L. Borel (p. Dédic.-vi).


À GEORGE EEKHOUD




Avant-Propos



Ce petit livre, œuvre d’un parasite romain qui courait de maison en maison mendier un souper, et, par suite, connut assez bien la vie patricienne, fut écrit ou du moins vendu quelques années après les évènements qu’il nous retrace. Le papyrus, d’où nous l’avons traduit, porte sur son rouleau d’ivoire le nom du libraire Silanus, et nous savons, par des tablettes retrouvées à Herculanum, que Silanus installa sa librairie dans une boutique appartenant à un certain Lacon, la seconde année du règne de Vespasien. L’auteur, par prudence sans doute, attendit la mort de Néron et laissa passer les dictatures militaires avant de publier un écrit qui aurait pu, à une époque antérieure, lui valoir de sérieux désagréments.

Son récit a surtout l’intérêt d’un document exact. Par exemple, sur l’arrivée de saint Paul en Italie, il nous donne des détails caractéristiques qu’ont négligés les Épîtres et les Actes des Apôtres. On regrettera seulement de ne pas y trouver ces professions de foi sublimes, ces causeries éloquentes des premiers chrétiens que M. Sienkiewicz, dans son beau livre : Quo Vadis nous a rapportées avec tant d’à-propos. Notre parasite, en présence d’un homme mal vêtu, dont une mimique bizarre et des gestes exagérés étaient toute l’éloquence, ne s’avisa pas qu’il était devant un saint. À dire vrai, on n’en connaissait pas encore. La civilisation antique était plus attachée aux finesses du discours et aux agréments de la personne, que sensible aux inspirations divines. Il lui eût fallu une sagesse moins terre à terre pour reconnaître, dans un être d’extérieur si inélégant, les vertus géniales de seconde vue et penser, avec un grand écrivain contemporain, que «ce fou allait sauver le monde ».

Aujourd’hui le sourire impie de notre auteur nous semble plus que déplacé. Les mœurs qu’il nous décrit avec une complaisance si incongrue ne sont plus possibles. Ce prophète méprisé, traité comme un charlatan vulgaire, a réellement changé les hommes et hâté le règne du Bien. L’envie, l’avarice servile, les trahisons criminelles, les basses complaisances pour le pouvoir, les désirs effrénés des sens, rien de tout cela n’a survécu, que je sache, au paganisme. Ce sont, pour ainsi dire, des vices archéologiques dont nous sommes si loin que la peinture même en paraît extraordinaire.

En même temps que les mœurs se sont purifiées, l’intelligence a reçu des clartés nouvelles. Personne à notre époque — et je parle des plus incultes — n’oserait traiter de jargon et de bégaiement la haute morale des Épîtres. Les docteurs éminents de toutes les sectes ont commenté à l’envi ces œuvres sublimes ; et il ne se passe point de jour que quelque vénérable pasteur, voire quelque historien sans religion, qui cherche la vérité pour son compte, ne se demande avec angoisse devant tel verset : « Qu’a voulu dire le saint ? » humiliant ainsi devant le souvenir de cet homme sans lettres, l’orgueil d’un excellent philologue, d’un humaniste distingué, membre de l’Institut, professeur à Bonn ou à Oxford.

Triomphe touchant des simples ! Avec son langage rude et obscur, Paul s’est fait plus d’admirateurs que s’il se fût exprimé clairement. Tout le monde s’est piqué de connaître une vertu si abrupte, et les plus belles intelligences des siècles ont pris, pour collaborer à leurs doctes fantaisies, un saint d’un crédit si général qu’il n’est personne qui ne lui prête.

C’est réellement un don admirable que possède l’humanité moderne de découvrir, dans les paroles et les actes à première vue insensés, les vertus secrètes dont elle a besoin. Même racontée par un païen sceptique et libertin qui préfère aux maximes profondes d’impures images, la vie de Paul est féconde en enseignements. C’est pourquoi nous remercions les aimables savants de la Bibliothèque et du Musée de Naples, qui ont bien voulu mettre à notre disposition le précieux papyrus et nous aider de leurs lumières pour mener à bonne fin cette traduction. La seule interpolation que nous nous soyons permise, n’a pour but que de rendre la lecture de ce récit plus facile : elle rétablit un passage que le déroulement du papyrus avait quelque peu endommagé ; partout ailleurs nous nous serions fait scrupule de rien changer au texte. L’humanité a le devoir de regarder intégralement ses origines. Loin de l’humilier, ce tableau d’une société sans principes lui permet de songer avec orgueil à l’avenir. Depuis le jour où l’on pouvait demander au pauvre juif chrétien : « Où vas-tu ? » quel chemin il a fait avec sa doctrine ! Le monde progresse de lui-même et d’un pas si hardi, que saint Paul, s’il revenait parmi nous, n’aurait plus à le convertir, bien au contraire : il lui faudrait se mettre au courant de la morale nouvelle, peut-être renvoyer Lydia, et apprendre de ses biographes ce qu’il a réellement pensé.