PARLEMENT NATIONAL
Chambre des Députés
Séance du 11 avril.

Le président donne lecture d’une lettre signée de 15 députés de la Savoie, par laquelle ils déclarent devoir s’abstenir, jusqu’après l’émission du vote universel, de prendre part aux délibérations du Parlement ; puis d’une lettre de M. Greyfié, qui réclame pour lui et pour ses collègues la gazette officielle.

Sineo. Je crois qu’on ne doit pas tenir compte des déclarations contenues dans ces lettres.

Le traité international auquel elles font allusion n’a pas été présenté au Parlement. Tant qu’il n’aura pas été approuvé par les Chambres, il doit être considéré comme non existant ; il ne peut produire aucun effet, on ne peut lui donner aucun commencement d’exécution.

Les députés de la Savoie et de Nice doivent comme tous les autres intervenir dans les discussions de la Chambre. Plusieurs d’entre eux sont présents dans cette enceinte. Ils ont accompli et ils accomplissent un devoir imprescriptible. Les autres ne peuvent trouver une excuse dans un traité jusqu’ici inefficace. Leurs lettres doivent être comme non avenues et la Chambre doit, sans autre, passer à l’ordre du jour. (Signes généraux d’assentiment).

La Chambre passe à l’unanimité à l’ordre du jour.

Séance du 12 avril.

Garibaldi monte à la tribune (mouvement général d’attention).

Garibaldi, député de Nice, 1er collége. Messieurs, dans l’art. 5 du Statut, il est dit : « Les traités qui apporteraient quelque variation au territoire de l’Etat, n’auront d’effet qu’après avoir obtenu l’assentiment des Chambres. »

La conséquence de cet article de la Loi fondamentale est qu’un commencement quelconque d’exécution donné à une diminution de l’Etat, avant que cette diminution soit sanctionnée par les Chambres, est contraire au Statut. Qu’une partie de l’Etat vote pour la séparation avant que la Chambre ait décidé si cette séparation doit avoir lieu, avant qu’elle ait décidé si elle doit voter, c’est un acte inconstitutionnel.

Telle est la question de Nice (et aussi celle de la Savoie).

L’illustre orateur rappelle que Nice se donnant à la maison de Savoie, stipule le 7 novembre 1391, que le souverain ne pourrait en aucun cas céder Nice à qui que ce fut. Cette cession est contraire au droit des gens.

On dira que Nice a été échangée avec deux provinces plus importantes ; pourtant tout trafic de nation répugne aujourd’hui au sens universel des peuples civilisés et doit être aboli parce qu’il établit un précédent dangereux qui pourrait diminuer la confiance que le pays doit avoir dans son avenir. (Bien !)

Le gouvernement justifie son procédé par la vote des populations ; en Savoie il est établi pour le 22 ; mais à Nice on est plus pressé. (Bravo, des tribunes.)

La pression qui étouffe le peuple de Nice, la présence de nombreux agents, les promesses, les manœuvres exercées sans relâche sur ses pauvres population, la compression qu’emploie le gouvernement pour aider à la réunion à la France, comme il résulte de la proclamation du gouverneur Lubonis[1] (bravo des tribunes), l’absence de Nice d’un grand nombre de nos concitoyens obligés de l’abandonner pour les motifs ci-dessus ; la précipitation et la manière dont on demande le vote de cette population ; toutes ces circonstances enlèvent au suffrage universel son vrai caractère de liberté.

Il termine en demandant qu’on prenne des dispositions énergiques pour la liberté du vote, et en attendant, qu’on le suspende.

Cavour, président du conseil, répond que le traité du 24 mars rentre dans notre système politique, mais qu’il serait trop long de le justifier. Il se renferme dans les généralités, dans les nécessités de la politique; il justifie le traité du 24 mars avec l’étonnante facilité d’élocution qu’on lui connaît; il rappelle l’exemple du Parlement anglais dans le traité de commerce, le vote de l’Italie centrale et promet les plus larges explications quand le traité se présenté à la Chambre, après le vote.

Laurenti-Roubaudi, député de Nice, 2ème collège, entreprend de développer la longue série des souffrances endurées par le peuple de Nice. Il reproche au gouvernement de n’avoir pas destitué le gouverneur Lubonis pour sa révoltante proclamation aux peuples de la ville et du Comté de Nice qui finit par les cris de vive la France, vive l’empereur, puis celle du syndic de Nice, non moins servile. Il en donne lecture. (Rumeurs dans les tribunes.) Il reprend:

Ces proclamations insultent au roi, à la Constitution, qu’elles foulent aux pieds; au Parlement qu’elles méprisent; au peuple qu’elles offensent; à la religion de la patrie qu’elles outragent. (Applaudissements des tribunes.)

Il donne ensuite lecture des manifestes du gouverneur et du syndic qui règlent le mode du vote. Il fait ressortir avec énergie les garanties dérisoires qu’offre ce prétendu plébiscite, et il expose l’état déplorable de Nice, travaillée par la police française et épouvantée par l’incroyable pression qu’on y exerce en plein jour. Il rappelle que le Nizzardo vient d’être séquestré et continue ainsi: «Députés des Romagnes, de Toscane, de Modène, de Parme, je fais appel à vos sentiment d’honneur, à votre conscience; avez-vous voté pour l’annexion italienne de la manière qu’on veut faire voter à Nice? (Une foule de voix: non! non!)

Permettrez-vous donc qu’un pays italien qui, lui aussi, a versé son sang pour la cause que nous soutenons tous, n’ait pas les même avantages que vous avez eu? J’espère que non.

Il rappelle ensuite les promesse faites et les manières dont on les tiens envers Nice; il présente une proposition annulant le vote du 15 et blâmant les actes du gouvernement provisoire comme lésant la liberté du vote et passant à l’ordre du jour, — il termine, épuisé, son long discours par ces mots: «Je n’ai pas la force de défendre ni de soutenir ma proposition; je fais appel aux sentiments d’honneur du premier Parlement italien et j’attends, tranquille, sa décision.» (Bravo, bien.)

Mellana compatit aux douleurs et aux souffrance de l’infortunée Nice, et blâme sévèrement le président du conseil d’avoir violé le Statut.

Selon la Constitution, le pouvoir exécutif peut bien stipuler des traités, mais il ne peut en aucune manière leur donner exécution avant la sanction du Parlement, ni par ses actes, amoindrir la liberté de notre vote.

Je ne trouve pas de terme pour stigmatiser dignement la proclamation par laquelle on conseille à la couronne de délier les Niçards et les Savoisiens du lien de fidélité, et l’autre fait encore plus grave, d’appeler ces populations à émettre un vote contraire à la Constitution.

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Les peuples de peuvent décider de leur sort et de leur gouvernement par le vote universel que dans deux circonstances.

La première est celle d’une réunion triomphante, quand le peuple est rentré dans la plénitude de ses droits, et tel était le cas de la Toscane et de l’Emilie, lesquelles, abandonnées par leurs gouvernements, reprirent leur souveraineté et votèrent d’une manière honnête et sincère, parce qu’elles avaient la conscience de leur droit; (bravo, benè!) l’autre circonstance est celle où les peuples sont autorisés par la souveraineté à choisir la forme de gouvernement qui leur convient le mieux, ou le nouvel État auquel il tendent à s’unir.

Cette souveraineté existe dans le prince seul sous les gouvernement absolus; dans les États constitutionnels elle se divise entre le prince et le peuple, lequel exerce sa souveraineté par le moyen de ses mandataires réunis en Parlement.

Or, notre gouvernement a agi inconstitutionnellement en signant le traité néfaste du 24 mars. Pour que ce traité soit valide, pour que les Niçards et les Savoisiens puissent être appelés à voter, il faut le vote du Parlement qui partage la souveraineté avec la couronne.

Le président du conseil, je le dis à son honneur soutenait dans une note diplomatique au gouvernement français, les mêmes principes que nous, c’est-à-dire que le vote des populations n’aurait lieu qu’après le vote du Parlement. Il est vrai que l’Europe n’a pas connu cette réserve constitutionnelle parce qu’elle n’a pas été imprimée dans la Feuille officielle de l’empire français, nous ne connaissons pas la raison de cette soustraction, et M. de Cavour pourrait seul la donner.

Mais le président du conseil, au lieu de protester contre la soustraction faite par le Moniteur, semble avoir modifié ses idées, car il soutient une doctrine différente, et il parle du mode de vote à Nice et en Savoie.

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Quelle est la loi qui règle le vote universel chez nous?

(En avouant que la Savoie est française, il le nie pour Nice).

L’honorable président du conseil disait que la question de Nice est liée à toute la question italienne. Etait-ce une menace pour nous? Etait-ce dire que l’intérêt préside à cet acte au lieu de la raison et du droit? S’il en était ainsi, je dirai à nos frères de l’Olona, du Tanaro et de l’Arno, que nous, réduits à 4000, avec l’ennemi triomphant sur la Sésia, l’ennemi campé sur les rochers d’Alexandrie, nous avons su refuser de signer le traité qui rejetait une province italienne sous la puissance autrichienne. (Applaudissements de la Chambre et des tribunes.)

Nous trouvâmes dans la conscience de notre droit la force d’accomplir cet acte, et cet acte ne fut pas sans profit pour la cause italienne. Nous représentons aujourd’hui onze millions d’Italiens, et ce ne sera certes pas la peur qui nous fera dévier des principes qui doivent constituer la patrie italienne.

L’orateur distingue la question de Nice de celle de Savoie et propose l’ordre du jour suivant: La chambre, vu qu’on ne peut passer au vote des populations avant que le Parlement ne se soit prononcé sur le traité du 24 mars, passe à l’ordre du jour.

Farini, ministre de l’Intérieur répond particulièrement à Laurent Roubaudi et entre dans quelques explication assez peu concluantes sur plusieurs point touchant la liberté du vote à Nice.

Chenal. Je me bornerai à traiter ce qui s’adresse aux principes de l’indépendance de mon pays, que je crois méconnue par la manière dont il est appelé à manifester sa volonté.

Une nation, ou même une fraction de nation, peut-elle être cédée au bénéfice d’une autre nation? Qui oserait le soutenir? Ce serait là une tradition barbare des plus mauvais jours du système féodal, que l’honneur italien ne peut que répudier.

Si un peuple s’appartient, il est maître de ses destinées, de son territoire, il n’est au pouvoir de personne d’en faire un objet de mercantilisme, d’en disposer comme d’une chose, de l’assimiler à une marchandise.

Si ce droit est antérieur à une dynastie qui n’est jamais que passagère; s’il lui survit, les mots de maître et de sujet que l’on emploie improprement pour désigner les rapports des princes et des peuples, sont loin d’infirmer l’indépendance et la souveraineté de ces derniers.

Il ne suffit pas même d’une langue, du versant de quelques rivières, d’une frontière plus ou moins ouverte pour légitimer l’annexion d’un peuple à un autre. À ce titre, la Suisse romane aurait plus de raison de réclamer tout ce qui est en deçà du Jura, que la France n’aurait le droit de s’emparer de Genève, du canton de Vaud et de Neuchâtel; la France pourrait aussi bien appartenir à la Belgique que la Belgique à la France, suivant que la force se déplacerait.

En se basant sur la communauté de langues, l’Alsace devrait retourner à l’Allemagne. Sous le nom de Panslavisme, la Russie qui se fonde pour s’agrandir sur la commune origine avec des peuples divers, trouverait aussi une justification à son ambition.

Dans toutes ces énumérations qui ont plus ou moins raison d’être, il en est une que l’on met en oubli, c’est qu’au dessus de ces rapports de territoire et de langue, il y a l’indépendance, la volonté d’un peuple dont on ne peut faire abstraction; il y a les institutions dont il jouit, qu’il regarde comme un palladium de ses intérêts moraux, de sa dignité, auxquels il attache une valeur supérieure à toute autre considération, qui domine en lui toute autre affection.

A moins de l’assimiler à un troupeau, à un gibier devenu le prix d’une partie de chasse, un peuple, quelque faible qu’il soit ne peut sans son consentement être annexé à un autre.

Si la traite des noirs est une chose immorale, celle des blancs l’est-elle moins?

Si la souveraineté populaire est ici acceptée, reconnue comme un principe sacré, si l’Italie centrale à disposé librement de ses destinées, le principe invoqué à cet égard ne peut être contredit quand il s’agit de mon pays. Je ne reconnais à personne le droit d’en disposer à son gré.

Il ne peut y avoir au-delà des Alpes une morale différente de celle qui a été sanctionnée en deçà. Poser cette question c’est la résoudre.

Je ne puis croire que Napoléon, qui a fait appel au suffrage des Français, refuse cet hommage aux volontés populaires de la Savoie.

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Les principes de s’adultèrent pas au gré des intérêts.

L’Italie est maîtresse d’abandonner la Savoie, de rompre toute association avec elle, mais de là au droit de disposer de son sort, il n’y a aucune analogie; elle doit la laisser maîtresse d’elle-même, la livrer à sa propre initiative.

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Le jour où cette chambre aura cédé la Savoie à la France, elle se sera démentie elle-même; elle aura fait de la politique rétrospective; elle aura une sanction aux actes de la force contre la faiblesse, ce sera une négation de sa propre indépendance. Qu’elle y prenne garde, la politique a des vicissitudes souvent bien amères; elle donne lieu à des protestations sans fin de la part de ceux qui se trouvent ainsi lésés.

Après avoir partagé pendant plusieurs siècles vos destinées et vos périls, n’est-ce donc pas une dette d’honneur pour vous de ne pas disposer de la Savoie, de la laisser à sa propre initiative? Si, en 1848, le Piémont refusa toutes les offres de l’Autriche, s’il préféra de nouveau courir les hasards de la guerre plutôt que d’abandonner Venise, ce chevaleresque et noble trait de notre histoire sera-t-il aujourd’hui stérile, alors qu’il s’agit d’une soeur qui, bien que vieille, me semble avoir quelque droit à votre égard?

Quelque faible qu’il soit, un peuple ne doit pas être le rachat d’un autre. Il est inaliénable, il tient de Dieu ses droits que nul ne peut lui ravir.

Lorsque, sous le prétexte que Rome appartient au monde catholique, l’étranger lui déniait le droit de se fondre dans la famille italienne, d’avoir sa part d’indépendance politique, qui donc n’a pas protesté contre un pareil projet? A quel titre l’étranger avait-il le droit de disposer, dans l’intérêt d’autrui, des destinées de Rome? Pourquoi cette ville, plutôt que toute autre d’Espagne, de France, d’un état catholique quelconque, ne s’imposerait-elle pas l’obligation qu’elle fait infliger à la fille des Césars?

Si l’on tient à la sincérité des suffrages, que l’on fasse voter séparément les provinces; que la Savoie méridionale laisse la Savoie du nord libre de s’annexer à la Suisse, à la France, ou de se constituer indépendante, suivant qu’elle le jugera convenable. C’est à ce prix, à ce prix seul que la liberté des suffrages peut avoir un caractère d’honorabilité pour la nation préférée.

En limitant son vote à la France, on blesse tous les principes de l’indépendance des peuples; on ressemble à ce tuteur qui disait à sa pupille: «Je te laisse libre d’épouser qui tu voudras, mais à la condition que tu te marieras avec mon ami, auquel j’ai la plus grande obligation.»

Maintenant je demanderai au ministère si les discussions parlementaires auront lieu avant les élections savoisiennes relatives à la séparation du Piémont. N’ont-elles pas besoin d’être éclairées par cette assemblée? Peut-on les abandonner aux sophismes, aux erreur dont on ne cesse de les entourer?

Les populations des campagnes sont en général peu éclairées sur les intérêts politiques de leur pays. Il me semble, en conséquence, que la discussion relative à l’annexion de la Savoie à la France doit avoir lieu avant le vote que les habitants sont appelés à émettre (1)


(1) Vote motivé du député Chenal: «Je demande que la Savoie soit libre de voter pour rester Piémontaise, soit pour être annexée à la France ou à la Suisse, suivant qu’elle le jugera convenable.»

  1. À Annecy il s’appelle M. Lachenal, digne émule de M. Lubonis.