(p. 3-8).

LA
SAINTE ROBE.

Séparateur


Pour venger, au profit de son âme cupide,
De César poignardé le lâche parricide,
L’habile Marc-Antoine, après l’assassinat,
Aux yeux du peuple en pleurs et devant le sénat,
Tandis que tout tremblait dans Rome épouvantée,
Du Dictateur montra la toge ensanglantée.
Debout, à la lueur des funèbres flambeaux,
Du vêtement rougi secouant les lambeaux
Encor tout ruisselants : « Dans ces vingt déchirures,
« Du grand homme, dit-il, comptez les vingt blessures…
« Ils l’ont assassiné !… Fils ingrat, le premier
« Brutus au cœur d’un père osa plonger l’acier !…
« Et, privé du secours de sa vaillante épée,
« Jule embrassa mourant l’image de Pompée ! »
— « Mort aux vils meurtriers du héros qui n’est plus ! »
Crièrent d’une voix les fils de Romulus ;
« Pour que ce jour de deuil nous soit un jour de fête,
« De tous les conjurés, vite, il nous faut la tête !!! »
Ils ont dit ; tout-à-coup, au bûcher flamboyant
Saisissant des tisons, d’un bras terrifiant
Ils courent, à l’envi, sous des gerbes de flammes
Anéantir les biens, l’asile des infâmes…

Et, du torrent vengeur fuyant l’avide flot,
À Philippes bientôt les deux chefs du complot,
Maudissant la victoire à leurs drapeaux ravie,
D’une homicide main s’arrachèrent la vie.

Dans Trèves que jadis Rome appelait sa sœur,
Depuis tantôt mille ans, symbole de bonheur,
Aux regards des chrétiens s’étale et se dérobe
De Jésus immolé l’incorruptible robe.
Mais d’un glaive caché ce n’est point le fourreau :
Du sang de la victime et des mains du bourreau,
Qui cent fois la pressa dans une horrible étreinte,
Elle a, jusqu’à nos jours, gardé la double empreinte ;
Mais ni le prompt courroux, ni la haine sans frein,
Ni la pâle vengeance au sinistre dessein,
Ne viennent, sombres feux, sous les voûtes du temple,
Allumer leurs éclairs dans l’œil qui la contemple ;
Et si son aspect seul éveille le remord,
C’est pour semer la vie où germerait la mort.
Non, la grave Tunique, à la couleur sévère,
Qui ravive en nos cœurs le drame du Calvaire,
N’est point de la discorde un funeste brandon ;
C’est le signe de paix, d’amour et de pardon,
Par qui le mal s’efface et la faute s’oublie
Entre deux ennemis qu’elle réconcilie :
L’être le plus farouche est par elle charmé ;
Il venait menaçant, il s’en va désarmé,
Et, sur le seuil antique où la foule s’amasse,
Rencontrant son rival, il l’accoste et l’embrasse !
Alors qu’exaspéré par le ressentiment,
L’homme au crime toujours voulait un châtiment,
Si de Jules-César le vêtement magique
Put dans des flots de sang venger sa fin tragique,
Plus puissant, plus divin, celui de Jésus-Christ,
Au lieu du froid arrêt qui tue ou qui proscrit

En glaçant les mortels d’une terreur profonde,
Depuis le Déicide, à la face du monde,
D’âge en âge redit cet accent généreux :
« Père ! ils ne savaient pas… grâce, grâce pour eux !! »

Nous te saluons donc, ô Robe sans coutures,
Que Marie à Jésus tissa de ses mains pures,
Comme Anne, en bénissant le Seigneur d’Israël,
Avait ourdi le lin pour son fils Samuel ;
Comme, d’un doigt tremblant, une sœur, l’œil humide,
Pour un frère guerrier façonnait la chlamyde.
Vous qui, dans un transport que l’orgueil excita,
Avez le plus maudit celui qui la porta,
Les premiers avancez ! d’une coupable ivresse
L’excès provoquera l’excès de la tendresse :
Plus le trait de l’offense apparaît odieux,
Plus se fait l’offensé miséricordieux.
De la Religion, des mystères augustes
Fidèles défenseurs, venez aussi, vous Justes,
À ce puissant contact retremper votre foi ;
Tous enfin, contempteurs ou sujets de la Loi,
Femmes, enfants, vieillards, adultes, chastes vierges,
Vers l’habit saint qui luit en un soleil de cierges,
Approchez !… car de là s’échappe une vertu
Qui guérit le blessé, relève l’abattu ;
Aux bons, que des méchants persécute la rage,
Apprend à savourer et l’injure et l’outrage ;
Du morne désespoir, tombeau de la raison,
Par un baume invisible amortit le poison ;
Rappelle à l’innocence une âme déflorée ;
Console et l’orphelin et la veuve éplorée ;
Du sage, en cet exil, affermissant les pas,
Le conduit calme et fort aux portes du trépas ;
Inexpugnable égide, au sein de la famille
Garde pur à sa mère un cœur de jeune fille,

Et, dans le dévoûment d’un fils digne de lui,
Au père à son déclin prépare un noble appui ;
Resserre des époux l’indissoluble chaîne ;
À l’infirme accablé montre la fin prochaine
Des longs maux qu’il subit ; de la Misère en pleurs
Sur un grabat de paille apaise les douleurs ;
Aux plus indifférents, aux pervers d’habitude,
Inspire du bienfait la sainte gratitude ;
Rend, pour le serviteur, le maître plus humain ;
De l’inflexible avare ouvre l’avide main ;
Aux infâmes liens où son honneur s’abdique,
Arrache, à tout jamais, le viveur impudique ;
Éteint en nous les feux de la rébellion ;
Transforme en doux agneau le terrible lion,
Et, du timide enfant jusqu’à l’octogénaire,
Éclaire, vivifie, épure et régénère,
Par un rayonnement d’amour et d’unité,
Ce vaste essaim d’esprits qu’on nomme Humanité !

Oui, comme au temps prédit par les sacrés oracles,
Où sous les pas du Christ éclosaient les miracles,
Le Seigneur, aux croyants de droite volonté,
Manifeste en ce lieu sa féconde bonté.
Avec la confiance et la foi des vieux âges,
Tandis que, de la nef, de solennels hommages
Montent vers l’Éternel en ravissants accords,
Jusqu’au tissu divin traînant son frêle corps,
Du Puissant qui toujours au faible promit aide,
L’infirme à sa souffrance implore un prompt remède.
Dieu, de l’humble, a compris la suppliante voix…
L’aveugle avec bonheur s’est écrié : « Je vois !… »
Son immobile bras le perclus peut l’étendre ;
Le muet dit au sourd, étonné de l’entendre :
« Ami, tous deux ensemble, oh ! tombons à genoux !
« Du Très-Haut le regard s’est abaissé sur nous…

« Sa vertu nous guérit, sa grâce nous console :
« Il te donne l’ouïe, il me rend la parole ! »
D’une main triomphante aux lambris du fronton
Suspendant désormais son importun bâton,
Sur ses pieds affermis le boîteux se redresse,
Et s’en revient chantant l’Hosanna d’allégresse.
Où va donc cette femme a l’œil brillant d’espoir ?…
Rassurée, elle court vers son triste manoir,
À cette intime voix, de son âme entendue :
« Mère, sèche tes pleurs ; ta fille t’est rendue ! »
Par la Robe attirés, les plus arides cœurs
Ne se peuvent soustraire à ses charmes vainqueurs :
De l’aimant n’est-ce pas la force irrésistible,
À son pôle amenant le fer soudain sensible ?
Émus, brisés, les yeux de larmes obscurcis,
De scandaleux pécheurs, dans le crime endurcis,
Du Dieu qu’ils blasphémaient confessent la doctrine,
Et quittent ce calvaire en frappant leur poitrine ;
À ces libres élans d’un profond repentir,
Dont l’ardeur sympathique en eux se fait sentir,
Les fervents pèlerins, le front dans la poussière,
Mêlent en sanglottant leur commune prière,
Et du temple-palais les antiques échos
Semblent en achever tout bas les derniers mots.

Noble Tunique, à toi l’honneur de ces merveilles
Qu’à la clarté du jour ou dans la nuit des veilles,
Écrasant le superbe, exaltant les petits,
Daigna faire éclater le Dieu que tu vêtis !
Mais, après ce triomphe, après cette victoire,
Il te manquait encore une suprême gloire.
De même qu’au Cénacle, entre les douze amis
Du grand Libérateur aux nations promis,
Dans le banquet d’amour tu vis surgir un traître ;
Ainsi, parmi les clercs, sous l’étole du prêtre,

Il fallait qu’en nos jours un nouvel apostat,
Ne te pouvant livrer, lâchement t’insultât ;
Qu’à défaut d’arguments, à défaut de génie,
S’armant et du mensonge et de la calomnie,
Aux sublimes devoirs d’un apôtre-pasteur,
Sectaire, il préférât le rôle d’imposteur,
Et, pour te travestir en objet de risée,
Fatiguât les chrétiens de sa voix méprisée.
Cette gloire, tu l’as : à tes droits en faisceau
D’un immortel cachet elle imprime le sceau !


Séparateur


Emblême de fortune ou splendide ou mauvaise,
Par ses vieux souvenirs, à mon âme française,
Ô cité des Césars, ton nom sourit et plut ;
Et quand tu m’apparus, je m’écriai, plein d’aise :
Salut, Trêves, salut !

Comme un cerf altéré qui court à l’onde pure,
Pour contempler du Christ la Robe sans couture
Avide pèlerin j’ai quitté mon Nancy :
À mes yeux tu donnas cette noble pâture ;
Merci, Trêves, merci !

Du sarcasme insolent, de l’insulte ironique,
À d’autres de subir la fougue tyrannique !
En attendant qu’un jour de Jésus, l’Homme-Dieu,
Je revienne en tes murs vénérer la Tunique,
Adieu, Trêves, adieu !