La Science dans une société socialiste


La Science dans une société socialiste

LA SCIENCE DANS UNE SOCIÉTÉ SOCIALISTE


Quelle que soit l’opinion que l’on ait sur l’avenir immédiat de l’organisation sociale des grands peuples civilisés, il n’est pas interdit d’envisager l’hypothèse où, sous une forme ou une autre, cette organisation serait pénétrée par certaines des tendances dites socialistes. Sans nous attarder à en discuter le détail nous pouvons résumer ces tendances en disant que la société (ou l’État, si l’on veut) tend à refuser de plus en plus de fournir des moyens d’existence un peu larges à ceux qui ne font personnellement rien pour les mériter. Si l’on admet cette définition vague et peut-être optimiste de la société future et si l’on admet en outre que les dirigeants ne seront pas dépourvus d’intelligence, il semble que l’on ne doive avoir aucune inquiétude sur l’avenir de la science dans cette société. L’utilité de la science et des savants n’est-elle pas, en effet, devenue un article de foi pour les sociétés les plus modernes et la religion de la science ne tend-elle même pas à remplacer les anciennes croyances ? Du moment qu’il ne sera douteux pour personne que les savants font une œuvre utile, on n’hésitera certainement pas dans une société où la distribution des richesses serait rationnellement organisée, à leur donner les moyens de se livrer à leurs méditations et leurs recherches, pour le plus grand bien de tous.

Il est permis de ne pas partager complètement cet optimisme ; je voudrais indiquer brièvement la raison pour laquelle il me semble que l’on peut avoir des inquiétudes sur l’organisation de la science dans la société que nous appellerons socialiste, pour abréger le langage, sans attacher à cette épithète un sens plus précis que celui qui vient d’être rapidement indiqué. Je montrerai ensuite comment on peut essayer d’éviter ce danger, qui serait l’un des plus grands que puisse courir l’humanité, d’un arrêt dans le développement scientifique, en essayant d’éclairer le public sur les conditions réelles de la recherche scientifique.


I.


Personne, ou à peu près, ne conteste l’utilité de la science, lorsqu’on en parle en termes généraux ; mais si, au lieu de s’en tenir aux généralités, on va dans le détail, combien peu de travaux scientifiques échapperaient à la critique et ne seraient-ils pas déclarés oiseux et inutiles, non seulement par des demi-ignorants, mais encore par des savants fort qualifiés. Combien de travaux scientifiques publiés au XIXe siècle, quelques-uns par des hommes fort estimés, nous apparaissent aujourd’hui comme tout à fait inutiles !

Combien d’autres dont l’utilité n’apparaîtra peut-être que dans plusieurs siècles ? Une société qui prétend contrôler sévèrement la distribution des richesses aurait-elle laissé s’accumuler ces travaux superflus ? Sans doute, leurs auteurs étaient souvent en même temps des professeurs, qui rendaient dans certains cas de réels services par leur enseignement ; mais, même dans ces cas, on exigeait d’eux, dans les Universités un nombre fort restreint d’heures de service, afin de leur laisser du temps pour leurs travaux personnels. Combien parmi ces hommes, dans l’ensemble de leur longue carrière, ont-ils produit réellement des résultats en rapport avec ce qu’ils ont coûté !

On peut, à cette question brutale, essayer de répondre en plaidant le thème bien connu de la construction patiente de l’édifice de la science ; telle pierre apportée par un ouvrier obscur, le calcul des éléments d’une millième petite planète, ou l’étude (les propriétés d’un millième composé du carbone, sera peut-être d’une importance capitale et permettra-t-elle un progrès décisif à tel théoricien de l’avenir. À mon avis, cette réponse ne saurait être entièrement satisfaisante. Il est trop aisé d’y objecter que, s’il est nécessaire pour l’avenir de l’astronomie et de la chimie que certaines opérations soient répétées des millions de fois, il sera facile d’organiser ce travail sous une forme industrielle et quasi mécanique et qu’il n’y faut pas de vrais savants ; en fait, peu de ceux qui sont payés pour faire de la science consentent à se livrer exclusivement à ces besognes automatiques ; ils prétendent faire œuvre personnelle et parfois n’aboutissent à rien, parfois aboutissent à des travaux qui valent un peu moins que rien. Il n’est peut-être pas un chercheur qui n’ait eu ce sentiment pénible de constater que plusieurs mois de travail avaient été perdus par lui pour la recherche d’un résultat qui lui avait échappé ou pour la rédaction d’un mémoire dont, en définitive, il n’était point satisfait et dont, peu d’années après, il reconnaissait qu’il eut aussi bien fait de ne le point publier.

Ce qu’il faut chercher à faire comprendre à tous, sans chercher à le dissimuler, c’est que ce déchet formidable est une nécessité qu’il faut accepter. De même que la nature prodigue les semences pour arriver à conserver les espèces, de même il faut que beaucoup de germes d’idées avortent pour qu’une découverte neuve et importante surgisse. Et nous ne possédons aucun moyen de distinguer à priori ceux des hommes qui apporteront cette grande découverte. Tout ce que l’on peut essayer de faire, et encore avec beaucoup de prudence, c’est de choisir parmi les jeunes gens, ceux qui ont les aptitudes les plus marquées pour telle ou telle science ; et encore faut-il se dire que souvent la vocation est une meilleure marque de l’aptitude que les examens et les concours. Mais prévoir parmi les jeunes gens de vingt ans, celui qui dix ou vingt ans plus tard sera un Galilée, un Newton, un Descartes, c’est une tâche qui nous apparaît actuellement comme impossible. Il est donc nécessaire de donner à beaucoup les moyens de travail pour que dans le grand nombre se trouve celui qui est prédestiné et dont la découverte payera au centuple et bien au delà toute la dépense faite pour tous. Quand les Volta, les Ampère, les Faraday constituaient la science de l’électricité, qui pouvait prévoir que ces modestes expériences de laboratoire changeraient la face de la terre et économiseraient des milliards de journées de travail humain, par l’utilisation des chutes d’eau.

Cette nécessité de payer beaucoup de travailleurs pour lesquels le rendement est inférieur à la dépense, afin d’obtenir de l’un d’eux un rendement prodigieux et souvent imprévu, devrait être bien comprise par tous ; cette compréhension complète exige que l’on ait une certaine foi dans la nécessité d’introduire dans la vie pratique des considérations empruntées à la théorie des probabilités. C’est ce que tout le monde fait, dans bien des circonstances, d’une manière inconsciente ; mais c’est aussi ce que la plupart des hommes se refusent à faire d’une manière consciente, dans les matières où ils ne sont pas habitués à faire usage des considérations de probabilités. Il y a là un défaut d’éducation très général, qui tient à ce que le calcul des probabilités n’a pas dans l’enseignement secondaire la place qu’il devrait avoir ; mais c’est là un point qui mériterait d’être développé à part.

Il faudrait aussi insister sur le fait que les recherches de caractère en apparence purement « artistique », qui n’ont pour le savant d’autre intérêt que la recherche de la beauté scientifique, se révèlent quelquefois comme les plus fécondes. L’un des exemples les plus récents et les plus frappants de ce fait est l’importance qu’a prise dans la théorie de la relativité le calcul différentiel absolu de MM. Ricci et Levi-Civita. Mais je dois me borner et je voudrais examiner comment peut être résolue la difficulté qui consiste à payer un grand nombre d’hommes pour une besogne, sinon inutile, du moins inférieure en rendement à leur salaire, afin qu’un petit nombre d’entre eux enrichissent la société et compensent très largement le déficit.


II.


Il est à peine besoin d’observer que la difficulté signalée pour la science se présenterait sous une forme à peine différente pour d’autres besognes intellectuelles ; l’écrivain, le peintre, le musicien, qui sentent à vingt ans s’éveiller la vocation, ne peuvent pas être plus assurés que le savant qu’après dix ou vingt ans d’efforts ils produiront une œuvre dont la valeur sociale correspondra à ces efforts (dans la mesure où elle peut être numériquement évaluée) ; là aussi, un déchet formidable est inévitable. Pourra-t-on cependant admettre, dans une société qui ne tolérerait pas les oisifs et les inutiles, qu’il suffise à un jeune homme de se dire mathématicien, poète ou philosophe, pour qu’il lui soit permis de vivre pendant des années sans participer à la production, en s’absorbant dans des méditations dont la réalité est difficilement contrôlable. Écraser la pensée libre sous un système de contrôle confié à des Universités ou des Académies, c’est risquer de couper les ailes à toute véritable originalité, à toute pensée vraiment neuve. Et, d’autre part, supprimer tout contrôle, n’est-ce pas laisser la porte ouverte à toutes les supercheries ? Il ne semble pas très aisé de sortir de ce dilemme ; et c’est cependant indispensable. À défaut d’une solution rigoureusement satisfaisante, on peut essayer de donner quelques indications sur la voie dans laquelle cette solution pourrait être cherchée.

Pour nous borner à la science, on pourra tout d’abord essayer de contrôler les aptitudes par un système d’examens assez larges et assez variés pour que des voies diverses soient ouvertes très nombreuses et que les jeunes gens puissent s’engager dans celle qui correspondrait le mieux à la nature de leur esprit ; leur choix fait, ils devraient pouvoir choisir encore entre plusieurs manières de mettre en évidence leurs talents, manières assez différentes les unes des autres pour diminuer les chances de laisser échapper les talents originaux. Une fois admis à faire de la science, les jeunes gens devraient être soumis au contrôle fort souple de leurs aînés immédiats et surtout de leurs contemporains et pairs. Il ne serait pas interdit d’exiger d’eux des services sociaux (enseignement ou autres) correspondant à leurs aptitudes, sous la réserve que ces services ne leur prendraient pas trop de temps. Enfin, il conviendrait de fixer le niveau de leurs moyens d’existence (au moins aussi longtemps qu’un communisme absolu ne rendrait pas ce niveau égal pour tous, si toutefois cette hypothèse n’est pas absurde) de telle manière qu’il soit assez élevé pour que les meilleurs des jeunes gens ne soient pas détournés des carrières scientifiques et cependant assez bas pour ne pas tenter ceux que l’appât seul du lucre déterminerait dans le choix d’une carrière.

Tout cela est forcément un peu vague et pourrait être précisé s’il était nécessaire ; l’essentiel serait de bien comprendre qu’il n’est pas légitime d’exiger individuellement de chacun un rendement égal à sa dépense ; il y a une question de génie, qui est mystérieuse, et aussi une question de chance qui ne l’est pas moins. Celui qui n’a pas de génie et que la chance ne sert point ne doit pas en être rendu responsable et, si pendant dix ou vingt ans, il s’est spécialisé dans une étude abstraite et est devenu impropre à une autre utilisation sociale que la poursuite de cette étude, il faut que la société qui l’a laissé s’engager dans cette direction, qui l’y a peut-être encouragé, prenne son parti de ce déficit dans son compte d’exploitation et s’en console par les bénéfices énormes qu’elle réalise sur le concurrent plus heureux qui aura découvert le vaccin de la rage ou la télégraphie sans fil. En définitive, c’est Pasteur et Marconi qui payent pour les carrières scientifiques avortées ; cela est juste d’ailleurs, car ils ont bénéficié du travail accumulé par de nombreuses générations de savants, dont beaucoup n’ont pas même eu la récompense de la notoriété.


III.


Qu’il me soit permis d’ajouter quelques mots spécialement consacrés aux mathématiques pures. Certaines branches des mathématiques apparaissent à de nombreux savants et même à certains mathématiciens, comme tellement éloignées de tout contact avec la réalité qu’il semble que leur utilité pratique sera toujours nulle. Une telle opinion procède d’une méconnaissance absolue de l’histoire de la science. Les découvertes importantes, dans les domaines les plus abstraits, n’ont jamais tardé beaucoup à réagir, sinon sur les applications d’une manière directe, du moins sur des parties voisines de la science mathématique, en simplifiant l’enseignement et en abrégeant l’étude ; la réaction sur la pratique est parfois plus lointaine, mais on en pourrait cependant citer bien des exemples célèbres.

On peut déplorer que l’influence des progrès des mathématiques supérieures sur l’enseignement élémentaire soit trop lente ; on ne peut cependant la nier entièrement : des millions d’heures de travail sont épargnées aux enfants des écoles par de petits progrès dans l’enseignement des rudiments. Mais surtout, les professeurs qui ont appris à dominer la science qu’ils enseignent (et on n’y arrive guère sans le goût du travail personnel et la possibilité de s’y livrer) seront de bien meilleurs éducateurs et des inspirateurs de vocations scientifiques. Il faut donc éviter à tout prix que la culture mathématique désintéressée cesse d’attirer de nombreux chercheurs ; c’est elle qui risque d’être la plus menacée et je dois avouer que c’est surtout en pensant à elle que j’ai écrit les pages précédentes. Je serais heureux si elles contribuaient à faire réfléchir à un danger peut-être plus proche que beaucoup ne le pensent et si des solutions plus précises et plus sûres étaient proposées.

Paris, Sorbonne.

Émile Borel.