La Satyre Ménippée/L’imprimeur au lecteur


A Dieu
Satyre Menippee
Garnier frères (p. 1-4).


L’IMPRIMEUR AU LECTEUR


Ce discours de la tenue des Estats de Paris et de la vertu du Catholicon d’Espagne fut faict, en langue italienne, par un gentil-homme florentin, qui estoit à Paris pendant que les Estats s’y tenoient, en intention, comme il est à presupposer, de le porter à son maistre le duc de Florence, pour luy representer l’estat admirable des affaires de France. Mais il advint, comme il s’en retournoit en son pays et passoit par Amiens pour aller en Flandre, que son palefrenier, Breton de nation, ne se voulant hazarder à si long voyage, et ayant recogneu que son maistre n’estoit pas autrement bon Catholique, parce qu’il appeloit le Biarnois[1] il Rè di Francia, se separa doucement de luy, sans luy rien dire qui le faschast, ne qui le troublast en son repos. Mesmes, pour le soulager de la nourriture de deux chevaux, en emmena le meilleur, avec la valize en laquelle estoit l’original dudit Discours. Mais Dieu voulut qu’il fut pris par quelques Religieux du Chasteau-Verd[2] et mené devant le Maire de Beauvais[3] ou il eust esté déclaré de bonne prise, à cause de quelque sac de doublons qui se trouva dans la valize, sinon qu’il leur manstra une once de Cathalicon, réduit en poudre, qu’il partait en sa bourse avec sept grains benits et une chemise de Chartres qui avait demeuré neuf jours et neuf nuicts aux pieds Nostre-Dame-soubs-terre[4], pour empescher les coups de canons et d’artillerie, et d’estre pris ny en guerre ny en justice. Tellement qu’il confessa librement qu’il avait laissé son maistre, après avoir cogneu qu’il estoit heretique, en ce qu’il appelait le Biarnois Roy de France.

Or, entre les hardes de la valize, dont inventaire fut faicte en presence du Maire et du Docteur Lucain[5] superintendant des prises et rançons, se trouva l’original dudit Discours italien, que le Maire n’entendait pas, et pria ledit docteur Lucain de le traduire en bon français. De quoy ledit Docteur s’excusa, disant qu’encore qu’il sceust bien parler le langage de Rome, toutefois il ne le sçavait pas approprier à la naïveté française. Si bien qu’on fut contraint le donner à ung petit moyne Romipete[6], qui, le lendemain, se desroba pour la haste qu’il avoit d’estre à Paris, à la benediction solennelle et procession generale que devoit faire le Legat pour la saincte et catholique entreprise que Pierre Barrière, d’Orleans, avoit faicte et jurée entre ses mains d’assassiner Sa Majesté à Melun[7]. Mais il advint que ledit moyne fut pris par quelques gentils-hommes et trouvé chargé dudit Discours, lequel leur sembla si plaisant qu’incontinent l’un d’entre eux le tourna en françois ; et, de main en main, la traduction est venue jusques à moy, qui l’ay imprimé, tant pour relever de peine les curieux de veoir toutes nouveautez que pour piquer ceux qui languissent encore soubs le joug de la tyrannie. Car il faudra qu’il soyent parfaitement ladres clavelez[8] s’ils ne sentent ce poignant esguillon, et ne jettent pour le moins quelque soupir de leur mourante liberté. À DIEU.

  1. Le Biarnois, Henri de Bourbon, roi de Navarre, depuis Henri IV, roi de France.
  2. Les religieux du monastère de Château-Vert paraissent avoir pris une part active aux guerres de religion ; aussi le nom de Chateauverts était devenu un sobriquet appliqué aux Ligueurs. En tout cas ces moines donnaient asile aux soldats et aux paysans maraudeurs.
  3. Godin ou Gaudin, maire de Beauvais ; ligueur tout dévoué aux intérêts de l’Espagne.
  4. Les chemises de Chartres étaient de petites reproductions du vêtement dont on couvrait l’image de Notre-Dame placée dans la crypte de la cathédrale, dite église dessous terre ; Les dévôts les portaient sur eux en manière de scapulaire.
  5. Guillaume Lucain, prédicateur dévoué à la Ligue.
  6. Romipète. Romam petere, aller à Rome. Un petit moine qui allait en pèlerinage à Rome.
  7. Pierre Barrière avait formé le projet d’assassiner Henri IV. Il fut rompu vif en 1593 à Melun.
  8. Le claveau ou la clavelée est une maladie des moutons. Dans l’idée de l’auteur ladre clavelé revient à dire ladre au plus haut point, au superlatif.