. En effet, une fois que Dieu est conçu comme un être intelligent dont la raison engendre les lois du monde et dont l’action produit la vie et le mouvement, l’homme sent son existence enchaînée à cette puissance infinie, qu’il conçoit comme analogue à lui-même, quoique de beaucoup supérieure. Cet acte de sentiment, cette reconnaissance du lien qui l’unit à Dieu est la première forme que prend la religion. La seconde est l’œuvre ostensible par laquelle cet acte de foi se manifeste au dehors. Cette œuvre, c’est le sacrifice ; cette manifestation, c’est le culte. Le culte a d’abord été personnel, domestique, célébré en famille par le père, entouré de sa femme, de ses enfans et de ses serviteurs ; puis il est devenu public : les familles se sont réunies autour d’un autel commun, le nombre des prêtres s’est accru, les églises se sont formées, et, les ressources de leurs membres étant réunies, il a été possible de donner au culte un développement, un éclat, un luxe, dont les religions domestiques n’étaient point susceptibles. Les faits que nous résumons ainsi peuvent être mis en lumière par une simple lecture du Vêda. Les hymnes indiens, dont la date est antérieure à celle de tous les livres connus, vont jusqu’à nommer comme d’antiques initiateurs ceux qui ont fait passer le culte de l’état domestique à la publicité ; ils les appellent Ribhous, et ce nom répond lettre pour lettre à celui d’Orphée, comme la légende du chantre de Thrace répond à celle de l’antique Ribhou.

Jusque-là toutefois le culte n’est que l’expression d’une idée, le symbole d’une théorie métaphysique. Cette théorie et ce symbole constituent toute la religion, considérée dans ce qu’elle a d’essentiel, car ces deux élémens des institutions sacrées sont les seuls qui se soient transmis de siècle en siècle, de peuple en peuple, et qui se retrouvent à toutes les époques, non-seulement dans les diverses branches de la race aryenne, mais aussi chez des peuples de race étrangère, anciens ou modernes. C’est là leur fonds commun, leur héritage indivisible, la substance dont se sont alimentées et dont s’alimentent encore leurs civilisations. Tout homme, prêtre ou laïque, juif ou chrétien, qui voudra, sans parti-pris et sans passion, envisager les faits tels que la philologie et l’étude comparée des religions nous les montrent reconnaîtra que toutes les religions aryennes, celles d’autrefois comme celles d’aujourd’hui, sont identiques dans leur fonds, reposent sur la même théorie et pratiquent le même culte. La théorie était complète, le culte était organisé dans tout ce qu’il a de fondamental, c’est-à-dire de symbolique et d’expressif, avant l’époque où furent composés les derniers des hymnes védiques que nous possédons. Depuis lors, il n’a rien été ajouté d’important, je dirai même qu’il n’a été rien changé par aucune religion à l’institution primitive. Nos rites, auxquels la plupart de nous ne comprennent plus rien, nos symboles, qui sont à peu près tous devenus une lettre morte, nos légendes mêmes dans ce qu’elles semblent avoir de plus réel et de plus local, se trouvent déjà exposés dans le Vêda presque dans les mêmes termes que nous employons encore aujourd’hui.

On est donc le jouet d’une grande et double illusion lorsque, appartenant à quelque église particulière, on se figure qu’il soit possible de réunir à elle les hommes des autres églises, et par là de les ramener à l’unité. Premièrement cette unité existe de fait dans la doctrine fondamentale et dans l’élément essentiel du culte, et ainsi la tentative est superflue ; en second lieu, c’est vouloir fonder l’unité précisément sur ce qui fait la diversité des communions. Le protestant qui veut amener tous les hommes au protestantisme, le catholique au catholicisme, l’orthodoxe à l’orthodoxie, font la même chose que les alchimistes d’autrefois, qui prétendaient faire de l’or avec tous les métaux : l’or est métal par les qualités qu’il a en commun avec les métaux différens, il est or par ses attributs spéciaux. La chimie n’a été créée et n’est devenue science utile que du jour où, prenant chaque chose pour ce qu’elle est et renonçant à être chimérique, elle a cherché d’une part les élémens homogènes et les caractères identiques, de l’autre les vertus et les propriétés particulières des corps.

Si l’unité des religions consiste dans l’identité de leur métaphysique et de leur symbolisme, ni la théorie ni la pratique ne la feront découvrir ailleurs ; c’est à reconnaître et à mettre en relief cette unité primordiale et perpétuelle que devra tendre tout effort dont on espérera quelque fruit. Au contraire, plus un homme d’une église quelconque s’efforce d’amener les autres à sa manière de voir, plus il affirme la différence qui l’éloigné de leurs opinions : l’antagonisme des églises ne fait ainsi que s’accroître, la véritable unité religieuse se trouve de plus en plus compromise. Il n’importe donc pas moins dans la pratique que dans la science de reconnaître les causes qui d’une religion primitivement unique ont fait naître tant d’opinions particulières, d’églises séparées, de communautés rivales. C’est un problème sur lequel l’étude comparée des religions a jeté dans ces derniers temps les plus vives clartés.


I

Il est nécessaire avant tout de se persuader qu’il ne s’agit point ici de morale, et que la conduite de la vie est étrangère à ces questions. Nous pouvons facilement constater, soit dans les livres sacrés de l’Inde, soit chez les anciens Grecs, soit même dans les livres de Zoroastre, au moins dans les plus anciens d’entre eux, que le but de l’institution religieuse n’était point de rendre les hommes plus ou moins vertueux, qu’elle n’avait pas de règles de morale à leur imposer : elle était une pure et simple affirmation de la théorie métaphysique formulée par les ancêtres. C’est plus tard que les églises élevèrent la prétention d’imposer à leurs adhérens des règles de conduite et des commandemens. La plus féconde en ce genre fut précisément celle où la théorie métaphysique occupe le moins de place, ce fut le bouddhisme. Après lui vint le christianisme, en particulier le catholicisme romain. Plus rigide encore en matière de morale est l’église protestante, la dernière venue. C’est donc avec le temps que la morale s’est introduite dans les différentes religions. En cela, elles ont suivi le mouvement général de la civilisation, et la morale de chacune d’elles s’est toujours trouvée d’accord avec les besoins généraux de chaque société.

C’est là un élément de diversité qui n’a rien d’essentiellement religieux, et qui a varié selon les siècles. Au fond, ce n’est ni la religion, ni la philosophie, ni la science, ni même la morale, qui font les mœurs, ce sont les mœurs qui créent la morale d’âge en âge, et qui, réagissant sur l’institution religieuse comme sur tout le reste, y introduisent un élément de diversité. En elle-même, la religion est étrangère à la morale, comme le prouvent les livres du Vêda, où la religion existe dans toute sa plénitude, et où les prescriptions morales se réduisent à rien. S’il en était autrement, tout honnête homme renoncerait sur-le-champ à sa religion, car il n’est pas d’actions mauvaises, soit publiques, soit privées, qui n’aient été commises en son nom et pour son plus grand bien.

Si la morale des nations est un produit de leurs mœurs, comme cela paraît incontestable, il faut donc voir dans l’état social de l’homme une cause de diversité religieuse, puisque les mœurs sont engendrées par l’état social. De là vient que telle religion ne saurait être acceptée par tel peuple, ni convenir à telle époque, parce que sa morale ne répond point à l’état social de cette époque ou de ce peuple. Les Grecs d’autrefois, les Indiens et les Perses faisaient beaucoup de choses qui nous semblent condamnables ; nous en faisons d’autres qui révoltent les musulmans. Que l’on compare, par exemple, leur manière d’agir à l’égard des femmes avec la nôtre, et l’on verra que cette seule différence s’oppose invinciblement à l’introduction du catholicisme chez eux. Pour qu’elle devînt possible, il faudrait d’abord qu’ils changeassent leurs mœurs et leurs usages à cet égard, et qu’ils fissent comme nous ; mais dès lors il seraient en cela catholiques, et n’auraient plus besoin d’être prêchés, ni convertis. On pourrait faire les mêmes réflexions au sujet de l’esclavage : quoique les esclaves dans l’ancienne Athènes fussent traités aussi bien que les domestiques le sont chez nous, cependant ils étaient esclaves, et il fallait des lois pour les protéger contre les mœurs. La religion chrétienne, en ne reconnaissant pas l’esclavage, eût été incompatible avec l’état de la société hellénique. Notre école d’Athènes a trouvé dans ces dernières années un grand nombre d’inscriptions anciennes constatant des affranchissemens d’esclaves par forme de don à une divinité ; il se faisait donc dès lors un changement dans les mœurs, et ce changement a rendu possible l’introduction de la morale chrétienne en Grèce sous les empereurs.

Si l’on voulait prendre la peine d’interroger l’histoire des mœurs dans l’humanité, on se convaincrait que, du moment où la religion se fait moraliste, elle perd son caractère universel, et s’approprie à une époque, à un peuple particulier ; mais comme le temps marche, que ce peuple s’instruit ou s’abêtit, et que de son progrès ou de sa décadence naissent des mœurs nouvelles produites par un nouvel état social, il faut que la religion change, ou, étant abandonnée, périsse. Ordinairement elle périt, parce que l’immutabilité qui est au fond de la doctrine métaphysique, base de toutes les religions, se communiquant à toute l’institution religieuse, chaque église a la prétention d’être invariable dans tous ses élémens. Elle cesse donc bientôt de répondre aux besoins changeans de la nation ; les hommes la délaissent les premiers, les femmes suivent les hommes, et les temples restent déserts. C’est ce qui est arrivé pour les religions de la Grèce et de l’Italie en pleine civilisation.

A la morale se rattachent ses applications. Quoique dans les théories péripatéticiennes, admises encore par beaucoup de personnes, la politique soit une dépendance de la morale, en réalité les idées politiques d’une nation n’ont de rapport avec ses mœurs que parce que les unes et les autres dérivent de son état social. De même la religion est au fond étrangère à la politique, et n’a rien à démêler avec elle. Elle lui est fort supérieure, parce qu’une théorie métaphysique aussi simple et aussi bien établie que celle sur laquelle repose la religion primordiale est non-seulement en dehors, mais au-dessus d’institutions politiques toujours variables. Il est impossible de dire quel était l’état politique du peuple âryen, chez qui est née la première institution religieuse ; mais, d’après les hymnes du Vêda, cet état devait être fort rudimentaire, puisque longtemps après l’établissement du culte public par les Ribhous, on en était encore à l’état féodal le plus divisé. Cet état existait de même lors des premières migrations helléniques, comme le prouvent toutes les traditions. Les vieilles royautés, c’est-à-dire les seigneuries féodales auxquelles les plus anciens hymnes indiens ainsi que l’Iliade d’Homère font allusion, s’étendaient sur des contrées si petites que ces princes indépendans les uns des autres n’étaient véritablement entourés que de leur famille, de leurs serviteurs et de leurs fermiers. Un pas de plus vers le passé, et l’on n’aperçoit que des familles plus ou moins riches entre lesquelles il n’existait de communauté que celle de la race et de la religion sans lien politique proprement dit.

A mesure que ce lien se forma, la religion se trouva mêlée à la politique, et prit parti dans les luttes que la politique engendra. Dans l’Inde, la légende du roi Viçwâmitra devenu brahmane, celle de Vasichta défendant contre lui le pouvoir temporel des prêtres, celle du premier Râma vaincu sur ce terrain par le second, sont autant d’épisodes d’une alliance hâtive et funeste entre la religion et la politique du temps[2]. Le brahmanisme s’accommoda dès lors à l’état féodal de la société indienne, et vécut au milieu d’elle de privilèges et d’oisiveté ; mais, les mœurs changeant par degrés, il vint un temps où une sorte de révolution parut inévitable. L’égalité des hommes devant la religion et devant la loi devint la préoccupation d’un grand nombre de déshérités ; le bouddhisme fut prêché comme une séparation de l’église et de l’état. Il proclamait en politique l’indifférence, en morale le renoncement aux biens de la terre, la charité universelle et la fraternité de tous les hommes. Quand on cherche ce que fut le bouddhisme comme religion, on est étonné du peu de lumière fournie par les livres où il est contenu ; mais comme réforme de l’état social et comme révolution politique dirigée contre le pouvoir temporel des brahmanes, le bouddhisme est un des événemens humains les plus grandioses et les plus instructifs pour nous. Tout le monde sait aussi que de très bonne heure, dans un temps où le bouddhisme n’existait pas encore, un antagonisme se manifesta entre la religion indienne et celle de la Médie, deux religions qui avaient pourtant le même fonds de doctrines, le même culte, et dont l’identité est démontrée par tous les travaux faits dans ces dernières années soit sur les livres de l’Inde, soit sur ceux de Zoroastre. Il faut donc admettre que la guerre qui s’éleva entre elles n’eut pas une cause religieuse, et naquit sous l’influence des milieux où la doctrine primordiale se trouva transportée. Quand on étudie ces milieux au moyen des faits et des documens authentiques, on ne tarde pas à s’apercevoir que dans l’Inde le système féodal apporté par les Aryas continua d’exister, et que la caste des brahmanes, la première pour la dignité et les privilèges, entra dans cette constitution politique et se modela sur elle. Les brahmanes demeurèrent indépendans entre eux comme l’étaient les rois féodaux, n’eurent jamais un chef suprême, et n’allèrent pas dans la voie de l’unité au-delà de la caste et des collèges sacerdotaux. Les lois de Manou que nous possédons offrent un système tellement coordonné dans ses parties qu’il est impossible de dire si la religion y est faite pour la politique ou la politique pour la religion. Le brahmanisme n’est donc pas une religion dans le sens rigoureux de ce mot, c’est une institution politique dans laquelle la religion a été introduite comme partie intégrante, c’est la religion primordiale modifiée par un élément politique, et cet élément, c’est le principe féodal. Pour faire rentrer l’Inde dans la grande unité religieuse, il faudrait que le brahmanisme fût dépouillé de son enveloppe féodale, que le système des castes fût aboli, les royautés détruites, le sacerdoce livré au vulgaire, et que tout l’ensemble de la doctrine, du culte et des symboles fût ramené à ce qu’il était il y a trois ou quatre mille ans, avant la conquête de l’Inde par les Aryas.

Une autre branche de ces derniers avait pris sa route vers le sud-ouest et occupé cette portion de l’Asie qui s’étend de la mer Caspienne au Golfe-Persique. De bonne heure elle eut à lutter contre les grands empires de Ninive et de Babylone, auxquels elle se substitua. Il est très probable que ce fut dans ces luttes et parce qu’il fallait opposer puissance à puissance qu’elle se constitua politiquement en une sorte d’empire gouverné par un roi presque absolu sous les coups duquel tombèrent les défenseurs de la vieille féodalité. Les roches sculptées du lac de Van portent témoignage de ces faits. Dès lors le chef religieux fut aussi chef politique, et tout l’empire de Cyrus, de Darius et de Xercès eut un sacerdoce organisé monarchiquement ; il eut à sa tête un chef et au-dessous de lui des prêtres de différens degrés ; il eut une doctrine où le roi fut présenté comme une sorte d’incarnation ou de vicaire de Dieu sur la terre. Ce système fut en hostilité avec celui des Indiens, et l’antagonisme fut d’autant plus ardent que le fonds des doctrines tendait à unir deux peuples que leur constitution politique et sacerdotale tenait séparés. Le système médo-perse, affaibli, mais non détruit par Alexandre le Grand, dura jusqu’à l’invasion musulmane ; ses derniers représentans se réfugièrent dans l’Inde, où on les trouve encore aujourd’hui. On peut dire du magisme ce que nous avons dit du brahmanisme : ce n’est pas une religion, c’est un système politique. L’Avesta ne contient la religion primordiale qu’à la condition d’être dégagé des élémens monarchiques que la politique médo-perse y a introduits. Parmi ces élémens, il en faut compter plusieurs qui sembleraient être d’une nature religieuse, si nous ne possédions dans le Vêda l’état antérieur et vrai de la doctrine commune : de même en effet que le système féodal de l’Inde imprima une forte tendance vers le polythéisme à la religion des brahmanes, de même le principe monarchique de la Perse induisit les mages à concevoir Dieu comme un être séparé et personnel, ayant au-dessous de lui des ministres et des légions d’anges de plusieurs degrés.

Quand vint le christianisme, cinq ou six siècles après le Bouddha et Cyrus, il fit en Occident une révolution analogue au bouddhisme, mais dans d’autres conditions. Si l’on étudie les dogmes, les rites, les symboles chrétiens, et si on les compare à ceux de l’Orient, on est étonné, je ne dirai pas de la ressemblance, mais de l’identité qu’on y découvre. Un examen plus attentif de ces grandes religions prouve qu’elles ont tiré d’une source commune la théorie fondamentale sur laquelle toutes reposent également. Il n’est pas douteux en effet que la théorie du Christ, de beaucoup antérieure à Jésus, puisque dans la Bible ce nom est déjà donné à Cyrus, ne soit aryenne et identique à celle d’Agni dans le Vêda. Il en est de même de celle de Dieu le père, le même que Sûrya (le Soleil) et ensuite que Brahma, et de celle du Saint-Esprit, que l’étude la plus élémentaire permet de reconnaître en Vâyou. Tout le reste de la métaphysique chrétienne est aussi dans le livre sacré des Indiens, avec les rites, les symboles et la plupart des légendes admises par toute la chrétienté. Du reste ces mêmes élémens communs se retrouvent dans l’Avesta, mais moins purs qu’ils ne le sont dans les hymnes védiques, et déjà recouverts d’un vêtement nouveau. On ne peut donc pas raisonnablement douter que le christianisme ne soit la religion aryenne elle-même, venue d’Asie au temps d’Auguste et de Tibère, quelle que soit d’ailleurs la manière dont elle a été introduite, promulguée et vulgarisée.

Dès son aurore, elle se fit reconnaître par les adorateurs d’Ormuzd : la belle légende des mages venant adorer l’enfant nouveau-né et lui offrir les mêmes présens qu’ils avaient coutume d’offrir à Ahura-mazda, le premier de leurs esprits purs, cette légende n’est point sans signification. Celle du massacre des enfans ordonné par Hérode n’est pas non plus sans portée, puisque ce roi était un Juif iduméen, et que le massacre avait pour but d’étouffer la réforme naissante dans son berceau. Quant à l’empire, le christianisme lui fut longtemps indifférent, parce qu’il semblait ne porter que sur des doctrines abstraites et ne pas intéresser la politique. Il n’y a point de politique nettement énoncée dans les Évangiles ni même dans les Actes et les Epîtres. Sauf dans l’Évangile de Jean, qui est postérieur aux trois autres, il n’y a pas non plus de métaphysique dans le Nouveau-Testament, si ce n’est ça et là par des éclaircies et par la théorie du Christ, laquelle s’y trouve même à peine formulée.

Aussi les Évangiles, en y ajoutant même ceux qui portent le nom d’apocryphes, sont-ils des documens tout à fait insuffisans pour se faire une idée complète du christianisme primitif. Ils n’en renferment pour ainsi dire que la morale. Ils répondent, aussi exactement que le permet la différence des temps et des lieux, aux sûtras bouddhiques, livres de diverses époques et de valeur très inégale, qui tous ensemble ne forment dans le bouddhisme que le tiers des écritures sacrées. Les deux autres parties du Triple-Recueil (Tripi-taka) comprennent, comme chacun le sait, la métaphysique et la discipline. On peut admettre que les premiers initiateurs de notre religion possédaient le fond de la métaphysique chrétienne telle que l’Orient indo-perse la leur avait fournie, telle qu’elle fut enseignée à Paul, et qu’elle le fut aussi à plus d’un membre des primitives églises. Cette doctrine est contenue implicitement dans les formules du rituel les plus anciennes, dont plusieurs sont antérieures à Jésus lui-même et à Jean le précurseur. On peut soutenir la même thèse à l’égard des symboles, c’est-à-dire des objets figurés usités dans les cérémonies ou ayant une signification mystérieuse connue des seuls initiés. Plusieurs de ces symboles se rencontrent à Rome dans les catacombes les premières en date, et s’y montrent assez éloignés des formes qu’ils ont dû avoir d’abord pour qu’on soit autorisé à les croire déjà anciens à cette époque. Or ces formules et ces figures, étrangères à la vieille Égypte, à la Grèce et à la Judée, se retrouvent dans les livres des Indiens et des Perses avec le même sens métaphysique. On est donc conduit à admettre que la doctrine idéale et la symbolique sous laquelle elle se voilait passèrent toutes faites d’Orient en Occident par l’intermédiaire de la Syrie, de la Galilée et peut-être aussi de la nouvelle Égypte. C’était là et c’est encore le christianisme dans ce qu’il a de purement religieux, c’est-à-dire de théorique et d’universel. Le reste, pour lui comme pour les autres institutions religieuses, est de création postérieure, a varié selon les temps, et pourra varier dans l’avenir.

Lorsque cette religion conquit l’Occident, elle se trouva en face de deux civilisations avancées dont l’antagonisme originel n’avait pas cessé, ne cessa point, et dure encore. Le monde grec avait subi le joug des Romains, mais ne l’avait jamais accepté, parce qu’il est dans le tempérament des races helléniques de n’accepter jamais aucun joug. Les Romains en Grèce occupaient les forteresses, entretenaient des postes militaires, menaient la politique par leurs proconsuls, leurs procurateurs et les agens inférieurs de leur administration ; mais les cités conservaient leur indépendance les unes par rapport aux autres, leur langue, leurs écoles, leurs temples et leurs divinités. Chacun faisait librement son commerce ; on trouvait même sous cette domination subie plus de sécurité dans les transactions et les transports qu’on n’en avait eu aux plus beaux temps de la liberté. Le christianisme, en s’introduisant chez les Hellènes, rencontra ces cités autonomes, et dut s’accommoder à la vie intérieure de chacune d’elles. Ses églises formèrent de petits centres jouissant d’administrations distinctes d’une extrême simplicité, exerçant une influence religieuse locale d’autant plus puissante qu’elle était moins mêlée à la politique.

La division de l’empire romain et l’établissement d’un second empereur à Constantinople ne modifièrent pas notablement l’organisation du christianisme hellénique : cette organisation avait précédé le partage, et il est dans la nature des religions de conserver leur forme première plus facilement et plus longtemps que les autres institutions humaines. Malgré les intrigues ecclésiastiques dont la capitale de l’Orient fut plus d’une fois le théâtre, l’église grecque ne dépassa jamais l’unité patriarcale, qui n’est qu’une unité de préséance et ne soumet aucune église particulière à l’autocratie de personne. Cet état de choses dure encore pour le plus grand avantage des populations orthodoxes. Aussi est-ce une étrange illusion que l’on se fait en Occident de croire qu’un puissant lien religieux rattache les Grecs à la Russie, et livre à celle-ci les consciences parmi les peuples du sud-est. Les Hellènes savent parfaitement qu’il n’en est rien ; ils ne cessent de répéter que, si leur église acceptait la prépondérance de celle de Pétersbourg, ils trouveraient dans le tsar, chef de la religion du nord, un souverain pontife cent fois plus redoutable pour eux que ne le serait le pape des Latins, car le tsar s’accroît, et le pape diminue. En Russie, l’église est l’instrument politique par excellence ; la religion y est dans la pratique un mélange de politique, de superstition et de fanatisme. Les évêchés dont se compose l’église grecque reproduisent au contraire par leur indépendance réciproque l’image des communautés brahmaniques avec autant d’exactitude que le permet la différence des peuples et des civilisations. De toutes les branches du christianisme, c’est celle-là qui se rapproche le plus de la religion primitive des Aryas, parce que c’est celle qui a reçu le moindre mélange d’élémens étrangers à la religion.

En Occident, le christianisme rencontra un état politique tout autrement organisé. Les conquêtes successives de Rome, les réformes opérées sous la république, l’extension du droit de cité, qui continua d’avoir lieu sous les empereurs, avaient donné non-seulement à l’Italie, mais au monde latin tout entier, une unité politique dont l’Occident n’avait pas encore eu d’exemple. L’établissement de l’empire acheva cette unité. Autour de l’empereur se groupèrent tous les pouvoirs publics ; la justice même se rendit en son nom, et son autorité se fit sentir jusque dans les moindres détails de la vie des citoyens. La religion nouvelle n’apportait aucune doctrine politique préconçue, et par cela même était en état de les recevoir toutes. A mesure que les centres ecclésiastiques se formèrent en Occident, on les vit se rattacher de plus en plus à l’église de Rome, et l’évêque établi dans cette ville devint le chef de ce qu’on nomma la catholicité. Il faut remarquer cependant que le titre de catholique, que s’est donné l’église de Rome, n’est pas parfaitement juste, si on le compare à la réalité des faits, car non-seulement elle n’a jamais réuni dans son unité toutes les églises chrétiennes, mais de plus, en modelant sa hiérarchie sur celle de l’empire, elle a reçu en elle un élément étranger qui lui a fait perdre son universalité.

L’histoire a prouvé et prouve encore tous les jours que cet élément est d’une nature politique, et n’a rien en lui-même de religieux. En effet, lorsque les peuples nommés barbares, presque tous de race aryenne, eurent envahi l’Occident, démembré l’empire et constitué des royaumes nouveaux, il arriva que la plus grande puissance morale de l’Europe fut celle du clergé. Quand un de ces princes de date récente voulut reconstituer l’empire, il dut s’appuyer sur l’église, lui faire des concessions d’une nature séculière, mettre entre les mains de l’évêque de Rome un pouvoir temporel qui tendit à s’accroître ; en aspirant au gouvernement universel des états, il dut reconnaître au-dessus de lui-même un maître dont il se faisait le vicaire et l’homme d’armes. Cela même ne suffisait pas, car, la puissance royale se trouvant ainsi subordonnée à celle du chef de l’église, tout ce qui dépendait du roi dépendit à plus forte raison du pape : les règles de l’église primèrent les lois et les constitutions laïques, le pape suspendit les rois en les excommuniant, et exerça sur eux un droit de suzeraineté qui touchait à l’absolutisme. En réalité, les sociétés laïques cessaient d’être ; elles menaçaient d’être remplacées par une vaste communauté ecclésiastique modelée sur l’empire romain, simulant les castes et reproduisant en Europe quelque chose d’analogue à la Perse de Darius.

Nous n’avons pas à raconter ici la longue histoire de la puissance des papes. Chacun sait comment elle a décliné sans interruption, soit par la résistance des rois, soit par la réaction de l’esprit germanique connue sous le nom de réforme. Ce double mouvement n’est point terminé : d’une part nous voyons le pape défendre pied à pied, même par les armes et à prix d’argent, les derniers lambeaux de son pouvoir impérial, de l’autre l’esprit laïque, fortifié par la science et par tant de créations qu’il lui doit, continuer l’œuvre de la réforme et ramener peu à peu l’autorité du pontife de Rome à ce qu’elle était à son origine. L’Europe est souvent bien lasse d’une lutte qu’elle croit stérile, et dont elle ne voit pas toujours clairement la fin ; mais il faut qu’elle prenne patience, qu’elle trace, comme on dit en mathématiques, la courbe du pouvoir séculier de l’église, qu’elle se persuade que les lois de la nature procèdent par de telles courbes, et qu’elles sont irrésistibles. Le non possumus n’est pas une force, c’est un fait d’inertie et un aveu d’impuissance. La force vive des sociétés modernes est dans la science et dans la volonté qu’elles ont de remettre les choses à leur place en séparant les pouvoirs.

On voit par ce qui précède que le christianisme, pris tel qu’il est dans les diverses églises, offre deux élémens parfaitement reconnaissables. Dans ce qu’il y a de commun entre elles, c’est-à-dire dans la métaphysique, dans les rites fondamentaux et dans les symboles les plus anciens, il est la religion universelle venue d’Asie, et se confond par ce côté avec les antiques religions des peuples aryens ; mais les hiérarchies sacerdotales, plus ou moins semblables à des monarchies, dont l’Europe et le Nouveau-Monde nous donnent le spectacle sont des institutions politiques. Elles n’ont rien de commun avec la religion, qui est la même pour tous, tandis qu’elles diffèrent dans chaque pays. La dissolution ou la transformation de ces hiérarchies est un événement séculier auquel la religion est indifférente. Celle-ci serait compromise, si un événement de ce genre devait introduire en elle une métaphysique nouvelle entraînant des rites et des symboles nouveaux ; mais comme elle a pu sans rien changer à ces élémens s’accommoder aux états politiques les plus divers et animer tour à tour les grandes civilisations de l’Inde, de la Perse, de la Grèce ancienne et moderne, de l’Europe latine ou germanique, impériale, féodale, royale et républicaine, elle est fort en état de voir s’accomplir à côté d’elle des changemens nouveaux. Nous comprenons la persévérance avec laquelle l’église romaine, de tous côtés assaillie par l’esprit nouveau, défend ce qu’elle croit être ses droits, et les affirme en Italie, en Autriche, en Espagne, en France, jusqu’en Angleterre. Il est dans la nature qu’un être vivant donne jusqu’à la fin la preuve qu’il n’est pas mort et se raccroche à la vie ; mais, s’il est impossible à un esprit sincèrement religieux et suffisamment éclairé de voir en elle autre chose qu’une institution politique en décadence, les hommes des temps nouveaux ne peuvent pas avoir plus d’attachement à sa cause qu’ils n’en ont à celle du tsar ou du sultan considérés comme chefs de leur empire. Au contraire beaucoup d’hommes religieux de nos jours désirent voir se fonder une église chrétienne universelle qui réunirait toutes les communions séparées. Théoriquement rien n’est plus facile à concevoir qu’une telle église ; mais ceux qui comptent sur un concile pour la réaliser sont le jouet d’une étrange erreur. Cette église existe à la vérité au fond de toutes les communions ; pour l’établir et la proclamer toutefois, il faudrait d’abord que chacune d’elles renonçât à l’élément politique qu’elle a adopté dès son origine, c’est-à-dire à sa hiérarchie et à ses droits séculiers. Or ce n’est pas ainsi que procèdent les institutions humaines ni en général les lois de la nature : les choses naissent de rien, grandissent, atteignent leur maximum, puis déclinent et n’arrivent que lentement à disparaître. La seule voie à suivre serait celle qu’indiquent les pages précédentes : comme ces élémens politiques se sont ajoutés petit à petit à la religion, il faut qu’ils s’en détachent petit à petit. Si ce travail s’accomplissait pour toutes les communions, le monde occidental ne serait plus ni catholique, ni grec, ni russe, ni protestant. il serait chrétien. Si un dégagement pareil pouvait s’accomplir en Asie chez les autres peuples aryens, notre race entière cesserait d’être ou brahmanique, ou bouddhiste, ou mazdéenne, ou chrétienne, elle serait simplement religieuse. On voit combien nous sommes loin d’un tel avenir. Compter pour le réaliser sur le concours des ministres de chaque église, c’est demander à la cause qui fait la diversité des églises de leur donner l’unité et de s’abdiquer elle-même, c’est demander aux rois de se réunir en congrès et de proclamer la république universelle ; les peuples pourraient faire une telle chose dans l’avenir, les rois ne la feront jamais.

Il y a des personnes qui croient la religion intéressée à la conservation de la hiérarchie romaine. C’est une erreur, puisque le catholicisme romain est une institution politique et non religieuse. Si leur opinion était fondée, elle serait également vraie de toutes les autres hiérarchies sacerdotales, prises chacune dans le pays où elle existe. Dans ce cas, il faudrait admettre que la loi du retour à l’unité est impraticable, qu’elle n’existe pas, et que la religion universelle, bien loin de pouvoir revenir à sa catholicité primordiale, tendrait à s’absorber et le genre humain avec elle dans ses formes particulières. Il est certain que le christianisme, après s’être présenté comme une seule et unique religion, s’est partagé en deux grandes églises, sans compter deux ou trois communions collatérales, et que plus tard ces églises se sont à leur tour subdivisées. Aujourd’hui le nombre des sectes chrétiennes est très grand : chaque petit pays a son église plus ou moins appropriée à son état social et politique. L’élément de diversité semble donc avoir pris dans la religion chrétienne un empire de plus en plus grand. Nous-mêmes avons vu naître des sectes nouvelles, et sous nos yeux les catholiques de France sont divisés non sur les doctrines générales, toujours en dehors de la discussion, mais sur les questions de hiérarchie et d’administration cléricale, c’est-à-dire sur les questions politiques. S’il est vrai que la religion fondamentale était une à son origine, comme nous l’avons exposé, la loi qui entraîne le christianisme vers une division toujours croissante est la même qui a partagé en plusieurs branches l’institution primitive et fait sortir d’une source commune les religions des Indiens, des Perses, des Grecs, des Latins, des divers peuples occidentaux, et plus tard le bouddhisme en Asie et le christianisme en Occident. Elle s’exécute sans interruption depuis plusieurs milliers d’années.

Il est en effet digne de remarque que la même loi s’est appliquée à ces diverses religions dans tous les temps et dans tous les pays. Non-seulement les religions helléniques et latines de l’antiquité offraient une diversité extrême, de petits collèges de prêtres sans unité cléricale et des communions de fidèles fort exiguës, mais le bouddhisme, qui, bien qu’antérieur de cinq siècles au christianisme, a un caractère moderne, le bouddhisme offre en Asie une multiplicité d’églises égale à celle des communions chrétiennes. Il a dans l’Asie centrale une sorte de pape qui semble lui communiquer une unité hiérarchique ; mais Siam, le Pégu, Ceylan, les îles du Grand-Océan, une partie de la Chine, ont des églises bouddhistes aussi indépendantes de ce pontife que les églises d’Allemagne, d’Angleterre et des États-Unis le sont du pontife de Rome. Les études faites sur ce sujet soit par les savans en Europe, soit par les Européens qui ont vécu ou voyagé en Orient, depuis le père Huc jusqu’à l’évêque Pallegoix et au révérend Bigandet, démontrent cette division de la grande communauté bouddhique.

Si nous résumions les faits et les idées à partir de l’époque du Vêda et des Ribhous jusqu’à nos jours, nous verrions d’un coup d’œil s’appliquer la loi qui pousse la religion universelle vers une division dont on n’aperçoit pas la limite. Supposons que cette loi continue de s’appliquer, que par exemple l’Italie proteste, et que par l’excès des prétentions des uns et de la résistance des autres la même chose ait lieu en France et en Autriche, nous verrons l’institution catholique se briser encore en plusieurs fragmens, et des églises plus ou moins nombreuses se fonder là où l’unité catholique semble exister aujourd’hui. Poursuivons encore l’application de la même loi : toutes les fois qu’une rupture nouvelle se produit, chaque communion compte moins d’adhérens que n’en comptait le grand corps dont elle s’est détachée ; le mouvement se continuant, on aboutit à la religion individuelle. C’est ainsi qu’est tombé le polythéisme ; mais à mesure que l’un de ses fidèles se détachait de lui, la religion chrétienne était là pour le recevoir dans son sein. Alors cette religion n’avait encore contracté aucune alliance définitive avec la politique, elle n’était pas divisée, elle pouvait à bon droit porter le titre d’universelle ou de catholique qu’elle se donnait.

Qu’un pareil phénomène se produise encore en Orient comme en Occident, et l’on verra les sectateurs des diverses communions de l’Asie former des groupes de plus en plus petits jusqu’au jour où les membres de chacun d’eux se sépareront et retomberont dans la religion universelle dont nous avons parlé. Or un mouvement de cette nature se poursuit dans l’Inde depuis plusieurs années ; il acquiert dans la société brahmanique éclairée une influence croissante : un de ses chefs a été celui qu’on appelait en Europe Rammohun-Roy ; son œuvre fut de montrer le but à atteindre, et ce but était de revenir à la simple doctrine du Vêda en laissant tomber les cultes polythéistes dont l’Inde fourmille encore aujourd’hui.

On voit que la loi du dédoublement indéfini entraîne les communions vers le rétablissement de la religion individuelle, et tend à les résoudre dans l’unité. Comme celle-ci avait été brisée par l’introduction d’un élément politique dans l’institution religieuse, cet élément étranger tend à s’éliminer lui-même. Les communions fondées sur une hiérarchie et formant des sociétés organisées au sein des sociétés civiles portent en elles-mêmes la cause qui doit les détruire. Il n’y a ni armée, ni alliance, ni secours humain d’aucune sorte qui puisse empêcher cette cause d’agir, parce que les lois de la nature sont irrésistibles. Que l’on se demande, par exemple, quel bénéfice rapporte à la papauté le secours militaire qu’elle a reçu du gouvernement impérial, de la création d’une troupe bigarrée de 10 ou 12,000 étrangers : elle n’a pas gagné un partisan, elle s’est aliéné nombre d’hommes, surtout en Italie, et elle se trouve beaucoup plus faible aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a quinze ans. D’un autre côté, la politique romaine, c’est-à-dire catholique, est tellement en contradiction avec les principes les mieux acceptés et les plus solides de nos législations que chaque effort tenté pour la soutenir tourne à son détriment, et transforme en ennemis de la papauté ou en indifférens des gouvernemens et des peuples qui auparavant l’avaient soutenue. L’église romaine est donc sa propre ennemie, ou, pour mieux dire, le principe politique sur lequel elle repose nourrit en elle le germe de sa destruction. Tel est l’ordre du monde moral ; mais, la cause qui a fait naître la première religion étant d’une nature idéale et la parole de Jésus : « mon royaume n’est pas de ce monde, » continuant d’être vraie, les chutes successives des institutions sacerdotales ne portent aucune atteinte à cette religion commune. La théorie qui la constitue demeure, et probablement demeurera toujours, parce qu’elle est le résultat d’une vue spontanée très générale, très juste et très sincère des phénomènes de la nature et des lois du monde.


II

Les idées que nous venons d’exposer, et qui résument des faits que tout le monde connaît et d’autres que la science contemporaine découvre chaque jour, ne s’appliquent qu’aux sociétés aryennes. Celles-ci tirent toutes également leur origine de l’Asie centrale. Elles se sont donné ce nom à elles-mêmes dans beaucoup de pays et peut-être partout où elles se sont établies. Le plus antique monument de la race, le Vêda, est celui où le nom d’Aryas est le plus souvent employé. Depuis qu’on l’y a lu presque à toutes les pages, la science a renoncé au mot indo-germanique et même au mot indo-européenne, par lesquels on désigne encore quelquefois la famille des peuples aryens. Pour suivre avec profit l’application des lois qui viennent d’être exposées, il faut les prendre le moins loin possible du berceau de la race : il faut, partant du Vêda comme livre et des vallées de l’Oxus comme centre géographique, ressaisir l’unité religieuse chez les peuples anciens, puis chez les peuples modernes de la race aryenne, et à mesure qu’on avance dans l’histoire de chacun d’eux reconnaître les élémens étrangers qui se sont ajoutés à la doctrine primitive, et ont engendré la diversité apparente des religions. L’étude serait complète, si la doctrine de nos ancêtres n’était jamais sortie de leur race, et n’avait donné lieu à aucun établissement religieux chez des hommes de race étrangère. Or cela n’est pas. Presque tous les peuples qui se sont trouvés en contact avec une nation aryenne lui ont emprunté une plus ou moins grande part de ses doctrines, et ont fondé ou modifié d’après elles leurs institutions sacrées.

Quand on vit pour la première fois d’un peu près, au temps de Louis XIV, les hommes jaunes de la presqu’île au-delà du Gange, tout le monde crut qu’ils avaient une religion à eux, un peu barbare et passablement ridicule. Plus tard on s’aperçut que le fameux Samanacodom dont parle le poème de Louis Racine n’était autre que le Çramana-Gautama des Indiens, c’est-à-dire le Bouddha. C’est de nos jours seulement qu’on a su à quelle époque et comment le bouddhisme, religion aryenne, avait été apporté par des missionnaires indiens chez ce peuple d’une race inférieure, l’avait adouci, transformé, civilisé, et en avait fait celle peut-être de toutes les sociétés humaines où la tolérance est la mieux pratiquée. Quand on compare le bouddhisme de Siam avec celui des plus anciens Sûtras du Népal, qui sont comme les évangiles de cette religion, on se convainc bientôt que la partie métaphysique de la doctrine a presque disparu de l’enseignement, que les peuples de la presqu’île l’ont remplacée par un amas de superstitions et de pratiques grossières, que la supériorité des premiers missionnaires au milieu d’une population inculte, se transmettant à leurs successeurs, a multiplié les prêtres et les couvens dans une effrayante proportion. Le sacerdoce, là comme à Rome, s’est modelé sur la constitution politique du pays ; tout ce clergé dépend d’un seul pontife, qui est l’égal du roi, qui règne à côté de lui, et qui a lui-même le titre de roi.

On fut bien longtemps aussi à s’apercevoir que la religion de beaucoup de Chinois était une importation étrangère, et que Fô est la forme monosyllabique chinoise du nom du Bouddha. Les voyages en Chine, la traduction d’anciens voyageurs chinois, notamment celle de Hiouen-Thsang par M. Stanislas Julien, ont jeté les plus vives lumières sur l’origine et l’histoire du culte de Fô. Il a été possible de le comparer avec le bouddhisme de nos jours et avec le bouddhisme primitif tel qu’il se montre dans les Sûtras du Népal. On a vu combien l’élément chinois a transformé la doctrine du maître. Tandis que beaucoup de lettrés sont des philosophes sceptiques et matérialistes, les sectateurs de Fô, ne comprenant rien à la haute métaphysique de Çâkya-Mouni, l’ont remplacée par des cultes idolâtriques dont le plus répandu est celui d’une femme idéale, Mâyâ, la mère du Bouddha.

La diminution de la théorie primordiale, base des religions, n’a pas été moins grande au Tibet que chez les autres peuples de la race jaune. Qu’on lise le père Huc, mais qu’on lise surtout les documens orientaux, en particulier ceux qu’a traduits M. Foucaux, et l’on se convaincra facilement que le bouddhisme tibétain est bien différent de celui des Indiens du temps du roi Açôka ou de Tchandragupta, l’allié diplomatique et aryen de Séleucus Nicator. Nous pourrions continuer cette énumération et passer en revue, de Ceylan au Japon, tous les peuples de races étrangères qui ont adopté les institutions bouddhiques ; mais c’est un fait acquis à la science que chez eux ce n’est pas seulement la portion pratique de cette religion qui a subi une déchéance, que c’est aussi la théorie métaphysique, partout remplacée par l’anthropomorphisme, la croyance aux esprits et les autres superstitions. Quand nous cherchons à démêler la cause qui a produit cette chute de l’une des plus grandes religions, nous ne la trouvons ni dans cette religion même, ni dans les institutions particulières de chacun des peuples jaunes ou noirs ; elle est dans la différence des races. La Chine renferme des moralistes et des philosophes pratiques, mais pas un seul métaphysicien, beaucoup d’industries empiriques et de métiers, mais point de science ; notre expédition d’il y a quelques années chercha dans Pékin un mathématicien chinois, elle n’en trouva pas un seul, quoique la ville regorgeât de calculateurs. Les notions générales d’une nature abstraite échappent à cette race d’hommes, à qui manque aussi la partie du cerveau qui en est l’organe. C’est pourquoi la théorie métaphysique, qui est l’essence de la religion, leur échappe également, et il n’est pas plus possible de la leur enseigner qu’il n’est possible de procréer un lion dans une brebis et de changer la loi des générations.

Parlerons-nous des peuples noirs, inférieurs aux jaunes, qui de temps immémorial occupent le sud de l’Asie et une grande partie de l’Afrique ? Demanderons-nous ce que sont aujourd’hui dans ces contrées les plus grandes religions ? Que l’on consulte les Anglais de retour de l’Abyssinie, et ils raconteront ce que les sujets de Théodore avaient fait du christianisme, ce qu’étaient devenus chez eux, je ne dirai pas Dieu le père, dont l’idée n’était jamais entrée dans leur esprit, mais Jésus et Marie, les apôtres, les saints, les cérémonies de la messe et les sacremens. Avant que le christianisme se fût introduit en Abyssinie, les peuples noirs voisins de la Haute-Égypte avaient déjà reçu des missionnaires de l’Asie et avaient été convertis. Il existe en langue grecque un document depuis longtemps célèbre et traduit en plusieurs langues, mais dont la valeur n’a pas été comprise jusqu’à nos jours, parce que l’Inde et la Perse étaient demeurées inconnues : nous voulons parler du livre d’Héliodore connu sous le nom d’Éthiopiques. C’est en effet un épisode de l’histoire de la civilisation en Ethiopie. On y voit un peuple noir dont le roi et la reine portent des noms perses, et ont pour directeur spirituel un prêtre nommé Sucimitra, nom sanscrit signifiant « l’ami des purs. » La religion de ce missionnaire asiatique était déjà puissante en Ethiopie que l’on y célébrait encore des sacrifices sanglans et même des sacrifices humains, comme aujourd’hui au Dahomey. Enfin ces usages disparaissent au dénoûment du livre, et la douceur des mœurs aryennes triomphe ; mais on ne dit pas que ces peuples aient jamais rien compris aux doctrines métaphysiques sur lesquelles cette morale était fondée. Chaque race d’hommes prend de la religion ce qu’elle est capable d’en prendre : — aux uns la métaphysique avec les symboles et les rites sublimes qui en découlent, c’est ceux-là que Jésus appelait « les fils de la lumière ; » aux autres l’anthropomorphisme sans raison, les figures d’animaux sacrés et les allégories sacerdotales, à d’autres les superstitions et les cultes barbares. Il existe encore aujourd’hui sur la terre assez de représentans des races infimes qui n’ont reçu l’influence d’aucune religion supérieure pour que nous puissions juger ce dont elles sont capables. L’Afrique et le Nouveau-Monde en renferment. La salle des Missions évangéliques à l’exposition de 1867 offrait réunis de précieux spécimens de leurs divinités ; mais elle montrait aussi des dieux symboliques d’origine aryenne transformés par les hommes de couleur du sud de l’Asie et des îles de l’Océan. Il eût été juste que les zélés auteurs de cette collection réservassent une place aux figures sacrées du christianisme telles que ces mêmes populations les ont faites. La religion n’y aurait rien perdu ; la science y pouvait gagner quelque chose.

Les voyages et les livres nous en ont assez appris pour qu’il soit possible aujourd’hui d’affirmer que toute religion transportée chez un peuple de race inférieure y subit une déchéance, qu’elle n’exerce sur lui qu’une action incomplète, parce que ce peuple ne prend d’elle que ce dont sa propre nature est capable : tout le reste demeure au-dessus et par conséquent en dehors de son entendement. L’expérience démontre que les races humaines n’exercent physiquement et moralement les unes sur les autres que des actions superficielles et passagères dont l’effet ne tarde pas à disparaître quand la cause qui l’a produit est épuisée.

Parmi ces races, il en est une qui a joué dans l’histoire religieuse du monde un rôle important, le premier après la race aryenne : nous voulons parler des Sémites. Les savans qui se sont occupés d’anthropologie s’accordent presque tous à placer les Sémites entre les Aryas et les peuples jaunes : non que leurs caractères distinctifs soient un moyen terme entre ceux de notre race et ceux des Asiatiques orientaux ; mais, notablement supérieurs aux jaunes, ils présentent vis-à-vis de nous des différences qui ne permettent pas de les confondre avec les Indo-Européens. Le vrai Sémite a le cheveu aplati et par conséquent la chevelure crépue, le nez fortement courbé, les lèvres saillantes et charnues, les extrémités massives, le mollet exigu et le pied plat. Ce qui forme un caractère beaucoup plus important, il appartient aux races occipitales, c’est-à-dire chez lesquelles la partie postérieure de la tête est plus développée que la partie antérieure ou frontale. Sa croissance est très rapide, à quinze ou seize ans elle est terminée. A cet âge, les pièces antérieures de son crâne, où sont renfermés les organes de l’intelligence, sont déjà solidement engrenées, souvent même soudées entre elles. Dès lors tout accroissement ultérieur du cerveau et en particulier de la matière grise est devenu impossible. Dans les races aryennes, de tels phénomènes ne se produisent à aucune époque de la vie, du moins on ne les y rencontre pas chez les personnes dont le développement a été normal. Les os de la tête, conservant toujours une sorte de mobilité les uns par rapport aux autres, permettent à l’organe intérieur de continuer son évolution, et d’éprouver des transformations jusqu’au dernier jour de la vie, Lorsque dans les dernières années nos fonctions cérébrales viennent à se troubler, ce dérangement est dû non point à la conformation externe de la tête, mais, selon toute vraisemblance, à l’ossification des artères. Aussi voyons-nous fréquemment parmi nous des vieillards conserver le libre exercice de leurs fonctions cérébrales jusqu’à leur mort.

À ces faits d’une nature toute physiologique en répond un autre qu’il importe de signaler, car il dépend aussi de la loi qui préside au développement physique et moral des races humaines. A quinze ou seize ans, le Sémite est parfait, son intelligence a tout le développement qu’elle peut acquérir. Depuis ce moment, le jeune homme ne fait plus de progrès, et pendant le reste de son existence sa vie intellectuelle s’entretient sur ce fonds primitif auquel il ne peut plus rien ajouter. Il y a en Égypte, en Palestine, sur les côtes de la Mer-Rouge et ailleurs des hommes fort bien constitués, dont le développement intellectuel s’arrête avant l’âge de dix ans. L’hiver dernier, nous avons relevé ces faits dans tout le levant de la Méditerranée, dont les grandes écoles ont successivement passé sous nos yeux. Au Caire, dans un magnifique établissement créé aux frais du vice-roi, les frères de la doctrine chrétienne donnent l’instruction à des musulmans, à des Grecs, à des Juifs et à des catholiques. Les élèves arabes y sont d’abord classés quant à l’intelligence avant les Francs, mais ne tardent pas à être dépassés par ces derniers. A Beyrouth, où se rencontrent aussi des enfans de plusieurs races, les maîtres observent que chez les Sémites le progrès, qui est très rapide dans les premières années, s’arrête à l’âge de huit ans ; dès lors ces élèves n’apprennent plus rien. De semblables observations ont été faites à Alexandrie chez les frères, à Ghazir chez les jésuites, à Antoura chez les lazaristes, à Jérusalem, à Alep, à Smyrne et dans beaucoup d’autres établissemens. A l’isthme de Suez, la longue durée des travaux a permis aux jeunes ouvriers sémites de s’initier aux ouvrages mécaniques du canal, quelques-uns des plus intelligens sont devenus contre-maîtres ; mais comme depuis leur adolescence ils n’ont point acquis de connaissances nouvelles et n’ont pu étendre celles qu’ils possédaient, ces excellens chefs d’ouvriers sont hors d’état de réparer au besoin les machines qui leur sont confiées et de voir en quoi consiste le dérangement qui s’est produit. Le contre-maître sémite a recours alors à quelqu’un des travailleurs européens auxquels il commande. Il est comme les élèves de Gbazir : privé d’initiative, il ne sait qu’imiter. Il y a donc dans les races humaines des lois naturelles qui président au développement physique et moral des individus, et font que pour certaines il existe une borne fatale, tandis qu’une seule a devant elle un avenir illimité.

Les Juifs n’appartiennent pas tous à la race des Sémites : M. E. de Bunsen a constaté dans toute la Bible la coexistence parmi eux de deux races d’hommes, les uns blancs, les autres de couleur foncée. Ces deux familles existent encore : on les reconnaît dans tous les pays de l’Orient où il y a des Israélites. En Europe, où les lois civiles ont facilité le mélange des races, la distinction peut encore se faire. Je connais dans l’est de la France une grande ville où les Israélites sont au nombre de quatre ou cinq mille : on en voit parmi eux dont tous les caractères sont ceux des enfans de l’Idumée, tandis que les autres se distinguent à peine des chrétiens.

Les aptitudes des races jouent un rôle dans l’histoire de la religion en Occident tout aussi bien qu’en Orient. Il n’y a aucune raison pour que le courant d’idées qui a produit le christianisme ait été soustrait à la loi des races plus que ne l’a été le courant indien. Si la doctrine primordiale, en passant dans les vallées du Gange par celles de l’indus, n’y avait rencontré que des races aryennes, elle n’y aurait pas engendré le brahmanisme, qui repose sur le système des castes, ni à plus forte raison le bouddhisme, qui fut l’appel des races infimes ou des hommes de couleur au partage des privilèges brahmaniques. De même, si le monde gréco-romain au temps d’Auguste n’avait pas montré des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des esclaves, enfin des hommes de plusieurs races dans tout l’empire et surtout dans les pays du Levant, l’Europe et l’Asie, dans cette hypothèse, étant habitées uniquement par des Aryas égaux entre eux, il n’y aurait eu aucune raison de prêcher la réforme chrétienne et d’appeler tous les hommes à partager l’héritage divin.

Il est possible aujourd’hui de dire quelle part revient aux différentes races non-seulement dans la formation, mais encore dans les origines du christianisme. La méthode suivie est à la fois historique et analytique. C’est par l’étude comparée des symboles, des rites et des doctrines que l’on parvient à saisir les rapports vrais des religions entre elles, c’est par l’observation et l’analyse que l’on connaît les races et leurs aptitudes, c’est par l’histoire que l’on découvre les relations qu’elles ont eues et les influences qu’elles ont exercées. Or, en même temps que l’observation nous montre le peuple juif composé de deux races distinctes, la critique historique appliquée à la Bible nous fait voir ces deux races en hostilité l’une avec l’autre depuis les temps les plus reculés. Le gros du peuple d’Israël était sémite, et se rattachait aux adorateurs des Elohim, personnifiés en Abel. Les autres, qui ont toujours formé la minorité, ont été comme des étrangers venus de l’Asie et pratiquant le culte de Jéhovah. C’étaient probablement des Aryas : leur centre principal se fixa au nord de Jérusalem, dans la Galilée. Les hommes qui habitent ce pays forment encore un contraste étonnant avec ceux du sud ; ils ressemblent à des Polonais. Ce sont eux qui ont introduit, en grande partie du moins, dans le culte du peuple hébreu ce qu’il y avait de symbolique, et dans les anciens livres de la Bible le peu de métaphysique que l’on y rencontre. À leur race ont généralement appartenu les prophètes, depuis Melchisédech jusqu’à la captivité de Babylone ; à elle revient ce qu’il y a de religieux dans les chants attribués au roi David, à elle aussi les invectives des prophètes contre ce peuple « à la tête dure, » dont l’inaptitude naturelle pour les hautes doctrines et les retours perpétuels à la superstition les indignaient. Sur ce fonds antique, et dont l’origine aryenne est aujourd’hui reconnue, les hommes qui avaient été à Babylone fondèrent non-seulement des doctrines plus explicites, mais tout un système sacerdotal et politique emprunté aux Perses de Cyrus et de Darius. C’est ce qu’ont mis pleinement en lumière les derniers travaux d’exégèse faits en Europe.

Il faut toutefois observer qu’il existe dans la Bible un élément étranger aux Aryas, puisqu’il ne se rencontre ni dans les livres de Zoroastre, ni dans le brahmanisme, ni dans le Vêda : c’est la personnalité de Dieu. Quoique le problème de la nature divine ne se présente pas comme entièrement résolu dans les hymnes védiques, cependant plusieurs d’entre eux ont une forte tendance vers le panthéisme. Peu après, ce dernier s’établit dans l’Inde comme théorie fondamentale en même temps que la constitution brahmanique, et il n’a pas cessé d’être la doctrine religieuse des Indiens. On sait qu’en Perse la personne divine la plus haute fut et a continué d’être Ormuzd, qui était l’Asura des temps primitifs, et qui dans la hiérarchie céleste de Zoroastre fut le premier des Amschaspands ; mais au-dessus de ce dieu personnel et vivant, agent suprême de la création et ordonnateur du monde, les mages comme les brahmanes ont conçu un être absolu et impersonnel, dans l’unité duquel tous les êtres vivans et Ormuzd lui-même se résolvent. Il n’y a donc pas de différence essentielle entre la métaphysique des Perses et celle des Indiens. Les savans de nos jours qui se sont occupés des Sémites, et parmi eux M. Renan, qui fait autorité en ces matières, ont montré que le sémitisme repose au contraire sur la personnalité divine, et se sépare en cela des dogmes aryens. Il faut donc voir dans cette manière de concevoir Dieu un élément introduit dans la doctrine par la race elle-même. Il se reconnaît dans la Bible dès les premiers mots, et il a servi de support à tout le système politique du peuple d’Israël. Si les prophètes n’avaient point subi son influence et avaient gardé dans son intégrité la doctrine des Aryas, il est probable qu’ils n’auraient exercé que bien peu d’action sur le peuple juif, dont la majorité sémitique n’eût rien entendu à une métaphysique aussi haute. Le développement cérébral et intellectuel du Sémite est arrêté avant l’âge où l’homme est en état de comprendre ces spéculations transcendantes. L’Arya seul y peut atteindre ; l’histoire des religions et celle des philosophes nous montrent que lui seul s’est élevé jusque-là. Ce que le jeune Iduméen ne peut saisir, il ne l’enseignera pas à ses fils, l’inaptitude de la race se perpétuera par la génération, et leur dieu aura toujours, quelque séparé qu’il soit du monde, les caractères d’un homme agrandi, d’un prince puissant, d’un roi du désert.

Le judaïsme, pris soit dans Moïse, soit dans les prophètes. ne peut pas être regardé comme représentant la pensée des Sémites dans toute sa pureté, puisqu’il est en majeure partie d’origine aryenne. D’un autre côté, la doctrine du Coran n’est pas non plus exclusivement sémitique, puisque l’auteur de ce livre a subi à la fois l’influence du judaïsme et celle du christianisme. Toutefois, comme une race ne reçoit jamais des autres que ce qui convient à ses aptitudes, on peut dégager du Coran ce qu’il a de véritablement sémitique en observant ce que la doctrine de Mahomet est devenue chez les hommes de cette race. Or chez eux toute la métaphysique religieuse est contenue dans l’idée qu’ils se font d’Allah, qui est l’El (Élohim) de la Bible, comme Ormuzd est l’Asura du Vêda. Cet Allah n’est pas une unité cosmique, c’est une personne très puissante qui réside hors du monde et le gouverne selon sa volonté absolue ; arbitraire, invariable et irresponsable ; sa justice est son caprice, l’ordre des choses est l’œuvre de sa passion ; qui est souveraine et irrésistible. Les hommes tremblent devant lui et implorent sa miséricorde, non comme la récompense de leurs vertus, mais comme le prix de leur soumission. Ce monarque, dont le séraï est dans la solitude des cieux, est un sultan éternel qui délégua jadis à son prophète l’exercice de son pouvoir sur toute la terre : cette autorité établie dans une seule famille devait se perpétuer chez ses descendans comme au désert celle d’un chef de tribu passe à ses héritiers. Voilà comment les musulmans sémites conçoivent leur Dieu : on voit combien ce fonds de doctrines est pauvre en métaphysique, combien cet Allah est inférieur au Jéhovah des fils d’Israël, qui cependant n’est lui-même que l’idée aryenne amoindrie et arrêtée dans son essor.

Le rôle joué par la Galilée et par la Syrie aux premiers jours du christianisme, le peu de temps que Jésus passa dans Jérusalem, la confusion qui dura longtemps entre ses sectateurs et les esséniens, surtout les rites primitifs, les symboles tels qu’ils sont figurés dans les catacombes, enfin les doctrines communes de la chrétienté, tout s’accorde à prouver que la religion du Christ ne nous est pas venue des Sémites ; mais « l’ancienne loi » contenait une portion de doctrines aryennes que Jésus « venait non point détruire, mais compléter. » Les protestans font une question vitale de savoir si le complément de la doctrine fut enseigné aux païens par les disciples immédiats ou par Paul. Ce problème peut intéresser l’église réformée et dans une certaine mesure les catholiques, mais il n’intéresse point la religion chrétienne prise dans son unité. Le véritable problème était de savoir si cette religion procédait du judaïsme ou n’en procédait pas, on peut aujourd’hui le considérer comme résolu. Le mosaïsme plus ou moins modifié d’Israël ne convenait qu’au peuple de races mêlées dont Jérusalem fut la capitale, il n’avait pas l’universalité qui caractérise une religion commune, ni la métaphysique transcendante qu’exige le génie des Aryas. Aussi, quand la religion nouvelle commença d’être prêchée, rencontra-t-elle pour premiers ennemis les Sémites de la Judée ; ils tuèrent Jésus, tandis que les Grecs et quelques Israélites des pays helléniques adoptèrent sa foi et formèrent les premières églises.

Quand on étudie sans opinion préconçue les premiers monumens écrits ou figurés du christianisme, on s’aperçoit bientôt que la métaphysique qu’ils dévoilent se rapproche beaucoup plus de celle de la Perse et de l’Inde que de la doctrine des Sémites, et qu’elle est identique à celle du Vêda. La nature de Dieu n’y est pas énoncée d’une manière dogmatique et définitive ; mais le Christ y est tellement assimilé au principe commun de la vie et de la pensée, que dans les catacombes on voit souvent les âmes des morts appelées des christs, et que dans l’Évangile selon saint Jean le Christ est identifié avec la vie, la lumière et la raison. Le nombre et la variété des hérésies, qui furent le plus souvent les opinions d’églises encore indépendantes les unes des autres, prouvent que la métaphysique chrétienne mit plusieurs siècles à élaborer ses formules et à créer les rites particuliers qui en devaient être la manifestation dans chaque église. Nous devons constater que les églises d’Orient ont conservé dans leur métaphysique une forte tendance alexandrine et par conséquent panthéiste, tandis que celle de Rome s’est de plus en plus approchée du sémitisme, qui repose sur la personnalité absolue d’un dieu séparé du monde. Ce fait, que tout le monde peut observer, puisqu’ici les livres abondent, doit-il s’expliquer par une différence dans les races ou bien par des causes particulières et par une réaction de l’organisation politique du clergé romain sur le dogme fondamental ?

Il est certain que, livré à lui-même et soustrait à toute influence étrangère, l’esprit de l’Arya va droit à l’unité absolue de l’être et de la substance : c’est ce qu’ont prouvé les dogmes de la Perse et mieux encore ceux de l’Inde ; mais d’un autre côté les Grecs de l’empire et ceux d’aujourd’hui ne semblent pas être plus Aryas que nous et que nos ancêtres, car il ne reste en Occident que de bien faibles traces des populations antérieures à l’arrivée des Aryas, et rien ne prouve que ces populations n’occupaient pas autrefois les pays grecs aussi bien que le reste de notre continent : on a trouvé des haches de pierre sur le sol hellénique. Il est donc naturel d’admettre la dernière explication. En effet, l’église de Rome, une fois constituée en monarchie, devait être une « cité de Dieu » sur la terre, expression qui répond exactement à l’idée sémitique, et tout portait ainsi ses docteurs à concevoir Dieu comme un prince tout-puissant, puis comme un seigneur suzerain et comme un roi, rex tremendœ majestatis. La partie du rituel latin postérieure à la séparation des deux églises est remplie d’expressions qui rendent cette pensée. L’influence des constitutions sociales et politiques de l’Occident a donc réagi sur la doctrine métaphysique elle-même. Si cette explication est vraie, le problème se déplace ; il ne reste plus qu’à savoir pourquoi les peuples de l’Occident ont adopté de telles constitutions, qui semblent avoir amoindri la théorie religieuse. C’est là le problème général de la race aryenne tout entière. Or en cela aussi elle se distingue profondément des autres races et notamment de celle des Sémites, car ces derniers sont aujourd’hui dans l’état social où ils étaient il y a deux mille ans ; ils n’ont pu concevoir ni réaliser chez eux une véritable constitution politique, tandis que les Aryas les parcourent toutes successivement, avec plus ou moins de vitesse, mais dans un ordre qui paraît constant.

Quant à la doctrine fondamentale, on ne peut guère se tromper en admettant qu’elle revient toujours à sa forme absolue, et qu’à travers toutes les modifications que des causes passagères peuvent lui imposer, elle persiste comme l’esprit de la race, qui une première fois l’a conçue dans sa sincérité et dans sa spontanéité. De là vient que nous, Aryas, quand nous nous donnons la peine d’étudier et de comparer entre eux le Coran, la Bible et le Vêda, nous repoussons le premier comme l’œuvre d’une race inférieure à la nôtre ; le second nous étonne d’abord sans trop nous charmer, nous sentons que les hommes qui y sont nommés n’étaient pas de la même race que nous et ne pensaient pas comme nous ; dans le troisième, toute la science moderne a reconnu nos ancêtres. C’est d’eux par conséquent que la lumière est née et qu’à travers des milieux changeans elle s’est propagée jusqu’à nous. Quelques-uns de ces milieux ont laissé passer le rayon à peine modifié, d’autres l’ont brisé, décomposé, altéré ; il en est qui l’ont presque entièrement éteint et qui sont demeurés ténébreux. C’est à la science qu’il appartient de reconnaître les chemins que l’idée religieuse partie de l’Asie centrale a suivis à travers le monde, et de reconnaître les causes qui dans chaque pays l’ont plus ou moins profondément modifiée. C’est à elle aussi de reconstituer l’unité première de la doctrine et d’énoncer les lois qui en ont réglé la transmission.

Dans les pages qu’on vient de lire, nous avons signalé ces lois et ces causes autant du moins que l’état de la science permet de le faire. À mesure qu’elle avancera dans la découverte des faits, ces causes s’éclairciront, et ces lois s’exprimeront par des formules de plus en plus précises. Déjà nous avons pu saisir l’unité de la théorie primitive sur laquelle reposent toutes les grandes religions, reconnaître le centre géographique où elle est née et la race qui l’a conçue. Si l’on veut réunir les faits historiques de toute nature, on verra que c’est autour de ce centre que l’humanité gravite et cherche à coordonner ses mouvemens. Les constitutions sociales et politiques, ainsi que les influences de race, ont fait naître des communions locales et des églises particulières : ce sont là des phases plus ou moins durables, mais passagères, du dogme commun dont nous avons précédemment signalé les élémens. Or il est dans l’ordre de la nature que toute forme, après que sa raison d’être est épuisée, rentre dans l’unité d’où elle était sortie. Les formes de la vie physique et morale apparaissent tour à tour sur un fonds commun qui est invariable et impérissable ; elles s’y servent d’aliment les unes aux autres. Il n’y a aucune raison qui puisse soustraire les religions locales à cette loi universelle. Ajoutons que les luttes où les hommes s’épuisent pour propager ou pour défendre chacun la sienne sont des efforts stériles, qui ne retardent ni n’avancent d’un seul jour l’accomplissement de. la loi. Aussi la science, qui a pour unique objet les lois du monde et qui est étrangère aux pratiques et aux agitations de la réalité, marche-t-elle avec une sérénité parfaite dans la voie que la raison lui ouvre, persuadée que les hommes n’ont rien à perdre et peuvent gagner quelque chose à voir s’illuminer la route dans laquelle ils cheminent obscurément et avec tant d’efforts.


Émile Burnouf.
  1. Voyez la Revue du 15 avril 1868.
  2. Voyez, pour ces légendes, le Râmâyana, I, trad. ital. de Gorresio, et le Bhâgavata Purâna, trad. franc. d’Eugène Burnouf. Voyez aussi Muir, Sanscrit texts, I.