La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/06

Dumont (2p. 219-237).
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VI


Quelque temps après la scène que nous venons de raconter, Bruno apprit qu’un convoi d’argent, escorté par quatre gendarmes et un brigadier, allait partir de Messine pour Palerme. C’était la rançon du prince de Moncada Paterno, laquelle, par suite d’une combinaison financière qui fait le plus grand honneur à l’imagination de Ferdinand IV, venait arrondir le budget napolitain, au lieu d’aller, comme c’était sa destination première, grossir le trésor de la Casauba. — Voici, au reste, l’histoire telle qu’elle m’a été racontée sur les lieux ; comme elle est aussi curieuse qu’authentique, nous pensons qu’elle mérite la peine d’être rapportée ; d’ailleurs elle donnera une idée de la manière naïve dont se perçoivent les impôts en Sicile.

Nous avons dit, dans la première partie de cette histoire, comment le prince de Moncada Paterno avait été pris par des corsaires barbaresques près du petit village du Fugello, en revenant de l’île de Pantellerie ; il fut conduit avec toute sa suite à Alger, et là le prix de sa rançon et celle de sa suite fut fixé aimablement à la somme de cinq cent mille piastres (2,500,000 francs de France), moitié payable avant son départ, moitié payable après son retour en Sicile.

Le prince écrivit à son intendant pour lui faire part de la position dans laquelle il se trouvait, et pour qu’il eût à lui envoyer au plus vite les deux cent cinquante mille piastres, en échange desquelles il devait recevoir sa liberté. Comme le prince de Moncada Paterno était un des seigneurs les plus riches de la Sicile, la somme fut facile à compléter et promptement expédiée en Afrique ; fidèle alors à sa promesse, en véritable sectateur du prophète, le dey relâcha le prince de Paterno, sur sa parole d’honneur d’envoyer avant un an les deux cent cinquante mille écus restans. Le prince revint en Sicile, où il s’occupait à recueillir dans sa principauté l’argent nécessaire à son second paiement, lorsqu’un ordre de Ferdinand IV, basé sur ce motif qu’étant en guerre avec la régence, il ne voulait pas que ses sujets enrichissent ses ennemis, vint mettre opposition dans les mains du prince, et lui enjoignit de verser les deux cent cinquante mille piastres en question dans le trésor de Messine. Le prince de Paterno, qui était un homme d’honneur en même temps qu’un sujet fidèle, obéit à l’ordre de son souverain et à la voix de sa conscience ; de sorte que la rançon lui coûta sept cent cinquante mille piastres, dont les deux tiers furent envoyés au corsaire infidèle, et l’autre tiers versé à Messine, entre les mains du prince de Carini, mandataire du pirate chrétien. C’était cette somme que le vice-roi envoyait à Palerme, siège du gouvernement, sous l’escorte de quatre gendarmes et d’un brigadier ; ce dernier était chargé, en outre, de remettre de la part du prince une lettre à sa bien-aimée Gemma qu’il invitait à venir le rejoindre à Messine, où les affaires du gouvernement devaient le retenir encore quelques mois.

Le soir où le convoi devait passer près de Bauso, Bruno lâcha ses quatre chiens corses, traversa avec eux le village dont il était devenu le seigneur, et alla se mettre en embuscade sur la route entre Divieto et Spadafora ; il y était depuis une heure à peu près lorsqu’il entendit le roulement d’un caisson et le pas d’une troupe de cavaliers. Il regarda si sa carabine était bien amorcée, s’assura que son stylet ne tenait pas au fourreau, siffla ses chiens, qui vinrent se coucher à ses pieds, et attendit debout au milieu de la route. Quelques minutes après, le convoi parut au tournant d’un chemin, et s’avança jusqu’à la distance de cinquante pas environ de celui qui l’attendait : c’est alors que les gendarmes aperçurent un homme, et crièrent qui vive ? — Pascal Bruno, répondit le bandit, et, à un sifflement particulier, les chiens, dressés à cette manœuvre, s’élancèrent sur la petite troupe.

Au nom de Pascal Bruno, les quatre gendarmes avaient pris la fuite ; les chiens, par un mouvement naturel, poursuivirent ceux qui fuyaient. Le brigadier, resté seul, tira son sabre et chargea le bandit.

Pascal porta sa carabine à son épaule avec le même sang-froid et la même lenteur que s’il s’apprêtait à tirer sur une cible, décidé à lâcher le coup seulement lorsque le cavalier ne serait plus qu’à dix pas de lui, lorsqu’au moment où il appuyait le doigt sur la gâchette, le cheval et l’homme s’abattirent dans la poussière : c’est qu’Ali avait suivi Bruno sans en rien dire, et, le voyant chargé par le brigadier, avait, comme un serpent, rampé sur la route, et avec son yatagan coupé le jarret du cheval ; quant au brigadier, n’ayant pu se retenir, tant sa chute avait été rapide et inattendue, sa tête avait porté sur le pavé, et il était évanoui.

Bruno s’approcha de lui, après s’être assuré qu’il n’avait plus rien à en craindre ; il le transporta, avec l’aide d’Ali, dans la voiture qu’un instant auparavant il escortait, et mettant la bride des chevaux dans les mains du jeune Arabe, il lui ordonna de conduire la voiture et le brigadier à la forteresse. Quant à lui, il alla au cheval blessé, détacha la carabine de la selle où elle était fixée, fouilla dans les fontes, y prit un rouleau de papier qui s’y trouvait, siffla ses chiens, qui revinrent, la gueule ensanglantée, et suivit la capture qu’il venait de faire.

Arrivé dans la cour de la petite forteresse, il ferma la porte derrière lui, prit sur ses épaules le brigadier toujours évanoui, le porta dans une chambre et le coucha sur le matelas où il avait l’habitude de se jeter lui-même tout habillé ; puis, soit oubli, soit imprudence, il posa dans un coin la carabine qu’il avait détachée de la selle, et sortit de la chambre.

Cinq minutes après le brigadier rouvrit les yeux, regarda autour de lui, se trouva dans un lieu qui lui était parfaitement inconnu, et, se croyant sous l’empire d’un rêve, il se tâta lui-même pour savoir s’il était bien éveillé. Ce fut alors que, sentant une douleur au front, il y porta la main, et, la retirant pleine de sang, s’aperçut qu’il était blessé. Cette blessure fut un point de souvenir pour sa mémoire ; alors il se rappela qu’il avait été arrêté par un seul homme, lâchement abandonné par ses gendarmes, et qu’au moment où il s’élançait sur cet homme son cheval s’était abattu. Passé cela, il ne se souvenait plus de rien.

C’était un brave que ce brigadier ; il sentait quelle responsabilité pesait sur lui, et son cœur se serra de colère et de honte ; il regarda autour de la chambre, essayant de s’orienter ; mais tout lui était absolument inconnu ; il se leva, alla à la fenêtre, vit qu’elle donnait sur la campagne. Alors un espoir lut vint, c’était de sauter par cette fenêtre, d’aller chercher main-forte et de revenir prendre sa revanche ; il avait déjà ouvert la fenêtre pour exécuter ce projet, lorsque, jetant un dernier regard dans la chambre, il aperçut sa carabine placée presque à la tête de son lit ; à cette vue, le cœur lui battit violemment, car une autre pensée que celle de la fuite s’empara aussitôt de son esprit ; il regarda s’il était bien seul, et, lorsqu’il se fut assuré qu’il n’avait été et ne pouvait être vu de personne, il saisit vivement l’arme dans laquelle il voyait un moyen de salut plus hasardé, mais de vengeance plus prompte, s’assura vivement qu’elle était amorcée et levant la batterie, qu’elle était chargée en passant la baguette dans le canon ; puis, la remettant à la même place, il alla se recoucher comme s’il n’avait pas encore repris ses sens. À peiné était-il étendu sur le lit, que Bruno rentra.

Il portait à la main une branche de sapin allumée, qu’il jeta dans l’âtre, et qui communiqua sa flamme au bois préparé pour la rerevoir ; puis il alla à une armoire pratiquée dans le mur, en tira deux assiettes, deux verres, deux fiasques de vin, une épaule de mouton rôtie, posa le tout sur la table, et parut attendre que le brigadier fût revenu de son évanouissement pour lui faire les honneurs de ce repas improvisé.

Nous avons vu l’appartement où la scène que nous racontons s’est passée ; c’était une chambre plus longue que large, ayant une seule fenêtre à un angle, une seule porte à l’autre, et la cheminée entre elles deux. Le brigadier, qui est maintenant capitaine de gendarmerie à Messine, et qui nous a raconté lui-même ces détails, était couché, comme nous l’avons dit, parallèlement à la croisée ; Bruno était debout devant la cheminée, les yeux fixés vaguement du côté de la porte, et paraissait de plus en plus s’enfoncer dans une rêverie profonde.

C’était le moment qu’avait attendu le brigadier, moment décisif où il s’agissait de jouer le tout pour le tout, vie pour vie, tête pour tête. Il se souleva en s’appuyant sur sa main gauche, étendit, lentement et sans perdre de vue Bruno, la main vers la carabine, la prit entre la sous-garde et la crosse, puis resta un moment ainsi sans oser faire un mouvement de plus, effrayé des battemens de son cœur, que le bandit aurait pu entendre s’il n’avait été si profondément distrait ; enfin, voyant qu’il se livrait, pour ainsi dire lui-même, il reprit confiance, se souleva sur un genou, jeta un dernier regard sur la fenêtre, son seul moyen de retraite, appuya l’arme sur son épaule, ajusta Bruno en homme qui sait que sa vie dépend de son sang-froid et lâcha le coup.

Bruno se baissa tranquillement, ramassa quelque chose à ses pieds, regarda l’objet à la lumière, et se retournant vers le brigadier muet et stupide d’étonnement :

— Camarade, lui dit-il, quand vous voudrez tirer sur moi, prenez des balles d’argent, ou sans cela, voyez, elles s’aplatiront comme celle-ci. Au reste, je suis bien aise que vous soyez revenu à vous, je commençais à avoir faim, et nous allons souper.

Le brigadier était resté dans la même posture, les cheveux hérissés et la sueur sur le front. Au même instant la porte s’ouvrit, et Ali, son yatagan à la main, s’élança dans la chambre.

— Ce n’est rien, mon enfant, ce n’est rien, lui dit Bruno en langue franque ; le brigadier a déchargé sa carabine, voilà tout. Va donc te coucher tranquillement et ne crains rien pour moi. Ali sortit sans répondre et alla s’étendre en travers de la première porte, sur la peau de panthère qui lui servait de lit.

— Eh bien ! continua Bruno se retournant vers le brigadier et versant du vin dans les deux verres, ne m’avez-vous pas entendu ?

— Si fait, répondit le brigadier en se levant, et puisque je n’ai pas pu vous tuer, fussiez-vous le diable, je boirai avec vous.

À ces mots, il marcha d’un pas ferme vers la table, prit le verre, trinqua avec Bruno et vida le vin d’un seul trait.

— Comment vous appelez-vous ? dit Bruno.

— Paolo Tommasi, brigadier de gendarmerie, pour vous servir.

— Eh bien ! Paolo Tommasi, continua Bruno en lui mettant la main sur l’épaule, vous êtes un brave, et j’ai envie de vous faire une promesse.

— Laquelle ?

— C’est de ne laisser gagner qu’à vous seul les trois mille ducats qu’on a prends pour ma tête.

— Vous avez là une bonne idée, répondit le brigadier.

— Oui ; mais elle demande à être mûrie, dit Bruno ; en attendant, comme je ne suis pas encore las de vivre, asseyons-nous et sonnons ; plus tard nous reparlerons de la chose.

— Puis-je faire le signe de la croix avant de manger ? dit Tommasi.

— Parfaitement, répondit Bruno.

— C’est que j’avais peur que cela ne vous gênât. On ne sait pas quelquefois.

— En aucune manière.

Le brigadier fit le signe de la croix, se mit à table, et commença à attaquer l’épaule de mouton en homme qui a la conscience parfaitement tranquille et qui sait qu’il a fait, dans une circonstance difficile, tout ce qu’un brave soldat peut faire. Bruno lui tint noblement tête, et certes, à voir ces deux hommes, mangeant à la même table, buvant à la même bouteille, tirant au même plat, on n’aurait pas dit que, chacun à son tour, et dans l’espace d’une heure, ils venaient réciproquement de faire tout ce qu’ils avaient pu pour se tuer.

Il y eut un instant de silence, produit moitié par l’occupation importante à laquelle se livraient les convives, moitié par la préoccupation de leur esprit. Paolo Tommasi le rompit le premier pour exprimer la double pensée qui le préoccupait :

— Camarade, dit-il, on mange bien chez vous ; il faut en convenir, vous avez de bon vin, c’est vrai ; vous faites les honneurs de votre table en bon convive, à merveille ; mais je vous avoue que je trouverais tout cela meilleur si je savais quand je sortirai d’ici.

— Mais demain matin, je présume.

— Vous ne me garderez donc pas prisonnier ?

— Prisonnier ! et que diable voulez-vous que je fasse de vous ?

— Hem ! dit le brigadier. Voilà qui est déjà pas mal. Mais, continua-t-il avec un embarras visible, ce n’est pas tout.

— Qu’y a-t-il encore ? dit Bruno lui versant à boire.

— Il y a, il y a, continua le brigadier regardant la lampe à travers son verre ; il y a… c’est une question assez délicate, voyez-vous.

— Parlez : j’écoute.

— Vous ne vous fâcherez pas ?

— Il me semble que vous devriez connaître mon caractère.

— C’est vrai, vous n’êtes pas susceptible, je sais bien. Je disais donc qu’il y a, ou qu’il y avait… que je n’étais pas seul sur la route.

— Oui, oui, il y avait quatre gendarmes.

— Oh ! je ne parle pas d’eux ; je parle d’un… d’un certain fourgon. Voilà le mot lâché.

— Il est dans la cour, dit Bruno regardant à son tour la lampe à travers son verre.

— Je m’en doute bien, répondit le brigadier ; mais vous comprenez, je ne peux pas m’en aller sans mon fourgon.

— Aussi vous vous en irez avec.

— Et intact ?

— Heim ! fit Bruno, il y manquera peu de chose relativement à la somme ; je n’y prendrai que ce dont j’ai strictement besoin.

— Et êtes-vous bien gêné ?

— Il me faut deux mille onces.

— Allons, c’est raisonnable, dit le brigadier, et bien des gens ne seraient pas aussi délicats que vous.

— D’ailleurs, soyez tranquille, je vous donnerai un récépissé, dit Bruno.

— À propos de récépissé, s’écria le brigadier en se levant, j’avais des papiers dans mes fontes !

— N’en soyez pas inquiet, dit Bruņo, les voilà.

— Ah ! vous me rendez bien service de me les rendre.

— Oui, dit Bruno, je le comprends, car je me suis assuré de leur importance : le premier est votre brevet de brigadier, et j’y ai mis une apostille constatant que vous vous êtes assez bien conduit pour passer maréchal-des-logis ; le second est mon signalement : je me suis permis d’y faire quelques petites rectifications, par exemple aux signes particuliers j’ai ajouté incantato ; enfin le troisième est une lettre de son excellence le vice-roi à la comtesse Gemma de Castelnuovo, et j’ai trop de reconnaissance à cette dame de ce qu’elle me prête son château pour mettre des entraves à sa correspondance amoureuse. Voici donc vos papiers, mon brave ; un dernier coup à votre santé et dormez tranquille. Demain, à cinq heures, vous vous mettrez en route ; il est plus prudent, croyez-moi, de voyager le jour que la nuit ; car peut-être n’auriez-vous pas toujours le bonheur de tomber en aussi bonnes mains.

— Je crois que vous avez raison, dit Tommasi serrant ses papiers ; et vous me faites l’effet d’être encore plus honnête homme que beaucoup d’honnêtes gens que je connais.

— Je suis bien aise de vous laisser dans de pareilles idées, vous en dormirez plus tranquille. À propos, je dois vous prévenir d’une chose, c’est de ne pas descendre dans la cour, car mes chiens pourraient bien vous dévorer.

— Merci de l’avis, répondit le brigadier.

— Bonne nuit, dit Bruno ; et il sortit laissant le brigadier libre de prolonger indéfiniment son souper ou de s’endormir.

Le lendemain à cinq heures, comme la chose était convenue, Bruno rentra dans la chambre de son hôte ; il était debout et prêt à partir ; il descendit avec lui et le conduisit à la porte. Il y trouva le fourgon tout attelé et un cheval de selle magnifique sur lequel on avait eu le soin de transporter tout le fourniment de celui que le yatagan d’Ali avait mis hors de service. Bruno pria son ami Tommasi d’accepter ce cadeau comme un souvenir de lui. Le brigadier ne se fit aucunement prier ; il enfourcha sa monture, fouetta l’attelage du fourgon et partit paraissant enchanté de sa nouvelle connaissance.

Bruno le regarda s’éloigner ; puis, lorsqu’il fut à vingt pas : — Surtout, lui cria-t-il, n’oubliez pas de remettre à la belle comtesse Gemma la lettre du prince de Carini. — Tommasi fit un signe de tête et disparut à l’angle de la route.

Maintenant, si nos lecteurs nous demandent comment Pascal Bruno n’a pas été tué par le coup de carabine de Paolo Tommasi, nous leur répondrons ce que nous a répondu il signor Cesare Aletto, notaire à Calvaruso : C’est qu’il est probable que dans le trajet de la grande route à la forteresse, le bandit avait pris la précaution d’enlever la balle de la carabine. Quant à Paolo Tommasi, il a toujours trouvé plus simple de croire qu’il y avait magie.

Nous livrons à nos lecteurs les deux opinions, et nous les laissons parfaitement libres d’adopter celle qui leur conviendra.