La Salle des prix à l’École des Beaux-Arts



LA
SALLE DES PRIX
À L’ÉCOLE
DES BEAUX-ARTS.

Au fond de la cour intérieure de l’école des Beaux-Arts, de cette cour au pavé de marbre, élégant souvenir d’Italie que profane notre climat, vous entrez dans une salle semi-circulaire, éclairée par le haut, disposée en amphithéâtre, et réservée pour les distributions des prix. Les parois qui s’élèvent au-dessus des gradins présentent une surface de quinze à vingt pieds de hauteur sur un développement d’environ quatre-vingts pieds. Cette muraille ne pouvait rester nue ; elle appelait la peinture, et offrait à un pinceau laborieux et hardi le champ d’une vaste composition.

M. Paul Delaroche s’est chargé de cette œuvre difficile. Il est du petit nombre de nos artistes contemporains dont les succès ne font pas sommeiller le talent, et qui s’imposent quelquefois la tâche de faire mieux et autrement qu’ils n’ont fait. Quand on possède, comme lui, le secret des faveurs du public, quand on a la certitude, en s’imitant soi-même, de recueillir de faciles et lucratifs applaudissemens, il est bien rare qu’on se lance volontiers dans des voies nouvelles ; mais, Dieu merci, cette noble ambition de l’artiste, cette confiance aventureuse qui aspire sans cesse à quelque chose de plus grand et de plus élevé, n’est pas encore complètement éteinte : aussi, quand même il n’eût pas réussi, et ne fût-ce que pour l’honneur de l’exemple, nous féliciterions M. Delaroche d’avoir voulu faire ce noble et périlleux essai de peinture monumentale.

Sans doute ce n’est pas à la dimension des tableaux que se mesure le génie des peintres. Dans la plus petite toile, il y a place pour le plus grand chef-d’œuvre. La Vision d’Ezéchiel, ce miracle de l’art, n’a qu’un pied carré tout au plus. Mais on ne peut disconvenir que, plus les proportions s’étendent, plus il faut de ressources pour concevoir et de force pour exécuter. La difficulté grandit encore, ou plutôt elle change de nature quand ce n’est plus sur une toile ou sur un panneau, mais sur le monument lui-même que l’imagination de l’artiste doit s’exercer. Cette peinture, qui se fait sur place, sans le secours des fictions de l’atelier, est une œuvre à part qui a ses lois et ses secrets. Autre chose est faire des tableaux, ces créations mobiles qu’un cadre doré isole et met en harmonie avec tous les lieux où le hasard les transportera, autre chose jeter sur une muraille des pensées qui s’y fixent à jamais, qui font corps avec l’édifice, et qui, se mariant à l’architecture, doivent s’approprier, comme elle, à la destination du monument. Là plus de touche ingénieuse, plus d’effets mystérieux, plus de glacis délicats, aucune autre séduction que la vérité de l’expression, la justesse de la couleur, la clarté et la grandeur de la composition.

Je ne veux pas dire que l’un de ces deux genres soit inférieur à l’autre. Ce serait réveiller un procès dont l’érudition s’est naguère emparée et que l’art doit laisser dormir. J’indique seulement que ce sont deux genres distincts. L’un demande plus de perfection, l’autre plus de puissance. Ils obéissent à des règles qui leur sont propres, ce sont presque deux arts différens. Aussi vous ne connaissez qu’à moitié Raphaël si vous n’avez jamais admiré que ses tableaux ; vous ignorez presque le Pérugin si vous ne l’avez vu sur les murs de Perouse ; André del Sarto n’est pas sous les arcades de l’Annunziata le même homme que dans les galeries où brillent ses plus beaux chefs-d’œuvre, et vous ne retrouvez ni dans les tableaux, ni dans les dessins de Léonard, la main qui devait tracer la Cène de Milan.

Il y a donc pour un artiste qui, vers le milieu de sa carrière, se hasarde dans ce genre nouveau, toutes les émotions, tous les périls d’un début.

Le rêve de M. Delaroche avait été de faire ce premier essai sous les voûtes de la future église de la Madeleine. Inspiré par une pieuse et touchante légende, il avait rapidement ramassé les matériaux d’un si beau poème. Déjà tout était préparé, ses compositions étaient faites, il allait les transporter sur la pierre, lorsqu’il dut tout abandonner. Il se retira, non par vaine susceptibilité, mais par conviction d’artiste. Pour quiconque a le sentiment de l’art, la première condition de ce genre de peinture, c’est l’unité d’exécution. Dites à deux peintres de vous faire un tableau, donnez à celui-ci la moitié des figures, à celui-là l’autre moitié, et voyez ce que produira cet amalgame. Eh bien ! ici, le tableau, c’est le monument tout entier. Aucune de ces peintures qui le décorent ne forme un tout à elle seule ; ce ne sont que les fragmens, les parties d’un grand ensemble : or il faut qu’entre toutes ces parties il existe la même harmonie qu’entre les figures d’un seul et même tableau. Ce n’est pas là une théorie inventée à plaisir ; l’expérience en fait foi. À tous les âges de la grande peinture italienne, au XIVe siècle sous le Giotto, comme au XVIe sous Raphaël, à Padoue comme à Rome, à Assise comme à Florence, c’est toujours de la main ou sous la direction d’un seul homme qu’ont été créées ces grandes séries de peintures dont certains monumens nous présentent l’ensemble harmonieux. Quelle disparate au contraire quand les colosses d’un Michel-Ange viennent, comme dans la chapelle Sixtine, heurter les figures gracieuses et presque mignonnes d’un Pinturrichio ! Sans doute il est des lieux et des circonstances où de telles dissonances peuvent être tolérées, mais quand fut-il jamais plus grand besoin d’unité que pour tracer la vie de cette sainte qui sous tant d’aspects différens doit conserver toujours et la même nature et la même beauté ? Nous en jugerons bientôt. Certes on aura choisi des gens habiles, et pourtant il est presque impossible que de leur association il ne sorte pas la plus triste incohérence de couleur et de pensées.

Exilé de la Madeleine, M. Delaroche a trouvé dans cet hémicycle de l’École des Beaux-Arts un théâtre moins brillant, mais qui du moins pouvait être à lui sans partage. Non-seulement il était sûr qu’on y respecterait sa solitude, mais la lumière était plus vive, plus égale, l’élévation plus favorable et moins fatigante pour l’œil du spectateur. L’artiste, tout consolé, s’est donc mis à l’œuvre, et après quatre ans de travaux opiniâtres, cette grande page est aujourd’hui terminée.

Quel en est le sujet ? La destination du monument nous l’indique d’avance ; le programme était pour ainsi dire tout tracé. Nous sommes dans l’École des Beaux-Arts, dans la salle où se distribueront les prix : évidemment les arts du dessin, la peinture, la sculpture, l’architecture, sont ici des personnages obligés, et il faut qu’un rôle soit réservé à l’émulation, cette muse des lauréats.

On s’attend, j’en suis sûr, à une scène de mythologie : jamais la fable et l’allégorie ne semblèrent mieux de saison, et la plupart des peintres n’auraient pas hésité à se placer en plein Parnasse. Peut-être auraient-ils bien fait : on peut parler même les langues mortes ; le talent peut tout ressusciter. Mais chacun suit sa nature. Or M. Delaroche, par la trempe de son esprit, par la direction de ses études, est historien plus encore que poète : ses idées se plaisent peu dans le champ des abstractions symboliques, elles revêtent plus volontiers le costume d’un pays ou d’une époque, elles s’attachent à un lieu, à une date, elles se spécialisent et se personnifient. Où d’autres verraient l’art, il aperçoit l’artiste : la sculpture, pour lui, c’est le sculpteur. Aussi, qu’est-il arrivé ? En promenant ses yeux sur cette longue muraille qu’allait couvrir son pinceau, il a vu s’y dessiner la silhouette, non pas de tel ou tel génie assis sur un nuage et tenant un attribut à la main, mais bien de tous les grands hommes qui sur cette terre ont eu le bonheur de peindre, de bâtir, ou de sculpter des chefs-d’œuvre. C’était ainsi que son sujet devait lui apparaître : c’étaient là les acteurs qu’il lui fallait. Il lui a semblé qu’il les voyait tous réunis, quel que fût leur siècle, quelle que fût leur patrie ; qu’il les entendait discourir entre eux sur leur art, et bien vite il a pris sa palette pour nous faire assister à ce dialogue des morts, en nous traduisant, sinon leurs paroles, du moins leurs traits, leurs attitudes, leurs regards, comme autant de leçons et d’exemples pour cette jeunesse avide de gloire qui chaque année viendra sur ces bancs en goûter les flatteuses prémices.

Cette manière de concevoir un tel sujet ne demande ni moins d’imagination ni moins d’esprit créateur que s’il fallait évoquer tout un cortége de divinités. Sans doute ce sont des personnages connus, des figures historiques qu’il s’agit de reproduire ; mais suffit-il d’habiller des mannequins et de leur donner des noms ? n’existe-t-il pas des traditions sur la physionomie, sur le costume, sur le caractère de chacun de ces grands artistes ? Pour les faire agir et parler avec vérité, que d’études et de recherches ! que de pénétration, que d’intelligence pour vivifier ces études ! C’est un drame où tout est à inventer et où pourtant rien ne peut être de fantaisie. Et d’un autre côté, comment, avec une série de portraits, composer une action qui touche, qui intéresse ? comment grouper tous ces personnages ? par quels liens les réunir ? comment donner un sens à leur colloque, et faire planer sur eux une sorte d’idéal qui fasse comprendre que ce sont des ombres et non pas des vivans ? Les difficultés abondent, comme on voit, et nous ne les disons pas toutes. Cherchons à indiquer comment l’artiste s’est proposé d’en triompher.

Un long portique à colonnes d’une élégante simplicité occupe presque tout le fond de la scène. Vers le milieu de cette colonnade, c’est-à-dire au centre de l’hémicycle, on voit dans une sorte d’enfoncement, auquel on monte par des degrés, un banc de marbre sur lequel sont assis deux vieillards, et entre eux un homme dans la force de l’âge. Tous trois ils portent pour vêtement un manteau blanc qui couvre à peine leurs épaules ; leur front est ceint d’une couronne d’or ; leur attitude est calme, majestueuse ; il y a dans leur visage cette sérénité presque divine dont les anciens se servaient pour exprimer l’apothéose.

Quels sont ces trois hommes, ces trois demi-dieux, et que font-ils sur ce tribunal ? Le plus jeune est Apelle, les deux autres Phidias et Ictinus. Apelle, le dernier des grands peintres de la Grèce ; Ictinus, l’architecte du Parthénon, le représentant du grand siècle de l’architecture ; Phidias, le créateur de la sculpture à la fois idéale et vivante, de la plus grande et de la plus vraie des sculptures. Admis au sacré sacerdoce, ces trois génies se reposent dans leur immortalité. Ils sont là comme juges suprêmes et éternels de nos concours. C’est sous leurs yeux, c’est en leur nom, que cette noble et belle fille au teint oriental, au regard bienveillant, ramasse une couronne et se dispose à la lancer au lauréat.

À leurs pieds sont deux jeunes femmes assises de chaque côté des degrés : elles gardent un respectueux silence. L’une, par son profil, rappelle le type grandiose de certaines médailles grecques ; l’autre, le front ceint d’un diadème, a plutôt le caractère des têtes impériales. C’est l’image et la personnification de l’art antique sous ses deux formes les plus saillantes, la forme grecque et la forme romaine, On voit à leur pose calme et impassible que leur œuvre est accomplie. Elles écoutent à peine, et comme un bruit lointain, les noms de nos jeunes vainqueurs que l’écho de la salle apporte à leurs oreilles ; elles n’en détournent pas la tête et semblent comme absorbées dans la contemplation intérieure des merveilles qu’elles ont enfantées.

Mais voici deux autres femmes, qui, debout sur le devant des degrés, ont un aspect moins sévère et semblent se rattacher encore, par quelques liens secrets, au monde des vivans.

L’une porte au ciel un regard rêveur : sur ses épaules, qu’enveloppe un étroit et chaste manteau, ses blonds cheveux retombent en nappes onduleuses ; une grace virginale se mêle dans ses traits à une tendre et suave langueur, et sur son front, où brille l’inspiration céleste, on aperçoit ce découragement mélancolique que nous inspire le sentiment de notre infirmité comparée à la grandeur de Dieu. Une palme à la main, ce serait une sainte ; mais ce modèle d’une église gothique nous trahit son secret. C’est le génie de l’art du moyen-âge, de ce sublime novateur qui trouva le chemin du beau sans autre guide que la foi.

Quel contraste entre cette figure et sa compagne ! Celle-ci est belle aussi, mais sans retenue, sans mesure, sans pudeur. Ses riches vêtemens retombent en désordre, sa brillante coiffure se dénoue et s’échappe au hasard ; courtisane audacieuse, passionnée, inconstante, c’est l’image de l’art moderne depuis son affranchissement des idées chrétiennes, avec ses phases de bons et de mauvais jours, avec ses beautés et ses excès. Des souvenirs au lieu de croyance, l’amour de la mode, le besoin du succès à tout prix, d’admirables instincts étouffés par l’esprit de système, des charmes éblouissans fardés par la coquetterie, voilà ce que respire toute sa personne.

Ces deux femmes sont comme le chaînon qui relie la partie antique et tout idéale du tableau avec sa partie moderne et presque vivante. Tournons en effet les yeux à droite et à gauche de ce muet aréopage : là plus de graves et immobiles figures ; c’est une foule qui se meut et qui parle ; étrange et brillant assemblage des costumes les plus variés, des figures les plus diversement caractérisées. Ces hommes-là ne sont pas séparés de nous par vingt siècles comme les divins maîtres de l’art antique ; le feu sacré qui les anima sur la terre ne doit pas avoir cessé de briller dans leurs yeux : on dirait qu’ils ont encore un pied dans ce monde, tant ils parlent avec plaisir, tant ils s’interrogent avec curiosité sur ce qu’ils y ont vu, sur ce qu’ils y ont fait.

Ils sont tous là sans façon, sans apparat, les uns debout, les autres assis sur un long banc de marbre en avant du portique. Entre eux point de hiérarchie de talent, point de distinction de pays ; le Florentin se confond avec le Français, le Flamand et l’Espagnol avec le Vénitien ; seulement, ce qui est bien naturel, les architectes cherchent de préférence les architectes, les sculpteurs s’adressent aux sculpteurs, et quant aux peintres, eux qui sont de beaucoup les plus nombreux, ils se partagent et se divisent selon leur nature et leurs sympathies, les grands dessinateurs d’un côté, les grands coloristes de l’autre.

Ainsi l’ensemble de la composition se fractionne en cinq groupes distincts, mais artistement enchaînés. Au milieu le groupe idéal, l’art antique dans une sorte de demi-teinte et d’éloignement vaporeux, à droite le groupe des architectes, de l’autre côté les sculpteurs, puis, aux deux extrémités, les peintres.

Ces classifications symétriques, qui n’altèrent en rien l’unité du tableau, y introduisent un principe d’ordre, de clarté, d’harmonie, sans lequel il n’est point de véritable œuvre d’art. Ce ne sont pas des divisions sèchement accusées : elles ne se manifestent même pas au premier abord ; la réflexion seule les découvre. Elles servent comme de repos à l’œil du spectateur, qui, ne pouvant saisir d’un seul regard l’ensemble de cette longue série de personnages, a besoin de s’arrêter de distance en distance. Le problème était donc de faire, pour ainsi dire, plusieurs tableaux en un seul, de leur donner à tous une physionomie particulière, et de les relier si fortement entre eux, que les points de jonction fussent à peine visibles.

Ce n’est pas tout : dans chacun de ces groupes, on aperçoit bientôt des subdivisions, c’est-à-dire à côté de la scène principale des accessoires épisodiques qui s’y rattachent. Ainsi, quand vos yeux se tournent du côté des grands dessinateurs, ils sont frappés d’abord d’une noble figure de vieillard dont la longue barbe blanche laisse tomber ses reflets argentés sur une riche pelisse de velours cramoisi. C’est Léonard, le patriarche du dessin ; il expose de la voix et du geste ces fécondes et savantes idées dont son esprit ne cessa d’être assailli durant sa vie. Autour de lui tous gardent le silence ; Raphaël lui-même l’écoute avec respect, sinon avec une entière soumission. Fra Bartolomeo le contemple dans un pieux recueillement ; le Dominiquin s’attache à ses paroles avec une ardente curiosité ; Albrecht Dürer admire la justesse de ses démonstrations, et Fra Beato Angelico lui-même, s’arrachant à ses prières et à ses saintes visions, s’avance pour l’écouter. Mais tout le monde ne lui prête pas ainsi l’oreille. Seul, assis sur ce chapiteau renversé, tournant le dos à Léonard et à ses auditeurs, Michel-Ange semble faire bande à part ; absorbé dans ses propres idées, il ne cache pas son dédain pour celles des autres, et veut rester étranger à tout ce qui se passe autour de lui. Plus loin le Giotto, Cimabuë, Masaccio, sont aussi dans une sorte d’isolement ; ils écoutent à peine Léonard, et leur regard étonné semble dire qu’ils ne peuvent s’accoutumer aux étranges déviations dans lesquelles l’art est tombé depuis ces jours où ils essayèrent de lui frayer son chemin. Enfin, à l’extrémité du tableau, cette grande figure vêtue de noir, au front large, à l’œil vif, vous la connaissez, c’est notre Poussin. Penseur sublime, esprit solitaire, lui aussi il s’écarte de la foule, mais ses yeux se tournent avec amour sur cet auditoire où se trouveront désormais réunies toutes les espérances de la peinture française : ce regard du Poussin sur notre école, regard paternel, mais sévère, est en quelque sorte le résumé et la pensée morale de tout le tableau.

Dans le groupe des architectes, c’est le vieux Arnolfo di Lapo qui prend la parole, c’est autour de lui que sont réunis presque tous les maîtres du grand art de bâtir. Debout, dans sa longue robe florentine, l’architecte de Sainte-Marie-des-Fleurs raconte sans doute au milieu de quelles ténèbres il dirigea ses pas, quels furent ses efforts et ses hésitations, alors que l’Italie, n’acceptant pas encore le retour aux règles antiques, résistait néanmoins à l’invasion de ce système dont toute la chrétienté du Nord admirait les saintes témérités. Robert de Luzarche, qui détourne la tête, lui dira tout à l’heure quels trésors renfermait ce mystérieux système, et combien, sous son apparence hasardeuse et incorrecte, il cachait de science et de pureté. Bramante, à son tour, indiquera tout ce que le génie moderne pouvait puiser de noblesse et de grace, non dans l’imitation, mais dans l’intelligence des grands modèles de l’antiquité ; et quant à Palladio, il expliquera sans doute, pour se justifier, comment devaient s’altérer si tôt entre ses mains ces traditions de simplicité et de grandeur qu’il avait reçues encore si fraîches et si pleines d’avenir. En attendant, le vieillard continue son récit, et tous ils le regardent en silence ; Brunelleschi, assis sur le banc de marbre, l’écoute, mais d’un air un peu distrait, on voit qu’il pense encore à sa coupole. Pierre Lescot, avec la pétulance d’un Français, s’avance pour écouter le vieux Florentin ; et s’appuie familièrement sur l’épaule de Bramante : on conçoit que ces deux hommes se soient pris d’intimité dans l’autre monde mais que Robert de Luzarche et Palladio marchent ainsi tendrement unis comme deux frères, c’est ce qui n’est pas si facile de supposer, à en juger du moins par ce qui se passe ici-bas. Au contraire, il est tout-à-fait probable que si le Sansovino et Erwin de Steinbach se sont jamais rencontrés, ils auront eu mille choses à se dire ; je ne m’étonne donc pas de les voir causer là, sur ce banc, en tête-à-tête, et tellement appliqués à ce qu’ils disent, qu’ils n’aperçoivent rien de tout ce qu’on fait autour d’eux. Le maître allemand dit peut-être au Vénitien : Pourquoi avoir chassé nos ogives de vos lagunes ? elles y poussaient de si charmans rameaux, elles s’y mariaient si bien à la riche mollesse de l’Orient ? Et l’autre lui répond, avec une insouciante bonhomie et un laisser-aller de grand seigneur : Que voulez-vous ? Peut-on toujours faire et admirer la même chose ? Et connaissez-vous rien de plus gracieux que ma bibliothèque de la Piazzetta ? — À cet à parte entre Erwin et Sansovino, ajoutez la figure isolée de Philibert de Lorme, dont la pensée soucieuse semble poursuivre quelque problème de construction ; puis, à l’autre extrémité, Vignole convenant avec lui-même que, s’il revenait au monde, ce n’est pas seulement dans sa grammaire qu’il apprendrait à parler, et vous en aurez fini avec les architectes.

La scène principale, dans le groupe des sculpteurs, est une conversation entre le vieux André Pisano et Lucca della Robbia ; Donatello et Ghiberti se disposent à y prendre part, ils ont bien le droit de dire aussi leur mot. Derrière les deux interlocuteurs, on aperçoit ce présomptueux Bandinelli, qui, comme de coutume, laisse percer dans son sourire une envieuse malignité ; Jean Goujon, au contraire, et plus loin Germain Pilon, cherchent à écouter avec un empressement qui témoigne de leur déférence. Puget, assis au bout du banc, ne fait pas attention aux paroles des deux vieillards ; il est retenu par Jean Bologne, qui paraît un intrépide causeur. Derrière eux, Benvenuto Cellini, distrait et dédaigneux, s’éloigne en murmurant quelque sarcasme, pendant que Bernard Palissy rêve à ses expériences et regrette ses fourneaux. Enfin, le groupe est terminé par deux figures calmes et silencieuses, notre Pierre Bontemps, qui recueille précieusement les leçons de Della Robbia, et le rustique et naïf Peters Fischer, qui a l’air tout résolu à conserver ses idées aussi bien que son costume germaniques.

Parvenus à l’autre extrémité de l’hémicycle, nous voici de nouveau en présence des peintres ; mais ici c’est le rendez-vous de ces génies lumineux qui ont cherché la poésie de leur art moins dans la beauté des lignes et dans l’expression de la pensée que dans les mystérieuses harmonies de la couleur. Ce groupe renferme, comme les autres, plusieurs scènes distinctes. Et d’abord nous rencontrons les quatre plus grands artistes qui aient jamais exprimé les beautés du paysage, Claude le Lorrain, Guaspre Poussin, Ruysdaël et Paul Potter. Ils sont là se racontant en confidence par quels artifices ils ont pu lutter victorieusement, les uns contre toutes les pompes de la nature, les autres contre toutes ses naïvetés. Plus loin, le théâtre s’agrandit : c’est Rubens, Van Dyck, Rembrandt, Murillo, Velasquez, l’honneur de la Flandre et de l’Espagne, qui écoutent la savante parole du Titien. Van Eyck lui-même prend plaisir à l’entendre, lui, le précurseur et le père de tous ces grands coloristes ; vêtu d’une de ces robes de brocard d’or dont son pinceau vigoureux rendait si bien les éblouissans reflets, il préside avec la majesté d’un doge cette brillante assemblée de famille. Debout à ses côtés, Antonio de Messine semble faire l’office d’un page soumis et docile ; on voit que depuis long-temps le vieux Flamand a pardonné au jeune aventurier de lui avoir dérobé son secret et de l’avoir colporté sous un ciel où il devait enfanter de tels chefs-d’œuvre. Pour écouter Titien, le sombre Caravage lui-même semble imposer silence à sa mauvaise humeur ; Jean Bellini, malgré son imperturbable gravité, se complaît intérieurement aux paroles de son illustre élève ; et quant à Giorgione, son admiration a quelque chose de guerroyant ; il se pose en spadassin, tout prêt à tirer la dague pour l’honneur du lion de Saint-Marc et pour la suprématie de son école. Paul Véronèse, au contraire, a l’air plus modeste et plus tolérant : à la manière dont il se retourne vers le Corrège, ne semble-t-il pas lui dire : « Avancez donc, et venez aussi nous raconter vos secrets, vous qui êtes lumineux comme nous, qui faites aussi de la couleur une éclatante satisfaction pour les yeux, et qui, de plus, avez trouvé moyen de la faire parler à l’ame. »

Nous ne terminerions pas cette description si nous voulions seulement indiquer tout ce qu’un tel sujet peut renfermer de pensées et d’intentions : nous avons même, chemin faisant, oublié beaucoup de figures, entre autres ces deux graveurs Edelinck et Gérard Audran, si finement jetés au dernier plan. Il est une foule de délicatesses que les yeux seuls peuvent saisir, et ce n’est pas avec des mots qu’on peut traduire une œuvre d’art. Si nous nous sommes arrêté si longtemps à cette analyse, c’est qu’il fallait montrer au moins par aperçu tout ce que ce travail exigeait de combinaisons, de calculs, d’esprit et d’habileté.

Sous tous ces rapports, je ne crois pas qu’il puisse s’élever la moindre controverse. Tout le monde conviendra que l’ajustement de tous ces costumes, l’enchaînement de tous ces groupes, le balancement de toutes ces lignes, révèlent une puissance et une souplesse de talent dont M. Delaroche avait assurément déjà donné des preuves, mais qui jamais ne s’étaient manifestés chez lui avec cet éclat incontestable. Il n’est vraiment pas possible qu’une action soit plus sagement conduite, plus clairement ordonnée. L’accumulation des personnages n’engendre pas la moindre confusion. Cette multitude de jambes et de bras qui s’entremêlent ne cause pas au spectateur le plus petit embarras, la plus légère inquiétude. Tout est aisé, simple, naturel, tout se lit et s’explique au premier coup d’œil ; et pourtant, pour distribuer ses plans, pour étager ses figures, le peintre n’a fait emploi d’aucun procédé d’école, d’aucun moyen de convention ; point d’effets de perspective, point d’ombres largement portées pour détacher les parties lumineuses ; il a fait saillir ses personnages en plein jour, il les a tous éclairés également, et pour ainsi dire par le même rayon de soleil ; en un mot, il n’est presque pas une difficulté qu’il n’ait voulu aborder de front, et dont il n’ait triomphé avec plus de bonheur encore que de hardiesse.

Que dira donc la critique ? car il faut bien qu’elle ait aussi sa part. Les ouvrages des plus grands génies ont eux-mêmes leur côté vulnérable, et personne n’a le privilége d’échapper à la commune loi.

Un des écueils du sujet, je ne parle pas encore du tableau, c’était la nécessité de faire un choix parmi tant de noms illustres que chaque siècle et chaque pays présentent à notre admiration. Pour l’antiquité, point d’embarras : lorsqu’on ne déifie que trois artistes et qu’on choisit de tels noms, qui pourrait se plaindre d’être oublié ? Mais pour les temps modernes, en élargissant le cadre, on le rend plus difficile à remplir. Recevoir dans cette noble assemblée tous les hommes qu’on proclame les premiers dans leur art, n’est-ce pas risquer de se mettre en querelle avec les amis de ceux qu’on n’admet pas ? C’est ici un livre d’or, un registre de noblesse ; l’oubli ressemble à une exclusion. Bien des gens, par exemple, demanderont à M. Delaroche comment il n’a pas trouvé place pour le Guide, pour le Guerchin, pour les Carraches. Quant à moi, je ne lui en veux nullement, bien que j’aie pour quelques tableaux de ces hommes habiles une très juste vénération ; je lui pardonne également de n’avoir pas admis Salvator Rosa, et je consens même, quoique avec plus de peine, à ne pas voir le Tintoretto ; mais j’aurais voulu que bon gré mal gré il fit entrer parmi les architectes Léon-Baptiste Alberti, dût-il même exclure cet Inigo Jonès, auquel je ne veux aucun mal, mais qui n’est là évidemment que par politesse pour l’Angleterre. Certes, si jamais homme a dû figurer parmi les représentans de la véritable architecture italienne, c’est-à-dire de cette pureté presque attique, de ce goût fin et délicat qui ne devait régner pour ainsi dire qu’un jour, cet homme est Alberti. Et parmi nos artistes français comment expliquer l’absence de Jean Cousin ? Ne fut-ce qu’à titre de peintre verrier et pour rendre un digne hommage à un art tout national, ce grand artiste ne devait-il pas être admis ? Je vais plus loin ; je ne trouve pas que Robert de Luzarche et Erwin de Steinbach me représentent à eux seuls l’art chrétien, l’art du moyen-âge : c’est élaguer de cette grande époque deux ou trois siècles qui ne sont pas les moins glorieux ; j’aurais voulu, pour remplir cette lacune, un groupe d’abbés, de prieurs et d’évêques, groupe anonyme, indifférent à la renommée de ce monde, mais portant au front la flamme de l’inspiration religieuse. Enfin, qu’il me soit permis de signaler encore un dernier oubli, qui n’est pas le moins regrettable ; je veux parler de Philippe de Champagne. Cette sévère et noble figure n’était pas à dédaigner : ce n’est pas lui, dans sa pieuse modestie, qui se plaindrait d’être exclu, mais Lesueur et Poussin s’en étonnent assurément.

Après tout, dira-t-on, qu’importe qu’il manque quelques personnages ? Ceux que le peintre a représentés sont-ils vivans, sont-ils vrais, expriment-ils l’idée qui s’attache à leur souvenir ? Voilà les questions à résoudre. Nous en avons assez dit pour qu’elles soient presque résolues d’avance. Toutefois, nous soumettrons ici à M. Delaroche quelques observations, ou plutôt quelques doutes qui se présentent à notre esprit.

Pour obéir aux exigences de l’harmonie et pour éviter, dans quelques parties importantes de sa composition, la rencontre trop fréquente de certaines couleurs, il a cru devoir donner à quelques-uns de ses personnages des costumes qui ne sont pas ceux qu’on leur voit d’habitude, et qu’une tradition à peu près constante semble avoir consacrés. Ainsi Rubens, que tous ses portraits nous montrent vêtu de noir, selon la mode du temps et de son pays, Rubens dans ces habits de satin blanc, se fait à peine reconnaître ; sa physionomie si fine, si expressive, au lieu de ressortir avec son feu accoutumé, semble en partie éteinte par l’éclat insolite de ces vêtemens. Mais Rubens a été ambassadeur : je le sais, et je veux bien croire que dans les cours étrangères il portait du satin blanc, quoiqu’à mon avis le contraire soit plus probable ; mais ce n’est pas l’ambassadeur que je veux voir ici, c’est le grand peintre, c’est l’homme de génie. Ne cherchons pas à dire trop de choses, car nous ne les dirions qu’à moitié.

La même remarque ne s’applique-t-elle pas à Raphaël ? Ce riche costume, ce manteau blanc et bleu de ciel me déroutent complètement. Ce n’est pas là le Raphaël que je connais, dont ma mémoire me conserve l’image. Je sais bien que vers la fin de sa vie il avait pris goût à une certaine recherche dans ses vêtemens, mais n’est-ce pas là une de ces circonstances dont il faut tenir peu de compte ? Lui-même n’en a-t-il pas ainsi jugé, car il a fait quelquefois son portrait, et jamais s’est-il représenté dans cet apparat théâtral ? M. Delaroche nous dira qu’un vêtement noir se serait mal ajusté avec les costumes environnans, et aurait fait un trou dans son tableau. J’ai toute confiance dans le savoir et dans le goût du célèbre artiste, mais peut-être les peintres sont-ils trop préoccupés de certaines lois qu’eux seuls ont promulguées, et qu’ils pourraient impunément se permettre d’enfreindre. Pour moi, je crois que, même en supposant qu’un vêtement trop foncé eût troublé certaines harmonies, mieux vaut encore risquer d’offenser les yeux que de causer à l’esprit une inquiétude ou un regret.

Que si au contraire ce n’est pas pour obéir aux exigences du coloris que le peintre a si richement habillé son Raphaël, si c’est en toute liberté, avec intention, et par exemple pour indiquer que ce grand génie s’élève au-dessus de ses rivaux comme un prince au-dessus de ses sujets, n’hésitons pas à le dire, une telle idée manquerait de justesse ; il y a plus, elle serait dangereuse. Se servir du costume comme moyen d’expression, lui prêter un langage, lui donner un rôle qui n’appartient qu’à l’homme lui-même, ne serait-ce pas matérialiser l’art ? C’est seulement par je ne sais quel feu secret jaillissant de ses yeux, par l’inspiration rayonnant de son front, que cette tête de Raphaël devrait effacer toutes les autres et prendre un air de domination et de souveraineté. Aussi, je l’avoue, j’éprouve quelque regret à trouver, au lieu du roi des peintres, ce jeune homme que les plaisirs, non moins que le travail, vont bientôt flétrir dans sa fleur. Oui, cette figure, souffrante, amaigrie, a peut-être été celle du grand artiste ; oui, les derniers éclairs d’où sortit la Transfiguration furent entremêlés de ces langueurs et de cette pâle tristesse ; mais est-ce là ce que nous venons voir ? Est-ce aux accidens de sa vie humaine qu’il convient de faire allusion dans ce séjour de gloire et d’immortalité ? N’est-ce pas au contraire la partie divine et immatérielle de ces nobles physionomies que l’art doit mettre en relief, tout en empruntant à leur individualité quelques traits caractéristiques pour les faire reconnaître.

Heureusement M. Delaroche n’a pas conçu tous ses personnages dans cet esprit. Si quelques reproches du même genre peuvent être adressés aux figures de Lesueur, d’Orcagna, de Michel-Ange, et à quelques autres de moindre importance, en revanche, j’aperçois le Titien, Giorgione, Bellini, Ghiberti, Poussin, et je trouve en eux cet aspect grandiose, cette noblesse d’attitude et de pensée, en un mot cette hauteur de style qui n’accepte les détails individuels et biographiques que pour les dominer et les laisser seulement entrevoir.

Ce sont là, selon moi, les conditions sans lesquelles il n’est point de grande peinture, et par conséquent point de peinture monumentale. Ce que j’appelle grande peinture, c’est celle qui élève, épure, ennoblit tout ce qu’elle touche, et qui met en saillie le côté profond et sérieux des choses. Ce n’est pas à dire que pour atteindre à cette hauteur il faille enlever aux hommes ce qu’ils ont d’humain, et tomber dans les abstractions et les bas-reliefs coloriés ; non, partout où l’homme est en scène il faut que le sang circule et que le cœur fasse entendre ses battemens ; mais si la vie vient à prédominer, si l’idéal ne la gouverne pas, bientôt la pensée s’abaisse et le spectacle perd toute sa grandeur. C’est un certain mélange indéfinissable, un certain accord harmonieux de l’idéal et de la vie qui constitue ces créations que l’esprit humain enfante si rarement et qu’il est permis d’appeler des chefs-d’œuvre.

Nous l’avons déjà dit, quand M. Delaroche n’aurait d’autre mérite que d’avoir tourné les yeux vers ces hautes régions de l’art, d’en avoir fait le but de ses efforts, son exemple serait déjà un véritable bienfait. Il a osé rompre, je ne dis pas avec la peinture de genre, il s’en était déjà plus d’une fois affranchi, mais avec cette séduisante déception qu’on nomme le roman historique, et qui lui a valu tant de brillans succès. C’est l’histoire elle-même, l’histoire dans sa majestueuse austérité, qu’il a entrepris de faire parler. Une si grande tentative pouvait-elle s’accomplir complètement du premier coup ? Non sans doute : M. Delaroche tout le premier nous dirait qu’il n’a pas cru faire un ouvrage irréprochable, mais il lui est permis d’avoir conscience de l’immense progrès qui s’est opéré en lui, et de prétendre à s’élever encore plus haut.

Pour y parvenir, son premier soin, j’en suis sûr, sera de s’imposer une plus grande unité de style. Il est inévitable, dans une œuvre de transition, que l’artiste obéisse en quelque sorte à deux systèmes à la fois ; la méthode qu’il se fait n’a pas encore la force d’exclure celle qu’il abandonne ; à côté des essais se glissent les habitudes ; c’est un conflit d’influences contraires qui se nuisent mutuellement l’une à l’autre, et qui enlèvent même aux plus belles choses une partie de leur beauté. Ainsi, M. Delaroche n’a certainement jamais rien créé d’aussi grand, d’aussi sévère que la partie centrale de son hémicycle. J’admets qu’on puisse désirer un peu plus de précision et de fermeté dans certains contours, un peu plus de distinction dans quelques têtes et dans quelques draperies ; mais les dispositions générales du groupe sont du plus bel effet, et la pensée qu’il exprime est écrite avec autant de force que de clarté. D’où vient donc que quelques personnes, bien à tort selon nous, trouvent que c’est là la partie faible du tableau ? D’où vient qu’elle leur semble plutôt froide que poétique ? Ce n’est pas, croyez-moi, parce que le peintre a fait intervenir le monde idéal au milieu du monde réel ; ce n’est pas parce qu’à côté de ce tribunal et de ces juges à demi divins, il nous fait voir des hommes qui marchent et qui parlent : non, c’est parce qu’une méthode différente semble avoir présidé à la conception de ces deux parties du tableau. Ici la méthode qui cherche le côté élevé des choses, le grand style, là la méthode qui se plie à toutes les variétés de la nature, le style pittoresque. Par leur voisinage immédiat, ces deux styles s’exagèrent l’un l’autre, et font outre mesure ressortir leurs différences : le naturel de l’un semble descendre à la familiarité, l’idéal de l’autre prend un aspect de roideur.

Si, au contraire, le même style régnait sur tout l’ouvrage, si ces hommes réels et vivans étaient un peu plus idéalisés, ceux-là surtout qui s’approchent le plus du centre du tableau, la transition deviendrait insensible ou du moins plus harmonieuse. Je ne demanderais pas pour cela qu’on me transformât ces bouillans artistes en statues impassibles ; non, mais qu’on s’attachât moins à reproduire certaines particularités, certains accidens que je regarde comme exclusivement pittoresques, pour s’attacher de préférence à l’expression des pensées et des passions. Ainsi j’ôterais peut-être à Jean Bologne ce mouchoir qui lui couvre la tête, Balthazar Perruzzi prendrait un air un peu plus relevé et ressemblerait moins à un simple maçon, Mansard ne se balancerait peut-être pas ainsi sur son banc en tenant son genou dans ses mains. Ce n’est pas que je ne trouve ces détails charmans, pleins d’esprit ; mais sont-ils bien à leur place dans cette imposante assemblée ? Ne détournent-ils pas l’attention plutôt qu’ils ne concourent à l’effet général ? Si au lieu de toutes ces scènes si gracieusement naïves qui viennent jouer, pour ainsi dire, autour de l’auguste tribunal, je voyais s’avancer quelques-unes de ces figures graves, sévères et cependant pleines de vie, que M. Delaroche a répandues dans d’autres parties de sa composition ; si mes yeux descendaient ainsi par degrés des régions éthérées sur la terre, je crois que tout y gagnerait, aussi bien la partie réelle que la partie idéale du tableau.

Un autre moyen de ménager cette transition, c’eût été de distribuer tous ces personnages par divisions plus méthodiques, c’est-à-dire en cherchant moins les combinaisons favorables à l’effet pittoresque que l’ordonnance indiquée par l’histoire de l’art. C’est toujours, sous une autre face, cette même question de l’unité du style. Du moment qu’on imprimait au centre du tableau un grand caractère de symétrie et qu’on y imposait à chaque acteur une place significative, je crois que, dans tout le reste, il fallait ne pas abandonner aussi souvent au hasard le soin de donner à chacun son voisin et son interlocuteur. Il est vrai qu’ici se présentait un danger que M. Delaroche a eu cent fois raison d’éviter, le danger de vouloir donner une signification à toutes choses, de ne pas pouvoir faire asseoir deux hommes à côté l’un de l’autre sans une raison historique ou philosophique, d’interpréter leur moindre geste, de supposer un sens à leur moindre regard, et de tomber ainsi dans la subtilité, et de la subtilité dans l’obscur. En fuyant un écueil ne risque-t-on pas quelquefois d’en rencontrer un autre ? J’ai entendu raconter qu’un peintre étranger visitant, il y a quelques années, M. Delaroche dans son amphithéâtre, lui avait conseillé de représenter Fra Beato Angelico à genoux, en prière, et comme ravi dans une pieuse extase. Assurément M. Delaroche a bien fait de ne pas suivre ce conseil ; cependant, ce moine si admirablement posé, si bien modelé et qui ressort sur le devant du tableau comme une personne vivante, n’est-ce pas un moine quelconque plutôt que le mystique habitant du couvent de Saint-Marc, et peut-on deviner, sous cette robe, l’ame à laquelle obéissait un si angélique pinceau ? S’il est bon de ne pas fatiguer le spectateur par le luxe et le raffinement de l’esprit, faut-il le laisser dans le vague sur le sens de ce qu’il voit, en se contentant de charmer ses yeux ? Ainsi, rien de plus heureux que la pose de Lesueur, pittoresquement parlant. Ce corps est d’une souplesse nonchalante qui fait illusion ; mais Lesueur serait-il mort à trente-huit ans, dévoré par le travail et l’amour de son art, s’il était venu souvent s’asseoir ainsi au soleil, avec ce laisser-aller et cet air insouciant ?

Quoi qu’il en soit de toutes nos remarques, elles n’affaibliront en rien la séduction que ce grand et bel ouvrage exerce sur tous ceux qui le contemplent : il n’y a qu’une voix même parmi les plus difficiles pour convenir qu’à son aspect on est saisi d’une impression pleine de grandeur. La réflexion seule vient ensuite faire des réserves. C’est quelque chose que cette séduction du premier coup d’œil : je sais bien qu’elle dérive en partie de cet élément pittoresque que l’auteur manie avec une si merveilleuse habileté, je sais qu’en lui donnant le conseil de subordonner désormais cette portion de son talent à une sévérité de style qu’il est digne de lui de poursuivre exclusivement, nous lui demandons de renoncer peut-être à un grand moyen de succès auprès de beaucoup de gens ; mais n’est-il pas vrai que, si M. Delaroche aime la gloire avec cette ardeur passionnée et persévérante qui n’appartient qu’à un véritable artiste, il est homme à aimer son art plus encore que la gloire même. Grandir dans son art non-seulement, s’il le faut, aux dépens de sa fortune, mais aux dépens de toute renommée qui ne serait pas complètement légitime, tel est le but auquel M. Delaroche semble avoir voué sa vie. Il est quelquefois pénible d’indiquer aux hommes de talent ce qu’on trouve d’imparfait dans leurs œuvres : la critique les offense plutôt qu’elle ne les aiguillonne ; on sent qu’on les blesse sans profit. Il y a plaisir au contraire à dire à M. Delaroche ce qu’on attend de lui, ce qu’il peut ajouter encore à ses brillantes qualités, car si par hasard la critique est juste, si l’observation a la moindre valeur, la moindre portée, on peut être sûr qu’il en profitera : le talent est toujours perfectible avec un esprit ouvert et une invincible volonté.

Aussi je désire vivement qu’on ne laisse pas M. Delaroche en si beau chemin, et que bientôt on lui donne occasion de décorer encore quelque autre monument. Puisse la même faveur être aussi réservée à tous ceux de nos jeunes peintres qui aspirent à de sérieuses épreuves, mais dont l’imagination languit sur ces toiles étroites et banales qu’on leur commande par charité. La peinture monumentale élève et exalte l’esprit ; elle force, pour ainsi dire, le style à s’agrandir ; elle donnerait de la conscience à ceux qui en ont le moins, car il n’y a pas d’exil dans quelque garde-meuble qui puisse couvrir d’un bienveillant oubli les négligences commises sur la face même d’une muraille. Les fautes sont assurées de leur châtiment comme les beautés de leur récompense. Je sais bien que ce genre de peinture a aussi ses dangers, car il peut entraîner à l’enflure du style, aux exagérations du dessin, et à toutes les folies de la décoration théâtrale ; mais, grace à Dieu, notre tendance actuelle n’est pas là : malgré quelques restes d’anarchie dans quelques jeunes têtes, le besoin de la discipline, le goût des fortes études commence à pénétrer dans l’école et nous met, j’espère, à l’abri de telles aberrations. Puissent donc tous ceux qui, aux divers degrés du pouvoir, ont mission de protéger les arts, comprendre combien il serait utile que tous ces encouragemens qu’on éparpille en petites sommes fussent concentrés sur un certain nombre de monumens dont on confierait la décoration tantôt à nos maîtres les plus habiles, tantôt à nos jeunes gens de plus haute espérance ! Et ce n’est pas seulement à Paris, c’est par tout le royaume qu’il faudrait en faire l’essai. N’y a-t-il pas en province des églises, des hôtels-de-ville, des tribunaux, dont les murailles pourraient se couvrir soit des scènes sacrées de la religion, soit des hauts faits de notre histoire ? Et ne serait-ce rien, pour enflammer une ame d’artiste, que l’honneur d’une telle mission et l’espoir de faire une œuvre qui devienne un jour pour toute une ville un sujet d’orgueil et d’illustration ?

Bientôt, il faut l’espérer, de nouveaux exemples, de nouveaux auxiliaires, viendront en aide à ces idées que bien des gens ont comme nous, mais qu’on n’ose réaliser qu’à demi ; parmi les hommes dont notre école s’honore à bon droit, il en est plusieurs qui, en ce moment même, préparent aussi des peintures monumentales, et qui, chacun dans son genre, feront voir la diversité des ressources que renferme cette manière de peindre. Peut-être enfin l’attente des amis de l’art ne sera-t-elle pas trompée, et l’auteur de la Stratonice, acceptant la belle mission qu’il a reçue, nous donnera-t-il, au Luxembourg, une digne sœur de l’Apothéose d’Homère.

Mais, sans attendre l’avenir, cette foule qui se porte à l’École des Beaux-Arts, la sensation qu’a produite ce brillant hémicycle, ne suffiront-elles pas pour ouvrir les yeux sur la nécessité d’agrandir la carrière ouverte à nos artistes et de combattre ainsi cette pente vers le petit et le mesquin, vrai fléau de l’état de société où nous sommes ? J’ai l’espoir que le succès de M. Delaroche servira puissamment à la propagation de ces idées ; mais, avant tout, je souhaite qu’il lui soit profitable à lui-même, c’est-à-dire à son talent et à sa gloire. Si donc il est quelque monument plus grand, plus imposant que cet amphithéâtre, et où l’art doive se mettre aux prises avec des difficultés encore plus sérieuses, je le lui souhaite, et il l’a trop bien conquis, ce me semble, pour qu’il ne lui soit pas accordé.


L. Vitet.