La Science allemande et le droit de la guerre

La Science allemande et le droit de la guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 685-695).
LA SCIENCE ALLEMANDE
ET
LE DROIT DE LA GUERRE

Je ne suis pas un contempleur de la science allemande. Dans le domaine du droit public, et particulièrement dans le compartiment du droit des gens, elle a rendu des services incontestables. À la vérité, il est rare que les Français puissent tirer grand profit des idées qu’elle développe et des constructions qu’elle édifie. Ces idées sont peu claires et ces constructions généralement plus laborieuses que fondées et utiles. Mais la littérature juridique allemande, par l’ampleur de ses informations, par son goût des recherches approfondies comme par l’effort qu’elle apporte à les mener à bien, est consultée avec fruit par tous ceux que préoccupent les problèmes de cet ordre.

La juste réprobation que soulève contre l’Allemagne la conduite odieuse de ses troupes au cours de la guerre actuelle ne modifie pas mes sentimens sur ce point, mais aussi cette déclaration montrera-t-elle que les appréciations qui vont suivre sont étrangères à tout parti pris.


I

Depuis longtemps déjà, plus d’un siècle, la science allemande a inauguré, en matière de droit de la guerre, une doctrine étrange, paradoxale, et qui, on le verra, aboutit à couvrir d’un appareil somptueux et compliqué la négation même de tout droit, cette doctrine est peu connue en France : si elle l’était mieux, on se serait moins étonné de voir les intellectuels les plus réputés parmi nos ennemis prendre hautement la défense de pratiques guerrières réprouvées depuis des siècles et qui suscitent contre leurs auteurs une légitime indignation.

C’est cette doctrine dont nous voulons reproduire ici les traits les plus généraux.

Mais d’abord, qu’est-ce que le droit de la guerre, et que peut-on comprendre sous ce vocable un peu prétentieux ?

Si l’on se rapporte aux usages suivis par les peuples civilisés, guide plus sûr que les opinions des auteurs, plus sûr également que ces traités qui paraissent n’avoir été conclus que pour être déchirés dès le lendemain, le droit de la guerre apparaît comme étant fort peu de chose. Fort peu de chose sans doute, mais quelque chose cependant, car certaines règles existent que l’on considère, ou au moins que l’on considérait jusqu’ici, comme rigoureusement obligatoires et auxquelles les généraux se gardaient bien de manquer. On admet ainsi que les non-combattans seront épargnés toutes les fois où cela est matériellement possible, que leur honneur doit demeurer sauf, que leurs biens eux-mêmes leur seront laissés dans la mesure au moins où ils ne seront pas nécessaires à l’entretien de l’armée ennemie qui occupe leur territoire. D’après une coutume qui remonte aux Romains, le blessé cesse d’être un ennemi et on tient pour un criminel et pour un lâche le soldat qui lui donne la mort. Les troupes qui se rendent sont simplement désarmées et retenues comme prisonnières. On se doit une loyauté absolue entre ennemis et une ruse devient illicite et déshonorante lorsqu’elle implique un manque de parole. La guerre doit s’abstenir de toute dévastation inutile, et l’on convient de respecter dans le feu de l’action ces monumens et ces trésors qui constituent le patrimoine intellectuel et moral de l’humanité.

Nous ne prétendons pas faire ici une énumération limitative. Ces règles que nous avons choisies parmi les plus certaines et les plus grosses représentent les revendications extrêmes de la raison, de la conscience et de l’humanité aux époques où les nations, emportées par la loi tragique de leur destinée, demandent aux armes la solution de leurs différends. En dehors d’elles, la violence reprend son libre cours, mais encore ces règles existent, elles sont avouées, suivies, et l’honneur militaire veut que l’on ne puisse s’en écarter sans déchoir et sans se charger d’une lourde responsabilité. Elles l’ont les guerres moins atroces, elles font aussi la paix plus franche et plus sûre, car on ne pardonne pas à un ennemi dépourvu d’humanité ou d’honneur.

Ce sont ces maximes et quelques autres encore de moindre importance qui constituent le droit de la guerre et servent de limites à la liberté des combattans, de même que dans chaque État les prescriptions du droit civil ou du droit criminel servent de limites à la liberté des citoyens.

La science allemande reconnaît parfaitement l’existence d’un droit de la guerre. Elle aurait pu la nier en prenant exemple sur le célèbre Grotius, excellent homme et grand savant s’il en fut, à qui son respect pour l’antiquité ne permettait pas de penser qu’il puisse exister un droit entre peuples belligérans. Grotius écrivait à l’époque de la guerre de Trente Ans, et les idées se sont grandement modifiées depuis lors. Du reste, ce jurisconsulte se gardait bien, comme nous le verrons bientôt, de recommander l’observation des principes absolus qu’il se croyait obligé de poser.

Donc, la science allemande ne conteste nullement l’existence d’un droit de la guerre. Disons plus. Aucune des considérations sur lesquelles ce droit trouve sa base ne lui échappe. Les auteurs allemands reconnaissent bien que la raison prohibe toute violence qui excéderait le but poursuivi par la guerre et ne contribuerait pas à faire acquérir au belligérant la supériorité par rapport à son ennemi ; ils ne nient pas davantage que la guerre doive être conduite avec humanité. Cependant déjà, sur ces premiers points, on s’étonne de constater chez eux des tendances singulièrement inquiétantes.

Consultons Lueder. Parmi les auteurs modernes, il a été le représentant le plus éminent de la science allemande dans ce domaine (Holtzendorff, Handbuch des Völkerrechts, IV, § 53). Lueder, après avoir admis que, dans la mesure où le but poursuivi par la guerre n’en sera pas compromis, on peut faire une place à l’humanité, pose et laisse indécise la question de savoir si la véritable humanité ne consiste pas exclusivement à assurer à la guerre la fin la plus rapide et si les moyens même les plus aveugles et les plus terribles ne sont pas aussi les plus humains lorsqu’ils peuvent contribuer à assurer cet effet. Tout autre principe lui paraît condamné à rester dans le domaine de la pure théorie. L’auteur ne laisse donc la parole aux sentimens d’humanité que lorsqu’il s’agit de violences qui ne peuvent contribuer en rien au succès des opérations entreprises, d’actes complètement inutiles par conséquent. Ces actes seuls sont d’après lui à considérer comme illicites. — La formule est singulièrement élastique et l’on aperçoit vite qu’avec un semblable principe les pires excès deviennent excusables, si l’on peut prétendre qu’ils n’ont été commis que pour faire plus cruellement sentir les maux de la guerre et la nécessité d’une prompte soumission.

Emettre une semblable théorie, c’est proprement nier l’existence de tout droit en temps de guerre. Le droit commun nous enseigne que l’on doit séparer les pays neutres des pays belligérans et que les premiers sont fondés à demeurer exempts des maux de la guerre, à la seule condition qu’ils ne prêtent pas d’assistance aux belligérans. Le droit allemand déclarera légitime d’étendre les hostilités aux territoires neutres si, par ce moyen, on espère atteindre plus vite son adversaire et le vaincre plus sûrement. Qu’importe que la Belgique ait été déclarée perpétuellement neutre et que l’Allemagne ait contresigné elle-même cette solennelle déclaration, si le territoire belge offre aux armées allemandes la voie la plus commode de leur pénétration en France ? La Belgique devait ouvrir ses chemins de fer et ses routes aux armées impériales, simplement parce que ces armées avaient besoin de s’en servir pour atteindre leur but. Elle ne l’a pas fait, son territoire a été envahi, sa population livrée à toutes les horreurs d’une guerre sans merci, et tout cela a été fait en vertu du droit de la guerre allemand.

Grâce aux efforts des juristes et des hommes d’Etat, le monde s’était peu à peu accoutumé à cette idée que, dans les pays belligérans, la population doit être divisée en deux groupes de condition différente : les combattans et les non-combattans. Aux combattans revient l’honneur de défendre leur patrie les armes à la main, mais aussi eux seuls doivent souffrir des violences presque illimitées que comporte l’état de guerre. Les enfans, les femmes, les vieillards, tous les non-combattans n’ont qu’un devoir, celui de ne prendre personnellement aucune part aux actes d’hostilité. À cette condition, leur vie, leur honneur, leurs biens eux-mêmes (ces derniers dans la mesure du possible) seront respectés. — Jusqu’à la présente guerre, on regardait l’immunité assurée aux non-combattans comme le plus grand progrès du droit moderne. L’application faite quotidiennement par les armées austro-allemandes de leur droit propre au pays qu’elles occupent, nous montre que ce prétendu progrès n’était que pure illusion. Ces troupes massacrent sans raison les habitans désarmés, s’emparant de leurs biens en dehors de toute nécessité de guerre et simplement pour s’enrichir de leurs dépouilles. Des régions entières sont dévastées, semble-t-il, par pur goût de mal faire ; l’honneur des femmes et des filles n’est plus respecté ; la faiblesse des enfans ne leur épargne même pas les pires mutilations, et des témoins dignes de toute foi nous rapportent des séries de cruautés et d’excès que l’on aurait crus impossibles, et dont les guerres, depuis fort longtemps, n’avaient pas offert le spectacle. — Si un tribunal international devait jamais appeler à sa barre les auteurs responsables de ces crimes, les représentans de la science allemande leur trouveraient dans leurs doctrines une excuse, voire une cause d’absolution. La terreur n’est-elle pas en effet un moyen de guerre, et n’est-il pas humain de torturer les uns pour amener plus vite et à moindres frais la soumission de tous les autres ?

Certains exemples qui viendront bientôt sous ma plume montreront que je n’exagère pas lorsque j’avance ces monstrueuses propositions. Du reste, les intellectuels allemands n’ont-ils pas d’une voix unanime protesté contre les reproches que faisait surgir de toutes parts la conduite de leurs compatriotes, généraux ou soldats ?

Certes, la doctrine de ces anciens qui pensaient qu’aucun droit ne pouvait exister entre ennemis était plus modérée et plus humaine. Le droit est l’instrument de la paix, la guerre qui ne connaît que la violence est par elle-même antipathique à tout droit. Cette idée, logique et presque évidente en apparence, procédait en réalité d’une vue assez superficielle de la fonction du droit. Tout intérêt commun à plusieurs peuples autorise et appelle entre eux la formation d’un droit, car le droit est le serviteur naturel des intérêts communs à plusieurs. Or, les belligérans eux-mêmes ont jusque sous le feu des hostilités des intérêts communs. Ils ont intérêt à ce que les violences de la guerre ne dépassent pas leur objet, à ce que toute vaine cruauté soit proscrite, toute dévastation inutile évitée, tout fait contraire à l’honneur ou indigne de l’humanité réprimé par celui-là même dont la cause a été défendue par de tels moyens. Et ainsi, sur ces intérêts communs, un droit peut reposer, droit pas très étendu sans doute et essentiellement modeste dans ses prétentions, mais un droit tout de même, légitime, nécessaire, si l’on ne veut pas que le monde retourne à la pure barbarie.

Grotius et son école n’apercevaient pas, je l’ai dit, la possibilité d’un pareil droit. En théorie donc, et en théorie seulement, ils se croyaient obligés d’enseigner que tout est permis entre ennemis, mais dans la pratique, que ne faisaient-ils pas pour tempérer cette doctrine contre laquelle leur conscience s’insurgeait ? D’abord, à ce prétendu droit naturel, aveugle et impitoyable, ils opposaient le droit des gens. L’emploi du poison, l’assassinat de l’ennemi, la perfidie, le viol, sont permis par le droit naturel, mais réprouvés par le droit des gens : de semblables moyens de guerre seront donc tenus pour illicites.

Puis ces mêmes auteurs s’empressent d’ajouter que tout ce que le droit permet ne doit pas être suivi et, raisonnant soit de ce que la peine de chacun doit être mesurée sur sa responsabilité, soit de la bonté, de la modération, de la grandeur d’âme qu’il faut savoir garder même au milieu des hostilités, ils émettaient toute une série de règles sages autant qu’humaines qu’ils déclaraient moralement obligatoires pour les combattans.

Tout cela était sans doute compliqué et subtil, mais encore combien cette attitude était supérieure à celle de ces savans modernes qui se disent les serviteurs du droit et en même temps ne négligent rien pour en détruire l’autorité ?

J’ai cité parmi les Allemands le nom seul de Lueder ; s’il est le premier, il n’est pas le seul, et nous voyons les mêmes idées acceptées par la grosse majorité des auteurs de cette nation, soit à titre de principe général, soit dans les cas spéciaux dont le plus typique est le cas d’un bombardement. Les noms de Lentner, de von Rüstow, de Litzt, peuvent être rappelés ici. On en trouverait d’autres, et il est plus facile de mentionner ceux qui, comme le Suisse Bluntschli et Geffcken, ne pensent pas que tout moyen est légitime lorsque l’on veut provoquer la terreur et vaincre par le moyen de l’intimidation.


II

La doctrine allemande se distingue encore par un autre trait qui lui est particulier et doit appeler sur elle des critiques sévères : c’est la distinction de l’usage commun de la guerre et de la raison de guerre, de la Kriegsmanier et de la Kriegsraison. Il faut bien expliquer le sens de cette distinction, car on ne le devinerait pas.

En général la science comprend sous le nom de droit de la guerre l’ensemble des limitations apportées à la liberté des belligérans au nom de la raison, de l’humanité et de l’honneur, Elle propose l’observation de ces règles parce que cette observation lui parait possible et hautement recommandable ; elle tient le belligérant pour obligé en toute occasion de s’y soumettre, parce qu’elles ne perdent jamais leur raison d’être et leur force. La science ne croit pas qu’il soit possible d’observer le droit de la guerre et de ne pas l’observer en même temps. Ou bien un belligérant l’observe et fait la guerre en homme civilisé, ou bien il le méprise et se place à ses risques et périls au-dessus du droit et au-dessous de l’humanité. Il ne semble pas qu’il y ait de milieu entre ces deux alternatives. La doctrine allemande pourtant n’est pas de cet avis et elle explique qu’il y a deux façons légitimes de faire la guerre, la manière ordinaire ou Kriegsraison, qui oblige à respecter les interdictions formulées par le droit des gens, et la manière exceptionnelle ou Kriegsraison, suivant laquelle tout est permis.

Lorsque l’on procède par la voie de la Kriegsraison, on n’a à s’inquiéter ni des principes traditionnels du droit de la guerre ni même des traités que l’on aurait signés sur cet objet ; tout devient licite, il n’y a plus d’excès condamnables, plus rien que l’on puisse qualifier de barbare ou de déshonorant, l’état de raison de guerre excuse tout.

Il n’est pas besoin de pousser plus loin pour apercevoir qu’avec une semblable théorie, le droit de la guerre n’est exactement plus qu’un mot. Comme c’est au belligérant qu’il appartient exclusivement de décider s’il fera la guerre à l’ordinaire ou à l’extraordinaire, ce serait perdre son temps que de prétendre lui adresser un reproche. Il y répondra en dînant qu’il s’était vu obligé d’agir suivant la raison de guerre, et tout sera dit par-là.

On s’étonne qu’une semblable doctrine ait jamais pu être émise. Il faut reconnaître cependant qu’elle est d’une origine assez ancienne et qu’elle fait loi parmi les Allemands. F. G. de Martens, qui écrivait à la fin du XVIIIe siècle, enseigne déjà qu’il existe dans le droit de la guerre certaines interdictions qui ne cèdent qu’en cas de représailles et d’autres que l’on peut écarter dans les circonstances extraordinaires où la raison de guerre (Kriegsraison) l’emporte sur l’usage commun. — Sans doute, sous la plume de Martens, la raison de guerre n’excuse que certaines infractions aux règles communes, mais comme il écrit un peu plus loin que la protection promise aux non-combattans, aux médecins et chirurgiens, aux blessés eux-mêmes, peut être supprimée par raison de guerre, la modération de cet auteur sera jugée plus apparente que réelle.

Klüber, qui vient après lui, admet également que l’on invoque la raison de guerre. Il s’efforce pourtant d’en réduire l’importance en posant pour son emploi certaines conditions, notamment que l’on n’en use que pour la bonne cause.

Le célèbre Heffter, après avoir rappelé l’anathème qui frappe ceux qui usent de procédés cruels ou barbares, ajoute : « Des circonstances exceptionnelles tirées de l’extrême nécessité ou du besoin de rétablir l’équilibre permettent seules de s’affranchir de ces règles et de faire ce qui est de raison momentanément. » — Heffter avait oublié sans doute que l’état de guerre est par essence un état de nécessité, et que le droit ne prescrit rien qui ne soit compatible avec cet état.

Les auteurs plus récens, connue Hollzendorff, Dahn, Bulmerincq, Neumann, Lueder, Ullmann, Litzt, demeurent fidèles à cette distinction qui est devenue une véritable caractéristique de la doctrine allemande. Il est à remarquer en effet que les jurisconsultes de tous les autres pays demeurent étrangers à la notion de la raison de guerre. À cette règle nous ne connaissons qu’une seule exception, celle du Suisse Rivier.

Comment faire accepter cette étrange réserve et quelle place donner dans une doctrine scientifique à une distinction qui ne vise à rien moins qu’à ruiner l’autorité de la science elle-même ? La plupart des auteurs allemands ne tentent même pas cette justification. Consultons de nouveau Lueder. Il n’a pas imité l’exemple de ses devanciers et consacre un passage assez long aux motifs qui expliquent l’introduction de la raison de guerre dans le droit. La licence autorisée par la raison de guerre est, dit-il, licite dans deux cas : lorsqu’on se trouve dans une extrême nécessité et en cas de rétorsion. Laissons de côté la rétorsion. Le général le plus juste et le plus humain peut être contraint, par les excès de son ennemi, à user de représailles et à suspendre ouvertement et consciemment les garanties que donne le droit de la guerre. C’est rendre le mal pour le mal, pratique délicate, dangereuse, mais qui n’en est pas moins la seule forme de justice répressive possible entre adversaires sur le champ de bataille.

L’excuse de nécessité est beaucoup plus intéressante.

Lueder prétend la fonder sur le droit de légitime défense. De même qu’un particulier inopinément attaqué peut recourir à tous moyens pour se préserver et ôte impunément alors la vie à son agresseur, de même et à plus forte raison lorsque la nécessité d’atteindre le but de la guerre ou de se soustraire à un danger imminent le commande, le général peut se mettre au-dessus des lois de la guerre et faire ce qui lui plaît. On objecterait vainement à Lueder qu’une armée n’est jamais comme un individu dans l’alternative de supprimer son adversaire ou de périr ; que, pour une armée en campagne, il s’agit de vaincre, de briser la résistance de l’ennemi, que cela implique toute une série de manœuvres et d’attaques, que le succès ne dépend pas exclusivement d’un seul coup porté à un certain moment, que l’opinion de l’univers civilisé n’a jamais pensé que les nécessités de la guerre fussent incompatibles avec la manifestation d’une certaine humanité. Cela se comprend partout, sauf en Allemagne.

Lueder s’empresse d’ajouter que le recours à la Kriegsraison ne devra se produire que dans les cas d’extrême nécessité et ainsi ne préjudiciera pas sensiblement à l’autorité du droit de la guerre, de la Kriegsmanier. Est-ce bien sûr ? A la guerre, la nécessité n’est-elle pas la loi de tous les instans, et qui jugera de l’extrémité où il se trouve si ce n’est le général, porté naturellement et par fonction à écarter les obstacles qui s’opposent à la plénitude de son action ?

Cela explique bien des choses qui, sans cela, seraient vraiment dépourvues de toute explication.

Il importe à la guerre de limiter les sacrifices que l’on consent, et si l’on espère arrêter le feu de l’ennemi et réussir dans son action en abritant ses troupes derrière une haie d’habitans inoffensifs du pays que l’on occupe, la raison de guerre permettra certainement de le faire.

Il est d’une importance capitale de pourvoir à la sûreté des soldats cantonnés dans un village ennemi. La raison de guerre conseillera, au premier coup de feu qui sera tiré, et sans même que l’on sache par qui, d’incendier et de piller ce village et de fusiller bon nombre de ses habitans, sans même s’enquérir de leur culpabilité. — Des balles dites « dum dum » font certainement des blessures bien plus graves que des munitions ordinaires. Par raison de guerre, on les emploiera en cas de nécessité urgente.

Achever des blessés, tirer sur des convois que couvre la Croix-Rouge, massacrer des prisonniers, sont des choses qui ne se font point d’ordinaire ; mais, si l’on pense obtenir par la des résultats que l’on n’obtiendrait pas autrement, la raison allemande couvrira tout.

Nous ne voyons pas à quoi le viol des femmes et la mutilation des enfans peuvent servir au cours d’hostilités. Cependant, puisqu’il est bien certain que ces atrocités ont été commises en maint endroit, nous devons croire que la raison de guerre commandait qu’elles fussent commises, et c’est nous qui sommes en faute de ne point apercevoir cette raison.

On peut aller loin dans cette voie, aussi loin que l’on veut. Les violences mêmes dont ne souffrent que les seuls non-combattans, comme les projectiles lancés du haut des airs sur des villes pacifiques, seront jugées très conformes au but de la guerre qui est de réduire l’adversaire à sa discrétion. On dira même, que ces moyens sont véritablement humains parce qu’ils procurent un effet de démoralisation très important, grâce à des sacrifices forcément assez limités. Il y a plus encore. Ne voyons-nous pas aujourd’hui même le gouvernement allemand, oublieux de la liberté des mers comme des traditions les plus certaines du droit maritime international, adresser au commerce neutre des menaces jusqu’ici inconnues ? Il ne s’agit plus de ce droit de visite des bateaux et de saisie de la contrebande de guerre que reconnaît le droit des gens. L’Allemagne prétend interdire aux neutres certaines mers, et, en cas d’infraction à ses lois arbitraires, menace de perte leurs navires et de mort leurs marins. La raison de guerre permet, à ce qu’il paraît, aux torpilleurs d’ignorer le droit des gens, et ces atrocités n’ont d’autre objet que d’obliger les neutres à épouser la cause de l’Allemagne et à exiger des Alliés qu’ils laissent passer les vivres à elle adressés !

Ajoutons un dernier mot. Les intellectuels allemands, qui ont avancé ces théories et en approuvent les conséquences monstrueuses, sont des gens de bonne foi. Toute la faute est à leur philosophie. Persuadés que la supériorité des lumières est démontrée par la possession d’une force brutale plus grande et que le plus cultivé est celui qui possède le plus de canons et de fusils et sait le mieux s’en servir, ils se feront une gloire de la barbarie de leurs armées, si cette barbarie les conduit à la victoire. Ce simple « si » doit être bien angoissant pour le peuple allemand, car si ce déploiement de cruauté voulue ne le conduit pas à la victoire, où le conduira-t-il ?

Vattel, qui était Neuchâtelais et sujet du roi de Prusse, écrivait au milieu du XVIIIe siècle que les peuples, toujours prêts à en venir aux mains dès qu’ils peuvent en attendre quelque avantage, — et il citait comme exemple les Germains au temps de Tacite, — sont les ennemis du genre humain. Il ajoutait que les nations ont le droit de s’unir pour les châtier et les exterminer. L’opinion de Vattel ne tardera pas à devenir celle du monde civilisé tout entier.


A. PILLET.