La Satyre Ménippée/De l'ordre tenu pour les séances

Satyre Menippee
Garnier frères (p. 44-48).

DE L’ORDRE TENU POUR LES SEANCES modifier

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Aprés que l’Assemblée fut entrée bien avant dedans la Grande Sale, approchant des degrez où le daiz estoit eslevé et les chaires preparées, la place fut assignée à chacun par un heraut d’armes intitulé Courte-joye-sainct-Denys[1] qui les appella tout haut, par trois fois, ainsi : — Monsieur le Lieutenant ! monsieur le Lieutenant ! monsieur le Lieutenant de l’Estat et Couronne de France ! montez là haut en ce throsne royal, en la place de vostre Maistre. — Monsieur le Legat, mettez-vous a latere.[2] — Madame la representante la Royne-mere, ou grand-mere, mettez-vous de l’autre costé. — Monsieur le duc de Guise, Pair de la Lieutenance de l’Estat et Couronne de France, mettez-vous tout le fin premier, pour ce coup, sans prejudice de vos droicts à venir. — Monsieur le Reverendissime Cardinal de Pelevé, Pair ad tempus[3] de la Lieutenance, mettez-vous vis-à-vis, et n’oubliez vostre calepin[4]. — Madame la douairiere de Montpensier, comme Princesse de vostre chef, mettez-vous soubs vostre nepveu[5]. — Madame la Lieutenande, la Lieutenande de l’Estat, sans prejudice de vos pretentions, mettez-vous contre elle. — Monsieur d’Aumale, Connestable et Pair de la Lieutenance, à cause de vostre comté de Boulongne erigée en pairrie, mettez-vous coste-à-coste du Reverendissime, et gardez de deschirer sa chape avec vos grands esperons[6]. — Haut et puissant Principion, comte de Chaligny, qui avez cet honneur d’avoir monsieur le Lieutenant pour cadet[7], prenez vostre place, et ne craignez plus Chicot qui est mort[8]. — Monsieur le Primat de Lyon, infaillible futur Cardinal de l’Union[9], Pair et Chancelier de la Lieutenance, laissez là vostre sœur[10], et venez icy prendre vostre rang. — Monsieur de Bussy le Clerc[11], jadis Grand Penitencier du Parlement, et Grand Œconome spirituel de la Ville et Chasteau de Paris, mettez-vous aux pieds de Monsieur le Lieutenant, comme Grand Chambellan de la Lieutenance. — Monsieur du Saulsay[12], Pair et Grand Maistre de la Lieutenance, à faute d’autre, prenez ce baston, et vous allez tout doucement seoir en ce siege mollet, préparé pour vous. — Messieurs les Mareschaux de la Lieutenance, Rosne, Dom Diego, Bois-Dauphin, et signor Cornelio, voilà un banc pour vous quatre, sauve à augmenter ou diminuer, si le cas y escheoit. — Messieurs les Secretaires d’Estat, Marteau, Pericard[13], Des Portes, et Nicolas, ceste forme d’en bas est pour vous quatre, si les fesses de monsieur Nicolas y peuvent tenir[14]. — Monsieur de Sainct-Paul, comte de Rethelois, à tiltre de precaire, n’approchez pas si prés de Monsieur de Guise, de peur de l’eschauffer[15], et vous tenez auprés du sieur de Rieux. — Messieurs les Ambassadeurs d’Espagne, Naples, Sicile, Lorraine, et comté de Bourgoigne, ce banc à main gauche est pour vous ; et le banc à main droite, destiné pour les Ambassadeurs d’Angleterre, Portugal, Venise, Seigneurs Comtes et Princes d’Allemagne, Souysse, et Italie, qui font defaut, sera pour les Dames et Damoiselles, selon la date de leur impression. Au demourant, que tous les deputez prennent place à raison de leurs pensions !

Telle fut à peu près la séance de Messieurs les Estats : le tout sans dispute pour les preseances, hormis que le Gardien des Cordeliers et le Prieur des Jacobins contestérent quelque peu à qui iroit devant. Mais madame de Montpensier, se levant, bailla l’avantage au Prieur des Jacobins, en commemoration, comme elle disoit, de sainct Jacques Clement. Il y eut aussi un peu de garbouil entre mesdames de Belin et de Bussy, à l’occasion que l’une ayant lasché quelque mauvais vent pseudocatholique, madame de Belin dit tout haut à la Bussy[16] : — Allons, procureuse, la queue vous fume ! Vous venez icy parfumer les croix de Lorraine ! Mais Monsieur le Grand Maistre de Saulsay[17], oyant ce bruit et en sachant la cause, leur cria, le baston en la main : — Tout beau ! mesdames. Ne venez point icy concilier nos Estats, comme ma fille, n’a pas long-temps, le bal du feu Roy, en cette Sale mesme[18].

Le bruit et la mauvaise odeur passée, Monsieur le Lieutenant commença à parler en ceste façon, avec un grand silence et attention de Messieurs les Estats.

  1. Mont-Joye-Saint-Denis ! était l’ancien cri de guerre des rois de France ; de là venait le nom de Montjoye qui fut celui du principal héraut d’armes du roi. Ce nom, plaisamment défiguré dans la satyre, fait allusion à la joie de courte durée des ligueurs de Paris, lorsque l’attaque de Saint-Denis par le chevalier d’Aumale leur fit croire un instant qu’il avait pris cette ville.
  2. A côté. Plaisanterie sur le titre de Légat a latere.
  3. Il était archevêque de Reims nommé par le Pape Clément VIII, mais non reconnu et confirmé par le roi. A cette dignité était attachée celle de Pair de France, mais dont il ne pouvait jouir qu’après que sa nomination aurait été confirmée par le roi.
  4. Il passait pour ignorant et pour un homme de peu de jugement.
  5. Elle avait une extrême tendresse pour le jeune duc de Guise, son neveu, et ses ennemis répandaient le bruit que cette tendresse était l’indice d’une passion criminelle.
  6. Ces grands éperons de M. d’Aumale sont ici par allusion à diverses occasions dans lesquelles il prit la fuite en si grande hâte qu’il crevait plusieurs chevaux.
  7. Henri de Lorraine, comte de Chaligny, fils de la troisième femme de Nicolas de Lorraine, comte de Vaudemont.
  8. Chicot, le bouffon du roi, qui fit prisonnier le comte de Chaligny au siège de Rouen. Celui-ci, furieux d’avoir été pris par un tel adversaire, lui porta un coup d’épée dont il mourut quinze jours après.
  9. Il espérait parvenir au Cardinalat par l’influence des chefs de la Ligue.
  10. On prétendait qu’il avait avec elle un commerce incestueux. Il faut se tenir en garde contre ces bruits, la haine politique ne reculant devant aucun moyen pour perdre un adversaire.
  11. Jean Le Clerc, d’abord prévôt de salle, puis procureur, et enfin gouverneur de la Bastille pour la Ligue. Ajouta à son nom celui de Bussy. Il est qualifié de grand pénitencier du Parlement, parce que ce fut lui qui arrêta les membres de cette assemblée, soupçonnés de royalisme.
  12. Frère du cardinal de Pelvé et membre du Conseil des Quarante.
  13. Péricard avait été secrétaire du feu duc de Guise.
  14. Nicolas, secrétaire du Roi, était fort gros.
  15. Saint-Paul n’avait que la jouissance du comté de Rethelois. M. de Guise le tua le 16 avril 1594, et c’est pour cela qu’on l’engage à ne pas s’en approcher.
  16. La femme de Bussy le Clerc ; ses manières rappelaient la bassesse de son origine, ce qui ne l’empêchait pas d’être très orgueilleuse.
  17. Charles de Pelvé, sieur de Saussay, frère du cardinal, député de la noblesse et membre du Conseil des Quarante.
  18. Cet accident grotesque arriva en effet à Mlle de Pelvé, dans cette même salle, à un bal de la cour.