La Saison Dramatique - Décadence du Théâtre
Notre siècle s’est habitué à porter le deuil de tant de choses qui semblaient indispensables autrefois à l’existence des nations, qu’il ne s’affligerait sans doute pas beaucoup si on lui annonçait qu’il doit préparer encore une fois ses vêtemens de couleur sombre et faire emplette de crêpes neufs. Il porte si légèrement et si gaiement ses chagrins, il se fait si vite à l’idée de ne plus voir ce qu’il a perdu, il donne si bien raison, par son oubli rapide de ce qu’il prétendait aimer, à ce triste proverbe : « Les absens ont tort, » qu’il n’éprouvera sans doute pas une bien grande peine à la nouvelle du profond malaise de la littérature dramatique. Il y a si longtemps qu’il suit son déclin, que cette nouvelle ne l’étonnera ni ne le troublera probablement pas beaucoup. Tout en effet semble annoncer que nous devons nous résigner à l’éclipse prochaine de la littérature dramatique. Et vraiment pour notre part nous nous résignons facilement, car rien n’est lamentable à voir et à entendre comme la pâleur livide, la démarche affaissée, la respiration courte et sifflante, les accès de toux de cette pauvre malade qui se traîne sans courage : mieux vaudrait la mort que le prolongement d’une si frêle existence.
Parmi les symptômes fâcheux pour notre avenir littéraire qu’il est trop aisé de recueillir aujourd’hui, nous n’en connaissons pas de plus frappant que cette situation de la littérature dramatique. Que la littérature d’imagination en général languisse ou soit enveloppée d’un nuage, il n’y a rien là de trop étonnant. Il a fallu le phénomène très excentrique de la révolution romantique pour inspirer à la France le désir ou plutôt le caprice d’avoir ce qu’on appelle une littérature d’imagination, et lui donner l’idée qu’elle était capable de réaliser ce désir. La poésie et le roman peuvent à leur aise subir en France des éclipses plus ou moins longues ; ces éclipses ne seront pas des symptômes caractéristiques de la santé de l’esprit français. La poésie et le roman peuvent être malades, et l’esprit français se porter cependant à merveille. Il n’en est pas de même de la littérature dramatique : si elle est atteinte, soyez sûr que l’esprit français souffre également. De tous les genres littéraires, le drame est le seul que la France ait cultivé avec amour et avec persévérance. C’est pour le théâtre que l’imagination française avait réservé tout ce qu’elle contenait d’ardeur, d’habileté ingénieuse, de puissance et d’invention. Dans le roman et la poésie, elle innovait peu, et ne visait pas à sortir des cadres connus ; au théâtre, au contraire, pendant plus de deux siècles, elle a innové sans relâche, elle a multiplié les tentatives et les essais. Dans les autres genres littéraires, l’imagination française a souvent trouvé sans chercher, par une inspiration fortuite ou un de ces hasards heureux qui favorisent la paresse et la négligence ; mais au théâtre elle a montré une application soutenue, patiente, elle a fait preuve d’efforts sérieux pour chercher et trouver. Elle attachait évidemment un plus grand prix aux succès du théâtre qu’à tous les autres, et en tout cas elle semblait croire que c’était la forme nécessaire de ses pensées, le cadre qui pouvait le mieux faire ressortir la beauté qui lui était propre, le milieu dans lequel elle se montrait le mieux à son avantage, le seul genre, en un mot, qui lui permettait de révéler au monde tout ce qu’elle valait.
Nous craignons vraiment de ne pas dire assez en disant que la littérature dramatique est la forme préférée de l’imagination française. On serait bien plus près de la vérité en disant que cette littérature a absorbé tout ce que l’esprit français contient d’imagination et de poésie, car par littérature dramatique nous n’entendons pas seulement le drame et la comédie, mais encore tous ces genres secondaires qui sont comme des branches du théâtre, la satire, l’épigramme, le conte. Quels sont, en dehors du théâtre, les vrais poètes de la France ? Ce sont les railleurs, les satiriques, les épigrammatistes, tous ceux qui cherchent leurs inspirations dans le spectacle du monde social plutôt que dans le spectacle de la nature, et dans l’action humaine plutôt que dans la rêverie. Clément Marot, Régnier, Boileau, Voltaire, voilà quels sont, en dehors du théâtre, les vrais poètes de la France, et certes il est inutile de s’armer d’un microscope grossissant pour découvrir que leur talent est de même nature que celui des poètes dramatiques, et que les qualités qui recommandent leurs œuvres sont les mêmes que nous applaudissons dans le drame et la comédie. Point n’est besoin de détourner de son sens l’épithète de dramatique pour l’appliquer à leurs œuvres, car leur rêverie est toujours à fleur d’âme, leur enthousiasme toujours impersonnel, et leur émotion toujours nettement déterminée par la situation et l’action qu’ils représentent. Tout en France tourne au drame et au théâtre, car tout y tourne à l’action, même la philosophie, même la religion, si bien qu’on peut oser affirmer, sans crainte d’être irrespectueux, que Bossuet lui-même n’est à plus d’un titre qu’un acteur sublime et un admirable auteur dramatique. S’il en est ainsi, il est facile de comprendre comment le théâtre ne peut être malade en France sans que la santé de l’esprit français soit atteinte du même coup. Donnez à un critique habile le bulletin de l’état des théâtres, et, sans autres renseignemens, il vous rédigera le bulletin de la santé morale publique, et il vous dressera l’inventaire des richesses de l’imagination et de l’invention françaises.
Faut-il dresser cependant aujourd’hui, d’après le bulletin de notre littérature dramatique, l’inventaire de la richesse publique et l’état de santé du génie national ? En ce cas, on pourrait nous croire bien malades. Si la littérature dramatique a une telle importance pour la France, il y a certainement, à l’heure qu’il est, quelque chose qui va mal. Quel est ce quelque chose et de quel nom on le nomme, c’est ce que je ne sais pas et ce que je ne me permettrai pas de rechercher. Je crains seulement que ce ne soit un mal compliqué, à noms multiples, à symptômes déconcertans, précisément comme celui dont souffre aujourd’hui la littérature dramatique. On dirait que tous les organes de la vie sont attaqués à la fois, et que toutes les maladies des différens âgés se sont réunies et amalgamées pour former ce mal bizarre. Est-ce le cœur qui est atteint ? On le croirait volontiers à voir la sécheresse des nouvelles productions dramatiques. Est-ce le cerveau ? Peut-être, tant la pensée est faible, défaillante, impuissante à s’exprimer. Observez cependant ces violences nerveuses suivies de prostrations et de langueur : peut-être le mal gît-il dans l’appareil de la sensibilité, et pourrait-il se dissiper avec un bon régime moral ? Oui, mais prenons garde de nous tromper : ces éruptions à la surface de la peau ne seraient-elles pas plutôt l’indice d’un sang grossier, plébéien, non encore purifié par les habitudes de la civilisation ? Et quel âge le patient a-t-il en réalité ? Est-ce un vieillard qui s’affaisse sous le poids des souvenirs trop accumulés ? Est-ce un jeune homme tourmenté par les vagues et violens malaises de l’adolescence ? Vous pouvez choisir à votre gré dans ce catalogue de maladies : il y en a pour tous les goûts ; mais quelque choix que vous fassiez et quelque jugement que vous prononciez, vous serez obligé de reconnaître que tous ces symptômes se réduisent à deux principaux, l’impuissance et la maladresse, et que par conséquent la maladie dont souffrent le théâtre et par suite l’esprit français est double. Nommons cette double maladie le mariage de la sénilité et de la barbarie, rapprochées par une de ces combinaisons qui ne se peuvent rencontrer que dans ces sociétés vieillies où deux excès forment par leur union un équilibre de forces, et dans ces tempéramens longtemps éprouvés où deux maladies foraient un état de santé.
Le théâtre contemporain offre donc ce double caractère de la sénilité et de la barbarie. Tantôt on dirait les pensées surannées d’un vieux pédant dont la mémoire a gardé trop fidèlement les souvenirs d’autrefois, tantôt les hardiesses malséantes d’un barbare ambitieux et inexpérimenté. Tous les genres sont confondus en un seul, tous les styles sont violemment rapprochés dans une association bizarre. Imaginez un pêle-mêle de comédie, de drame, de vaudeville, une sorte d’olla podrida littéraire où votre esprit, étonné de la variété de ce régal nouveau, rencontre tour à tour un bouquet à Chloris, une phrase d’argot, une tirade de rhétoricien qui s’essaie à l’éloquence, une déclamation sentimentale, des plaisanteries d’atelier et de coulisses, des bons mots d’ancien régime et des boutades populaires : vous aurez à peu près l’idée de ce qu’en l’an de grâce 1860 on nomme chez nous un drame ou une comédie. Si la littérature est l’expression des mœurs, et si le théâtre est fait à l’image du public, n’en conclurez-vous pas, sans trop de finesse, que le public qui vient écouter ou applaudir ces productions extraordinaires doit être aussi fort mélangé, venir de points très divers, qu’il doit contenir bien des variétés de l’espèce humaine, et qu’il doit offrir l’image de bien des discordances ? Le théâtre est devenu démocratique comme la société, et les anciens genres dramatiques ont subi le sort des anciens cadres sociaux. Le public trouve dans cette confusion des genres une image peu aimable de lui-même, mais contre laquelle il ne récrimine pas. Il n’est pas choqué de voir la comédie unie au mélodrame et le langage de l’argot mêlé au langage académique. Chacun ne trouve-t-il pas quelque chose de pareil dans son expérience personnelle ? Ne vivons-nous pas dans un temps de confusion et d’anarchie que caractérise le pêle-mêle des sentimens et des idées encore plus que le pêle-mêle des classes et des personnes, où les contradictions les plus étonnantes se présentent non-seulement dans la société, mais dans l’individu lui-même, qui peut être à la fois cultivé comme un Byzantin, sauvage comme un Scythe.grossier comme un parvenu plébéien et poli comme un aristocrate de l’ancien régime ? Qui n’a vu de nos jours ce spectacle vraiment curieux d’un homme poli qui s’essaie à la grossièreté, et d’un barbare qui s’essaie à la civilisation ? J’ai vu pour ma part d’honnêtes gens, partisans déclarés de la tragédie classique, essayer de prendre goût au mélodrame, et des vaudevillistes ambitionner la gloire des auteurs tragiques. Nous vivons dans un temps où le même homme contient en lui cinq ou six ébauches d’hommes différens qui se font mutuellement une guerre acharnée et se raillent les uns des autres. Autrefois il y avait plusieurs publics distincts, dont chacun avait une manière de vivre et de penser différente ; aujourd’hui il n’y a plus qu’un seul public qui a tant bien que mal absorbé et amalgamé tous les publics d’autrefois. Chacun de nous fait donc pour ainsi dire partie de cinq ou six publics, en comprend le langage, en partage les mœurs. Voilà pourquoi nous pouvons écouter sans trop d’étonnement et d’impatience tant de drames et de comédies sans unité, sans cohésion, sans logique, à la fois crus et artificiels, cyniques et alambiqués, bariolés de tous les sentimens et de tous les styles. Les pièces nouvelles sont mauvaises, et je crois que nous méritons un meilleur miroir de nous-mêmes ; cependant, à tout prendre, si mauvaises qu’elles soient, elles nous ressemblent, et c’est pourquoi nous les écoutons avec froideur, mais sans dépit et sans protestation. Chacun y prend ce qui lui plaît, choisit la scène qui le fait se souvenir de lui-même, le personnage qu’il connaît, et tous sortent l’esprit paisible, ni contens ni mécontens, et disant à l’unisson : « La pièce n’est pas bonne ; cependant il y a quelque chose. »
Les nouvelles productions dramatiques ne s’adressent donc plus comme autrefois à un public déterminé, spécial, qu’on puisse classer, mais à un public vague, anonyme, dont les limites ne peuvent être précisées, qui se compose de cinq ou six publics très différens les uns des autres, mais qui se sont pénétrés et pour ainsi dire traversés sans pour cela se rapprocher et se fondre complètement. Rien, sous ce rapport, ne marque mieux que le théâtre contemporain l’ascendant de la marée montante de la démocratie. Cette confusion de tous les anciens genres dramatiques en un seul que présente le nouveau théâtre est une conséquence de l’apparition de ce nouveau public anonyme et flottant qui commence on ne sait où et qui ne finit nulle part. Il n’y a pas un seul des anciens genres qui puisse, à l’heure présente, répondre aux besoins de ce public. Il n’y a déjà plus de bourgeois qui voulût faire son régal habituel de l’ancienne comédie sentimentale du Gymnase ; les bourgeois ont perdu trop de leur ancienne naïveté au contact des événemens contemporains pour qu’ils trouvent beaucoup d’attrait dans le spectacle des sentimens factices. On cherchera dans quelques années l’aristocrate et le lettré qui se contenteront des froids plaisirs de la tragédie classique ; déjà ils sont trop loin de la société pour laquelle ont été composés ces nobles modèles, ils ont été initiés par la critique à trop de secrets d’art et de poésie, ils ont trop lu et trop comparé de littératures étrangères pour ressentir les émotions qu’ils ressentaient il y a vingt ans encore. Et où est aujourd’hui le jeune homme assez étourdi, assez peu sérieux pour croire que les plaisirs d’imagination sont les seuls désirables, et pour applaudir sans réserve aux hardiesses du drame romantique ? Nous comprenons plus, sinon mieux, que tout cela ; nous sommes à la fois classiques, romantiques et bourgeois ; le factice ne nous déplaît pas pris à petites doses ; les plaisirs d’imagination nous plaisent, pourvu qu’ils ne se prolongent pas assez longtemps pour nous donner le loisir de réfléchir que nous sommes dupes d’une illusion ; nous aimons le vieux théâtre classique comme on aime un souvenir lointain dont l’émotion est adoucie par la distance, et auquel le temps a fait perdre ce qu’il avait d’âpre et de passionné. Cependant, si nous comprenons plus que tout cela, ce n’est pas parce que nous avons un idéal supérieur, c’est parce que nous avons été trop ballottés par la mer de la vie, que nous avons traversé trop de sphères différentes, et vu de trop près l’infinie diversité des choses humaines. De toutes ces expériences contraires, il est résulté chez l’individu une variété infinie de goûts, que ne peuvent satisfaire les anciens régals littéraires, et en même temps une connaissance pratique et grossière de la vie qui l’empêche de prendre bien vivement parti pour tel ou tel ordre de sentimens et de pensées. Un peu de poésie, un peu d’imagination, un peu de sentimens factices, beaucoup de prose, de brutalité et de dureté, voilà le mélange agréable qui nous plaît, et ce mélange, le théâtre contemporain se charge de nous le présenter. Vous voyez quels liens étroits enchaînent les destinées du théâtre aux transformations de la société, et combien nous avions raison de dire que le bulletin des théâtres pouvait être considéré comme le bulletin de santé de la société. Or, comme ce mélange est contraire aux conditions essentielles du théâtre, qui demande avant tout de l’unité, de l’harmonie et de la logique, nous ne nous étonnerons pas que la littérature dramatique soit en complète décadence. Il est vraiment chimérique de croire qu’on pourra satisfaire en une soirée des besoins si divers, procurer en quelques heures aux spectateurs les plaisirs de l’émotion naïve, des sentimens artificiels et de l’imagination, les chatouillemens de la sensualité et les gaietés de la platitude cynique. L’homme de génie qui serait capable de réaliser une œuvre aussi monstrueuse ne peut heureusement pas se rencontrer ; la nature défend l’apparition d’un tel phénomène.
Les partisans de l’unité à tout prix doivent être satisfaits, au moins à demi, car l’uniformité la plus édifiante règne aujourd’hui dans les régions dramatiques. Nous venons de constater deux faits importans : la fusion des divers publics en un seul, la fusion des divers genres en un seul mélangé qui n’a pas encore trouvé de nom. Ces deux faits devaient réagir forcément sur les conditions d’existence matérielle des théâtres, et c’est en effet ce qui est arrivé. Les divers théâtres, étant tous visités par le même public et condamnés à subir la même littérature dramatique, ont perdu leur caractère et leur originalité. Il n’y a plus de salles principales ni de salles secondaires, la hiérarchie des théâtres est détruite. Les théâtres ne sont plus que des entreprises dramatiques entre lesquelles règne la plus parfaite égalité. On ne voit pas bien pourquoi tous les théâtres ne sont pas réduits à un seul, si ce n’est par cette raison qu’un seul ne suffirait pas à contenir chaque soir les spectateurs affamés de divertissemens scéniques ; la question sera résolue le jour où l’on aura trouvé les moyens de construire une salle assez vaste pour contenir la population qui s’éparpille sans grand profit de la rue Richelieu au boulevard Beaumarchais. Si les théâtres conservent encore les noms qui les distinguaient, qui constataient leur originalité propre et indiquaient à l’esprit le genre auquel ils s’étaient voués de préférence, c’est sans doute par un reste d’habitude ; mais le jour libérateur n’est pas éloigné où tous ces noms génans pourront être effacés comme des signes odieux d’un ancien régime dramatique à jamais détruit, où ils ne porteront plus que le nom collectif d’entreprises, où on les distinguera les uns des autres tout simplement par le nom de la place et du boulevard sur lesquels ils seront situés. De même que les différens théâtres n’ont plus de genres qui leur soient propres, ils n’ont plus de troupes dramatiques qui soient à eux. Il n’y a que les acteurs secondaires et médiocres qui soient attachés à tel ou tel théâtre ; les bons comédiens sont pour ainsi dire à l’état errant et passent d’une scène à l’autre avec une merveilleuse facilité. Lorsqu’un directeur a besoin d’un comédien pour remplir un rôle dont aucun de ses acteurs ordinaires ne pourrait se charger sans dommage pour le succès de la pièce nouvelle, il va le chercher dans un théâtre voisin et l’engage à prix d’or. Le comédien accepte avec d’autant plus de facilité qu’il est sûr, en changeant de théâtre, de n’avoir pas à changer d’habitudes. Dans la nouvelle salle où il va faire son entrée, il rencontrera le même public qu’il vient de quitter et jouera les mêmes rôles qui lui sont familiers ; c’est à peine si de loin en loin il aura besoin de changer de costume.
La saison dramatique de 1860 touche à sa fin ; qu’aura-t-elle produit ? Trois pièces de valeur fort inégale. Dès l’entrée de l’hiver, le théâtre aurait donné tout ce qu’il devait donner cette année avec le Duc Job et le Père prodigue, si dans ces dernières semaines la Tentation de M. Octave Feuillet n’était venue fournir en quelque sorte le dessert de ce maigre banquet dramatique. En dehors de ces trois pièces, sur lesquelles nous avons depuis longtemps exprimé notre opinion, que pouvons-nous recommander à nos lecteurs ? Rien en vérité, si ce n’est quelques candidatures dramatiques. Nous employons ce mot faute d’un autre pour désigner les ambitions nouvelles que le théâtre fait naître encore malgré son abaissement. Le théâtre en effet, c’est l’Eldorado rêvé de la plupart des jeunes gens qui sont lancés dans la carrière littéraire, de tous ceux qui désirent la gloire immédiate plutôt que la gloire durable, qui préfèrent le succès éclatant, visible, dont on ne peut douter, à ce succès anonyme, invisible, dont on n’est jamais sûr, qui est la récompense habituelle des autres œuvres de l’esprit. La fortune d’un livre est bien différente de celle d’une pièce de théâtre : elle est obscure, lente, pénible. Le livre gagne un à un ses lecteurs et ses partisans. L’écrivain ne connaît pas ses lecteurs, et peut au besoin douter de leur existence. Il ne triomphe pas des larmes qu’il fait répandre et des éclats de rire qu’il soulève. Combien différent est le sort d’un auteur dramatique ! Il voit ses spectateurs, il les compte, il entend leurs applaudissemens. Il sait, à n’en pouvoir douter, puisqu’il contemple de ses propres yeux ce phénomène agréable pour sa vanité, que plusieurs centaines d’honnêtes personnes de toute condition ont quitté leurs foyers et se sont dérangées de leurs affaires ou de leurs plaisirs tout exprès pour venir l’entendre. Une chute au théâtre est, à tout prendre, un succès relatif, car l’œuvre condamnée aura été au moins représentée une fois, et l’auteur est sûr par conséquent d’avoir été entendu avant d’être jugé. Même en échouant, il a en partie atteint son but, qui était de graver son nom dans la mémoire du public. Ajoutez, en cas de succès, un irrésistible attrait, — celui des avantages pécuniaires, car le théâtre est le seul de tous les genres littéraires qui rende au travail de l’auteur une importante rémunération. Une pièce médiocre et banale, pourvu qu’elle obtienne la vogue, peut suffire à elle seule à donner à un jeune écrivain ce que ne lui donneraient peut-être pas dix chefs-d’œuvre poétiques ou romanesques, c’est-à-dire l’aisance. Un succès au théâtre, même dans des conditions déplaisantes et anti-littéraires, un succès de mélodramaturge ou de faiseur, n’a rien qui effraie l’imagination des jeunes écrivains et des jeunes poètes, car ce succès sans gloire représente au moins pour eux l’indépendance rêvée. Il ne faut donc pas trop s’étonner si le nombre des aspirans à la carrière dramatique se maintient, si même il augmente, en dépit de l’abaissement du théâtre et des difficultés que les exigences de la politique et l’institution de la censure imposent à l’imagination des auteurs. À défaut d’auteurs nouveaux, les candidats dramatiques sont là, qui fournissent au théâtre les denrées nécessaires pour alimenter son commerce, boucher les trous et combler les lacunes que laissent, en se retirant de la scène ou en disparaissant de ce monde, les anciens auteurs dramatiques.
Disette d’auteurs nouveaux et abondance de candidats dramatiques, voilà en deux mots toute la situation du théâtre. Ces candidats apportent à la scène l’inexpérience, la maladresse et la bonne volonté qui caractérisent les apprentis et les simples bacheliers en tous genres ; c’est assez dire qu’ils échappent au contrôle de la critique. Le rôle de la critique est en effet fort difficile à leur égard : si elle se montre sévère, comme elle en a le droit et comme la valeur réelle de la plupart des pièces l’y autoriserait, elle risque d’être cruelle ; si elle se montre indulgente, elle tombe dans la banalité. Sévère, elle ne tiendra pas assez compte des encouragemens qui sont dus au désir de bien faire ; indulgente, elle couvre de sa protection des entreprises malheureuses et des œuvres avortées. Le plus sage pour la critique n’est-il pas de garder à l’égard des débutans dramatiques la plus stricte neutralité, et de se contenter d’applaudir in petto aux efforts de leur bonne volonté jusqu’à ce qu’ils aient donné leur mesure et produit une œuvre qui révèle clairement ce qu’on peut attendre d’eux ? C’est là du moins l’attitude qui nous semble commandée envers les jeunes débutans à la fois par le respect qui est dû à l’art, et par la sympathie que mérite tout effort sérieux. Toutefois nous sortirons aujourd’hui de ce rôle passif, et nous présenterons à nos lecteurs deux de ces candidats dramatiques, M. Charles de Courcy et M. Amédée Rolland, parce que ces deux noms nous permettent de résumer un débat littéraire qui divise depuis longtemps les jeunes écrivains et même la plupart des critiques, et qui n’a, selon nous, aucune importance sérieuse.
La question est celle-ci : dans une production dramatique, le mérite littéraire n’a-t-il qu’une importance secondaire ? l’action doit-elle dominer avant tout, même au détriment de la poésie, de la vérité, du bon sens et de l’art d’écrire ? L’auteur dramatique doit-il dominer l’écrivain, ou l’écrivain l’auteur dramatique ? Si on vous parlait ainsi, à vous simple amateur littéraire, vous répondriez probablement que cette question n’en est pas une, et qu’en tout cas il vous semble qu’elle peut facilement être résolue. Il y a même quelque chose d’impertinent à poser une pareille question, car il est logique qu’une pièce de théâtre soit habilement conduite, puisqu’elle est destinée à être jouée, et il est fort naturel qu’elle satisfasse aux conditions de la littérature, puisqu’elle rentre dans la catégorie des œuvres littéraires. Il paraît donc tout simple qu’une pièce de théâtre soit à la fois bien conduite et écrite avec soin. Quant à la question de savoir laquelle est préférable de deux pièces où ces deux élémens de l’action et du style sont inégalement associés, elle me paraît oiseuse, et me donne envie de répondre, à peu près comme Scarmentado, qu’il m’est égal que l’un de ces élémens soit supérieur à l’autre, pourvu qu’ils soient mélangés en proportion suffisante et que la pièce ait de la saveur et soit cuite à point. Voilà cependant le débat qui est en litige depuis plus de vingt ans dans les régions dramatiques. Les poètes ou ceux qui se prétendent tels n’ont pas assez de mépris pour les charpentiers dramatiques, qui croient que l’action est tout au théâtre et dispense de style, de poésie et d’observation ; les dramaturges de profession n’ont pas assez de quolibets pour les poètes, qui croient qu’une pièce peut se composer d’élégies, de dithyrambes et de sonnets mis à la suite les uns des autres, et que l’action ne doit être que le fil mince et invisible qui réunit les perles d’un collier. Il résulte de cette sotte querelle que les uns sacrifient trop, et les autres pas assez, aux exigences du théâtre. M. Charles de Courcy, par exemple, me semble avoir involontairement versé dans la première de ces deux erreurs ; je dis involontairement, car son drame de Daniel Lambert révèle un effort sensible, quoique stérile, pour mettre d’accord ces deux élémens de l’action et du sentiment poétique. Il a voulu évidemment faire une œuvre qui fût à la fois dramatique et littéraire, et on ne peut sans injustice ne pas lui tenir compte de cette bonne volonté ; mais il s’est trompé, peut-être par une connaissance trop intime de la partie matérielle du théâtre. Nourri dans le sérail dramatique, il en connaît trop les détours. Il a vu de trop près et observé trop minutieusement les moyens par lesquels on tient les spectateurs attentifs, les procédés par lesquels on obtient un jeu de scène ou une situation émouvante. Cette connaissance des choses du théâtre a enlevé à son esprit toute liberté ; il s’est préoccupé outre mesure des exigences de l’optique et de l’acoustique théâtrales. Le théâtre ne souffre aucun détail parasite, il a voulu que chacune des phrases du dialogue portât coup. Le théâtre ne supporte pas une action languissante, il a voulu que l’intérêt de la pièce ne fût pas interrompu un instant, et, pour atteindre ce but, il a exagéré les caractères, fait violence à l’action, et traîné de gré ou de force les situations sur la scène. Ce qu’on distingue le mieux dans cette pièce un peu trouble, ce sont les projets de l’auteur, qui en a eu de toute sorte : projets de mots comiques, projets de dialogues vifs et animés, projets de contrastes, projets même de situations dramatiques.
Il est dommage en vérité que la pièce ne soit pas meilleure ; la donnée en était excellente et bien trouvée. Il s’agissait de mettre en contraste deux nuances très fines du sentiment amoureux : — une nuance de l’amour de tète, le caprice orageux et passager ; une nuance de l’amour de cœur, la sympathie, — et de prouver que l’amitié d’une femme valait souvent mieux que son amour. Or cette donnée, pour être développée, demandait les qualités précisément contraires à celles qu’a cherchées l’auteur, c’est-à-dire de la finesse, de la subtilité, de la poésie, une analyse lente, patiente et minutieuse. Ici nous placerons une observation qui s’adresse non-seulement à l’auteur de Daniel Lambert, mais à tous les jeunes écrivains qui travaillent pour le théâtre. Qu’ils ne se préoccupent que le moins possible des exigences de la scène, et qu’ils écrivent comme si la pièce devait être lue et non pas jouée. Qu’ils ne laissent pas la crainte du public tyranniser leur imagination. S’ils se demandent pendant qu’ils écriront ce que le spectateur pensera de telle ou telle partie de leur drame, s’il comprendra telle audace, s’il applaudira telle situation, ils seront remplis de terreurs bizarres qui troubleront leur esprit, paralyseront leurs facultés, et feront trembler leur main. On ne sait pas quelles sottises peut faire commettre à un auteur la crainte de n’être pas applaudi, et quelles timidités extravagantes engendre la frayeur d’être sifflé. N’ayez donc nul souci du spectateur, et reportez sur votre œuvre toute votre sollicitude. Les jeunes écrivains dramatiques devraient réfléchir plus souvent que quelques-unes des meilleures pièces du théâtre moderne sont celles que les auteurs avaient écrites au coin de leur feu pour leur plaisir et pour le plaisir de quelques lecteurs sympathiques et choisis. Alfred de Musset et Octave Feuillet nous offrent un témoignage remarquable de cette vérité, que les jeunes écrivains dramatiques feront bien de ne jamais perdre de vue.
Ce n’est pas à M. Amédée Rolland qu’on peut reprocher une préoccupation trop vive des exigences de la scène ; on dirait au contraire qu’il y a chez lui un parti-pris de ne pas s’en inquiéter. M. Amédée Rolland doit avoir un souverain mépris pour les charpentiers littéraires ; mais son mépris ne lui a pas porté bonheur. Il est bon de sacrifier à toutes les muses de la poésie ; mais le bon sens indique assez que le poète doit réserver les meilleurs de ses hommages pour la muse qui préside au genre qu’il a choisi. À chaque instant, M. Amédée Rolland déserte la maison de Thalie pour courir après une Euterpe ou une Érato quelconque, qui l’éloigne de sa déesse et lui fait faire mille incartades, aimables peut-être, mais parfaitement hors de saison et dont le poète ferait bien de se dispenser. Thalie, mécontente, boude, ne souffle mot, reste froide, et les spectateurs trouvent que ses froideurs sont motivées et que M. Rolland se conduit mal. Telle est, pour ma part, l’impression que m’a laissée la représentation d’Un Parvenu, pièce curieuse à connaître pour ceux qui désirent savoir jusqu’où peut mener le dédain de l’action et des exigences dramatiques les plus légitimes.
Je me suis demandé d’où pouvait venir un mépris aussi bizarre des lois de l’art dramatique. Je pense que M. Rolland ne se croit tenu à ce mépris que parce qu’il écrit en vers. Peut-être s’est-il dit que lorsqu’on se met en frais de poésie, on ne saurait être trop prodigue, qu’on peut se permettre tous les écarts et toutes les fantaisies, et que l’action est faite exclusivement pour les pièces en prose. Il faut que M. Rolland pense quelque chose de pareil, puisqu’il a composé une pièce en prose, l’Usurier de village, qui pèche justement par le défaut contraire à celui que nous signalons, et dont l’action est aussi compliquée et violente que celle de ses pièces en vers est peu dramatique. Il y a cependant une action dans cette pièce ; mais l’auteur a négligé de la conduire, il l’a abandonnée à la providence du hasard et à la merci des odes et des élégies dont il a rempli sa comédie. L’action joue un rôle misérable et subalterne, un rôle de paria et de souffre-douleur. Les personnages la poussent devant eux à grand renfort de dithyrambes, se la passent de main en main comme un prétexte à déclamations, et se la lancent comme un volant au bout de deux tirades. Des tirades trop prolongées et trop multipliées sont toujours souverainement ennuyeuses ; mais enfin, quand elles servent à expliquer la conduite et les caractères des personnages, elles ne sont pas hors de leur place et commandent jusqu’à un certain point l’attention du spectateur. Dans la pièce de M. Rolland, elles n’ont pas même ce mérite secondaire, elles portent sur des généralités et des lieux communs sociaux : la noblesse, la bourgeoisie, le parvenu, l’amour, la courtisane, etc.,
- Admirables matières à mettre en vers latins !
Passe encore si cette poésie était originale et marquée d’un caractère individuel ; mais non : l’auteur tombe, qu’il le sache ou non, dans le lyrisme familier de M. Emile Augier, et ramasse les fleurs fanées des bouquets de la Jeunesse et de l’Aventurière. Je me rappelle cependant une certaine chanson bourguignonne de M. Rolland pleine de rondeur et de franchise pantagruélique qui avait vraiment du caractère. M. Rolland doit avoir une originalité. Que ne la cherche-t-il et ne se creuse-t-il davantage pour l’atteindre !
Cette futile question de savoir à laquelle, de la poésie ou de l’action, doit appartenir la prééminence est la plus importante que soulèvent les pièces représentées dans ces derniers mois. Elles laissent en général la pensée fort calme, et, en pièces polies qu’elles sont, se gardent bien de troubler le travail de digestion du spectateur qui vient les écouter après son dîner. On a fait quelque bruit autour d’un petit acte de M. Théodore Barrière représenté au Théâtre-Français, le Feu au Couvent. Ce n’est pourtant qu’un vaudeville, et un vaudeville d’un genre assez peu élevé encore, qui aurait pu sans inconvénient être représenté sur une autre scène à côté du Piano de Berthe et autres vaudevilles de l’auteur. M. Barrière a fait mieux que cela, même sur des scènes qui ne sont pas celle du Théâtre-Français. Ce qui m’a le plus frappé dans cette pièce, c’est le nombre d’allusions, j’allais dire de réclames, qu’elle contient : il y en a de sympathiques pour M. Henri Murger et d’ironiques pour M. Emile Augier ; il y en a pour le talent du pianiste Lacombe et pour les bronzes de M. Carbedienne ! Tout cela peut être très moderne, mais cela est d’un goût douteux et d’un médiocre intérêt. Signalons également pour mémoire la candidature dramatique de M. Alphonse Karr, presque aussitôt retirée que posée devant le public. Que M. Alphonse Karr ait fait une mauvaise pièce, je n’en suis pas étonné, car son talent capricieux, rêveur, humoristique, inégal, n’a aucune des qualités ni aucun des défauts qui conviennent à l’auteur dramatique ; ce qui m’étonne, c’est qu’il se soit laissé persuader qu’il pouvait courir une telle aventure sans danger, et qu’il se soit trouvé un directeur pour lui proposer de tenter la fortune du théâtre. Le roman de la Pénélope normande, était inférieur à tout ce que nous connaissions de l’auteur ; la pièce est encore inférieure au roman. L’impression qui m’est restée de cette pièce est celle qu’éprouverait un homme lisant un roman dont les feuillets seraient déchirés çà et là, et qui serait forcé de deviner le sens des pages perdues. La partie intéressante de l’œuvre se passe dans les coulisses et pendant les entr’actes ; quand ils se présentent devant le spectateur, les personnages n’ont plus rien à faire qu’à lui raconter ce qu’il aurait bien voulu voir de ses propres yeux. L’insuccès de la Pénélope normande n’est pas fait pour engager M. Karr à renouveler sa tentative, et nous croyons que dans l’intérêt de sa réputation il fera prudemment de borner là sa carrière dramatique.
En vérité, M. Emile Augier peut être fier de lui-même et se laisser aller sans trop de fatuité aux enivremens de l’orgueil. Il est vraiment le roi du théâtre contemporain, et il dépasse de plusieurs coudées la tête de tous ces prétendans au trône dramatique qu’il peut voir s’agiter à ses pieds lorsqu’il daigne abaisser vers la terre son front ceint de couronnes. Quoiqu’il soit jeune encore, il peut parler hardiment comme le vieux burgrave de M. Victor Hugo, et proclamer comme lui qu’il reste seul sur l’abîme où s’est englouti l’art dramatique. Cependant toute notre admiration n’ira pas jusqu’à nous faire approuver la transformation qu’il a fait subir à sa comédie de l’Aventurière. Telle qu’elle était, nous la trouvions très à notre gré, cette vive et légère comédie avec son costume d’un archaïsme de si bon goût et son demi-masque italien. M. Augier avait en quelque sorte mis ce masque à sa science du cœur humain, comme pour laisser planer un doute sur l’âge qu’elle avait réellement. Avec la décision cruelle, mais saine, franche et morale de la jeunesse, il nous avait égayés, comme tous ses prédécesseurs dans l’art comique, sur les ridicules d’un vieillard amoureux ; il nous avait fait rire sans pitié des fantaisies galantes de. Mucarade, sans songer que Mucarade avait un cœur et que ce cœur pouvait souffrir, puisqu’il pouvait aimer. Douze ans se sont passés depuis l’époque où fut représentée devant un public distrait par les bruits de la politique cette comédie, qui était restée vive et alerte comme au premier jour. Personne, si ce n’est M. Augier lui-même, ne se serait avisé qu’il y avait quelque chose à y changer. Dans cet intervalle de douze ans, l’expérience a enseigné à M. Augier de nouveaux secrets du cœur plus subtils peut-être, mais, je le crains, moins moraux que ceux que la jeunesse lui avait enseignés. Il s’est attendri sur le sort du vieillard amoureux, et s’est repenti du rôle ridicule qu’il lui avait fait jouer ; je crois qu’il s’est trompé, et que le jugement que porte la jeunesse sur les amours d’un vieillard, s’il est le plus cruel, est le seul moral et le seul vrai. Point n’était besoin d’ailleurs de toucher à l’Aventurière pour réparer l’injustice qu’il croyait avoir commise envers Mucarade ; il n’avait qu’à construire sur cette nouvelle donnée une seconde comédie, qui aurait été la contre-partie de la première. De beaux détails et de beaux vers ne peuvent nous faire pardonner à l’auteur d’avoir dénaturé, on ne sait pour quel motif, une des plus jolies pièces de son répertoire.
J’ai vidé maintenant tout mon bagage dramatique. — C’est bien peu ! me direct-vous. — C’est peu sans doute, et pourtant j’ai ramassé sur ma route tout ce que j’ai trouvé de supportable pour vous le présenter. Ma récolte s’est élevée à un chiffre total de cinq pièces, qui peut se décomposer ainsi : deux pièces de débutans, un vaudeville en un acte, un drame maladroitement découpé dans un roman, plus une comédie vieille de dix ans, récrépie à neuf et gâtée par les réparations de l’auteur. Vous voyez que la pénurie ne peut pas être plus complète. Il y a maintenant un peu plus de quinze ans qu’a commencé cette décadence, dont on a pu suivre les progrès lents et continus, mais jamais le niveau des eaux dramatiques n’avait été plus bas que dans ces deux dernières années. La décadence théâtrale peut s’arrêter, l’art dramatique est descendu jusqu’au bas de la pente, et maintenant il est en pleine ornière. Remontera-t-il jamais cette pente, et comment la remontera-t-il ? La remontera-t-il lentement, comme il l’a descendue, ou brusquement, par un coup d’aile de quelque génie inconnu qui le transportera en un soir jusqu’aux sommets d’où il a été chassé, et qui paraissent aujourd’hui inaccessibles ? C’est le secret du temps.
EMILE MONTEGUT.