II

LA SAGESSE HABITE LES SEINS
EN FLEUR

II

LA SAGESSE HABITE LES SEINS
EN FLEUR

J’allai trouver la petite Cadicia. Elle était entourée d’esclaves — une véritable armée — pour la coiffer, la friser, lui mettre son fard, lui passer sa robe, voir si son écharpe tombait bien, poser ses bijoux ici et là afin d’attirer le regard sur une ligne charmante, quelque grâce voilée de son corps. La vieille Juive, les mains aux hanches, bouche ouverte, avec deux dents en sentinelles avancées, surveillait la troupe. Cadicia criait, s’emportait, frappait de la paume ou du talon, mais ses colères étaient passagères, les femmes ne craignaient que la Juive, qui ne souffrait pas qu’on servit mal son enfant ; parfois elle détachait la grosse ceinture de cuir qui soutenait sa poitrine et en cinglait les maladroites, dont on entendait les cris.

« Je ne veux pas que tu entres, cria Cadicia en m’apercevant. Chassez-le, vous autres. Allons ! avez-vous peur d’un homme ? »

Mais sans me soucier de sa défense, des efforts timides des esclaves pour m’empêcher de pénétrer dans la chambre, je m’approchai de la jeune femme :

« Tu ne voudrais pas me chasser, si tu savais quelle bonne nouvelle je viens t’annoncer. Statilia, ton amie, est arrivée à Baia. »

Elle était si occupée de sa toilette qu’elle ne fit pas d’abord attention à mes paroles. J’insistai :

« Ta bouche ne se souvient plus ? »

Je n’eus pas besoin de beaucoup d’éloquence pour réveiller sa mémoire.

« Statilia est là, bien sûr ? me demanda-t-elle. C’est vrai ? Tu ne mens pas ? Oh ! comme je suis contente ! Entends-tu, maman, Statilia est là ! »

Elle sautillait de joie, commençait à danser.

« Mais où est-elle, dis-moi, dis-moi vite ! »

Et comme je ne répondais pas :

« Ah ! tu vois bien, tu me trompais, méchant !

— Je l’ai vue, repris-je, mais j’ignore encore sa demeure.

— Eh bien, nous allons à sa recherche. Baia n’est pas si grande.

— Maîtresse, dit Pétronia, prends ton voile, le vent de mer est si froid ! »

Nous montions et descendions les petites rues de Baia. Des servantes, des courtisanes pauvres ou avares, sur le seuil de leur porte, enveloppées de vieilles étoffes à fleurs de nuance passée et souillées, interpellaient les marchandes de poisson.

« Deux as, tes calamares !

— Tu plaisantes ! Des calamares pêchés sous les yeux de Cornélius Flaccus !

— Crois-tu que ses yeux les ont rendus meilleurs ? Tiens, je n’en veux pas : ils empestent !

— N’écoute pas cette vieille puanteur d’esclave. Dans toute la ville on ne trouverait pas une menteuse pareille. Juge, maîtresse, par toi-même, s’ils ne sentent pas bon. On dirait que tu les as mis dans ton sein ; ils embaument la rose comme ta chair.

— Ah ! la flatteuse ! Enfin, à combien me les laisses-tu ?

— Quatre as ; à une autre je les vendrais le double. Allons, décide-toi. Tu ne devrais pas regarder à me donner mon pain, moi qu’on habilla d’or autrefois, moi qu’on n’appelait que la Belle Pomponia. Ah ! la Fortune tourne !

— Donne-moi tes calamares pour deux as !

— Prends-les ! Mais il faut que tu sois jolie et que je t’aime bien pour te les laisser à ce prix. »

Cadicia, en chemin, rencontra Drusilla, qui s’en allait vers la mer, couverte d’un manteau teint de pourpre, à peine fermé, sous lequel on voyait à chaque pas resplendir sa peau, blanche comme le lait. Cette jeune femme vient, dit-on, de Germanie, et fut aimée de Cécilius Balbus, le prêteur, qui l’a ramenée à Rome. On ne sait à quels marchands de fards elle s’adresse pour conserver ainsi, sous notre rude soleil, l’éclat de son corps. Cadicia lui demanda si elle avait vu sa petite amie.

« Tu t’adresses bien ! fit-elle. Justement nous demeurons porte à porte. Prends la voie à ta gauche, puis la petite ruelle qui la traverse, à gauche encore : c’est la troisième maison. Il y a des couronnes de roses à l’entrée. »

Mais Cadicia, au lieu de se réjouir de la rencontre et du renseignement, s’est écriée :

« Comment ! tu habites près d’elle, et tu n’es pas venue me le dire, sotte, bête que tu fais. Mais tu ne penses donc à rien ? Mais tu es donc de neige et de glace comme ton pays ? »

Drusilla, sans se fâcher, nous a tous regardés en nous montrant, dans un joli rire, ses dents brillantes comme des perles ; puis elle a repris sa course vers la mer, accompagnée de deux petites esclaves.

Nous suivîmes la route qu’on nous avait indiquée. Déjà nous approchions, quand un chant a rempli la ruelle.

Mon mignon est endormi :
Dors, ma colombe !

Et vous, piailleuses de pies,
Il faudra donc vous tordre le bec ?
Mon mignon est endormi :
Dors, mon petit.

Aimes-tu mon sein, est-il bien tiède ?
Approche ta bouchette adorée.
Mon mignon est endormi :
Dors, ma colombe !

Cadicia écoutait, la bouche ouverte aux sons. Elle dit tout à coup :

« C’est elle, c’est elle ! Chante-t-elle bien ! »

À ce moment, un âne qui était attaché non loin de là se mit à braire d’une façon immodérée, en agitant son collier de clochettes ; aussitôt une jeune femme, sortant d’une maison basse, se précipita avec une branche de feuillage, et, ayant détaché l’animal, elle se mit à le cingler de toute sa force. L’âne détala vers nous, tout confus de sa musique, puis trottina au hasard. Cadicia avait reconnu, dans la jeune femme, son amie. Elles se saluèrent.

« Bonjour, mon cœur.

— Bonjour, mon petit œil.

— Qu’étais-tu devenue, qu’on ne te voyait plus danser ?

— Tu es bonne de t’occuper de moi.

— C’est que je t’aime, Statilia, et les autres femmes aussi t’aimaient. Tu danses avec tant de grâce. Où étais-tu ?

— Mon œil, j’ai eu un petit gosse. Oui, tu as une maman devant toi. C’est que je suis devenue sérieuse à présent !

— Un gosse ? Oh ! montre-le-moi, dis ! Il doit être beau.

— Oh, oui, il est beau ! Je vais vous le montrer. Seulement ne parlez pas si haut, vous le réveilleriez ! »

Statilia nous fît entrer dans une cour étroite qu’ombrageait un pan de voile, et où une eau jaillissante chantait dans une vasque. À l’un des piliers de la galerie était suspendue une corbeille d’osier couverte d’une soie légère ; Statilia s’approcha sur la pointe du pied, souleva la soie et nous découvrit, toute enveloppée de toiles fines, une chair arrondie dont les traits étaient à peine dessinés. Mais les femmes, qui sont un peu devineresses, lurent très bien dans le visage de l’enfant qu’il serait beau un jour.

« C’est Antinoüs, dit Cadicia.

— L’Amour ! ajouta une esclave.

— Jésus ! conclut Pétronia. »

Statilia jouissait de cette admiration. Sous ses longs cils noirs, son regard devenait humide d’attendrissement.

« N’est-ce pas qu’il est beau ? fit-elle. Ah ! c’est un grand plaisir, je t’assure, d’avoir ce gosse-là. Quand je me réveille triste le matin, je pense à lui, et ça me fait tout supporter avec courage. Ainsi, tu ne l’aurais pas cru, je n’ai pas versé une larme au départ de mon amant le questeur ! »

Cadicia, toute heureuse d’abord à la joie de son amie, faisait maintenant la moue. Elle semblait choquée que Statilia lui préférât cette petite graine. Mais ce ne fut qu’un nuage : avec une tendre vivacité, elle prit la taille de Statilia.

« Dis-moi, mon cœur, tu viendras me voir, n’est-ce pas ? Si tu savais la jolie maison que j’habite devant la mer ! C’est d’un luxe inouï ! Mon amant est riche, riche ; tu ne t’en fais pas idée !

— C’est impossible, répliqua Statilia. Je ne puis pas confier mon fils aux esclaves : ces gens-là ne sont pas sûrs ; je ne le quitte pas des yeux.

— Eh bien, fit Cadicia, ma vieille nourrice te remplacera. Tu peux avoir confiance en elle, n’est-ce pas, Pétronia ?

— Je me ferais couper la cuisse gauche pour vous rendre service à toi et à tes amies, dit la vieille Juive. »

Là-dessus elle jugea bon de montrer tout de suite son zèle.

« Maîtresse, dit-elle à Statilia, veux-tu que je t’enseigne un moyen de sauver ton fils ?

— Le sauver de quoi ?

— De la mort.

— De la mort ? Que dis-tu ? Est-ce qu’il est malade ? Voyons, parle, es-tu folle ?

— Il n’est pas malade, répliqua Pétronia d’un ton solennel, mais il le sera un jour. Qu’est-ce que soixante, quatre-vingts ans ? C’est bientôt passé, va !

— Oh ! je n’en demande pas tant, moi ; je ne regarde pas si loin.

— Parce que tu as l’esprit léger. Si tu réfléchissais comme moi ! Attends à avoir les cheveux blancs : tu verras. Tiens, voilà le thaumaturge qui passe avec un centurion ; veux-tu que je l’appelle ?

— Tu parles de ce vieux barbu-là. Il n’a pas l’air commode. Que veux-tu lui demander ?

— Des grâces pour ton enfant. »

C’était Paulus, l’homme dont m’avait déjà parlé notre parasite. Après le portrait qu’il m’en avait fait, je le reconnus de suite. Son visage de bronze était encadré d’une barbe qui ressemblait à un balai d’épines, et de cheveux longs, humides de sueur, plaqués sur la peau, pareils à des cheveux de noyé. Ses yeux s’éveillaient, viraient, s’agitaient, puis se terraient sous d’énormes sourcils comme une belette dans son trou. Il avait l’air de dormir, ou de rêver tout éveillé, ou, encore, de comploter quelque projet terrible. Un masque, te dis-je ! figure-toi le masque d’Ambivius Turpio, lorsqu’il joue le soldat fanfaron, mais un masque porté par des épaules d’Atlas et surmontant un long manteau, roussâtre, brunâtre, jaunâtre : ça n’a plus de couleur tant c’est âgé. On dirait qu’un pécheur généreux a donné à Paulus, pour le vêtir, un morceau d’une voile déchirée. Mais Paulus, dans ce bel appareil, est plus fier qu’Emilius Mamercus quand il lance une nouvelle mode aux côtés de sa jeune maîtresse. Il se promène du matin au soir, paraît-il, toujours accompagné d’un petit centurion à qui on a confié sa garde et qui est hors d’haleine d’escorter un pareil homme ; le malheureux officier suit notre prophète à dix pas, le front dégouttant de sueur, et en traînant la jambe. À chaque instant il semble demander grâce : « Porte-moi donc, homme de fer : je vais rendre l’âme. »

Pétronia fit un signe à Paulus. Ils s’étaient déjà parlé la veille. Le prophète la reconnut et s’avança vers la maison. Cadicia et Statilia, qui étaient habituées à voir des hommes bien vêtus, le considéraient de la tête aux pieds avec surprise et un peu de dédain.

« Salut, ma sœur ! fit-il en poussant un soupir. (Cette maison fraîche le charmait après les routes ardentes qu’il venait d’affronter.) Ah ! qu’on est bien ici,… c’est la demeure de votre mari, sans doute ?

— Hélas, non ! dit Pétronia, mon mari est mort. C’est la maison de la maîtresse… »

Et d’un clin d’œil elle désigna Statilia, que Paulus honora d’un salut. La Juive dit alors à voix basse à la jeune mère :

« Montre-lui donc ton fils.

— Mais cela va le réveiller !

— Tant pis, c’est pour son bien ! »

Statilia, sans beaucoup d’empressement, conduisit le thaumaturge devant le berceau.

« Bienheureux, dit Paulus, d’appartenir à la race des enfants de Dieu, qui ont reçu sa gloire, sa loi et ses promesses ! »

La Juive dit alors à Statilia :

« Il faudrait faire circoncire ton enfant. »

Et elle demanda conseil à Paulus qui, voyant l’irritation de la jeune femme, laissa entendre que non seulement les Circoncis et les Juifs, mais les Incirconcis et les Romains pouvaient avoir part aux bonnes grâces de son Dieu.

À ce moment, l’enfant se réveilla et se mit à pousser des cris perçants comme si on l’écorchait. Statilia contenait avec peine sa colère et regardait Paulus, en femme qui aurait bien voulu lui arracher les yeux. Vainement Pétronia, de la main, l’avertissait de prendre patience.

Cependant le prophète, immobile, gardait une contenance assez embarrassée.

Enfin, sur un mot que la Juive lui coula dans l’oreille, il se fit apporter de l’eau, y trempa ses doigts, traça un signe sur la petite chair et prononça quelques paroles.

La fraîcheur des gouttes qui lui tombaient sur le front calmèrent l’enfant, qui sourit au milieu de ses larmes et amena ainsi un sourire sur les lèvres de sa mère.

« Qu’est-ce qu’il a dit, le devin ? demanda-t-elle.

— Ah ! maîtresse, répliqua la Juive, moi, je n’ai pas d’instruction ; alors je ne comprends pas toutes ses paroles, mais pour un homme savant, c’en est un : il n’y a qu’à le regarder. »

De fait, il parle le grec de Corinthe, et Pétronia ne comprend guère que celui des gens du port.

Après cet arrêt devant l’enfant, notre thaumaturge, ne sachant plus que faire dans une maison où on ne l’entendait point, s’est décidé à partir ; mais, avant de nous quitter, il s’est adressé à nous, tant bien que mal, dans notre langue :

« Mes sœurs et vous, mon frère, j’ai l’espoir que vous penserez à celui qui va visiter ses frères en Christus et ranimer leur foi. Le laboureur vit du grain qu’il ensemence, et moi, je dois vivre aussi des paroles que je porte à vos cœurs. Donnez donc : le juste doit distribuer son bien. »

Statilia, émue de pitié, lui remit une pièce d’or, et Cadicia fit de même pour imiter son amie ; la Juive et moi nous nous contentâmes de lui offrir un denier. Il fut ravi de sa collecte ; je crois qu’un peu plus, il nous embrassait tous.

« Ç’a dû être un bel homme autrefois, dit Cadicia après son départ.

— As-tu vu, maîtresse, s’écria Pétronia, très fière de connaître un tel prophète, as-tu vu comme il a fait tout de suite sourire ton enfant, rien qu’à lui parler et à lui jeter quelques gouttes d’eau sur le visage ?

— Maintenant tu peux venir avec moi, reprit Cadicia, il n’arrivera pas malheur à ton gosse. D’ailleurs Pétronia le garde.

— Au moins laisse moi l’embrasser encore. »

La jeune femme courut au berceau, fit un baiser bien long pardessus les voiles, puis elle revint vers nous et nous partîmes ensemble.

Laissant les deux amies à leurs confidences, je suis rentré chez Scévinus. Tu ne devinerais jamais, très cher, qui j’ai trouvé dans l’atrium ? Épicharis, notre aimable Épicharis, mais une Épicharis vieillie et matronisée, solennisée par la graisse et la richesse, et devenue, avec l’âge, plus pudique qu’une vestale. Il faut la voir lorsqu’elle laisse tomber un regard dédaigneux et étranger sur des hommes dont ses lèvres n’ont rien ignoré jadis. On la peindrait ! Elle exhale toujours son ancienne odeur d’herbe sauvage que nous lui pardonnions avant l’atteinte des années, mais qui est aujourd’hui insupportable.

En vérité j’eusse souhaité meilleure compagnie, par malheur je n’avais pas le choix ; et je pensai qu’une mémoire complaisante pouvait encore embellir celle-ci. Elle quittait Scévinus. Je ne lui parlai qu’un instant ; toutefois j’éprouvai, à la revoir, assez de plaisir pour désirer lui parler de nouveau. Dérouler avec une imagination mûre et experte de belles années passées, cela ne vaut-il pas autant que d’en vivre de nouvelles avec de jeunes et maladroites écervelées ?

Mais il s’agissait bien d’ennui ou de plaisir ! Avec Épicharis, c’est toute mon existence — rien que cela ! — qui était en jeu.

Cela t’étonne ? c’est la vérité. Voici ce qu’on m’a raconté dans Baia :

Épicharis ne pouvant plus être maîtresse et refusant d’être entremetteuse, emploie désormais ses loisirs à conspirer contre César. Un vieux sénateur, disgracié et perdu de dettes, qui autrefois lui a fait du bien, et dont sa bouche avait soif comme d’un jeune galantin, lui a donné ces belles idées de complot. C’est un moyen de ramener autour d’elle ses anciens amants. Invoquant l’amour de la patrie, faute de pouvoir inspirer d’autres sentiments, elle s’adresse à la vertu des citoyens comme elle provoquait jadis leur virilité. Elle apporte à ce métier de conspiratrice tout ce qui lui reste d’ardeur. Remercions les Dieux qu’elle n’en ait pas davantage : elle embraserait le monde !

Il paraît que mon Scévinus est ravi de comploter avec elle. Pourquoi ? Va le lui demander. L’ennui d’être heureux, sans doute.

Avec cette aventure, me voici mollement couché ! Qu’une dénonciation ait lieu, et toute la maison : les hôtes de Scévinus aussi bien que ses esclaves, sans excepter ton ami, sont arrêtés. Je suis venu chercher la richesse chez Scévinus, et il m’offre, quoi ? Le plaisir d’aller au supplice en sa compagnie. Ma sollicitude pour mon hôte ne va pas jusque-là : je refuse.

 

J’ai pu trouver un messager sûr pour César. Demain il sera averti du complot. À présent, je suis plus tranquille. Ton ami, très cher, approche de la fortune !