La Saga de Fridthjof le Fort/La saga

Anonyme
Traduction par Félix Wagner.
Charles Peeters (p. 39-127).


LA SAGA DE FRIDTHJOF LE FORT.




I.

origine et éducation de fridthjof et d’ingibjörg.


Au pays de Sogn[1] — ainsi commence cette saga — régnait le roi Beli. Il avait trois enfants. Un de ses fils s’appelait Helgi, l’autre, Halfdan ; Ingibjörg était le nom de la fille. Ingibjörg était belle à voir et d’une intelligence remarquable. Elle était la plus distinguée des enfants du roi. Sur le rivage qui longeait les bords occidentaux du fjord s’étendait un vaste domaine appelé Baldrshag[2]. Là se trouvait un lieu de refuge et un grand temple entourés d’une solide clôture[3]. Il y avait là un grand nombre d’idoles ; mais on vénérait particulièrement Baldr. Les païens avaient pour ces lieux un respect tellement scrupuleux qu’il était défendu d’y causer aucun mal ni aux animaux ni aux personnes, et les hommes ne pouvaient y avoir aucun rapport avec les femmes[4].

Syrstrond était le nom de la résidence royale. De l’autre côté du fjord s’élevait une ferme appelée Framnes[5]. Là demeurait un homme du nom de Thorstein[6] ; il était fils de viking[7] ; sa propriété était située exactement vis-à-vis de l’habitation du roi.

Thorstein eut de sa femme un fils qu’il appela Fridthjof. Celui-ci était de tous les hommes le plus grand et le plus fort et montrait dès son jeune âge de belles dispositions pour les exercices corporels[8]. On le nommait Fridthjof le Fort[9] . Il inspirait tant de sympathie que tout le monde lui souhaitait du bien[10].

Les enfants du roi étaient encore en bas âge lorsque leur mère mourut. Or, à Sogn vivait un généreux bóndi[11] du nom de Hilding. Celui-ci offrit de recueillir la princesse sous son toit. Elle y fut élevée dignement et avec soin, et on l’appelait Ingibjörg la Belle. Fridthjof reçut également l’éducation sous la tutelle du fermier Hilding. Il devint ainsi « le frère nourricier[12] » d’Ingibjörg, et tous deux se distinguaient parmi les autres enfants.

beli et thorstein. fridthjof et les fils du roi.


Les biens meubles du roi Beli commençaient à diminuer dans une large mesure, car il se faisait vieux. Thorstein était chargé de l’administration du tiers de son royaume, et c’est en lui que le roi possédait son meilleur soutien. Tous les trois ans, Thorstein organisait un somptueux festin[13] en l’honneur du roi et celui-ci, de son côté, offrait un banquet à Thorstein tous les deux ans. Helgi, fils de Beli, devint de bonne heure un zélé sacrificateur[14]. Les deux frères n’avaient guère d’amis. Thorstein possédait un bateau appelé Ellidi[15]. Quinze hommes ramaient à chacun des deux côtés. Les extrémités étaient relevées en forme de bec ; il était robuste comme un bâtiment de mer[16] et avait les flancs garnis de fer. Fridthjof était tellement fort que, assis à l’avant, il dirigeait Ellidi au moyen de deux rames. Or, chaque rame était longue de treize aunes et il fallait, aux autres places, deux hommes pour manier chacune d’elles. Fridthjof apparaissait supérieur à tous les jeunes gens de son temps. Aussi les fils du roi étaient-ils jaloux de lui, à cause des louanges qu’on lui décernait.

mort de beli et de thorstein.


Un jour le roi Beli tomba malade. Sentant sa fin venir, il manda ses fils auprès de lui et leur parla en ces termes : « La présente maladie va me conduire à la mort ; je vous recommande de considérer comme vos amis intimes[17] ceux qui ont été les miens, car il me semble que tout vous manque quand je vous compare à Thorstein et à Fridthjof, le père et le fils, tous deux rusés et prompts dans l'action. Vous élèverez un tertre sur mon corps ». Là-dessus Beli mourut.

Quelque temps après Thorstein tomba malade et parla ainsi à Fridthjof, son fils : « J’ai une prière à t’adresser ; il faut que tu montres à l’égard des fils du roi des sentiments de conciliation, comme il convient en raison de leur dignité ; pour le reste, mon esprit est rassuré au sujet de ton avenir. Je désire être enseveli en face de la sépulture du roi Beli, en deçà du fjord, sur le bord de la mer, où il nous sera facile de causer des événements futurs[18].

Björn et Asmund étaient les noms de deux « frères nourriciers » de Fridthjof[19]. C’étaient des hommes grands et forts.

Peu de temps après, Thorstein mourut et fut inhumé à l’endroit qu’il avait désigné. Après sa mort Fridthjof hérita de ses terres et biens meubles[20].

II.

héritage de fridthjof.
ses rapports avec les frères d’ingibjörg.


Fridthjof devint un homme très célèbre et fit preuve de bravoure dans toutes les entreprises. Il estimait au plus haut point Björn, son « frère nourricier » ; quant à Asmund, il se faisait le serviteur de tous deux[21]. Le bateau Ellidi était le meilleur objet que lui léguât son père. Il hérita aussi d’un anneau d’or[22], le plus précieux qu’il y eût en Norvège.

Fridthjof montrait tant de générosité que l’on racontait généralement qu’il ne méritait pas moins d’honneurs que les frères, qu’il ne lui manquait que la dignité royale[23]. Pour cette raison ceux-ci lui vouèrent de la haine et de l’inimitié ; ils supportaient mal qu’on le proclamât supérieur à eux-mêmes. D’autre part, ils croyaient remarquer que Ingibjörg, leur sœur, et Fridthjof éprouvaient de la sympathie l’un pour l’autre.

Le jour arriva où les rois furent conviés à un festin chez Fridthjof à Framnes. Celui-ci, selon son habitude, régala tous ses invités mieux qu’ils ne le méritaient. Ingibjörg y était aussi et s’entretint longuement avec Fridthjof. La fille du roi lui dit : « Tu as un superbe anneau d’or ». « C’est vrai », répondit Fridthjof[24]. Ensuite les frères retournèrent chez eux et plus grande encore devint leur jalousie contre Fridthjof.

fridthjof demande ingibjörg en mariage.


Peu de temps après, Fridthjof fut en proie à une profonde mélancolie. Björn, « son frère nourricier », lui demandant ce que cela voulait dire, il lui apprit qu’il caressait l’intention de demander la main d’Ingibjörg. « Bien que je sois d’une condition inférieure à celle de ses frères », dit-il, « la considération dont je jouis n’est cependant pas moindre ».

« Qu’il en soit ainsi », dit Björn.

Ensuite il se mit en route avec quelques compagnons et alla trouver les deux frères[25]. Les rois étaient assis sur la tombe de leur père[26]. Fridthjof les salua respectueusement et leur fit connaître son désir d’obtenir la main de leur sœur Ingibjörg. Les rois répondirent : « C’est tenir un langage bien présomptueux que de supposer que nous la donnerions à un homme de condition inégale[27] ; aussi, nous nous y opposons absolument[28] ». Fridthjof reprit : « Dans ce cas l’affaire est vite terminée ; mais je prendrai ma revanche, et à l’avenir je ne vous accorderai jamais aucun secours, si nécessaire qu’il vous soit ».

Ils déclarèrent que c’était là le moindre de leurs soucis. Là-dessus Fridthjof regagna sa demeure et retrouva sa bonne humeur d’autrefois.

III.

le roi hring declare la guerre aux fils de beli.


Il y avait un roi qui s’appelait Hring. Il régnait sur Hringariki[29], région de la Norvège. C’était un puissant roi de province[30], doué d’excellentes qualités, mais à cette époque quelque peu avancé en âge. Il dit à ses hommes : « Il est arrivé à ma connaissance que les fils de Beli ont rompu toute amitié avec Fridthjof, qui est supérieur à la plupart des hommes. Je veux envoyer une ambassade auprès des rois et leur offrir le choix que voici : ou ils se soumettront à mon pouvoir et me payeront tribut ou bien je dirigerai une armée contre eux. Il me sera facile de remporter la victoire, attendu qu’ils n’ont ni les troupes ni l’expérience nécessaires pour se mesurer avec moi. Ce serait pour mes vieux jours une bien grande gloire si je parvenais à les vaincre ».

Sur ces mots les envoyés du roi Hring s’en allèrent trouver les frères Halfdan et Helgi à Sogn et leur dirent : « Le roi Hring vous fait transmettre l’ordre de lui payer tribut, à défaut de quoi il portera la guerre dans votre royaume ».

Les rois répondirent qu’ils n’étaient pas disposés à apprendre dans leurs jeunes années ce qu’ils ne pourraient faire dans leur vieillesse, à savoir supporter le déshonneur de servir Hring. « Nous rassemblerons plutôt toutes les troupes que nous parviendrons à lever ». Et ainsi fut fait.


halfdan et helgi réclament l’assistance de fridthjof pour combattre hring.


Estimant que leur armée ne serait guère nombreuse, ils envoyèrent auprès de Fridthjof son père nourricier Hilding avec mission de l’engager à se joindre, avec ses hommes, aux troupes des rois. Fridthjof était assis jouant aux dés[31], lorsque Hilding se présenta : « Nos rois », dit celui-ci, « te font saluer et désirent obtenir ton assistance dans la guerre contre le roi Hring qui menace d’envahir leur royaume avec autant d’arrogance que d’injustice ».

Fridthjof ne leur répondit rien et dit à Björn, avec qui la partie était engagée : « Il y a là une brèche, frère ; mais ne cherche pas à y remédier. Je vais plutôt attaquer cette pièce rouge pour savoir si elle est couverte ».

Hilding reprit : « Le roi Helgi m’a chargé de te dire, Fridthjof, qu’il t’invite à prendre part à cette expédition, sinon un sort fâcheux t’attend le jour où les deux frères reviendront ».

Björn dit alors : « Tu as le choix entre deux alternatives, frère ; et il te reste deux manières de sauver la pièce ».

« Dans ce cas », répondit Fridthjof, « m’est avis d’attaquer d’abord le roi, et il n’y aura plus de difficultés quant au double choix ».

Hilding ne reçut pas d’autre réponse à son message. Il retourna aussitôt auprès des rois et leur rapporta les paroles de Fridthjof. Ceux-ci lui demandèrent quelle signification il attribuait à ce langage. « En parlant d’une brèche », dit Hilding, « il a pensé sans doute au vide que son absence laissera dans votre expédition ; et lorsqu’il se proposait d’attaquer la pièce rouge, il aura eu en vue Ingibjörg, votre sœur. Veillez donc bien sur elle ! Et lorsque je lui prédisais le mauvais sort que vous lui feriez subir, Björn estima que c’était une double alternative. Mais Fridthjof déclara que le roi devait succomber d’abord ; et cela était dit à l’intention du roi Hring ».

Là-dessus les rois s’occupèrent des préparatifs de la guerre. Tout d’abord ils firent emmener Ingibjörg à Baldrshag, et huit femmes avec elle, croyant bien que Fridthjof ne pousserait pas la témérité jusqu’à s’introduire auprès d’elle en ce lieu, car personne ne se risquerait à y commettre le moindre délit[32].

Helgi et Halfdan se dirigèrent vers le sud, sur Jadar[33], et rencontrèrent le roi Hring à Soknarsund[34]. Ce qui avait surtout excité la colère de ce dernier, c’est que les deux frères avaient dit que ce leur semblait un déshonneur de se mesurer avec un homme tellement vieux qu’il ne parvenait plus à monter à cheval sans assistance[35].

IV.

fridthjof s’introduit dans le sanctuaire de baldr.


Aussitôt que les rois furent partis, Fridthjof revêtit ses habits de fête[36] et mit à son bras le magnifique anneau d’or. Ensuite les « frères nourriciers » s’en allèrent au bord de la mer et mirent Ellidi à flot[37]. Björn dit : « De quel côté, frère, faut-il gouverner maintenant ? »

« Vers Baldrshag », répondit Fridthjof, afin de nous réjouir auprès d’Ingibjörg ».

Björn dit : « Il faut se garder d’attirer sur soi la colère du dieu ».

Fridthjof reprit : « Je le risquerai néanmoins, car je fais plus de cas de la faveur d’Ingibjörg que de la colère de Baldr[38] ».

Sur ces mots ils ramèrent à travers le fjord, remon­tèrent vers Baldrshag et trouvèrent Ingibjörg assise dans son appartement[39] en compagnie de huit jeunes filles. Ils étaient également au nombre de huit. À leur arrivée tout était tapissé de fourrures et de précieuses étoffes tissées[40].

Ingibjörg se leva et dit : « Pourquoi es-tu si téméraire, Fridthjof, de venir en ces lieux sans autorisation de mes frères et d’attirer ainsi sur toi la colère du dieu ? »

« Quoi qu’il en soit », répondit Fridthjof, « je fais plus de cas de ton amour que de la colère des dieux ».

Ingibjörg reprit : « Soyez les bienvenus ici, toi et tous ceux qui t’accompagnent ».

Ensuite elle lui présenta un siège, le fit asseoir à côté d’elle et but en son honneur le meilleur vin[41] ; et ils étaient assis et causèrent ensemble. Alors Ingibjörg aperçut le précieux anneau que Fridthjof portait au bras et lui demanda si ce joyau lui appartenait. Fridthjof affirma qu’il était à lui. Elle vanta beaucoup l’anneau. « Je veux te donner cet anneau », dit Fridthjof, « si tu promets de ne pas t’en dessaisir et de me le renvoyer quand tu ne voudras plus le posséder ; et sur ce gage nous nous promettons fidélité l’un à l’autre[42] ». Avec ce vœu ils échangèrent leurs bagues.

Fridthjof passa souvent des nuits entières[43] à Baldrshag, et pendant ce temps il rendait chaque jour visite à Ingibjörg et se réjouissait auprès d’elle.

V.

les fils de beli se rencontrent avec le roi hring et sont obligés de lui accorder la main d’ingibjörg.


Maintenant il faut parler des frères. Ils se rencontrèrent avec le roi Hring[44], qui avait des troupes plus nombreuses. Des émissaires allèrent d’une armée à l’autre pour essayer d’amener une réconciliation et d’empêcher les hostilités d’éclater. Hring déclara se mettre d’accord à la condition que les rois reconnaîtraient son autorité et lui céderaient leur sœur Ingibjörg la Belle et le tiers de toutes leurs possessions. Les rois s’y résignèrent parce qu’ils voyaient qu’ils avaient affaire à des forces supérieures. L’accord fut scellé par des vœux solennels ; les noces devaient avoir lieu à Sogn, le jour où le roi Hring viendrait chercher sa fiancée[45]. Les frères retournèrent chez eux avec leurs hommes, mécontents au plus haut point de ce qui s’était passé.

fridthjof, averti du retour des rois, se met en garde contre leur vengeance.


Le jour où Fridthjof pouvait s’attendre à voir les frères rentrer au pays, il dit à la fille du roi : Vous nous avez accueillis avec grâce et cordialité. Le bóndi Baldr ne s’est pas irrité contre nous. Aussitôt que vous apprendrez le retour des rois, vous déployerez la toile de votre lit en haut de la salle des Dises[46], qui est la plus élevée dans ce domaine. De notre ferme nous l’apercevrons ». La fille du roi dit : « Vous n’avez point agi en ces circonstances selon l’exemple d’autres hommes ; néanmoins nous devons vous accueillir comme des amis, quand vous venez ».

Ensuite Fridthjof retourna chez lui. Le lendemain matin il sortit de bonne heure, et en rentrant il récita cette strophe et dit[47] :

1. « Je vais apprendre
à nos guerriers
que c’en est fini
de nos voyages d’amour[48].

Les combattants n’iront plus
à bord des vaisseaux ;
car de blanches toiles
se montrent à mes regards ».

Sur ces mots ils sortirent et virent que toute la salle des Dises était recouverte d’une toile blanchie. Björn dit alors : « Maintenant les rois seront rentrés chez eux et notre tranquillité ne sera plus que de courte durée. Aussi me semble-t-il de bon conseil de rassembler nos troupes ». Ainsi fut fait ; et les hommes se présentèrent en très grand nombre.


accord conclu entre fridthjof et les rois.


Les frères eurent bientôt connaissance de l’attitude de Fridthjof et des siens, ainsi que de la force de leurs troupes. Le roi Helgi dit : « Je suis étonné que Baldr supporte tout outrage de la part de Fridthjof ; je vais envoyer des messagers auprès de lui, afin de savoir quelle compensation il veut nous offrir[49]. S’il refuse, il faudra qu’il s’en aille du pays[50], car je ne vois pas que pour le moment nos forces soient assez considérables pour entrer en lutte avec lui et ses hommes.

Hilding, le père nourricier, accompagné de quelques amis de Fridthjof, transmit à celui-ci le message des rois. Voici ce qu’il lui dit : « Écoute, Fridthjof, quelle compensation te réclament les rois : tu feras rentrer des Orkneyjar[51] le tribut qui n’a plus été payé depuis la mort de Beli. Ils ont besoin d’argent, attendu qu’ils désirent marier Ingibjörg, leur sœur, et lui donner beaucoup de biens meubles ».

Fridthjof répondit : « Une seule chose engage à maintenir la paix entre nous : le respect dû à nos ancêtres défunts[52]. Mais les frères ne nous garderont point la foi jurée. Je veux donc poser cette condition que toutes nos propriétés demeurent intactes pendant le temps que je serai hors du pays ». Cette promesse fut donnée et confirmée par serment[53].


départ de fridthjof. mauvaise foi des rois helgi et halfdan.


Maintenant Fridthjof fit ses préparatifs de départ et se choisit comme compagnons des hommes résolus et d’une vaillance éprouvée. Ils étaient dix-huit en tout. Ceux-ci demandèrent à Fridthjof s’il ne voulait pas se rendre d’abord auprès du roi Helgi en vue de se réconcilier avec lui et d’apaiser par ses prières le courroux de Baldr. « Je promets formellement », répondit Fridthjof, « que je n’implorerai point le roi Helgi de m’accorder la paix ». Là-dessus il s’embarqua sur Ellidi, et ils gagnèrent la mer en traversant le fjord de Sogn.

Quand Fridthjof eut quitté sa patrie, le roi Halfdan dit à Helgi, son frère : « Notre autorité se trouverait étendue et consolidée, si Fridthjof subissait quelque châtiment pour son crime. Nous allons brûler sa ferme et susciter, à lui et à ses compagnons, une telle tempête qu’ils y laisseront la vie ».

Helgi fut d’accord pour le faire. Ils incendièrent donc complètement la propriété de Framnes et pillèrent tout le patrimoine[54]. Ensuite ils envoyèrent auprès de deux enchanteresses, Heid et Hamglama[55], des messagers chargés de leur remettre de l’argent en leur demandant de susciter à Fridthjof et à ses hommes une tempête tellement violente qu’ils périssent tous dans la mer. Celles-ci préparèrent un sortilège, montèrent sur leurs tréteaux et procédèrent aux enchantements en prononçant des formules magiques.

VI.

voyage de fridthjof aux orkneyjar.


À peine Fridthjof et ses compagnons eurent-ils quitté les rives de Sogn qu’il se déchaîna contre eux un vent violent et une rude tempête. Les vagues grossirent fort. Le bateau s’avançait avec une étonnante rapidité, parce qu’il était fin voilier et convenait à merveille pour tenir la mer. Alors Fridthjof dit cette strophe :

2. « J’ai fait sortir de Sogn
le coursier de la brise enduit de goudron[56],
pendant que les jeunes filles buvaient l’hydromel
au milieu du bois sacré de Baldr.
Maintenant l’ouragan redouble de violence ;
qu’elles soient heureuses, les femmes
qui veulent nous aimer,
quand même Ellidi sombrerait dans les flots[57] ! »

Björn dit : « C’est mal de ta part ; tu as d’autres occupations urgentes, et tu débites des chants sur les jeunes filles de Baldrshag ».

« Le mauvais temps ne se calmera tout de même pas », répliqua Fridthjof.

Bientôt ils furent jetés vers le nord, dans le détroit situé non loin des îles que l’on appelle Solundar ; c’est là que la tempête sévissait le plus fort. Alors Fridthjof dit :

3. « La mer se soulève en vagues houleuses
qu’elle projette jusqu’aux nuages ;
de vieux sortilèges sont la cause
du bouleversement des flots.
Contre la mer[58] je ne veux point
lutter au sein de la tempête ;
que les Solundar[59] cernées de glaçons
protègent les héros ! »

Ils amarrèrent leur bateau sous les îles Solundar ; ils comptaient y faire halte. En ce moment l’ouragan s’apaisa subitement. Ils se remirent alors en route et s’éloignèrent des îles[60].

Ils pensaient que leur voyage allait se continuer sans encombre maintenant, parce qu’ils eurent un vent favorable pendant quelque temps. Mais bientôt le vent se déchaîna plus terrible. Alors Fridthjof dit :

4. « Autrefois cela se passait
à Framnes ;
je ramais pour me rendre
auprès d’Ingibjörg.
Aujourd’hui je dois naviguer
par un temps glacial,

abandonner à sa cause légère,
loin du rivage, l’animal de la mer[61] ».

Et quand ils arrivèrent au loin dans la haute mer, les flots se soulevèrent avec fureur une seconde fois ; un ouragan terrible éclata, accompagné de rafales de neige si épaisses que l’on ne pouvait voir de la proue à la poupe. Le bateau fut tellement assailli qu’il fallait sans cesse en tirer l’eau. Alors Fridthjof dit :

5. « On ne voit pas les gens[62]
à cause de ce temps ensorcelé ;
nous voilà échoués dans la mer impétueuse[63],
hommes illustres de ma troupe !
Les Solundar sont hors de vue,
et les dix-huit hommes, avec empressement,
s’occupent tous à puiser l’eau,
pour sauver Ellidi ».

« Quiconque voyage loin », dit Björn, « doit s’attendre à de semblables infortunes ».

« Cela est certain », frère, s’écria Fridthjof, et il dit :

6. « Helgi est la cause de ce que les vagues
à crinière de frimas[64] grossissent.
Il n’en est plus comme au jour où j’embrassais
la blanche fiancée au bois sacré de Baldr.

Ils ne m’aiment pas de la même manière,
Ingibjörg et le roi.
Je préférerais, pour mon grand bonheur,
la faveur de la jeune fille ».

« Il se peut » dit Björn, qu’elle te souhaite un sort meilleur que celui-ci ; cependant, il n’est pas mauvais de faire connaissance avec l’adversité ».

« C’est une occasion », reprit Fridthjof, « de mettre à l’épreuve les compagnons dévoués ; certes, il y aurait plus de plaisir à Baldrshag ».

Ils se mirent ensuite à l’œuvre énergiquement, car c’étaient des hommes robustes qui se trouvaient là réunis et le bateau était le meilleur que l’on eût vu dans les pays du Nord.

Fridthjof dit cette strophe :

7. « On ne voit point les gens ;
nous voilà arrivés dans la mer de l’ouest[65].
Toute la surface liquide[66] m’apparaît
comme couverte de cendres ardentes.
Les hautes vagues aux ailes de cygne
s’entre-choquent
et s’élèvent en monticules[67].
Ellidi, maintenant, est saisi par une lame
qui se dresse en l’air, verticale ».

Il se produisit alors de violents tourbillons, si bien que tout le monde restait les pieds dans l’eau.

Fridthjof dit cette strophe :

8. « La mer m’assaille avec furie.
La jeune fille pleurera,
là-bas où la toile blanchie
était exposée aux regards[68],
si je dois m’abîmer
dans les flots au plumage de cygne[69].
[L’eau a pénétré
Dans Ellidi] ».

Björn dit : « Penses-tu que les jeunes filles de Sogn verseront beaucoup de larmes pour toi ? »

« J’en suis persuadé », répondit Fridthjof.

En ce moment l’embarcation fut violemment secouée et une cataracte d’eau y fit irruption. Par bonheur elle était fort solide et les hommes qui la montaient étaient très courageux.

Alors Björn dit cette strophe :

9. « Il ne semble pas que la veuve[70]
veuille boire en ton honneur[71] ;

ni que la rayonnante porteuse de bagues[72]
te désire auprès d’elle.
Humectés par l’eau de la mer,
les yeux sont imprégnés de sel ;
les bras vigoureux s’épuisent,
l’air me mord les paupières ».

Asmund dit : Il n’est que juste que vous vous exerciez les bras ; car vous n’aviez aucune pitié de nous en nous voyant nous frotter les yeux, quand, jadis, vous vous leviez de si bon matin à Baldrshag.

« Pourquoi donc ne chantes-tu pas, Asmund ? » demanda Fridthjof.

« Qu’à cela ne tienne », répondit Asmund, et il dit cette strophe :

10. « On se démenait rudement ici autour du mât,
lorsque les flots envahirent le bateau.
Il m’a fallu travailler pour huit,
à l’intérieur de ses flancs.
Il était plus facile, dans la salle[73],
de servir le déjeuner aux femmes
que de puiser l’eau dans Ellidi,
au sein des vagues gigantesques ».

« Tu n’en parles pas moins fièrement qu’il ne faut, de ton assistance », dit Fridthjof en riant ; « mais tu montres des dispositions qui conviennent à des domestiques, en voulant t’occuper de la préparation des repas[74] ».

En ce moment la tempête se souleva avec une fureur nouvelle, si bien que ceux qui se trouvaient à bord croyaient voir des rochers abrupts et des montagnes plutôt que des vagues, dans les tourmentes qui assaillaient le bateau de toute part. Alors Fridthjof dit :

11. « J’étais assis sur des coussins
à Baldrshag ;
je chantais ce que je savais
devant la fille du roi.
Aujourd’hui, j’en suis certain,
je vais partager la couche de Rán[75] ;
mais un autre,
celle d’Ingibjörg ».

Björn dit : « Une grande anxiété, frère, s’observe maintenant, et tes paroles trahissent la frayeur ; cela est regrettable chez un si vaillant héros ».

« Ce n’est ni de l’anxiété ni de la frayeur », reprit Fridthjof, « lorsque dans les chants il est question de nos voyages d’amour, et il se peut que l’on en parle plus souvent que cela ne devrait se faire ; mais pour la plupart des hommes, s’ils se trouvaient dans une situation comme la nôtre, la mort apparaîtrait plus certaine que la vie. Cependant je vais te répondre quelque chose encore », et il dit :

12. « J’ai expié ma visite à Baldrshag.
Elle est venue vers moi, non vers toi,
avec huit suivantes,
Ingibjörg, pour s’entretenir.
Nous avons mis ensemble,
à Baldrshag, des anneaux d’or purifié au feu[76].
Il n’était cependant pas loin du tout,
le gardien des terres de Halfdan[77] ».

Björn dit : « Il faut se résigner maintenant, frère, à ce qui est arrivé ».

En ce moment les flots se soulèvent avec une violence telle qu’elles arrachent les bastingages et une partie des parois et précipitent par-dessus bord quatre hommes qui périssent tous.

Alors Fridthjof dit :

13. « Les deux flancs crevèrent
dans la vague terrible ;
quatre hommes furent engloutis
dans la mer insondable ».

« Il me semble », dit Fridthjof, « que nous pouvons nous attendre à voir encore quelques-uns de nos hommes s’en aller auprès de Rán[78]. Or, nous n'apparaitrons pas dans un état décent, si nous arrivons chez elle sans être largement pourvu de tout. Il me semble donc de bon conseil que chacun ait un peu d’or sur soi ». Là-dessus il coupa en morceaux le cadeau d’Ingibjörg[79], les distribua à ses compagnons et dit cette strophe :

14. « Je vais mettre en pièces cet anneau
avant qu’Egir[80] nous engloutisse,

cet anneau rouge qui appartenait
au riche père de Halfdan.
De l’or se verra chez les convives
(cela convient aux vaillants héros),
quand nous demandons l’hospitalité
au milieu de la salle de Rân[81] ».

Björn dit ensuite : « De semblables appréhensions sont prématurées ; tout espoir n’est pas perdu ».

En ce moment Fridthjof et ses hommes remarquèrent que le bateau s’en allait à la dérive ; ils ne pouvaient reconnaître l’endroit où ils étaient arrivés, attendu qu’ils étaient de toutes parts enveloppés de ténèbres telles que du centre du bateau l’on ne pouvait voir ni la poupe ni la

proue, à cause de l’écume qui jaillissait de tous côtés, à cause des bourrasques, des brumes glaciales et des tourmentes de neige, le tout accompagné d’un froid terrible. Alors Fridthjof grimpa sur le mat ; quand il fut redescendu, il dit à ses compagnons : « J’ai observé quelque chose de bien étrange. Une grande baleine est couchée en cercle autour du bateau ; j’en conclus que nous nous sommes approchés quelque peu de la terre ferme et que ce monstre veut nous empêcher d’aborder. Je soupçonne le roi Helgi de ne pas se comporter amicalement à notre égard ; il ne nous aura pas envoyé un présent bien aimable. Sur le dos de la baleine j’aperçois deux femmes ; celles-ci auront suscité cette tempête de malheur par leurs exécrables sorcelleries et leurs paroles magiques[82]. Nous allons donc expérimenter qui des deux l’emportera, notre bonheur[83] ou leurs sortilèges. Vous pousserez le bateau avec toute la vigueur possible, pendant que j’assaillirai à coups de gourdins ces êtres malfaisants ». Et il dit cette strophe :

15. « Sur les vagues j’aperçois
deux enchanteresses ;

c’est Helgi
qui les a envoyées là.
Ellidi
leur coupera
le dos en deux,
avant de quitter la mer ».

On raconte qu’une influence magique a donné au bateau Ellidi le pouvoir de comprendre le langage des hommes. Björn dit alors : « Maintenant, l’on pourra constater la loyauté des frères à notre égard ».

Ensuite il se plaça sous le gouvernail, tandis que Fridthjof saisit une massue et se précipite sur le devant du vaisseau en disant ces vers :

16. « Salut à Ellidi !
Glisse sur les flots !
Des sorcières brise
les dents et le front ;
brise la mâchoire et les joues
de la malfaisante femme,
un pied, ou les deux,
de ce monstre[84] ».

Sur ces mots il lança sa massue contre une des magiciennes ; la carène d’Ellidi passa sur le corps de l’autre et toutes les deux eurent le dos brisé[85]. Quant à la baleine, elle plongea et disparut, et depuis on ne la vit plus.

À ce moment le temps devint plus calme, mais le bateau était prêt à sombrer. Fridthjof appela ses hommes et leur ordonna d’en retirer l’eau. Björn observa qu’il était inutile de faire des efforts dans ce but.

« Garde-toi de toute anxiété, frère ! » dit Fridthjof ; autrefois, il était de tradition chez les héros de prêter main forte aussi longtemps que possible, quoi qu’il arrivât dans la suite ». Fridthjof dit cette strophe :

17. « Vous n’avez nul besoin, vaillants matelots,
de craindre la mort.
Réjouissez-vous de tout cœur,
mes amis !
Il m’a été prédit
dans mes rêves
que je posséderai
Ingibjörg ».

Ensuite ils puisèrent l’eau de la cale. Mais à peine se furent-ils approchés de la terre, qu’un nouvel ouragan se déchaîna contre eux. Fridthjof, comme autrefois, saisit deux avirons sur le devant du bateau et rama de toute son énergie.

Bientôt le temps s’éclaircit et ils virent que de la haute mer ils étaient entrés dans le Effiasund[86], et c’est là qu’ils abordèrent. Les hommes de la troupe étaient exténués ; mais Fridthjof était d’une force telle qu’il porta huit hommes à travers l’espace que la marée recouvre, pendant que Björn en portait deux, et Asmund, un. Alors Fridthjof dit :

18. « Vers le foyer
j’ai porté
huit hommes
épuisés sous les rafales de neige.
Maintenant, avec ma voile,
je suis arrivé sur le sable.
Contre la puissance de la mer
il n’est pas facile de lutter ».

VII.

fridthjof chez le jarl angantyr.


Angantyr[87] gouvernait à Effia[88], lorsque Fridthjof et ses compagnons s’approchèrent du rivage. C’était la coutume chez lui, lorsqu’il buvait[89], qu’un homme s’assît à la fenêtre du toit[90] de la salle des festins pour promener ses regards dans l’espace et faire bonne garde[91]. Le veilleur devait boire dans une corne d’animal[92], et quand il en avait vidé une, on lui en remplissait une autre. Il s’appelait Hallvard, celui qui montait la garde au moment où Fridthjof aborda. Hallvard observa l’arrivée de Fridthjof et des siens, et dit la strophe :

19. « Je vois six hommes
au milieu de la tempête,
qui puisent l’eau dans Ellidi,
et sept qui rament.
Il ressemble à Fridthjof,
intrépide au combat,
celui qui, à la proue,
se courbe sur les rames[93] ».

Et lorsqu’il eut vidé la corne, il la lança dans la salle par la fenêtre et dit à la femme qui lui versait à boire[94] :

20. « Relève sur le sol,
femme à la belle démarche[95],
la corne vacillante ;
je l’ai vidée.
Je vois des hommes en mer,
épuisés par la tempête,
qui ont besoin de secours
pour arriver au port ».

Le jarl[96] entendit ce que chantait Hallvard et

demanda ce qu’il y avait de nouveau. Hallvard répondit : « Des hommes viennent d’arriver en vue du rivage ; ils sont très fatigués et, si je ne me trompe, ce sont de vaillants héros. L’un d’eux est si robuste qu’il porte les autres à terre ».

Alors le jarl dit : « Allez donc au-devant d’eux et accueillez-les honorablement, si c’est Fridthjof, le fils du hersir[97] Thorstein, mon ami, qui s’est illustré par toutes sortes de brillantes qualités ».

Là-dessus un homme prit la parole ; il s’appelait Atli et était un grand viking[98] :

« Aujourd’hui l’on verra si c’est bien vrai ce que l’on raconte, à savoir que Fridthjof aurait fait vœu[99] de ne demander le premier la paix à personne ». Ils étaient dix en tout, des individus méchants et batailleurs sans motifs, souvent pris de la rage des berserkir[100].

Arrivés les uns en face des autres, ils saisirent leurs armes. Alors Atli dit : « Maintenant je te conseille, Fridthjof, de te préparer à la lutte ; comme des aigles avec leurs serres nous allons combattre corps à corps, nous deux, Fridthjof ; je t’engage aussi à tenir ta parole et à ne pas demander grâce le premier ». Fridthjof se tourna vers eux et dit cette strophe :

21. « Vous ne nous effrayerez point
par vos menaces,
insulaires
remplis de peur ;
j’entrerai plutôt,
loin de demander grâce,
seul en lutte
contre vous dix ».

Alors Hallvard s’approcha et dit : « Le jarl désire que vous soyez tous les bienvenus et que personne ne vous cherche querelle ». Fridthjof répondit que cela leur était agréable, mais qu’ils accepteraient néanmoins l’autre alternative.

Sur ces mots ils allèrent se présenter devant Angantyr ; celui-ci accueillit amicalement Fridthjof et tous ses hommes, et ils passèrent l’hiver auprès du jarl qui les combla d’honneurs et s’informa fréquemment des aventures de leurs voyages. Bjôrn dit la strophe :

22. « Nous puisions l’eau, pendant que
les flots glacés jaillissaient
par-dessus les deux bords,
joyeux compagnons,
pendant dix-huit jours[101] ».

Le jarl dit : « Le roi Helgi a cherché votre malheur ; ils sont à plaindre, ces rois qui ne sont pas à même de faire autre chose que de circonvenir les gens par des maléfices ».

« Mais je connais aussi », dit Angantyr, « la mission qui t’amène en ce pays, Fridthjof ; on t’a envoyé chercher le tribut. Je vais te donner anticipativement cette brève réponse : « Le roi Helgi n’obtiendra de moi aucun tribut ; mais à toi je donnerai autant de richesses que tu désires[102] ; tu peux appeler cela tribut, si tu veux, ou lui donner un autre nom, si tu préfères ».

Fridthjof déclara qu’il acceptait l’argent.

VIII.

incendie de la ferme de framnes.
le roi hring épouse ingibjörg.


Maintenant il faut dire ce qui se passa en Norvège après que Fridthjof eut quitté le pays. Helgi et Halfdan firent brûler toute la propriété de Framnes ; quant aux sœurs[103], en se livrant à leurs incantations, elles tombèrent du haut de leurs estrades et se brisèrent toutes deux l’épine dorsale.

Ce même automne le roi Hring arriva dans le Nord, à Sogn, pour célébrer ses noces ; et il y eut un splendide festin, lorsqu’il fêta son mariage avec Ingibjörg. « D’où vient donc ce superbe anneau que tu portes à ton bras » ? demanda-t-il à Ingibjörg.

Elle répondit que son père l’avait possédé. Le roi reprit : « C’est un cadeau de Fridthjof ; ôte-le du bras à l’instant, car l’or ne te manquera pas, quand tu arriveras à Alfheim[104] ».

Sur ces mots elle donna l’anneau à la femme de Helgi en la priant de le remettre à Fridthjof, le jour où celui-ci reviendrait. Le roi Hring retourna dans son pays avec son épouse et conçut un vif amour pour elle.

IX.

retour de fridthjof en norvège.


Au printemps suivant, Fridthjof quitta les Orkneyjar et prit congé d’Angantyr en toute amitié. Hallvard partit avec Fridthjof. En débarquant en Norvège ce dernier apprit que sa ferme était incendiée ; et quand il arriva à Framnes il dit : « Noire est devenue la demeure paternelle ; ce ne sont pas des amis qui ont manœuvré ici », et il dit cette strophe :

23. « Nous buvions autrefois
à Framnes,
vaillants camarades,
en compagnie de mon père.
Aujourd’hui je vois cette ferme
réduite en cendres ;
sur les princes
il faut que je me venge ».

Ensuite il demanda conseil à ses hommes pour savoir ce qu’il fallait faire ; ceux-ci l’engagèrent à être circonspect. Il déclara vouloir d’abord remettre le tribut.


fridthjof rencontre les fils de beli à baldrshag.


Là-dessus ils ramèrent à travers le fjord et arrivèrent à Syrstrand. Là ils apprirent que les rois étaient à Baldrshag occupés à sacrifier aux Dises[105]. Ils se dirigèrent vers cet endroit, Björn et Fridthjof. Fridthjof chargea Hallvard et Asmund de percer tous les bateaux, grands et petits, qui se trouvaient dans les environs à ce moment. C’est ce qu’ils firent.

Ensuite Fridthjof et ses amis s’approchèrent de la porte de Baldrshag. Fridthjof voulut entrer. Björn lui recommanda d’user de précaution, s’il voulait entrer seul. Fridthjof engagea son compagnon à se tenir dehors et à faire bonne garde pendant ce temps, et il dit ces vers :

24. « Je vais entrer seul
dans le domaine,
(je n’ai guère besoin de secours)
pour aller trouver les princes.
Mettez le feu
à la ferme royale,
si au soir
je ne suis pas de retour ».

Björn dit : « Voilà qui est bien parlé » !

Sur ces mots Fridthjof entra et vit qu’il se trouvait peu de monde dans la salle des Dises. Les rois se livraient aux sacrifices et étaient occupés à boire. Sur le sol il y avait un feu et, auprès de ce feu, leurs femmes étaient assises et chauffaient les dieux ; d’autres les enduisaient de graisse et les essuyaient avec des draps[106].

Fridthjof s’approcha du roi Helgi et dit : « Maintenant tu voudrais sans doute avoir le tribut ». Il agita dans l’air la bourse[107] qui contenait l’argent et la lui lança au nez de telle façon qu’elle lui enfonça deux dents ; le roi tomba sans connaissance du haut de son siège[108]. Halfdan tendit les mains vers lui pour l’empêcher de tomber dans le feu. Alors Fridthjof dit cette strophe :

25. « Prends avec le tribut,
prince des hommes,

les dents de devant,
si tu ne désires pas davantage.
Au fond de cette bourse
est l’argent
que Björn et moi avons
tous deux rapporté ».

Il y avait peu d’hommes dans l’appartement, parce que la plupart buvaient dans une autre place. Au moment où Fridthjof traversa la salle pour sortir, il aperçut le précieux anneau au bras de la femme de Helgi, tandis qu’elle chauffait Baldr au feu. Fridthjof voulut saisir l’anneau ; mais il était solidement fixé au bras. Pendant qu’il traînait la femme sur le sol jusqu’à la porte de sortie, Baldr lui échappa et tomba dans le feu. L’épouse de Halfdan, tendant précipitamment ses mains vers elle, laissa choir dans le feu le dieu qu’elle avait chauffé. Les flammes attaquèrent les deux idoles qui avaient été graissées auparavant et gagnèrent la toiture, si bien que la maison prit feu. Fridthjof, avant de sortir, s’empara de l’anneau.

Lorsque Björn lui demanda ce qui s’était passé pendant qu’il était à l’intérieur, Fridthjof leva en l’air l’anneau et dit cette strophe :

26. « Helgi reçut un coup ;
la bourse vola au nez du coquin ;
le frère de Halfdan tomba
du haut de son trône.
Baldr fut saisi par les flammes,
mais auparavant je m’étais emparé de l’anneau.
Ensuite me baissant j’ai tiré du feu
des bûches flambantes
rapidement consumées[109] ».

On raconte que Fridthjof avait lancé contre les bardeaux[110] des tisons enflammés, de sorte que la salle entière fut incendiée, et il dit ces vers :

27. « Gagnons maintenant le rivage

(Après nous conférerons sur des choses importantes) ;

car la flamme noire fait rage
au milieu du sanctuaire de Baldr ».

Sur ces mots ils s’en allèrent vers la mer.

X.

fridthjof quitte sa patrie et se fait viking.


Dès que le roi Helgi eut repris connaissance, il donna l’ordre de se lancer sans retard à la poursuite de Fridthjof et de le tuer avec tous ses compagnons de voyage. « Cet homme a encouru la peine de mort, attendu qu’il n’a pas respecté l’asile de la paix[111] ». On convoqua au son du cor les gens de l’entourage royal[112] ; arrivés en présence de la salle, ils virent qu’elle brûlait. Le roi Halfdan s’en approcha avec quelques hommes, tandis que Helgi poursuivait Fridthjof et les siens. Ceux-ci, pendant ce temps, avaient rejoint leur bateau et voguèrent tranquillement sur les eaux. Helgi et ses hommes constatèrent que tous leurs vaisseaux étaient endommagés ; ils furent donc obligés de regagner la terre, et quelques hommes périrent. Helgi en fut tellement irrité qu’il se transforma de rage[113]. Il banda son arc[114], posa une flèche sur la corde et se disposa à tirer sur Fridthjof ; mais il le fit avec un tel effort que les deux extrémités de l’arc volèrent en morceaux. Aussitôt que Fridthjof s’en aperçut, il s’empara de deux rames sur Ellidi[115] et manœuvra avec tant de vigueur que toutes deux se rompirent, et il dit cette strophe :

28. « J’ai embrassé
la jeune Ingibjörg,
la fille de Beli,
dans le sanctuaire de Baldr.
Eh bien, que les rames
sur Ellidi
se brisent toutes deux,
comme l’arc de Helgi » !

Bientôt un vent venu des terres se mit à souffler sur le fjord. Ils hissèrent les voiles et partirent. Fridthjof dit à ses hommes de prendre leurs dispositions de manière à ne pas séjourner longtemps en ces parages. Ensuite ils voguèrent loin du pays de Sogn, et Fridthjof dit cette strophe :

29. « Nous avons fait voile hors de Sogn.
Ainsi nous partions, il n’y a pas longtemps.
Alors la flamme surgissait
au-dessus de notre propriété.
Aujourd’hui le feu dévore
le domaine de Baldrshag.

Aussi, je serai banni[116], c’est certain ;
Voilà, je le sais, ce qui m’attend ».

Björn dit à Fridthjof : « Qu allons-nous faire maintenant, frère ? » « Je ne resterai pas ici en Norvège », fut la la réponse ; « je veux apprendre à connaître les mœurs des hommes de guerre et mener la vie de viking[117] ».

Ils explorèrent, durant l’été, les îles et groupes de rochers[118] et acquirent ainsi des richesses et de la renommée. En automne ils se dirigèrent vers les Orkneyjar. Angantyr les accueillit amicalement, et ils y demeurèrent tout l’hiver.

Lorsque Fridthjof eut quitté la Norvège, les rois convoquèrent le thing[119], déclarèrent Fridthjof banni de toute l’étendue de leur royaume et confisquèrent toutes ses possessions[120]. Le roi Halfdan s’établit à Framnes et reconstruisit les parties de la ferme qui avaient été détruites par le feu. Ils réédifièrent de même tout Baldrshag. Cela avait duré longtemps avant que le leu fût éteint. Ce qui affligeait surtout le roi Helgi, c’est que les dieux étaient brûlés. On fit de grands frais pour rétablir entièrement le sanctuaire de Baldr, tel qu’il avait été autrefois. Le roi Helgi eut maintenant sa résidence à Syrstrand.

XI.

fridthjof rend visite au roi hring et à ingibjörg.


Fridthjof, partout où il alla, conquit beaucoup de butin et se couvrit de gloire. Il tua des malfaiteurs et des vikings inhumains, mais laissa vivre en paix les fermiers et les marchands, et reçut de nouveau le nom de Fridthjof le Fort. Une bande nombreuse et bien équipée s’était jointe à lui ; aussi était-il devenu très riche en biens meubles.

Or, lorsque Fridthjof eut mené pendant quatre hivers[121] la vie de viking, il s’en alla du côté de l’est et aborda à Vik[122]. Il manifesta ensuite l’intention de descendre à terre. « Vous continuerez les expéditions pendant l’hiver » y dit-il ; « quant à moi, je commence à me fatiguer de cette existence guerrière. Je vais gagner les Upplönd[123] et aller trouver le roi Hring pour lui parler ; mais vous viendrez me rejoindre ici l’été prochain ; je serai de retour le premier jour de l’été[124].

Björn dit : « Cette résolution n’est point sage ; mais c’est à toi de décider. Je voudrais que nous fissions route vers le nord, pour aller à Sogn et tuer les deux rois Helgi et Halfdan.

Fridthjof répondit : « Cela ne servirait de rien ; je vais plutôt m’en aller trouver le roi Hring et Ingibjörg.

Björn reprit : « C’est pour moi un déplaisir que de te voir abandonné seul au pouvoir de Hring : car il est rusé et de haute naissance ; il est vrai qu’il est assez avancé en âge ».

Fridthjof promit d’être sur ses gardes ; « et toi, Björn », dit-il, « tu commanderas l’équipage pendant mon absence ». Il fut fait selon ses ordres.

En automne Fridthjof se rendit dans les Upplönd, car la curiosité le poussait à voir dans quels rapports vivaient le roi Hring et Ingibjörg. Avant d’y arriver il passa par-dessus ses vêtements un grand manteau à capuchon[125]. Il était tout barbu, tenait un bâton à chaque main, portait un masque[126] au visage et se faisait paraître aussi vieux que possible.

Bientôt, rencontrant quelques jeunes pâtres, il s’en approcha timidement et demanda : « D’où êtes-vous » ?

Ils répondirent : « Notre patrie est Streituland[127], près de la résidence royale ».

Le vieillard reprit : « Hring est-il un roi puissant » ?

« Il nous semble », répondirent-ils, « que tu es assez vieux pour savoir quelle est la situation du roi Hring sous tous les rapports ».

Le vieillard dit qu’il s’était occupé de la récolte du sel[128] plus que des affaires des rois.

Là-dessus il se dirigea vers la halle[129] et y entra à la tombée de la nuit. Il jeta autour de lui des regards empreints de lassitude, s’arrêta tout près de la porte et rabattit son capuchon sur la tête pour se rendre méconnaissable. Le roi Hring dit à Ingibjörg : « Il vient d’entrer

dans la halle un homme beaucoup plus grand que les autres[130] ».

La reine répondit : « C’est une nouvelle peu rare ici ». S’adressant ensuite à un homme qui se tenait près de la table, il lui dit :

« Va demander à cet individu en capuchon qui il est, d’où il vient et quelle est sa famille ». Le serviteur courut à travers l’appartement jusqu’auprès du nouveau venu et dit : « Homme, comment t’appelles-tu, où as-tu passé la nuit et quelle est ta famille[131] » ?

L’homme au capuchon répondit : « Tu es prompt à poser des questions, serviteur ; mais es-tu à même de comprendre quelque chose, si je te donne les renseignements demandés » ?

L’autre assura qu’il en était capable.

L’homme au capuchon dit : « Thjof est mon nom ; j’ai passé la nuit chez Ulf et j’ai été élevé à Angr[132] ».

Le serviteur courut auprès du roi et lui rapporta la réponse de l’étranger. Le roi dit : « Tu as bien compris, serviteur ; je connais le district qui s’appelle Angr[133] ; il est bien possible que cet individu ne se sente point à l’aise ; ce doit être un homme sage et j’éprouve beaucoup de considération pour lui ».

La reine dit : « C’est une singulière manière chez toi que ce désir de causer aussi franchement avec tous les gaillards qui se présentent. Celui-ci mériterait-il plus d’estime » ?

« Tu ne le sais pas mieux que moi », répondit le roi. « Je vois qu’il pense plus qu’il ne parle et qu’il jette de longs regards autour de lui ».

Sur ces mots le roi envoya un de ses domestiques auprès de l’homme au capuchon. Celui-ci s’avança vers l’intérieur, se présenta tout courbé devant le roi et le salua d’une voix étouffée. Le roi demanda : « Quel est ton nom, homme de grande taille ? »

L’homme au capuchon répondit en disant ces vers :

30. « Je m’appelais Fridthjof,
Quand je naviguais en compagnie de vikings ;

Herthjof,
quand je faisais pleurer les veuves[134] ;
Geirthjof,
quand je lançais les javelots[135] ;
Gunnthjof,
quand j’assaillais les guerriers ;
Eythjof,
quand je dévastais les îles des côtes ;
Helthjof,
quand je saisissais les nourrissons[136] ;
Valthjof,
quand je maîtrisais les hommes.
Depuis ce temps j’ai erré
en compagnie de « brûleurs de sel »,
dépourvu d’assistance,
avant que d’arriver en ce lieu[137] ».

Le roi dit : « Beaucoup de choses t’ont valu le nom de Thjof. Mais où as-tu passé la nuit et quelle est ta patrie » ?

L’homme au capuchon répondit : « J’ai été élevé à Angr ; mon esprit m’a conduit en ce lieu et je n’ai point de patrie ».

Le roi reprit : « Il se peut que tu aies pendant quelque temps grandi dans les soucis[138] ; il est possible aussi que tu aies été élevé en paix. C’est dans la forêt que tu auras passé la nuit, car dans ces environs il n’y a pas de fermier qui s’appelle Ulf. Et quand tu prétends ne pas avoir de patrie, il se peut que tu n’y attaches guère d’importance en présence du sentiment qui t’amène ici[139] ».

Alors Ingibjörg dit : « Va-t’en, Thjof, demander ailleurs l’hospitalité ou rends-toi dans la salle des étrangers[140] ».

« Je suis assez âgé maintenant », dit le roi, « pour pouvoir indiquer leurs places aux convives[141]. Ôte ton manteau, étranger, et prends place à coté de moi ».

La reine répondit : « Tu agis comme un vieillard faible d’esprit en faisant asseoir des mendiants à tes côtés ».

Thjof dit : « Cela ne convient pas, seigneur ; il vaut mieux faire comme le veut la reine, car je suis plus habitué à « brûler du sel » qu’à m’asseoir auprès des chefs ».

Le roi reprit : « Fais comme je désire ; car cette fois-ci je veux commander ».

Thjof se débarrassa de son manteau. En-dessous il portait un habit bleu foncé et avait au bras le précieux anneau. Sa taille était serrée dans une grosse ceinture d’argent[142] à laquelle était attachée une grande bourse[143] contenant des pièces d’argent sonnantes[144] ;

une épée pendait à son côté ; quant à la tête, elle était recouverte d’un grand bonnet de fourrure, parce que l’étranger avait les yeux fort chassieux ; la figure entière était barbue[145].

« Maintenant tu as meilleur aspect », dit le roi. « Toi, reine, présente-lui un bon manteau et sois polie à son égard ».

La reine dit : « À toi de commander, seigneur ; mais il ne me tient guère à cœur, ce thjóf[146] ».

Là-dessus on endossa au nouveau venu un bon manteau, et il prit place sur le haut-siège à côté du roi[147].

La reine devint rouge pourpre, lorsqu’elle vit le précieux anneau ; et cependant elle ne voulut échanger aucune parole avec l’étranger. Mais le roi était fort joyeux en présence de Thjof et lui dit : « C’est un magnifique anneau que tu as au bras, et pour le gagner tu auras dû brûler du sel pendant longtemps ».

Il répondit : « C’est là tout ce que j’ai hérité de mon père ».

« Il est possible », reprit le roi, « que tu ne possèdes pas davantage, et peu de brûleurs de sel, je pense, te valent, à moins que la vieillesse ne m’ait par trop affaibli la vue ».

Thjof passa l’hiver en ces lieux, entouré de soins empressés et jouissant de l’estime de tous les hommes. Il se montra généreux avec son argent et aimable envers tout le monde. La reine parlait peu avec lui ; mais le roi était constamment de joyeuse humeur en sa présence. On rapporte qu’un jour le roi devait se rendre à un festin[148] avec la reine et une suite nombreuse. Il dit à Thjof : « Veux-tu nous accompagner ou rester à la maison » ? Celui-ci dit qu’il préférait aller avec eux. « Cela me semble mieux », dit le roi.

Là-dessus ils se mirent en route. Il leur fallut passer par un lac couvert de glace. Thjof dit au roi : « La glace ne m’inspire pas confiance et le passage me paraît risqué ». Le roi répondit : « Souvent, on le reconnaît, tu prends nos intérêts à cœur ».

Peu d’instants après toute la glace se rompit. Thjof accourut et tira vers lui la voiture avec tout ce qu’il y avait dessus et dedans. Or, le roi et la reine y étaient assis tous les deux. Thjof traîna le tout sur la glace, y compris le cheval qui était attelé à la voiture. Le roi Hring dit : « Tu nous as bravement retirés de l’eau, Thjof ; Fridthjof le Fort n’aurait pas déployé plus d’énergie, s’il avait été ici ; les hommes comme toi sont les plus vaillants de ma troupe ». Bientôt ils arrivèrent au festin. Il ne s’y passa rien de remarquable, et le roi retourna chez lui chargé de précieux cadeaux[149]. Les rigueurs de l’hiver prirent fin. Quand le printemps arriva, la température commença à s’améliorer, la forêt se mit à verdir, l’herbe poussa et les bateaux purent circuler entre les terres[150].

XII.

tentation de fridthjof.


Il arriva un jour que le roi dit aux personnes de son entourage[151] : « Je désire que vous sortiez aujourd’hui avec moi pour nous divertir dans la forêt et contempler le beau paysage ». Ils firent ainsi. Une foule d’hommes s’en allèrent avec le roi dans la forêt.

Or, il arriva que le roi et Fridthjof se trouvèrent l’un près de l’autre, isolés dans la forêt, loin des autres personnes. Le roi dit qu’il avait sommeil et qu’il se proposait de dormir.

Thjof répondit : « Retournez à la maison, seigneur ; car c’est plus convenable pour un haut personnage, plutôt que de coucher en plein air ».

« Je n’en ferai rien », dit le roi. Ensuite il s’étendit par terre, s’endormit profondément et ronfla fort.

Thjof était assis à côté de lui ; il lira l’épée du fourreau[152] et la jeta au loin. Peu après le roi se redressa et dit : « N’est-il pas vrai, Fridthjof, que maintes idées se sont présentées à ton esprit et que tu en as décidé raisonnablement ? Désormais tu vivras en grand honneur auprès de nous. Je t’ai reconnu tout de suite, dès le premier soir où tu es entré dans notre halle. Aussi, tu ne nous quitteras pas de sitôt ; la destinée t’a réservé de grandes choses ».

Fridthjof dit : « Tu m’as accueilli, seigneur, honorablement et amicalement ; mais je dois m’en aller sans retard, car mes gens arrivent bientôt à ma rencontre, ainsi que je leur ai jadis ordonné de faire ».

Sur ces mots ils quittèrent la forêt pour rentrer chez eux. La suite du roi les rejoignit. Là-dessus ils regagnèrent la halle et burent copieusement. On fit connaître alors au peuple tout entier que Fridthjof avait séjourné dans le pays durant l’hiver.


fridthjof s’apprête à partir. hring lui promet ingibjörg et remet entre ses mains la destinée de ses fils.


Or, il arriva qu’un matin de bonne heure on frappa un coup à la porte de la halle où dormaient le roi et la reine, ainsi qu’un grand nombre d’autres personnes[153]. Le roi demanda qui désirait entrer. Alors celui qui se trouvait au dehors dit : « Fridthjof est ici ; me voici prêt pour le départ ».

Sur ces mots la porte fut ouverte ; Fridthjof entra et dit cette strophe :

31. « Je veux maintenant te remercier.
Tu as donné la meilleure hospitalité
à celui qui nourrit l’aigle[154].
(L’homme[155] est prêt à partir).
Je garderai bon souvenir d’Ingibjörg,
tant que nous deux serons en vie.
Qu’elle vive heureuse ! La destinée veut
que je lui envoie, au lieu de baiser, ce bijou[156] ».

Et il lança à Ingibjörg le superbe anneau en lui disant de le considérer comme son bien. Le roi sourit en écoutant cette strophe et dit : « Il se fait que pour l’hospitalité que tu as trouvée ici, elle a obtenu un meilleur gage de reconnaissance que moi-même, et cependant elle n’a pas été plus aimable à ton égard que moi ».

Ensuite le roi envoya ses hommes de service chercher de la boisson et des mets et recommanda aux gens de boire et de manger avant le départ de Fridthjof, « et lève-toi, reine, et sois joyeuse ! »

Elle dit qu’elle ne pouvait se décider à manger de si bonne heure.

Le roi reprit : « Nous allons maintenant nous régaler tous ensemble ». C’est ce qu’ils firent.

Après qu’ils eurent bu pendant quelque temps, le roi Hring dit : « Je voudrais te voir rester ici, Fridthjof ; mes fils n’ont pas dépassé l’âge de l’enfance ; quant à moi, je suis vieux et je ne me sens pas à même de défendre le pays, si quelqu’un porte la guerre dans mon royaume ».

Fridthjof dit : « Je vais partir bientôt, seigneur », et il dit cette strophe :

32. « Puisses-tu vivre, roi Hring,
longtemps et heureux,
toi, le plus grand des souverains[157]
sous la couverture du monde[158] !
Veille bien, prince,
sur l’épouse et sur le pays !
Ingibjörg et moi
nous ne nous reverrons plus ».

Alors le roi Hring dit :

33. « Ne t’en va pas ainsi,
Fridthjof, d’ici,
toi, le plus vaillant des princes[159],
la tristesse dans l’âme.

Je te payerai
tes bijoux[160]
mieux, sois-en certain,
que tu ne supposes toi-même ».

Et il continua :

34. « À l’illustre Fridthjof
je donne la femme,
et avec elle
tout ce que je possède ».

Fridthjof l’interrompit et dit ces vers :

35. « Je n’accepterai point
ce que tu m’offres,
à moins que, roi[161],
tu n’aies une maladie mortelle ».

Le roi dit : « Je ne te ferais pas cette offre, si je ne pensais qu’il en est ainsi. Je suis malade et je t’autorise à gouverner de ton mieux ces domaines, car tu surpasses tous les hommes de Norvège. Je le donnerai aussi le titre de roi, parce que les frères d’Ingibjörg ne t’accorderont pas cet honneur[162] et te feront épouser une femme inférieure à celle que je te donne ».

Fridthjof répondit : « Reçois mes plus vifs remercîments, seigneur, pour ta bienveillance qui est plus grande que je n’espérais ; mais je ne veux pas de plus haut titre que celui de « jarl » [163] ».

Là-dessus le roi Hring conféra à Fridthjof, par un acte solennel[164], la souveraineté sur le royaume qu’il avait gouverné lui-même et, en outre, le titre de jarl. Fridthjof devait exercer le pouvoir jusqu’au jour où les fils du roi Hring auraient atteint l’âge voulu pour régner sur le pays.


mort de hring. fridthjof épouse ingibjörg.


Le roi Hring ne fut que peu de temps malade. Lorsqu’il mourut, il y eut grand deuil pour lui dans le royaume. On éleva un tertre sur sa tombe et l’on y déposa beaucoup d’argent[165], suivant son désir. Ensuite Fridthjof organisa un splendide festin auquel assistèrent ses compagnons. Tout fut alors célébré en même temps, les funérailles du roi Hring et le mariage d’Ingibjörg et de Fridthjof[166]

À la suite de ces événements Fridthjof prit possession du pouvoir et acquit la réputation d’un homme de haute valeur. Ingibjörg et lui eurent de nombreux enfants.


fridthjof remporte la victoire sur les fils de beli.


Les rois de Sogn, frères d’Ingibjörg, apprirent la nouvelle que Fridthjof était investi de l’autorité royale à Hringariki et qu’il avait obtenu en mariage Ingibjörg, leur sœur. Helgi dit à Halfdan, son frère, que c’était une chose bien étonnante et de la témérité que le fils d’un « hersir[167] » allait épouser leur sœur. Ils rassemblèrent une troupe nombreuse qu’ils dirigèrent sur Hringariki dans l’intention de tuer Fridthjof et de soumettre tout le royaume à leur pouvoir.

Dès que Fridthjof eut connaissance de ce qui se préparait, il réunit ses hommes et dit à la reine : « Une nouvelle guerre a éclaté dans notre pays. Quelle qu’en soit l’issue, je ne voudrais pas que tu éprouves du chagrin ».

Elle répondit : « Les choses en sont arrivées au point que je te place au-dessus de n’importe qui ».

Or, Björn, venant de l’est, était accouru au secours de Fridthjof. Bientôt la lutte s’engagea et, comme autrefois, Fridthjof fut au premier rang dans la mêlée. Le roi Helgi et lui combattirent corps à corps et Fridthjof lui donna la mort. Ensuite Fridthjof fit lever le bouclier de la paix[168] et la bataille prit fin.

Là-dessus Fridthjof dit au roi Halfdan : « Tu as le choix entre deux alternatives importantes : ou tu remettras tout en mon pouvoir, ou tu trouveras la mort comme ton frère ; car il est évident que je me trouve dans de meilleures conditions que toi ».

Halfdan prit le parti de se soumettre et d’abandonner son royaume à Fridthjof.

Fridthjof obtint ainsi la souveraineté sur le pays de Sogn. Quant à Halfdan, il devait être hersir à Sogn et payer tribut à Fridthjof aussi longtemps que celui-ci occuperait le pouvoir à Hringariki. Fridthjof reçut ensuite le titre de roi dans le pays de Sogn et céda, depuis lors, Hringariki aux fils du roi Hring. Dans la suite il subjugua aussi le Hördaland[169]. Il eut d’Ingibjörg deux fils, Gunnthjof et Hunthjof[170], qui devinrent tous deux de grands hommes.

Et ici finit la saga de Fridthjof le Fort[171].


  1. Sygnafylki, contrée environnant le Sognefjord, sur la côte occidentale de Norvège ; les habitants s’appelaient Sygnir.
  2. « Bois sacré de Baldr ». Baldr, fils d’Odin et de Frigg, dieu de la lumière (cf. Φοῖβος Ἀπόλλων), de la beauté et de la paix, le plus doux, le plus sage et le plus aimé des dieux. Baldrshag était situé, selon toute vraisemblance, au nord du Sognefjord, sur le territoire de Lekanger. Primitivement, les Scandinaves ne possédaient pas de temples ; ils adoraient leurs divinités dans la nature libre, dans des sanctuaires au fond de bois sacrés, un peu plus tard sur les montagnes, à proximité de certaines sources ou sur le bord des rivières. Dans la suite, ils construisirent des édifices dont l’architecture n’est guère connue ; on sait seulement que c’étaient de vastes bâtiments en bois comprenant, séparé du reste, un sanctuaire où se dressait un autel de pierre ou de bois avec les idoles. Les images des dieux étaient généralement taillées dans le bois (trégod, skurdgod) en grandeur naturelle ou bien, d’après Grimm et Simrock, faites d’une pâte de farine durcie par la cuisson et enduite de graisse ou d’huile ; souvent elles étaient richement ornées de vêtements précieux, d’or et d’argent. En face du dieu, sur une estrade, brûlait le feu perpétuel. Sur l’autel était déposé l’anneau d’argent (baugr) sur lequel on prêtait serment, ainsi que la grande coupe de cuivre (blótbolli) destinée à recueillir le sang des victimes, dont le sacrificateur aspergeait les statues, les murs du temple et toute la foule assemblée autour de lui. Pas une seule de ces idoles ne nous a été conservée. Elles devaient avoir une réelle valeur artistique, à en juger d’après les autres travaux de sculpture et de ciselure dont cette époque nous a légué des échantillons. — Plus tard il y eut en Islande des temples privés appelés blóthús (maison du sacrifice) ou hörgr. Le grand temple païen était désigné du nom de hof, godahús (maison du godi, prêtre et chef de district). D’après Finnur Jónsson (Festschrift für K. Weinhold, p. 13 et suiv.), en Scandinavie, le mot hörgr, qui signifie primitivement montagne, rocher, désignerait spécialement un temple consacré à des déesses et où des femmes présidaient aux sacrifices.
  3. L’endroit réservé au culte était entouré d’une clôture et considéré comme un asile de paix où l’on se trouvait sous la protection spéciale des dieux. On l’appelait gridastadr (lieu de paix) ou helgistadr (lieu sacré). Cf. le friduwih du Heliant ; mha. vrithof. C’était un refuge que personne ne pouvait violer, où l’on ne pouvait porter les armes, où devaient cesser toutes les haines, toutes les inimitiés, toutes les persécutions. Les exilés avaient le droit d’y séjourner quelque temps sans être inquiétés.
  4. Cette particularité semble se rapporter uniquement à l’endroit en question dans cette saga. Baldr n’est-il pas le dieu de la pureté, au point que la plus blanche de toutes les plantes (on veut dire sans doute la camomille) est appelée dans le Nord Baldersbraa (sourcil de Baldr) ? Ailleurs les relations de ce genre ne paraissent pas avoir été interdites, puisqu’on allait parfois jusqu’à intercaler dans le rituel des chants franchement indécents.
  5. On suppose que Framnes (« promontoire ») était situé au Nord du Sognefjord, dans la paroisse actuelle de Vangsnes, sur une étroite presqu’île s’avançant dans la mer, et Syrstrond, sur les bords méridionaux du même golfe.
  6. Le nom du père de Fridthjof est connu dans la littérature des sagas. Il existe, sous le titre de Thorsteins saga Vikingssonar, une histoire remplie de détails légendaires, invraisemblables et absurdes, et par conséquent sans aucune valeur historique ou critique. Elle a été néanmoins imprimée à plusieurs reprises et traduite en danois par Rafn (Nord. Fort. Sagaer II, pp. 309-377, 1829) et même en anglais par R. B. Anderson et Jon Bjarnason dans les Viking Tales of the North (Chicago, 1877). M. Jules Leclercq en a raconté les plus beaux passages en français dans la Revue Britannique (mars 1903, pp. 29-56).
  7. Voyez ch. VII, note 12.
  8. L’expression islandaise íthrótt désigne le développement harmonieux des plus belles qualités de l’esprit et surtout du corps (cf. ᾶετλος). Le jeune homme qui prétendait avoir reçu une éducation complète devait être passé maitre dans l’art de manier les armes, de monter le fougueux coursier, de nager etc. ; il devait être chasseur accompli, habile à jeter les dés et à mener la conversation. On attachait un mérite particulier à la science des runes, à la vocation poétique, à la connaissance des lois, au talent oratoire. Par-dessus tout on admirait la force et la bravoure, l’endurcissement aux exercices physiques et le mépris de la mort. De cette conception de la valeur individuelle découle, pour une large part, cette soif irrésistible des expéditions téméraires et des aventures périlleuses qui entraînent loin de sa patrie le jeune Normand avide de combats, de gloire et de richesses.
  9. L’épithète enn froekni est, quant à l’étymologie, apparentée à l’all. frech dans le bon sens du mot. Il convient de la traduire ici par fort et non par hardi ou téméraire, comme on a pensé. La force est, en effet, la qualité prédominante chez Fridthjof ; c’est avant tout par sa force et par sa taille qu’il se distingue de ses compagnons dans toutes les circonstances importantes, et s’il fait maintes fois preuve d’une témérité extraordinaire, c’est qu’il a une confiance illimitée en ce double avantage physique, que la saga, d’ailleurs, se plaît à mettre en relief. Cf. Ch. I : « F. était de tous les hommes le plus grand et le plus fort… F. était tellement fort qu’il dirigeait Ellidi au moyen de deux rames… Ch. VI (fin) : F. était d’une telle force (svá var F. Froekinn) qu’il portait huit hommes… Les paroles du roi Hring à la fin du ch. XI contiennent une allusion évidente à la force de Fridthjof. Mohnike et Calaminus ont traduit : Fr. der Starke. Tegnér, dans son poème, emploie l’expression « Fridthjof le Fort » (fin du ch. XVIII), et c’est essentiellement la force corporelle qu’il a en vue quand il dit, en parlant de Fridthjof et d’Ingibjörg (ch. I, 16) :

    « Ty mannens mod är qvinnan kart,
    Det Starka är det Sköna värdt »
    (La femme honore le courage de l’homme,
    La force est digne de la beauté).

    Devant l’abondance des preuves on ne comprend guère comment des auteurs comme J. C. Poestion, qui admet d’ailleurs notre interprétation, s’étonnent que la force de Fridthjof ne se déploie pas d’une manière plus brillante (Voir Fr. Saga, p. 90).

  10. Ce sont les paroles caractéristiques par lesquelles les sagas veulent faire ressortir l’estime et la sympathie générales dont jouissait une personne.
  11. Autrefois búandi, de búa, posséder ou diriger une propriété, une ferme (). Le bondi est un propriétaire libre qui administre son domaine en toute indépendance, sans être astreint au paîment d’un tribut. Les bóndr occupent un rang social nettement opposé, d’un côté, aux serviteurs non libres (thraelir ; cf. ch. VI, n. 14) et, de l’autre, aux personnes qui revêtent dans le pays ou à la cour du roi une dignité supérieure, comme les hersar et les jarlar (cf. ch. VII, n. 10 et 11). Ils forment, comme les hommes libres chez tous les peuples germaniques, le vrai noyau du peuple, prennent part aux délibérations officielles et portent les armes pour la défense du pays. Ils correspondent à peu près aux yeomen anglais.
  12. Rarement l’éducation se faisait dans la maison même des parents. Le plus souvent ceux-ci plaçaient l’enfant dès son jeune âge, pour y être élevé et instruit, dans des familles quelquefois de rang inférieur, mais attachées à eux par la parenté ou l’amitié. Entre le pére nourricier (fóstri, fóstrfádir) et la mère nourricière (fóstra) d’une part, et l’enfant adoptif (fóstr) de l’autre, il se nouait ordinairement des liens très étroits d’attachement. Deux garçons élevés sous le même toit devenaient fóstbródir ; deux enfants de sexe différent s’appelaient fóstrsyskin. Ces mots se retrouvent à peu près tous avec le même sens dans les langues scandinaves modernes (Fosterbarn, Fosterbroder, Fosterdotter, Fosterfader, etc.). Les enfants qui recevaient ainsi dans la même maison une éducation commune concluaient volontiers pour toute la vie un pacte d’amitié fraternelle (fóstbródralag) accompagné de cérémonies mystiques dont on peut lire la description au chapitre VI de la Gísla saga Súrssonar (Éd. F. Jónsson, Halle 1903, p. 14). Cf. H. Paul : Grundriss d. germ. Phil. III2, pp. 415-417. K. Weinhold : Altnordisches Leben (Berlin 1856), pp 285-290. — De semblables coutumes ont été observées chez les Arméniens (Tac, Annal. 12, 47), chez les Scythes Herod. 4, 70) et ailleurs.
  13. Les banquets (veizlur) que les anciens Scandinaves de haut rang s’offraient mutuellement se rattachent aux grandes fêtes du paganisme ; ils avaient lieu surtout vers Noël (jólaveizla), pour saluer le retour du soleil. À certaines époques fixes, de préférence lorsque le roi, soit pour trancher des litiges entre ses sujets, soit pour d’autres raisons, visitait les diverses régions de son pays, les jarls et les grands propriétaires étaient tenus d’apprêter en son honneur un repas de cérémonie. C’était pour l’hôte une manière de rendre hommage au souverain et une occasion de déployer devant une nombreuse assemblée de convives ses richesses et le luxe de son intérieur. Plus tard ces banquets, devenus obligatoires, furent transformés en une sorte de dîmes ou tributs (Voir ch. XI, n. 28).
  14. Blótmadr, qui préside au sacrifice (blót). À l’origine le roi possédait à la fois le suprême pouvoir spirituel et temporel ; il était chef d’armée, juge et président des assemblées du peuple et, au surplus, revêtait la haute dignité sacerdotale en vertu de laquelle il transmettait aux divinités les vœux et prières de ses sujets et dirigeait les sacrifices. Les lois de la religion et de l’Etat n’étaient pas distinctes ; les temples étaient en même temps des cours de justice. — Les paroles de la saga renferment au fond un blâme à l’adresse de Helgi, en faisant entendre qu’il négligeait d’une manière répréhensible son rôle et ses devoirs de fils de roi et ne montrait guère de dispositions pour les choses de la vie publique et le noble métier des armes.
  15. Les peuples scandinaves avaient de bonne heure poussé à un haut degré l’art de construire des vaisseaux. Ceux qu’ils destinaient aux expéditions guerrières portaient souvent à la proue des sculptures représentant la tête d’un homme ou d’un animal (taureau, bison, dauphin, vautour, grue, dragon etc.). Toute une catégorie s’appelait dragons (drekar). Les Normands les considéraient volontiers comme des êtres animés et intelligents, capables même de comprendre la parole humaine (cf. ch. VI, fin), et les comparaient, dans leur langage imagé, au cheval, au cerf, au renne, à l’élan, au taureau, à l’ours, au loup, etc. Plusieurs parties étaient dorées ; d’autres, garnies de plaques richement ciselées ou peintes. — Le mot Ellidi, dont l’étymologie est incertaine, désigne à l’origine un genre particulier de navires de guerre de structure solide. Le terme est employé ici comme nom propre et se retrouve comme tel dans d’autres sagas, p. ex. dans celles d’Olaf Tryggmson et de Thorstein Vikingsson. La littérature du Nord possède, pour désigner le bateau, toute une série de métaphores (kenningar) dont les nuances rendent souvent l’expression intraduisible en français. V. Weinhold, op. c., pp. 125-142.
  16. En isl. hafskip, « bateau de mer ». (Rafn traduit le mot par Skib med Daek, « bateau ponté »). Ellidi était un bateau réservé à la navigation côtière. Il fallait par conséquent beaucoup d’audace de la part de Fridthjof pour s’aventurer en pleine mer dans une embarcation de ce genre.
  17. En isl. langvínr, « ami de longue date ». Cf. ξένος πατρῴος, ξένος ἔξ ἀρχῆς.
  18. Une loi d’Odin enjoignait aux rois et aux jarls de « voûter des tertres », c’est-à-dire de faire construire sous terre ou à fleur de terre de véritables chambres surmontées d’une butte et destinées à leur servir de tombeaux. Souvent, comme ici, le mourant se contente de n'indiquer l’emplacement, que l’on choisissait de préférence dans un lieu proéminent, sur une montagne, au bord de la mer ou d’une rivière, quelquefois à proximité de l’habitation ou à l’endroit même de la mort. — Beli et Thorstein, qui avaient été « frères nourriciers », voulaient rester unis dans la mort et être ensevelis dans le voisinage l’un de l’autre, afin de pouvoir s’entretenir de leurs exploits de vikings et des événements futurs. Ce trait atteste la croyance profonde des anciens Scandinaves en la survivance de l’âme après la mort et à l’influence des âmes des défunts sur les destinées de ce monde.
  19. Björn et Asmund, sans être « frères nourriciers » dans le sens habituel du mot (V. ch. I, n. 12), avaient conclu avec Fridthjof un pacte solennel d’amitié fraternelle, ce qui se faisait parfois entre personnes d’âge mûr. Le vœu prononcé en cette circonstance obligeait les contractants à se considérer désormais unis comme des frères dans la vie et la mort, à partager toutes les vicissitudes de l’existence, à venger la mort de l’ami et à lui procurer une sépulture honorable.
  20. En isl. land ok lausafé (ou lausa aurar). C’est l’expression consacrée pour indiquer la totalité de la fortune. Les « biens meubles » consistaient en objets de valeur et surtout en bétail ( sign. à la fois argent et bétail ; got. faíhu. Cf. ch. XI, n. 25).
  21. À en juger par les paroles que Fridthjof adresse à Asmund au plus fort de la tempête (v. ch. VI), ce dernier était d’origine servile ; de là cette différence de considération. Asmund apparaît inférieur sous tous les rapports. Il ne parvient à porter qu’un seul homme au rivage, tandis que Fridthjof en transporte huit à la fois, et Björn deux (ch VI, fin). Asmund servait les repas aux femmes de Baldrshag pendant le séjour des héros en ces lieux (strophe 10). Or, s’occuper de l’approvisionnement et de la préparation des mets était indigne d’un homme de naissance libre. C’est ce que l’astucieuse Hallgerd exprime sans détour, au ch. 48 de la saga de Nial, lorsque son époux Gunnar s’informe de la provenance des vivres qu’elle lui apporte et qu’elle s’était criminellement appropriés : « L’endroit d’où, cela vient est tel que tu peux t’en régaler ; au reste ce n’est pas aux hommes à s’occuper des provisions ».
  22. Les Normands aimaient à se parer de bagues, bracelets ou anneaux d’or. Ils en portaient aux doigts, aux bras, aux pieds, au cou et même autour du corps ; ils en ornaient les épées, les fourreaux, les bois des lances, les bâtons, les cornes à boire. C’étaient des joyaux de famille, trophées de victoire ou souvenirs précieux — comme certains vêtements ou armes de luxe — de la faveur ou de la libéralité de quelque roi ou prince, et on se les transmettait avec fierté d’une génération à l’autre. Le mot gullhringr désigne sans doute un bracelet ; une bague s’appelait fingrgull. On se servait de ces parures en guise de monnaie dont la valeur était estimée au poids ; pour rendre les échanges possibles, il fallait fréquemment les couper en morceaux, ainsi que fait Fridthjof (ch. VI) avec la bague que lui avait donnée Ingibjörg et dont il distribue les morceaux à ses compagnons d’infortune. Il est à supposer que ces bagues et ces anneaux étaient tournés en spirale, afin qu’on pût en détacher des parties sans inconvénient. La saga de Thorstein, les rímur (I, 37), ainsi que Tegnér (III, 57) mentionnent comme troisième legs l’épée Angrvadil.
  23. W. Leo (Die Sage von Fr. d. Verweg, p. 8) rapproche fort justement ces paroles de celles de Cornélius Nepos disant à propos du vainqueur de Marathon : « Fuit inter eos dignitate regia, quamvis carebat nomine ». (Vita Miltiadis II).
  24. Paroles insignifiantes, surtout quand on considère qu’ils parlèrent longtemps ensemble. Dans une autre rédaction de la saga l’échange des bagues, dont il est question au ch. IV, a lieu dès maintenant et le dialogue entre Ingibjörg et Fridthjof se poursuit d’une manière plus agréable et plus naturelle.
  25. Il n’est pas rare, à cette époque, de voir, dans les pays du Nord et même ailleurs, deux ou plusieurs frères, ou bien le père et le fils régner conjointement sur un même pays. Tels les frères Helgi et Hróar de la Hrólfs Kraka saga ; les frères Eystein Magnusson et Sigurd en Norvège (1103-1122). Le jarl Eirik Hákonarson partagea avec son frère Svein la souveraineté de la Norvège de 1000 à 1015 (v. saga de Gunnlaug, ch. V). On connaît par les Nibelungen et d’autres récits les frères burgondes Gunther, Gêrnôt et Giselher. L’aîné avait habituellement une certaine préséance et exerçait réellement le pouvoir, tandis que les autres, surtout le plus jeune, ne jouaient dans le gouvernement qu’un rôle plus ou moins effacé. Aussi Gunther est-il appelé künec et ses frères herre. Tels étaient aussi, d’après Jornandès (ch. 48), les rapports qui existaient entre les trois rois ostrogoths Walamir, Theodemir et Widemir, qui étaient frères.
  26. Ce trait marque, une fois de plus, la profonde vénération des Scandinaves pour la sépulture de leurs ancêtres. C’était pour eux un endroit sacré. Ils y faisaient des pèlerinages ; ils s’y réunissaient pour rendre la justice et prendre des décisions importantes.
  27. Fridthjof était un bóndi (v. ch. I, n. 11). Les rois Helgi et Halfdan, en l’appelant ólíginn madr, « homme de condition inférieure », ne paraissent pas lui reconnaître la dignité de hersir (gouverneur d’un herad ou district. V. ch. VIII, n. 11) qu’avait possédée son père Thorstein et qui était, il est vrai, exclusivement personnelle. Les mariages entre bondr et descendants de famille royale n’étaient pas rares.
  28. Pour formuler une demande en mariage, la coutume exigeait que l’on s’adressât au tuteur légal (giptingarmadr) auprès duquel le prétendant se rendait accompagné de parents et d’amis. Plus la troupe était nombreuse, plus il pouvait compter sur le succès de sa démarche. La jeune fille n’était guère libre dans le choix d’un époux ; elle devait, dans la plupart des cas, céder à des raisons politiques ou autres et abdiquer ses préférences devant la volonté paternelle. Les qualités physiques et intellectuelles, le rang social et la fortune décidaient souverainement en cette matière, et X. Marmier a pu dire avec raison : « Ce n’est pas d’aujourd’hui que les filles de rois se marient par convenance politique. Les princesses norvégiennes du temps de Fridthjof étaient comme les reines du xixe siècle ». Le mariage n’était pas uniquement, pour les anciens Normands, une affaire privée ; ils l’envisageaient surtout au point de vue de l’alliance entre deux familles, et les nombreuses et minutieuses formalités qui précédaient ou accompagnaient la cérémonie attestent l’importance qu’ils y attachaient.
  29. Aujourd’hui Ringarike. Il est impossible de fixer d’une manière précise la délimitation de ce petit royaume. Il s’étendait probablement autour du Tyrifjord, au nord-ouest de Christiania. Le pays ne tient pas son nom du roi Hring, dont il est question ici, et qui était, selon Schöning (Norweg. Gesch., I, p. 231), fils de Halfdan le Vieux et cinquième roi de Hringariki. G. C. F. Mohnike (Die Sage von Fr. dem Starken, p. 69) fait dériver cette dénomination des « Hrings », peuplade des bords du Glommen. Sur le bord septentrional du lac Mjösen existe encore une localité du nom de Ringisaka. — « Harald hárfagri, devenu souverain de toute la Norvège (872), donna à Gutthorm, son oncle maternel, Vestrfold, Austragdir et Hringariki, ainsi que toutes les régions qu’avait possédées son père Halfdan le Noir ». (Egils saga, ch. 26 ; éd. F. Jónsson, p. 80).
  30. Ces rois régionaux (fylkiskonungar) régnaient sur des territoires de peu d’étendue (thiód ou fylki, pl. fylkjar) et devaient le tribut à d’autres rois plus riches et plus puissants. Il en existait une trentaine sur la terre norvégienne. Leur pouvoir était, on le comprend, assez restreint et mal défini. Harald aux Beaux Cheveux (Haraldr enn hárfagri, † 930), à la suite de sa victoire du Hafrsfjord (872) confisqua à son profit toutes ces petites royautés plus ou moins indépendantes et qui coexistaient de longue date en Norvège : il fut le premier souverain unique du pays (einnkonungr, einvaldskonungr, « monarcha », ou thiódkonungr). — Les sagas parlent d’un roi Hrolf qui aurait, dans des conditions analogues, soumis à son autorité tout le peuple de Suède (Svithjód), c’est-à-dire la partie de la Suède actuelle située au nord-est du lac Vener, des deux côtés du Mälar. Au sud de la Suède se trouvait le Gautland.
  31. Les sagas, de même que les découvertes archéologiques faites dans les tombes de l’âge de fer, témoignent de la faveur dont jouissait en Norvège et en Islande le jeu de dés. Les dieux mêmes en faisaient leurs délices (cf. Völuspa, str. 8 et 61). F. G. Nystrom (Fridtjófs saga, pp. 21-22) le considère comme une espèce de damier ou d’échiquier (all. Brettspiel ou Zabelspiel, du lat. tabula). Quant a y voir, selon Rafn et d’autres savants, des analogies avec notre jeu d’échecs, c’est une opinion qu’il convient de leur laisser pour compte, le vrai jeu d’échecs ne s’étant introduit en Scandinavie qu’à la suite des croisades.
  32. L’endroit était sacré, Ingibjörg devait y être en sûreté. On se rappelle, au surplus, que dans l’enceinte réservée au culte de Baldr toutes relations entre hommes et femmes étaient sévèrement interdites (V. ch. I, n. 2).
  33. Auj. Jaederen, région côtière au sud de Stavanger.
  34. Auj. Sokkensund, non loin de Stavanger.
  35. La vieillesse, en enlevant à l’homme la vigueur et l’agilité nécessaires pour se livrer aux exercices corporels, apparaissait comme un fardeau et même comme une honte dont on aspirait à se délivrer. L’impuissance de monter à cheval sans soutien est un indice de faiblesse qui, d’après les conceptions juridiques de toutes les tribus germaniques, entraîne l’incapacité légale d’exercer la souveraineté et surtout celle de faire la guerre. Il y a donc au fond des paroles des deux frères Helgi et Halfdan une allusion très téméraire et très injurieuse à l’adresse du vieux roi Hring.
  36. Le bleu était la couleur préférée des étoffes précieuses et des vêtements de cérémonie. On voulait suivre en cela l’exemple d’Odin qui de son vaste manteau bleu recouvre la terre.
  37. En automne, le bateau qu’on n’utilisait point était mis à sec et placé pendant toute la durée de l’hiver dans un hangar spécial (naust, hróf), où on le maintenait au moyen d’étançons dans sa position horizontale.
  38. Ce langage irrévérencieux est très significatif dans la bouche de Fridthjof. Il montre qu’à l’époque où la saga fut composée, la colère des dieux n’inspirait plus aucune crainte à certaines personnes et que la profonde vénération des Scandinaves d’autrefois avait dégénéré en une indifférence et un dédain que l’on osait manifester au grand jour. Fridthjof pousse même l’impertinence et la frivolité jusqu’à appeler Baldr bóndi (ch. I, n. 11). Bien plus, on verra (ch. IX) qu’il n’hésite pas à profaner et même à ruiner le sanctuaire au mépris des plus respectables traditions et des lois les plus sacrées, et en dépit des châtiments sévères qui menaçaient les blasphémateurs et les sacrilèges. L’Islandais Hjalti, fils de Skeggi, s’est vu condamner à un bannissement de trois ans pour avoir, dans un couplet, outragé Odin et Freyja (V. Saga de Niai, ch. 102. Livre des Islandais du prêtre Ari, ch. 7).
  39. L’isl. skemma, dans la poésie et la légende, signifie une habitation luxueuse réservée aux filles de princes et de seigneurs et aux femmes de leur compagnie, habitation entourée d’une enceinte protégée par de grotesques moyens de défense. Ici, ce terme désigne l’appartement ordinaire où les femmes passent leur temps à coudre, à filer, à broder, à tisser (Cf. la Kemenate des femmes allemandes). En Islande, le même mot s’applique au bâtiment où l’on conserve toute espèce de marchandises, de provisions, et d’objets d’un usage courant, et quelquefois aussi à la chambre à coucher. V. Valtyr Gudmundsson : Privatboligen paa Island i sagatiden, pp. 247-251.
  40. Dans les circonstances solennelles les anciens Scandinaves, en vertu d’une coutume qui s’est conservée jusqu’à nos jours, ornaient les parois et même les parquets de leurs appartements de magnifiques tapis et de riches tentures (tjöld, reflir) dans lesquels la main artistique de la femme se plaisait à broder soit des tableaux destinés à remémorer de vieilles histoires nationales, soit des figures mythologiques, soit des scènes variées rappelant l’un ou l’autre exploit fameux accompli par quelque membre de la famille. Ingibjörg, on le voit, s’apprête à recevoir Fridthjof avec les plus grands honneurs.
  41. Les Germains, selon Tacite (Germ. 4 : Minime sitim aestumque tolerare etc.) supportaient mal la soif. Il en était de même des Scandinaves. Ils dédaignaient l’eau. La boisson ordinaire était la bière (öl, bior) et l’hydromel, dont se délectaient aussi les dieux du Walhalla. Les gens pauvres buvaient le lait écrémé et une infusion de gruau d’avoine et de farine. Le vin, venu de Germanie et d’Angleterre, était réservé aux membres de la famille royale, aux grands dignitaires et aux riches. Parmi les dieux, Odin seul avait le privilège d’en boire. Cf. K. Weinhold, op. c. pp. 151-156.
  42. L’échange d’anneaux ou de bagues, correspondant au serment de fidélité et constituant l’acte des fiançailles, est un usage antique très répandu. Déjà l’ancienne Edda en fait mention (Rigsmál, 20, V). Ici encore Fridthjof se soucie fort peu des coutumes et des obligations traditionnelles. En effet, régulièrement, il fallait que le tuteur légal (giptingarmadr) donnât son consentement en présence du prétendant et que l’accord fut conclu devant témoins : conditions indispensables pour que le contrat eût force de loi. Aucune femme ne pouvait se fiancer elle-même : cependant, en Islande, d’après certains récits, des veuves ont agi de leur propre autorité (cf. saga de Nial, ch. 33). Les fiançailles étaient généralement célébrées par un festin (festaröl) au cours duquel le fiancé offrait à la jeune fille un riche cadeau (festargjöf, « don d’alliance »). Désormais ils étaient festarmadr et festarkona (de festr = lien). En l’absence des formalités d’usage, la jeune fille devenait simplement la promise (heithonà) du jeune homme. Cf. à ce sujet Helga et Gunnlaug, fin du ch. IV de la saga de Gunnlaug.
  43. Le mot nuit signifie ici l’espace de vingt-quatre heures. Les Germains comptaient par nuits et par hivers et non par jours et par années, selon l’antique croyance que des ténèbres et du froid naissaient la lumière et la chaleur. Tacite (Germ. c. 11) dit : « Nec dierum numerum, ut nos, sed noctium computant ».
  44. Il était d’usage et de bonne stratégie de ne pas attendre l’arrivée de l’ennemi. Helgi et Halfdan se portent à la rencontre du roi Hring et aperçoivent sa flotte à Soknarsund, au nord de Jadar (v. fin du ch. III). Le combat devait se livrer sur mer. — Certains rois scandinaves possédaient, dès le viiie siècle, une puissance navale fort imposante ; il y avait des flottes qui comprenaient jusqu’à douze cents vaisseaux de guerre. V. K. Weinhold, op. c. p. 126.
  45. Les noces, qui avaient lieu ordinairement endéans les douze mois après les fiançailles, étaient, avec l’accord (fastmaelí) conclu devant témoins et le payement d’une somme (mundr) déterminée, la troisième condition requise pour que le mariage fût légal. Elles étaient célébrées, le plus souvent, dans la demeure du fiancé, en présence d’au moins six personnes. Elles fournissaient généralement l’occasion d’un splendide festin, organisé à grands frais, où de nombreux invités s’adonnaient pendant plusieurs jours à des réjouissances exubérantes. Cette solennité s’appelait brúdhlaup (par assimilation brullaup cf. suéd. bröllopp, dan. Bryllup), « course ou voyage vers la maison de la fiancée », parce que le prétendant devait aller, en compagnie, la prendre au domicile paternel pour la conduire chez lui, ou bien brúdkaup « achat de la fiancée », le fiancé étant tenu de verser au père ou au tuteur légal une somme d’argent (mundr, festingafé) symbolisant l’affranchissement de la jeune fille de sa tutelle naturelle et son passage légal dans une autre famille. Cette somme devait être d’au moins 12 aurar, « onces » (1 1/2 mörk ou environ 70 francs). Cela n’empêchait pas la jeune mariée d’être quelquefois richement dotée en habits, objets de valeur, argent et biens. Cette dot (heimanfylgja, heimangjöf etc.), dans les familles princières, comprenait souvent des territoires.
  46. Les Dises sont des ásynjur ou déesses du Walhalla. Au solstice d’hiver, pour saluer le retour du soleil, on leur offrait un sacrifice (dísablót) dont il est souvent fait mention dans les sagas, et que E. Mogk identifie avec les sacrificia matronarum des Germains des bords du Rhin (Cf. ch. IX). Le temple est désigné ici du nom spécial de salle des Dises (dísarsalr) à cause de la vénération particulière dont celles-ci étaient l’objet ; il est même probable qu’il faut entendre par là tout simplement le bâtiment le plus remarquable et le plus élevé de Baldrshag. Le lexicographe Finn Magnússen († 1847) donne du mot dísarsalr la définition suivante : « In Fridthjofs saga templi Balderiani sectio vel conclave Deabus sacratum per se Dísarsalr vocatur » (Lexic. Mythol. p. 46). — Disa correspond à l’Idis (être féminin supraterrestre) des textes allemands :

    Gib mir Rath, du weise Wala,
    Kluge Idis, hilf dem Kranken (Weber, Dreizehnlinden, VIII)

    Dans le Heliand et chez Otfried, Itis désigne la Sainte Vierge.

  47. Les strophes scaldiques que l’on trouve en si grand nombre intercalées dans les récits des sagas étaient dites (isl. kveda, got. qithan ; kvida = poème épique ; cf. Thrymskvida, Vegtamskvida, Helgakvida etc.) d’une manière qui leur était spécialement affectée et qui se rapprochait plus du récit pur et simple que du chant. Ces vers, à cause de la complication de structure et par suite de l’abondance fréquente des expressions métaphoriques les plus bizarres et les plus inintelligibles, n’étaient jamais accompagnés de musique. Cependant il n’en a pas toujours été ainsi. On sait que la poésie populaire primitive, simple et limpide, était, dans une certaine mesure, chantée avec accompagnement de harpe, et que les chants du cycle mythologico-héroïque avaient leurs mélodies dont plusieurs étaient même fort répandues.
  48. C’est-à-dire : de nos excursions à Baldrshag.
  49. D’après le principe juridique, en vigueur chez toutes les tribus germaniques, qui permet au criminel de racheter son méfait par le paîment d’une amende (bót, pl. boetr, « Busse ») qui différait suivant la condition de l’offenseur et de l’offensé (wergeld). Le meurtre d’un homme libre p. ex. se payait légalement trois marcs d’argent ; celui d’un esclave, la moitié. Le marc valait 45 francs. Il faut savoir qu’à cette époque l’argent avait une valeur au moins décuple de celle de nos jours.
  50. L’exil était une peine fréquemment appliquée dans les pays du Nord, surtout en Islande. Elle était soumise à certaines régles et conditions très sévères et la durée en variait selon les cas. (Cf. ch. X, notes 5 et 9).
  51. Les Orkneyjar ou Orcades, archipel de 67 îles situées au nord de l’Ecosse, sont très souvent mentionnées dans les sagas. Munch (Das heroische Zeilalter u. die Wikingerzüge, Lübeck 1854, p. 190) croit que les Normands ont visité ces îles dès le viiie siècle, lors de leurs premières incursions en Grande-Bretagne. Au temps de Harald aux Beaux Cheveux elles devinrent un fief héréditaire dépendant de la couronne de Norvège et furent abandonnées à des jarls ou gouverneurs (v. ch. VII, n. 1 et 10) contre paîment d’un tribut annuel. Harald avait d’abord mis à la tête des Orkneyjar et des îles Shetland (vers 874) son ami, le puissant Rögnvald Mörajarl, ainsi surnommé parce qu’il gouvernait autrefois le district de Mori (dans les environs de Drontheim). Celui-ci y établit ses fils. Les deux aînés ne purent s’y maintenir contre les vikings. Un troisième, appelé Einar et qui était de naissance illégitime, y consolida la domination norvégienne. Tel est le récit de la Vatnsdälasaga, ch. IX. Selon d’autres sources nordiques, Harald conféra le gouvernement de ces îles au jarl Sigurd, auquel succéda son fils Gutthorm. Celui-ci mourut sans enfants et légua la dignité à un neveu de Sigurd, Einar, fils de Rögnvald. Quoi qu’il en soit de ces récits, Torf-Einar, connu aussi comme scalde, devint le fondateur de la dynastie des jarls des Orkneyjar. Les vikings, au cours de leurs pirateries, trouvèrent maintes fois un refuge dans ces îles ; c’était pour eux un fridland, « pays de paix ». — La Orkneyinga saga, connue aussi sous le nom de Jarla saga, raconte l’histoire de ces jarls jusque dans les premières années du xiiie siècle. J. Jonaeus en a publié une édition savante avec trad. latine en 1780 à Copenhague. Elle a été traduite en anglais par J. Hjaltalin et G. Goudie. Edinburgh 1873. Sur les récits de cette saga repose en majeure partie l’important ouvrage du savant Thormod Torfäus : Orcades sive rerum Orcadensium historiae libri III (Hafniae 1697). — Aux Orcades on parlait un dialecte Scandinave qui s’éteignit vers 1800.
  52. Le profond respect manifesté en toute occasion pour la mémoire des ancêtres est un des plus beaux traits du caractère scandinave.
  53. Tout vœu, toute promesse était, aux yeux des Scandinaves, un engagement sacré qu’il n’était permis de violer sous aucun prétexte. Dans les circonstances solennelles, la prononciation d’un vœu (heitstrenging) était accompagnée de certaines formalités assez bizarres. L’exemple historique le mieux connu est celui que rapporte, au ch. 37, la Jómsvíkinga saga (Khv. S L. Möller).
  54. Les sagas contiennent de nombreux récits et allusions concernant des incendies criminels commis secrètement par esprit de vengeance ou actes d’hostilité manifeste et généralement accompagnés de pillages. Les maisons étaient construites en bois, ce qui facilitait l’exécution de méfaits de ce genre. Rögnvald (Egils saga, ch. VI) brûle au milieu d’un festin le roi Vémund avec dix-neuf de ses convives. Un autre exemple typique fort connu est rapporté dans la Nials saga qui raconte tout au long la destruction criminelle de la maison de Nial, en Islande, et la mort tragique de ce dernier qui périt dans les flammes avec toute sa famille en 1011.
  55. Il n’est peut-être pas une œuvre, dans l’ancienne littérature du Nord, qui ne révélé la croyance, profondément enracinée chez le peuple, aux effets surnaturels de la magie. Cet art était exercé de préférence par des femmes (seidkonur, trollkonur, spákonur, völur). Il consistait en deux opérations essentielles : la préparation et la cuisson des herbes et la récitation de formules consacrées (cf. dans le Macbeth de Shakespeare la scène des trois sorcières, acte IV). Ces chants ou paroles d’incantation (galdrar ou seidar ; cf. οἶτος) contenaient soit des vœux de bonheur, soit des malédictions. Heidr est un nom de sorcière très répandu ; ainsi s’appelle la magicienne du Völuspa. Hamgláma peut être rapproché, quant au sens, de hamhleypa [= qui court sous une autre forme, cf. Hom. δ 366 : Εἰδοθέη (Θέα)] et hamramr madr, êtres humains qui, comme le Protée des Anciens, avaient la faculté de changer de nature et d’apparaitre sous la forme (hamr) de quelque animal. C’étaient deux enchanteresses malicieuses et perfides dont l’apparition marque une certaine décadence de l’idéal moral des Scandinaves. Elles possédaient le don d’ubiquité. Pour les atteindre et ruiner leur pouvoir il suffisait de les frapper dans une de leurs manifestations. À l’instar de la Pythie de Delphes qui s’asseyait sur un trépied pour rendre l’oracle, les magiciennes du Nord montaient sur un tréteau, une tribune, un échafaudage en planches (seidhjallr), afin de dominer plus facilement du regard les objets et les lieux sur lesquels elles prétendaient exercer leurs enchantements et pour donner à leurs opérations mystérieuses un caractère plus imposant et plus solennel. L’influence de ces sorcières, jusqu’à l’introduction du christianisme, était très vaste et très redoutée ; elles déchaînaient des ouragans, suscitaient du brouillard, de la grêle, engendraient des épidémies, ensorcelaient les enfants, provoquaient des invasions d’insectes ou d’animaux incommodes ou nuisibles etc. Le magicien ou sorcier s’appelait seidskratti ou skratti (cf. aha. scrato, mha. schrate, « lutin » ). À ce sujet on lira avec intérêt le discours de H. Gering : Ueber Weissagung und Zauber im nordischen Altertum. Kiel, 1902.
  56. Le bateau.
  57. L. Lársson fait justement observer que dans un grand nombre des strophes mises dans la bouche de Fridthjof, l’idée fondamentale repose sur le contraste entre la situation présente du héros et ses aventures ou exploits d’autrefois.
  58. En isl. aegir (Voir même ch., note 25).
  59. Auj. Sulenöer, groupe d’îles (Indre Sulen, Yttre Sulen etc. à pics élevés situées à l’entrée du Sognefjord. Solundar, pl. de Solund.
  60. Larsson considère l’épisode du séjour aux Solundar comme une interpolation d’une époque ultérieure.
  61. En isl. lögdyr ; c’est-à-dire le bateau. Cf. lögfágr, « coursier de la mer » (Hymiskvida 25, 2). Lögr est un terme poétique pour désigner l’élément liquide.
  62. Nous ne nous voyons plus les uns les autres.
  63. En opposition avec le Sognfjord, où ils se trouvaient à l’abri derrière les Solundareyjar.
  64. Les vagues apparaissent ainsi comme les « coursiers de la mer ». Hrimfaxi, « crinière de frimas »  » est, dans la mythologie scandinave, le nom poétique du coursier qui porte la Nuit et qui avec l’écume de sa bouche arrose la terre chaque matin.
  65. Cf. le commencement de la str. 5.
  66. En isl. aegir. Voy. même chap. note 25.
  67. D’après l’interprétation de L. Lársson (Fridthjofss., p. 19) qui ajoute : « Les vagues chassées par la tempête rappellent, aussi bien par la rapidité de leur mouvement que par la teinte de leurs crêtes tachetées d’écume, un être vivant de couleur blanche. On sait que les Français les appellent moutons (Guy de Maupassant, Sur l’eau : « La brise fraîchit peu à peu, et sur la crête des vagues
    les moutons apparaissent, ces moutons neigeux qui vont si vite et dont le troupeau illimité court, sans pâtre et sans chien, sous le ciel infini » ). En Suède on dit, en parlant de vagues écumantes, que des oies blanches se promènent sur les eaux ». — Chateaubriand, parlant des ondulations de la mer, s’exprime de même : « des lames, en faisant moutonner leurs cimes, imitaient des troupeaux blancs répandus sur des bruyères » (Génie du christianisme, liv. V, ch. XII).
  68. C’est-à-dire : à Baldrshag. Voy. les deux derniers vers de la str. 1.
  69. Le texte dit í svanna brekku, « dans le monticule des cygnes ».
  70. C’est Ingibjörg abandonnée par son fiancé.
  71. Il ne semble pas qu’Ingibjörg te souhaite bonheur.
  72. C’est-à-dire la femme ; ici, Ingibjörg.
  73. La salle des Dises, à Baldrshag. L’isl. dyngja désigne en réalité un appartement spécialement réservé aux femmes et séparé des autres parties de l’habitation.
  74. Ici, comme au début du ch. II, Asmund apparaît inférieur à ses compagnons. Il est probable que ses ancêtres appartenaient à la classe des thraelir (serfs, hommes ou femmes non libres, nés esclaves ou prisonniers de guerre). Ceux-ci pouvaient s’affranchir soit par rachat, soit par une faveur spéciale de leurs maîtres et jouir, suivant le degré d’affranchissement, de droits plus ou moins étendus ; mais la troisième génération seulement d’un affranchi (leysingr ou frelsingr ; cf. K. Maurer, Island, p. 143 et suiv.) possédait une indépendance civile complète. L’esclavage se trouve entièrement aboli dans les pays scandinaves vers 1300. Cf. K. Weinhold, op. c., pp. 432-441.
  75. C’est-à-dire : je vais périr dans les flots. Voy. au sujet de Rán le même chap., notes 25 et 26.
  76. Il ne peut s’agir ici de formalités ordinaires, comme celles qui accompagnent les fiançailles. Quel est donc le sens de ces paroles ? On ne peut le dire au juste. Mais il est certain qu’il faut y voir quelque pratique mystérieuse sévèrement interdite dans le sanctuaire du dieu Baldr, dont Fridthjof proclame ironiquement la présence.
  77. C’est-à-dire Baldr, le dieu protecteur du pays de Sogn, qui se montre propice aux deux frères à cause des sacrifices abondants qu’ils lui ont offerts (cf. ch. I). Fridthjof se vante ouvertement d’avoir osé braver la colère du dieu ; toutefois il reconnaît en même temps qu’il vient d’être puni de son insolence.
  78. Voy. même chap., notes 25 et 26.
  79. En isl. Ingibjargarnautr, « ce qui a été la propriété d'Ingibjörg ». (Nautr dérive de njóta, « jouir », posséder »). Il arrive très souvent que des objets précieux, des cadeaux sont, comme ici, désignés du nom de leur ancien possesseur. Cf. Fridthjófsnautr au ch. VIII (la bague qui avait appartenu à Fr.), Dans la saga de Gunnlaug on trouve Adalradsnautr (fépée reçue du roi Ethelred), Gunnlaugsnautr, konungsnautr ; dans la Völsungas., Andvaranautr (la bague du nain Andvari) ; dans la Laxdaelas., Hákonarnautr (le bracelet d’or du roi H.), et Myrkjartansnautr (l’épée du roi M.) ; dans la saga d’Örvar Odd, Gusisnautar (trois flèches magiques ayant appartenu à Gusir), Hálfdanarnautr (un bateau), Sólanautr (id.) ; dans la saga de Nial, Thjófsnautr ; dans la sagi d’Asmund, tueur de guerriers (A. Kappabana s.), Budlanautr (l’épée de Budli) ; dans la Hrólfssaga Gautrekssonar, Rísanautr (l’épée de R.) etc. etc.
  80. Aegir est en réalité un nom de la mythologie scandinave. La poésie du Nord abonde en mythes relatifs aux esprits et divinités de l’eau. À leur tête se trouve le géant Egir, qui marque le trait d’union entre les deux groupes de dieux subalternes, dont les uns portent nettement la physionomie de héros. Il est la personnification de la mer agitée, turbulente, furieuse. Egir et sa famille ne sont pas comptés au nombre des ases ; mais ils apparaissent néanmoins comme des êtres puissants dont les dieux mêmes recherchent l’amitié et avec lesquels ils entretiennent des relations intimes. Aegir est l’anglo-saxon eagor (la mer). Cf. got. ahwa (eau). Dans certaines régions, on l’appelle Hlér (celui qui abrite. Cf. isl. hlé, ags. hleo, dan. loe, angl. lee) d’où dérive le nom de Hlésey (île de Hlér), auj. Laesö, dans le Cattégat. Ailleurs c’est Gymir (celui qui cache. Cf. isl. geyma, cacher ; ags gyman). Tous ces noms sont usités dans la langue des scaldes pour désigner la mer. De même que le casque d’or d’Odin est le ciel dans toute sa splendeur, de même que les nains se couvrent d’un casque de brouillard, ainsi le géant Egir porte un casque (aegishjálmr) formé d’épaisses ténèbres et de brisants qui se dressent jusqu’au ciel. Dans son poème épique Nordens Guder (ch. I), le Danois Oelenschläger a dépeint Egir en deux strophes fort remarquables. — Son épouse Rân (all. Raub, vol ; cf. raena, piller) est la femme sans cœur et sans délicatesse (sídlaus kona), emblème de la mer perfide qui réclame sa part dans les sacrifices de la vie humaine et des trésors. Elle tient un filet au moyen duquel elle entraîne au fond des mers tout ce qu’elle trouve à sa portée, ce filet que le malicieux Loki parvint un jour à lui dérober pour se saisir du nain Andvari et de ses trésors (Völsunga saga, ch. 14). Du mariage d’Egir avec Rán sont issues neuf filles, personnifications poétiques des vagues dans leurs différents aspects et propriétés. Kólga est la mer rageuse ; Bylgja, la houle ; Dúfa, la plongeuse ; Hravn, la spoliatrice ; Drafn, l’entraînement des flots ; Utha, la plaine liquide etc. Cf. R.-B. Anderson : Myth. scand. Trad. de M. Jules Leclercq (pp. 195-200). Paris 1886.
  81. La salle de Rân, le palais de Rân, le pays de Rân, la couche de Rân sont autant de métaphores pour désigner la mer. Il n’était pas bon d’y arriver les mains vides. De là cette coutume bizarre de se munir, en prévision d’un naufrage, avant de « s’en aller chez Rân », d’un cadeau de valeur (or, argent etc.), dans le but d’apaiser sa rapacité, tout comme les Grecs devaient avoir leur obole pour payer le nocher Charon. La fable de Rán rappelle la légende allemande des ondines. — D’une manière plus générale, afin de s’assurer dans l’autre monde un accueil favorable et en vue de se rendre l’existence d’outre-tombe plus commode, l’usage voulait que l’on emportât des objets précieux et les choses de première nécessité. Cette coutume se retrouve, dés l’époque la plus reculée, chez toutes les tribus germaniques. On plaçait dans la tombe les objets auxquels le défunt tenait particulièrement pendant la vie : or et argent, armes, outils, ornements, cornes à boire, dés, coupes etc. Les nombreuses trouvailles faites dans les pays scandinaves, surtout à Tune et à Gokstad, montrent que parfois le prince, le seigneur, le guerrier se faisait ensevelir avec son char et son cheval, le viking avec son bateau. La femme même ne dédaignait pas ce dernier procédé d’inhumation (Cf. Laxdoela s. ch. VII : Hon (= Unnr) var lögd í skip hauginum, ok mikit fé var haug lagt med henni ; var eptir that aptr kastadr haugrinn). Cf. Sophus Müller, Nordische Alterthumskunde (deutsche Ausg. von O. L. Jiriczek) II, p. 258. On a retrouvé dans plusieurs sépultures des squelettes de divers animaux ; les esclaves quelquefois devaient suivre le maître dans la tombe. Ces idées étaient tellement enracinées que l’on en découvre des traces jusqu’au xixe siècle chez certains peuples de race germanique. Il faut en rechercher l’origine dans la croyance à la vie de l’âme comme être individuel après la mort. L’homme continue à vivre dans son essence spirituelle et maintient des relations surnaturelles avec les parents et amis qu’il a quittés et avec les lieux où ils vivent. Les âmes (hugir) des défunts apparaissent même, surtout dans les rêves, sous la forme d’un animal (ours, loup, renard, aigle etc.), comme Odin dont l’âme s’envole par-dessus le monde sous la forme du corbeau Huginn. De là l’évocation des morts et la conjuration des esprits.
  82. D’après des croyances superstitieuses très anciennes, les sorcières avaient le pouvoir de susciter des tempêtes et d’apparaître sous la forme d’une baleine aux abords du bateau quelles voulaient perdre. Ici, les deux magiciennes, qui exerçaient d’abord leurs sortilèges sur le rivage (fin du ch. V), tout en demeurant sur la terre ferme, en vertu de leur don d’ubiquité, s’approchent d’Ellidi sur le dos d’une baleine.
  83. En isl. hamingja, qui désigne proprement un être individuel, l’âme humaine revêtant après la mort l’enveloppe (hamr) d’un animal. C’est l’esprit accompagnateur, persécuteur ou tutélaire (cf. fylgja), selon les opérations auxquelles il se livre. Dans ce passage, ce terme semble signifier tout simplement « le bonheur » en lutte avec une influence malfaisante.
  84. Les Normands considéraient leurs navires comme des êtres animés et doués d’intelligence. De même que le guerrier, au moment décisif, fait appel aux vertus héroïques de son épée, de même le viking, à l’heure solennelle, au milieu des tourmentes de la mer courroucée, dans l’ardeur du combat, adresse à son embarcation des prières et des exhortations. Il suffit de quelques succès dans des circonstances de ce genre pour faire croire, comme c’est le cas pour Fridthjof, que le bateau a compris le langage du maître et s’est laissé émouvoir par ses supplications.
  85. Les anciens Scandinaves s’imaginaient que les sorcières et autres êtres malfaisants de l’espèce étaient vulnérables comme les simples mortels et qu’ils pouvaient les vaincre et les tuer en les noyant, en les brûlant, mais surtout en leur brisant l’épine dorsale. Pour réussir il fallait, il est vrai, un courage, un sang-froid héroïque, une force réellement surhumaine. Aussi, si l’on voulait exalter d’une manière toute spéciale les qualités physiques et morales d’un héros, on mettait sur son compte des exploits de ce genre. Sous ce rapport Fridthjof a trouvé des émules. Cf. p. ex. Finboga saga hins ramma (éd. par A. Gering, Halle 1879), ch. 13. Hávardar saga Isfirdings (trad. en all. par W. Léo, Heilbronn 1878), ch. 3.
  86. Le détroit d’Effia. Cf. ch. VII, n. 2.
  87. Angantyr Herraundsson, autrefois jarl (v. note 10) à Gautaland (Gothland). À en croire le récit légendaire de la saga de Thorstein Vikingsson (ch. 24), la première rencontre d’Angantyr avec Beli et Thorstein fut marquée par un combat de deux jours ; il s’ensuivit un duel entre Thorstein et Angantyr, dont ce dernier sortit vainqueur. Plus tard, Angantyr épousa la sœur de Thorstein et joignit ses forces à celles de Beli dans une expédition contre les Orkneyjar où il fut investi des fonctions et de la dignité de jarl. Ces détails sont fantaisistes en grande partie ; les Orkneyjar ne furent occupées que vers 874 (cf. ch. V, n. 9).
  88. Dans l’île actuelle de Mainland, la plus grande des Orkneyjar. Auj. Evje.
  89. C’est-à-dire lorsqu’il prenait ses repas.
  90. En isl. ljóri. C’est le nom général donné aux ouvertures pratiquées soit dans le toit, soit immédiatement au-dessous des poutres de la toiture. Les unes servaient à laisser échapper la fumée ; par les autres, l’air et la lumière pénétraient à l’intérieur de l’habitation. On fermait ces dernières au moyen d’un carreau de bois (speld) ou d’un cadre sur lequel était tendue une peau d’animal plus ou moins transparente (skjár). Cf. Valtyr Gudmundsson, Privatboligen paa Island i sagatiden, p. 164 et suiv. Grundr. d. germ. Phil. III2, p. 432.
  91. L’ancienne rédaction dit drakk víti silt, « il buvait son châtiment », selon l’usage d’après lequel le coupable, dans certaines circonstances, était condamné à s’asseoir sur la paille et à vider la corne du châtiment (vítishorn).
  92. Ces cornes dont on se servait pour boire étaient généralement pourvues d’un support et présentaient parfois des dimensions étonnantes. Elles étaient en or, en verre, en ivoire, en bois ou en véritable corne d’animal, surtout en corne de buffle, et dans ces matières qui portaient souvent des garnitures en métal on se plaisait à graver des figures, des devises, des runes ou d’autres ornements symboliques.
  93. D’après la situation qui a été dépeinte à la fin du chap. précédent.
  94. >Chez tous les peuples de race germanique, les femmes de la maison avaient pour mission de circuler dans la salle des banquets, la corne ou la cruche de bière ou d’hydromel à la main, de remplir les coupes des convives et de les encourager à boire. Voy. p. ex. la reine Waldiwa, femme de Rudigar, dans le Beowulf (ch. III), et les valkyries dans le Walhalla ; pour désigner ces dernières la poésie des scaldes possède une série de noms métaphoriques dont la saga de Gunnlaug offre quelques exemples très caractéristiques : Niöron ölstafns (la N. de la cruche à bière), str. 10 ; Bil borda (la B. des tables), str. 12 ; Hrist brims lauka (la H. du jus des herbes), str. 18 etc. Rarement il y avait des servantes (ölseljur) chargées spécialement de ce service. Cf. Saga d’Egil, ch. 44, 74 ; saga de Hrólf Kraki, ch. 3 etc.
  95. Cf. les épithètes πόδας ὠκύς, ἁβρὸν βαίνουσα.
  96. Le jarl (ags. eorl, got. aírls, aha. erl ; cf. angl. earl) est à l’origine un guerrier de haute naissance, un noble. Le mot, dans cette acception, est opposé à karl (ags. ceorl, aha. charal ; cf. all. Kerl, nl. kerel) qui désigne tout autre individu libre s’occupant avant tout de la culture du sol. Depuis le coup d’État de Harald aux Beaux Cheveux (v. ch. III, n. 2), les jarls étaient les lieutenants du roi, espèce de vice-rois chargés du gouvernement de provinces importantes. Ils jouissaient, dans leurs domaines, d’un pouvoir à peu près illimité et devaient au roi un tribut annuel et du secours en cas de guerre. Leur rôle se confondait dans certains cas avec celui des hersar (v. note suiv.). Le titre et la dignité, héréditaires dans certaines familles puissantes comme celles qui résidaient aux Orkneyjar et à Rouen (ducs de Normandie), disparurent dans le courant du xiiie siècle. L’Islande n’a connu qu’un seul jarl ; c’est Gizor Thorvaldsson, à qui le roi de Norvège Hákon Sverrison conféra ces fonctions en 1258. Le synonyme écossais thane a disparu à la fin du xve siècle.
  97. Il n’est guère possible d’établir d’une manière précise et certaine le rang qu’occupait le hersir ou heradshöfding ni les prérogatives dont il était revêtu, surtout que ce titre correspond à des situations fort différentes selon l’époque et les contrées. On considérait généralement le hersir comme le chef d’un simple herad (district) ; mais, suivant G. Storm, on est porté à croire qu’il exerçait son autorité sur une plus vaste étendue de territoire et se confondait souvent avec le jarl. C’était un fonctionnaire supérieur joignant à son rôle d’homme politique et de juge un certain pouvoir d’ordre sacerdotal, comme le godi ou hofgodi en Islande (cf. Germania, XIV, p. 30 et suiv.). Sa dignité était exclusivement personnelle. Par leur naissance et leur rang social les hersar appartenaient à la classe des böndr (v. ch. I, n. 11), propriétaires libres vivant sur une terre allodiale héréditaire. Plus tard ils apparaissent comme vassaux du roi ; tel Halfdan (cf. fin de cette saga) qui doit se résigner à la situation de hersir et payer tribut à Fridthjof. Snorri Sturluson (Edda II), en parlant de ces dignitaires, s’exprime ainsi : « … ok heita their Hersar edr Lendir menu í Danskri Tungu », d’où il appert que hersar et lendir menn (feudataires) ont souvent été regardés comme synonymes. Au sujet des rapports des hersar et des jarls avec les rois régionaux, voy. K. Maurer, Island, p. 20.
  98. Pl. víkingar. C’est le nom que portent ces redoutables Normands qui, de la deuxième moitié du viiie siècle à la fin du xie, par leurs pillages et leurs dévastations, répandirent la terreur dans la plupart des pays d’Europe. À peine est-il en mesure de manier les armes que le jeune Scandinave, poussé par une envie irrésistible de voir d’autres pays et de conquérir gloire et richesses dans de lointaines et périlleuses aventures, se met au service d’un chef renommé ou entreprend pour son propre compte des expéditions guerrières. Quiconque ne se sent pas le goût des voyages et des combats devient facilement un objet de mépris et se trouve parfois exclu, pour le reste de sa vie, de la société des vaillants hommes du Nord. Bien que les vikings aient souvent dégénéré en véritables pirates sans scrupules et sans merci, il faut cependant établir une double distinction destinée non pas à justifier, mais à expliquer la sauvagerie de leurs procédés et à atténuer, dans une certaine mesure, l’implacable sévérité du jugement que l’on est tenté de porter sur leur compte. Le paganisme scandinave ne réprouvait aucunement les horreurs commises en pays étrangers. Le meurtre, le pillage et le vol étaient des actes licites que toléraient les mœurs du Nord dans certaines circonstances spéciales ; bien plus, c’étaient des exploits très honorables que l’on admirait ouvertement et que les scaldes exaltaient dans leurs chants. Le jeune guerrier s’initiait au maniement des armes, retrempait sa force et son courage dans les privations, les luttes et les dangers, apprenait à mépriser la mort, rentrait dans sa patrie avec une ample moisson de gloire et de richesses et y retrouvait souvent une fiancée qui, partageant l’héroïque idéal du jeune homme, avait posé ces rudes conditions comme préliminaires de leur mariage. Un ancien proverbe islandais dit : « heimskr er heimalit barn » (sot est l’enfant élevé à la maison). D’autre part, les vikings poursuivaient fréquemment un but plus noble, tel Fridthjof (ch. XI) qui ne veut faire la guerre qu’aux malfaiteurs et aux autres vikings et épargne généreusement les fermiers et les marchands. Dans certains cas ils consacraient le produit de leurs rapines à des œuvres de bienfaisance et même au rachat de captifs. Souvent, dans l’intervalle des batailles, ils se faisaient marchands et fondaient, sur les côtes qu’ils visitaient, des établissements commerciaux qui ont donné naissance à des villes. Telle est notamment l’origine de Dublin (vers 850). Les Normands, on le sait, se sont répandus dans la plupart des pays d’Europe, s’y établissant quelquefois à demeure fixe et fondant des États (Novgorod, Kief, Normandie, Deux-Siciles). Les sagas attestent que, du xe au xiiie siècle, ils se sont mis fréquemment au service des empereurs grecs de Byzance, où ils formaient une garde du corps redoutable et où on les appelait Varègues (gr. Βάραγγοι, de l’isl. vaeringjar qui sign. selon les uns « liés par serment », selon d’autres « étrangers jouissant des droits de citoyen » ). — L’origine du mot víkingr est incertaine. Sv. Egilsson le fait dériver de víg (lutte, mort). A. Noreen le rattache à vega (lutter). Il paraît venir plutôt de vík (baie) et désignerait celui qui guette sa proie au fond des baies.
  99. L’isl. heitstrengja sign. prononcer un vœu solennel. V. ch. V, n. 11.
  100. Berserkr (pl. berserkir) est une dénomination très fréquente dans les sagas. Les histoires de berserkir sont d’origine légendaire ; le caractère primitif ressort de l’étymologie du mot qui est formé de l’anc. berr (aha. bero, ags. bera, ail. Bär), « ours » et de sorkr, « peau, enveloppe, vêtement » (cf. all. Sarg) ; c’est donc « un homme revêtu d’une peau d’ours ». Egilsson définit : pelle ursina indutus, et L. Wimmer (Oldnord. Laes. 2. Udg. p. 174) : mand i bjorne-hud. Dans un grand nombre de sagas et dans certains récits et chants populaires des pays scandinaves les berserkir apparaissent encore comme des êtres surnaturels capables de se transformer en ours, comme les úlfhednar, « hommes en peau de loup », qui rappellent nos loups-garous (all. Werwolf). La poésie islandaise en a fait des créatures héroïques accomplissant dans certaines circonstances des exploits surhumains. Ce sont des hommes d’une force prodigieuse qui, dans l’ardeur du combat ou obéissant à quelque impulsion artificielle, entrent dans une rage folle, une véritable fureur bestiale (berserksgangr) dont l’origine est parfois attribuée à Odin, le dieu des batailles (Ynglinga s. ch. VI) ; ils se proclament irrésistibles et même invulnérables, ne craignent ni le fer ni le feu, se démènent comme des animaux sauvages, poussent des hurlements, grincent des dents, mordent dans leurs boucliers, les lèvres couvertes d’écume, et dans l’aveuglement de leurs transports n’épargnent personne, pas même leurs parents ou amis. On les couvrait de mépris et on les fuyait comme une calamité ; les tuer, c’était commettre un acte méritoire. Les rois et les jarls, afin de se rendre plus redoutables, admettaient volontiers des berserkir dans leur entourage et les faisaient combattre au premier rang, comme Harald enn hárfagri à la bataille du Hafrsfjord (cf. Vatnsdüla s. ch. IX). Saxo Grammaticus en parle à plusieurs reprises, p. ex. T. VII, p. 189 : « Hic (= Syualdus) septem filios habebat, tanto veneficiorum usu callentes, ut saepe subitis furoris viribus instincti solerent ore torvum infremere, scuta morsibus attentare, torridas fauce prunas absorbere, extructa quaevis incendia penetrare ; nec posset conceplus dementiae motus alio remedii genere quam aut vinculorum injuriis, aut caedis humanae piaculo temperari. Tantum illis rabiem sive saevitia ingenii, sive furiarum ferocitas inspirabat ». Avec l’introduction du christianisme s’ouvrit pour ces êtres funestes une ère de persécution. Le code islandais Grágás et les rois de Norvège menacèrent de l’exil toute personne atteinte de ce mal caractéristique. — Les noms de certains berserkir sont bien connus, p. ex. Arngrim et ses douze fils, dans la Hervarar s. et la Örvar-Odds s. ; Moldi, dans la Svarfdaela s. ; les frères Hauk, dans la Kristni s. et la Vatnsdäla s. ; Thorir, dans la Vatnsdäla s. ; Halli et Leiknir, dans la Eyrbyggja s. Des individus du même genre apparaissent dans la poésie épique allemande ; tels sont p. ex. Schruthan dans le Rosengarten et surtout Wolfhart, neveu de Hildebrand et père d’Alphart, dans Sigenót, Dietrich’s Flucht et ailleurs. — On peut lire au sujet des berserkir un intéressant chapitre dans le livre de J. C. Poestion : Aus Hellas, Rom und Thule. Leipzig, 1884 (2e éd. pp. 129-149).
  101. Strophe mutilée que L. Larsson, dans son édition de 1901, a essayé de rétablir d’après le texte mal conservé de l’ancienne rédaction.
  102. La distribution de richesses et la remise de splendides cadeaux était un usage fort en honneur à la cour des princes et des seigneurs. Les convives recevaient au départ, selon leur rang et leur qualité, de l’argent, des bagues précieuses, des vêtements de luxe, des boucliers, des armes, des chevaux, des bateaux etc. et le maître de la maison les accompagnait à une petite distance (L’isl. útleizla veut dire : pas de conduite et présentation d’un cadeau). L’Islandais, dans son langage bref et caractéristique, disait : leida gesta út med giöfum (littér : mener les convives dehors avec des cadeaux). C’était un moyen de resserrer les liens d’amitié. Les scaldes surtout étaient l’objet de faveurs de ce genre. — C’eut été aux yeux d’Angantyr une lâcheté et un déshonneur que de se laisser émouvoir par les injonctions du roi et de remettre sans autre forme le tribut réclamé.
  103. Les deux magiciennes Heid et Hamglama (v. fin du ch. V).
  104. La région côtière entre le Glommen et le Götaelf : elle correspond au Bohus actuel qui forme avec Göteborg un « lan » (province) suédois. Il y a au fond des paroles du roi Hring une allusion évidente à la beauté de ce pays que des écrivains et des poètes modernes, comme K. A. Nicander (Pilgrims-Sanger, 1826) et W. Alexis (Herbstreise durch Skandinavien, 1828), ont dépeint comme un véritable éden. En effet, ce nom rappelle le Alfheim de la mythologie, le palais de Frey, la demeure qu’occupaient dans le Walhalla les elfes de la lumière (ljósálfar) chargés de garder les métaux précieux, surtout l’or, et d’en façonner des objets d’art. Cf. Alberich, le prince des Elfes dans le Nibelungenlied, auquel Siegfried enlève le trésor des Nibelungen et la « tarnkappe » qui rend invisible (Avent. III, str. 96, 97, 98) ; Oberon (= Auberon, Alberon), le roi des esprits aériens, époux de Titania. Des étymologistes ont vu dans le mot álfr une parenté avec le lat. albus (Simrock, Mythol. § 124) et le gr. ἁλφάνω (Curtius, Griech. Etym.). — Alfheim était situé en-dehors de Hringariki dont il a été question plus haut (ch. III) ; il faut donc croire, d’après l’ancienne rédaction de la saga et d’après les rímur (IV, 3 : af synskri lád…), qu’autrefois Hring a régné sur un territoire de la Suède actuelle.
  105. Cf. ch. V, n. 3. Le fylkiskonungr (roi de la région), en sa qualité de blótmadr (sacrificateur), présidait aux sacrifices (isl. blót ; blóta = vénérer. Cf. got. blótan, blótinassus) très nombreux à cette époque. Ils avaient lieu à certaines époques fixes, surtout au solstice d’hiver, pour saluer le retour du soleil, ainsi qu’aux divers changements lunaires. Ils prenaient souvent, notamment en Suède, le caractère de sacrifices propitiatoires. On offrait toutes espèces d’animaux, parfois même des victimes humaines. Dans ces circonstances solennelles le roi revêtait un manteau écarlate, la couleur du sang. Ces sacrifices étaient accompagnés de festins (blôtveizlur) pour lesquels la foule assemblée fournissait elle-même les victuailles et la boisson. L’image du dieu était enduite du sang des victimes et la chair des animaux était consommée par les assistants. On peut lire dans le Heimskringla (Hákonar saga goda, ch. 16) une intéressante peinture d’une fête de ce genre.
  106. La description de ces opérations ne se retrouve dans aucun autre document de l’époque. Il est permis néanmoins de les admettre comme réelles, sur la foi de S. Bugge qui s’exprime à ce sujet : « Ved religiose feste i denne Sal blev Gudebillederne af Kvinder indsmurte, varmede ved Ilden og torede met Duge ». (Studier over de nordiske Gude-og Heltesagns Oprindelse. 2. Udg. 1896).
  107. La bourse (isl. belgr) était généralement faite d’une peau de bête (belgr, got. balgs, all. Balg).
  108. La place d’honneur (öndvegi ; chez les princes hásaeti, deux termes souvent employés, du reste, l’un pour l’autre, comme stofa et höll) occupée par le maître de la maison pendant les repas et les festins était élevée de quelques degrés au-dessus des autres sièges. Le procédé peu aimable dont Fridthjof use à l’égard du roi, suivi d’un résultat semblable, se retrouve dans d’autres sagas de la même époque. Fridthjof, une fois de plus, se montre dans toute son insolente forfanterie ; il se moque autant de la royauté que de la religion ; il insulte à la dignité du roi Helgi avec la même arrogance qu’il a mise à déshonorer le culte de Baldr. Ce passage rappelle le vers de Schiller : « Und wirft ihr den Handschuh ins Gesicht… »
  109. Fridthjof retira du brasier quelques tisons ardents pour incendier le temple de Baldr.
  110. En isl. naefr, qui signifie en réalité « écorce de bouleau ». Entre la couche extérieure, composée de terre ou de gazon, et le revêtement intérieur, on mettait une couche d’écorces de bouleau ou quelque autre matière de l’espèce, afin de protéger l’habitation contre l’humidité.
  111. La violation d’un sanctuaire constituait un crime de lèse-divinité et entraînait la condamnation à mort. — Le passage rapide et sans transition du discours indirect au discours direct est une des particularités les plus marquantes du style des anciennes sagas.
  112. Voy. ch. XIII, n. 1.
  113. Isl. hamaz, « changer de forme (hamr) », c’est-à-dire être en proie à une fureur tellement violente qu’elle opère chez l’homme une véritable transformation physique et morale.
  114. L’arc, fabriqué spécialement en bois d’orme, était une arme très connue dans les pays du Nord. Le tir à l’arc constituait un des exercices favoris de la jeunesse, et les archers scandinaves se sont maintes fois couverts de gloire dans les expéditions guerrières. qui ne se fermait pas sur le devant et qu’il fallait glisser par-dessus la tête, ce qui le distinguait du manteau (möttull). Il était retenu à la taille par une corde ou une courroie en cuir (reip) et très souvent pourvu d’un capuchon (kuflhöttr). Ce vêtement n’était guère porté que par les domestiques et les gens de condition inférieure. Les personnes de qualité s’en servaient parfois en voyage, en cas de mauvais temps et aussi, comme Fridthjof, pour déguiser leur qualité véritable et voyager incognito.
  115. Conformément à ce qui a été dit plus haut : « Fridthjof maniait deux rames, alors qu’il fallait ordinairement deux hommes pour en manœuvrer une seule. »
  116. En isl. vargr. Larsson rapproche ce mot du got. gavargjan, « damnare » ; il signifierait : « le condamné, l’exilé. » D’autres éditions ont targr í véum (cf. got. wargs, « criminel proscrit »), « loup dans le temple », c. à d. profanateur de sanctuaire, sacrilège. sign. habitation, refuge, sanctuaire (cf. got veíhs ; vicus, οἶκος ; as. wik) Vargr í véum était une expression courante et très caractéristique pour désigner le proscrit mis par la loi en-dehors du droit commun. Celui-ci ne pouvait plus paraître dans les lieux réservés aux sacrifices et aux assemblées du peuple. Pour l’homme libre cela équivalait à une capitis deminutio maxima. Voy. la note 10 de ce chap.
  117. Cf. ch. VII, note 12.
  118. Des côtes norvégiennes.
  119. Le thing (aha. ding) existait chez les Germains dès les temps primitifs. C’était l’assemblée de tous les hommes libres, réunis pour délibérer sur les affaires du pays ou de la région et prendre certaines résolutions importantes. Cette assemblée se tenait en plein air, tout comme l'Aréopage d’Athènes et, selon Pline, le sénat romain à l’époque primitive. Le terme s’est conservé jusqu’à nos jours dans les pays scandinaves pour désigner les assemblées nationales : la Norvège a un Storthing comprenant le Lagthing et l’Odelthing ; la Suède possède un Landsting et un Volksting. Nous le retrouvons dans une foule de mots allemands, tels que Dinggeld, Dingstuhl, dingflüchtig, Bedingung, Ding, etc. Le mha. gedinge signifie un accord qui n’avait force de loi qu’après avoir été ratifié par l’assemblée du peuple ; de là, gedingen, dingen, conclure un accord. — Dans l’île de Man qui dépendit de la Norvège jusqu’en 1266, les lois nouvelles sont de nos jours encore promulguées sur le Tingwald-Hill, qui rappelle le thingvöllr des Scandinaves. — En Scandinavie, le grand thing national se tenait annuellement vers l’équinoxe d’automne. Chaque fylki avait généralement son thing particulier qui se réunissait aux époques de nouvelle lune ou dans des cas urgents, en un endroit déterminé (thingstöd), de préférence sur le tombeau d’un roi ou d’un héros. Un des plus anciens et des plus renommés était celui du district norvégien de Gula (Gulathing) régi par un ensemble de lois appelées Gulathingslög. On connaît de même les Frostuthingslög, les Borgarthingslög et d’autres réglant l’organisation des things de ce nom. Tous les assistants pouvaient prendre part à la discussion (thingadeild) et émettre librement leur avis dans les questions d’ordre public ou privé. L’institution des things s’était surtout développée et l’organisation en avait été minutieusement réglementée dans la république islandaise.
  120. L’individu contre lequel le thing avait prononcé une sentence de bannissement était sans paix (fridlauss, mha. vridelós) ou hors la loi (útlagr ; cf. ags. útlah, angl. outlaw). Exclu du droit commun il se voyait dans l’obligation de fuir (on lui accordait ordinairement un délai à cet effet) et de se réfugier comme un loup (vargr) au fond des bois. Il devenait skóggangr, » marcheur des bois », ou skógarmadr, « homme des bois ». On pouvait le tuer impunément et sans conditions (cf. la note 6 de ce chap.). Ce châtiment, qui équivalait souvent à une condamnation à mort, est peut-être la plus terrible que la justice scandinave ait appliquée. Cependant il existait, dans certains cas, des degrés et des adoucissements dans l’exécution de la sentence. Les effets pouvaient en être circonscrits au triple point de vue du temps, de l’espace et du contenu. Moyennant le paîment d’une amende déterminée, le skóggangr pouvait obtenir la commutation de sa peine en un exil de trois ans ; il arrivait quelquefois que le condamné n’était hors la loi que dans les limites d’un pays ou d’un district ; enfin, la condamnation pouvait ne frapper que la personne, qui alors conservait ses propriétés ou n’en subissait que la confiscation partielle. Vov. K. v. Amira : Recht (Grundr. d. germ. Phil. III2, pp. 195-196).
  121. C’est-à-dire quatre années. Les anciens Scandinaves divisaient l’année en deux semestres (misseri), l’hiver et l’été, dont l’un commençait la samedi qui tombe entre le 11 et le 17 octobre, l’autre le jeudi entre le 9 et le 15 avril (selon le calendrier julien : auj. treize jours plus tard). Chez eux l’hiver précédait l’été, comme la nuit précède le jour, suivant une antique conception d’après laquelle la lumière et la chaleur naissent des ténèbres et du froid. Voilà pourquoi ils comptaient par nuits et par hivers, comme tous les anciens Germains. L’année civile commençait avec l’hiver. Cf. Caes. Bell. Gall. VI, 18. Tac. Germ. XI. Dans Martial (lib. X, épigr. 61), on lit de même sexta hiems pour sextus annus.
  122. C’est le Christianiafjord actuel (vík = baie). Ce nom s’étend aux régions environnantes, surtout à celles de la côte orientale (Ránriki, Vingulmörk, Vestfold, Vestmarar et Grenland). Les habitants s’appelaient Víkueriar. C’est là que se trouvait Túnsberg (auj. Tönsberg), la grande place commerciale dont parlent les sagas, la plus ancienne ville de Norvège.
  123. Pl. de Uppland, « haut-pays », en opposition avec les terres basses des côtes (Cf. le Oberland bernois, le Oberland badois). Cette région était située au sud-est du Sognefjord. Auj. Oplandene. Hringariki en faisait partie. Les habitants s’appelaient Upplandingar. Le pluriel Upplönd s’explique par le fait que cette dénomination englobait plusieurs districts (Hadaland, Heinafylki ou Heidmork, Raumafylki, Gudbrandsdalir et Eystridalir).
  124. Entre le 9 et le 15 avril.
  125. En isl. kufl [cf. ags. cufle, angl. covel, ni. keuvel ; le mot est emprunté au latin du moyen âge cofea, cuphia (ital. cuffia, fr. coiffe)]. C’était un manteau long et large, d’étoffe et de couleur diverses,
  126. Isl. grima, espèce de visière attachée au manteau.
  127. Localité de la Norvège méridionale. Auj. Helleland, dans la région côtière appelée Jaederen.
  128. En isl. saltbrenna, opération consistant à « brûler du sel », à obtenir du sel par combustion. K. Weinhold (Altnord. Leben, p. 90), se basant sur une affirmation de Pline (Hist. nat.  XXX, 7 : Galliae Germaniaeque ardentibus lignis aquam salsam infundunt), rapporte que, depuis les plus anciens temps, les habitants du Nord obtenaient le sel en jetant de l’eau salée sur des bûches enflammées. Ce métier, qui, paraît-il, ne rapportait que fort peu, n’était exercé qu’en Norvège et était abandonné aux domestiques, aux gens pauvres et aux vieillards. On les appelait saltmenn, saltkarlarnir, « hommes ou individus de sel » ou saltbrennkarlir, « individus brûleurs de sel ». Les sources d’eau salée étaient sacrées. Là où il n’y avait pas de sources, comme au Jütland, on distillait l’eau de mer à la chaleur du soleil ou l’on brûlait des varechs dont les cendres donnaient du « sel noir ».
  129. En isl. höllr. C’est le nom donné au vaste bâtiment (hirdstofa) où se tenait l’entourage du roi, lorsque, à partir de la seconde moitié du xie siècle, cette place fut considérablement agrandie et modifiée dans ses dispositions par suite de la nécessité de doubler l’escorte royale. Le premier siège d’honneur, le trône, se trouvait sur un exhaussement le long d’une des parois ; les chaises réservées aux plus notables personnages de la cour étaient rangées transversalement vis-à-vis du siège royal. Au lieu du foyer ouvert (arinn, eldar) situé sur le parquet au centre de la salle, on eut depuis lors une espèce de fourneau dressé dans un coin. Une porte unique, aménagée en face du trône, remplaça les deux portes latérales d’autrefois. — Dans une résidence ordinaire, la stofa proprement dite (cf. all. Stube) servait de chambre d’habitation et de salle à manger. Elle était très spacieuse et pouvait contenir parfois, dans ses divers compartiments, plusieurs centaines de convives. Les parois et le toit étaient, à l’intérieur, lambrissés et revêtus de boiseries sculptées et, dans les grandes circonstances, garnis de tapisseries. Toute demeure de quelque importance comprenait une série d’autres locaux, formant chacun un bâtiment distinct et servant à des opérations ou répondant à des besoins divers : la salle à manger (búr), la chambre à coucher (skáli, skemma, svefnstofa), la maison des convives (gestaskali, gestahús) réservée aux étrangers et aux hôtes de rang inférieur, la cuisine (eldhús), le corridor (böjargöng), la dépense (skemma), la salle de bain (badstofa) etc. ; il est à remarquer cependant que chacune de ces nombreuses subdivisions n’a pas été de tous temps, en tous lieux et exclusivement réservée aux usages mentionnés. V. Gr. d. germ. Phil. III2, pp. 432-435. Weinhold, op. c., pp. 213-236. J. Leclercq, La Terre de Glace (Paris 1883), pp. 303-304.
  130. Les Scandinaves étaient alors déjà renommés pour leur haute taille. Celle de Fridthjof devait donc avoir des dimensions exceptionnelles. Les sagas abondent en récits relatifs à de véritables géants. Le Sigurd de la Völsunga saga (éd. W. Ranisch, Berlin, 1891, ch. 22) portait une épée longue de sept empans et dont la pointe touchait juste aux épis lorsqu’il traversait un champ de blé. Le roi de Norvège Harald enn hardrádi (H. le Sévère, † 1066) mesurait cinq aunes (v. la saga de ce nom, éd. R. C. Boer, Halle 1892 ch. 124). Le cercueil de pierre d’Örvar-Odd (v. la saga de ce nom, ch. 46) avait une longueur de sept aunes, etc. Les personnes de haute et large taille et de grande beauté physique jouissaient d’une considération particulière ; c’était même un titre, quelquefois le seul, à la dignité royale. C’est ainsi qu’un étranger, Thorir Hundsfuss, petit-fils du roi Hring des Uppdalir en Norvège, devint roi dans le Gautaland, grâce uniquement à la largeur de ses hanches. Cf. Weinhold, op. c. p. 29 et suiv.
  131. Questions typiques usitées dans les sagas pour dire : Qui es-tu et d’où viens-tu ? Cf. Hom. τίς πόθεν εἶς ἀνδρῶν ; πόθι τοι πόσις ἠδέ τοκῆες.
  132. Úlfr = loup ; angr = chagrin, soucis. Úlfr se présente généralement comme nom de personnes (cf. Björn, « ours », Bär), et angr entre dans la composition d’une série de noms de lieux (Hardanger, Stavanger, Lifangr, Angermannaland etc.). « Chez Ulf » peut donc signifier « chez le loup » (cf. vargr), c’est-à-dire dans la forêt, ainsi que s’exprime sans équivoque le roi un peu plus loin. La réponse de Fridthjof est amphibologique et toute fantaisiste ; elle constitue un pur jeu de mots. Fridthjof fait allusion à sa situation de proscrit que le malheur poursuit et qui est obligé de chercher, comme le loup, un refuge dans la forêt. V. ch. X, n. 5 et 9.
  133. Cette réponse du roi fait supposer qu’il existait réellement une contrée du nom de Angr.
  134. En tuant leurs époux.
  135. En isl. gaflak ou gaflok (ags. gaflac, mha. gabilót, fr. javelot, lat. jaculum). Les javelots, minces et petits, servaient à engager le combat : souvent le guerrier les portait dans un carquois.
  136. Pour les envoyer chez Hel (la reine du séjour des ombres), c. à. d. à la mort. Certains vikings, dit-on, se livrèrent parfois à cette cruelle fantaisie de lancer les petits enfants en l’air pour les faire retomber sur la pointe de leurs piques.
  137. On croyait généralement que thjof qui entre dans la composition de tous ces noms voulait dire « voleur » ; on a vu dans ce mot une parenté étymologique avec le suéd. tjuf, le dan. tyv, le got. thiubjo, l’angl. thief, l’all. Dieb, le nl. dief etc. D’après Sophus Bugge (Arkiv for nord. filol. VI), ce serait plutôt l’anglo-saxon théow, « serviteur »  ». Fridr = paix ; herr = peuple, armée ; gerr = lance (all. Ger) ; gunnr = combat ; ey = île ; hel = royaume de la mort ; (valr = champ de bataille, guerriers qui y sont tombés (cf. all. Walstatt). Ces noms propres énumérés par Fridthjof sont autant de jeux de mots qu’il est impossible de reproduire en français. — Il peut sembler étonnant que Fridthjof, qui voulait cacher son identité, ait cité son vrai nom avant tous les autres. C’est pourquoi certains critiques, voyant dans ces dix-huit vers deux strophes de longueur inégale, ont émis l’avis, peu justifiable en somme, de supprimer les deux premiers vers pour les remplacer par les deux qui commencent par Valthjof et qui manquent dans plusieurs textes ; de cette manière la deuxième prétendue strophe aurait le même nombre de vers que la première.
  138. En isl. angr. Le jeu de mots continue. Le contraire est fridr (paix).
  139. Ton désir de revoir Ingibjörg est plus grand que ton amour de la patrie.
  140. En isl. gestaskáli ou gestahús (v. la note 10 de ce chap), « chambre ou maison des convives ». Skáli désigne à l’origine une hutte primitive (Cf. Valtyr Gudmundsson : Privatboligen paa Island i sagatiden, p. 207), et plus tard les appartements les plus divers. Le gestaskáli était, dans les grandes habitations, un bâtiment réservé aux hôtes, souvent nombreux, qui ne jouissaient pas d’une haute considération et ne méritaient pas les honneurs d’une réception dans les autres appartements. Les mendiants y trouvaient un asile. Le service y était fait par des individus (herbergssveinar) spécialement désignés à cet effet. — On comprend que le premier venu n’ait pas été admis à parler au roi. Il se passait souvent plusieurs semaines avant que celui-ci accordât sa première audience. Hrút (saga de Nial, ch. 3 ; v. trad. fr. de R. Dareste, Paris 1896, p. 6-7) dut attendre un demi mois avant d’être admis à la cour du roi Harald gráfeldr (H. à la peau grise, † vers 969).
  141. C’est-à-dire : je ne suis plus un enfant et possède assez de bon sens et d’expérience pour être juge de mes actes. C’est une réprimande non déguisée à l’adresse de son épouse qui, d’ailleurs, lui renvoie sans hésiter une réponse très peu aimable.
  142. De lourdes ceintures d’argent souvent garnies d’or ou de pierres précieuses, quelquefois luxueusement ciselées, constituaient une parure très recherchée que l’on étalait avec un orgueil non dissimulé.
  143. C’étaient des poches faites de cuir, de toile, d’étoffes de laine ou de soie.
  144. Primitivement, comme moyen d’échange et comme base d’évaluation d’un objet ou d’une marchandise, on ne possédait autre chose que la tête de bétail. Le mot signifie à la fois bétail et argent (Cf. got. faihu, ags. feoh, lat. pecunia). Plus tard on se servit de métaux précieux, soit en lingots, soit sous la forme d’objets quelconques (bagues, bracelets, agrafes etc.) qu’il fallait couper en morceaux et peser. Le premier argent monnayé frappé dans les pays scandinaves date du commencement du xie siècle ; mais avant cette époque, il y eut des monnaies étrangères venues d’Allemagne, d’Angleterre, de Rome et de Byzance, et que l’on évaluait uniquement suivant leur poids. Ces pièces importées prévalurent même, longtemps après, sur la monnaie indigène, à cause du mauvais aloi de cette dernière.
  145. Fridthjof fait semblant de ne pouvoir, par suite d’une faiblesse très prononcée de la vue, supporter la lumière du jour. Ce n’est qu’un prétexte imaginé pour conserver sur la tête et rabattre sur le visage sa grande casquette de fourrure, à seule fin de prolonger son incognito le plus longtemps possible. C’est pour cette raison que la saga peut dire que « la figure entière était barbue ».
  146. Cf. la note 17 de ce chap.
  147. La coutume voulait que l’on présentât des vêtements aux étrangers dés leur arrivée dans une demeure, surtout lorsqu’ils avaient fait un long trajet. Faire asseoir le nouveau venu sur le haut-siège ou lui assigner une place à côté du maître de la maison, c’était de la part de celui-ci une marque d’estime spéciale ou le témoignage d’une considération exceptionnelle.
  148. En isl. veizla [de veita, 1° accorder (cf. all. erweisen), 2° régaler]. L’institution de ces festins se rattache à une particularité du système féodal introduit dans les pays scandinaves au xie siècle. La collation d’un domaine de la couronne (veizlujörd) imposait au bénéficiaire l’obligation de la veizla, c.-à-d. la remise d’un tribut en argent et en nature. Quand le roi rendait visite aux riches propriétaires et aux ármenn (de ár = revenu annuel), c.-à-d. à ceux qui administraient ses domaines personnels, un somptueux banquet devait lui être offert. Ainsi se fait-il que les rapports de ces feudataires d’un genre spécial avec la royauté se traduisaient par l’organisation de ces nombreux et splendides festins dont parlent les sagas. Les veizlur, de ce fait, ont pris le sens plus étroit de banquets. Les uns avaient lieu à époque fixe, surtout vers Noël (jólabod, jólaveizla, jóladrykkja), les autres, à l’occasion d’événements fortuits. À l’origine, c’était pour le roi une occasion et un moyen de faire rentrer le tribut de ses seigneurs. (Voy. ch. I, n. 13). À côté de cette institution, le Nord Scandinave connaissait le fief proprement dit (lén.) ; mais, en règle générale, celui-ci n’entraînait pas les mêmes obligations que dans les pays occidentaux. Il n’était ni héréditaire, ni même irrévocable et des dispositions fixes en marquaient l’étendue. Les seigneurs qui étaient l’objet de cette faveur, que le roi seul accordait, devenaient lendir menn (feudataires) et faisaient partie de la noblesse de cour qui, dans la seconde moitié du xiie siècle et au xiiie, comprenait en outre le jarl, le hertogi, le maréchal (stallari), le porte-étendard (merkismadr), les serviteurs de la table (skutilsveinar), les orfèvres du roi, les pilotes de la marine marchande du roi et, dans le clergé, les évêques, les prêtres, les abbés et les abbesses.
  149. Voy. ch. VII, note 15.
  150. On trouve fréquemment dans les sagas de ces descriptions brèves, mais caractéristiques. Les Scandinaves envisageaient le printemps, non comme une saison, mais comme la fin, la clôture de l’hiver, de même que pour eux l’automne était la dernière phase de l’été.
  151. Les personnes qui formaient la suite du roi (hird, hirdlid, hirdmenn, hirdbroedr) avaient des obligations très strictes dont la principale était une fidélité a toute épreuve. C’était une élite d’hommes de valeur et de réputation, une espace de cohorte prétorienne. Le roi pourvoyait à leur équipement et à leur entretien et leur accordait une part du butin de guerre. C’est parmi eux qu’il choisissait de préférence les jarls et les hersar. Le chef de cette garde du corps s’appelait hirdstjóri : son rôle se confondait souvent avec celui du stallari (cf. ch. XI, n. 28). — Par un ensemble de prescriptions et de lois appelé hirdskra [skrá : 1° cuir, peau ; 2° parchemin, de là : écrit, document : on trouve aussi hirdlig (lög = lois)], le roi Olaf II le Saint, qui régna en Norvège de 1015 à 1030, réglementa d’une manière spéciale l’organisation de son entourage. Divers documents historiques contiennent des allusions à plusieurs règlements de l’espèce, dont les textes originaux sont perdus. Le roi Magnús Hákonarson a fait rédiger, de 1274 à 1277, un livre de 54 chapitres constituant la codification détaillée des anciennes lois et dispositions réglementaires en vigueur jusqu’alors. Ce « codex aulicus » a été édité et traduit en latin, en danois et en suédois dés la fin du xvie siècle et au xviie (V. Th. Möbius. Catalogus etc. p. 108-110). — Le mot hird est une étymologie populaire (cf. hirda, protéger), transformation de l’anglo-saxon hiréd, « familia ». — Une institution toute semblable à celle des hirdmenn existait chez les tribus germaniques (Tac. Germ. ch. 13 et 14). Cf. aussi les antrustions francs et la droujina russe (chant d’Igor).
  152. Le fourreau était de cuir ; chez les riches, il était orné à la pointe et au bord supérieur d’une garniture d’or ou d’argent et même de pierres précieuses. Quant à l’épée, elle formait, avec la lance et le bouclier, la troisième partie principale de l’armement du guerrier. Elle resta toujours l’arme noble et loyale par excellence, jusqu’à l’invention de la poudre. Les Scandinaves, dans leur langage imagé la représentaient comme douée de vie, sortant du fourreau comme le serpent sort de son nid pour enfoncer ses dents acérées dans l’ennemi ; ils la comparaient aussi à la flamme qui dévore. Une épée brisée était une épée morte. Plusieurs héros dont parlent les sagas et les chants du Nord en possédaient qui accomplissaient de véritables miracles, pénétrant dans le fer, l’acier et la pierre et du premier coup pourfendant un homme ; aussitôt hors du fourreau, elles avaient soif de sang. Beaucoup d’épées appartenant à des personnages illustres avaient leur nom et passaient comme un objet précieux, comme un joyau de famille, d’une génération à l’autre. Voici quelques-uns de ces noms caractéristiques : l’épée Dainsleif de Hagen (Högni, dans l’Edda de Snorri), père de Gudrun, la fameuse épée Tyrfing de Svafrlami (Hervarar s.) et d’Angantyr (Örvar-Odds s.), l’épée Dragvendil du scalde Egil Skallagrimsson (Egils s.), l’épée Sköfnung du roi légendaire de Danemark Hrólf Kraki (Laxdoela s.), la magnifique épée Grásida de l’esclave Kol (Gisla s.), l’épée Ättartangi que Jökul hérita de son père Hrolleif (Vatnsdüla s.), l’épée Angrvadil de Thorstein, père de Fridthjof (Thorsteins s. et rimur), l’épée Gunnlogi de Skeggi (Gisla s.), Miming, l’épée de Widga (Wittich) forgée par son père Welent (Wieland) et dont il est parlé dans la Thidreks s., Welsung, l’épée de Biterolf, Rose, la splendide épée d’Ortnit, etc. On sait que Roland accomplissait des prodiges avec Durandal, comme Siegfried avec son épée Balmunc, appelée Gramr dans le Nord. Tous ces noms ont une signification (Gráisida = lame grise ; Attariangi = épée de famille ; Gunnlogi = flamme du combat etc.) Les flèches même avaient des noms significatifs, tels que Flaug (qui vole), Fifa (qui siffle), etc. Les meilleures de ces armes sont l’œuvre de nains. Gramr p. ex. a été forgée par Regin, frère de Fafnir. La poignée de l’épée était souvent garnie de plaques d’or et de chaînettes d’argent et portait des caractères runiques ou quelque autre inscription symbolique. Les Normands attachaient l’épée à la ceinture au moyen d’une courroie et ne s’en servaient généralement que lorsqu’ils avaient épuisé leurs armes de jet.
  153. D’après une très ancienne coutume qui s’est conservée en Islande jusqu’à nos jours, le même appartement servait de chambre à coucher à tous les habitants de la maison, sans distinction de rang ni de sexe. La pureté des mœurs et la sévérité de la discipline écartaient tout inconvénient.
  154. Métaphore fréquente pour désigner le guerrier, l’homme ; ici, Fridthjof.
  155. C’est-à-dire Fridthjof.
  156. L’anneau d’or.
  157. En isl. budlungr, terme poétique qui est en réalité un nom patronymique dérivé de Budli (mha. Botelunc), le nom légendaire du père d’Attila et de Brynhild (v. Völsunga saga, ch. 25 et 27).
  158. En isl. heims skauti. Skaut est une sorte de coiffure de femme. Sous la couverture du monde = sous le ciel, sur terre.
  159. En isl. dóglingr. Ce mot dérive de dagr (jour). Le jour et la nuit ont été divinisés. Dagr est une divinité dont on a fait plus tard un roi fabuleux, et döglingr est un descendant du roi Dagr, donc un prince. — Ce titre, décerné à Fridthjof, marque la haute considération que le roi veut lui témoigner. Cette appellation répond aux paroles que le roi lui adresse un peu plus loin : « Je te donnerai le titre de roi… »
  160. C’est-à-dire l’anneau d’or dont tu as fait cadeau à Ingibjörg.
  161. Isl. fylkir. C’est une des nombreuses appellations dont dispose le langage poétique pour désigner le roi, le prince, le seigneur. Ce mot signifie, en réalité, chef d’une troupe guerrière (fylki). Le texte de cette saga présente, en outre, les termes dróttinn [de drótt, troupe guerrière ; mha. truht truhtin, ags. dryght ; cf. suéd. drottning et dan. dronning, reine], konungr [aha. chunninc, un homme de race (chunni, got. kuni, isl. kyn), primus in stirpe ; mha. künlinc (ejusdem stirpis) ; ags. cyn-ing (rex). Cf. Grimm, D. Gr. II, 365], ödlingr [d’origine noble ; de ödal (apparenté à adal = noblesse, race), propriété de famille], vísi et vísir (dux), thengill (souverain, prince), skáti (guerrier, héros), knefi, qui d’après F. E. C. Dietrich (Altnord. Leseb. : Glossar. Leipzig 1843), désignerait proprement le roi du jeu d’échecs (cf. knefatafl = planche ou jeu du roi ; mha. schächzabel), budlungr (v. strophe 32), herra (dans la poésie épique désigne souvent les princes puînés n’exerçaient qu’une autorité accessoire), jöfurr (prince).
  162. À la mort de l’époux, la tutelle de la femme passait aux mains de la personne la plus âgée de la famille. Les frères d’Ingibjörg auraient pu refuser la main de celle-ci à Fridthjof, si le roi, avant de mourir, n’avait pris des dispositions formelles à ce sujet.
  163. Voy. ch. VII, n. 10.
  164. En isl. handfesti, accord scellé par l’application de la main.
  165. Voy. ch. VI, n. 26. Par ce procédé on espérait attirer sur le défunt la faveur des dieux et lui rendre plus facile l’entrée et le séjour dans l’autre monde.
  166. La célébration des funérailles, correspondant à l’entrée en possession d’un héritage, était l’occasion d’un repas solennel où — suivant une tradition devenue une véritable obligation — les convives se régalaient et buvaient copieusement et souvent outre mesure. De là les expressions originales drekka erfi, « boire l’héritage » ou drekka erfiöl, « boire la bière de l’héritage » qui servent à désigner cette solennité. L’héritier offrait ce banquet en mémoire du défunt aux parents, amis et voisins, avant de pouvoir jouir de ses droits à la succession. En cas de meurtre, le repas ne pouvait avoir lieu avant que le crime fut vengé. Si l’héritier était mineur, le tuteur devait organiser le festin. — En célébrant à la fois les funérailles de son époux et son mariage avec Fridthjof, Ingibjörg pèche, d’une manière qui peut sembler fort grave, contre les mœurs scandinaves qui interdisaient à la veuve de contracter un nouveau mariage ou qui exigeaient au moins qu’elle portât le deuil de son mari pendant un certain temps. Une coutume plus ancienne et absolument inhumaine obligeait même la veuve à suivre son époux dans la mort. L’attitude étonnante d’Ingibjorg peut cependant se justifier par ce fait que le roi Hring, avant de mourir, l’avait lui-même en quelque sorte fiancée par un acte solennel à celui envers qui elle avait autrefois engagé sa foi (cf. ch. IV, fin). Une situation analogue se présente dans la saga d’Örvar-Odd (ch. 44 ; éd. R. C. Boer, Halle 1892, p. 92), où Odd célèbre au pays des Huns (en Russie), par un même banquet, son mariage et les funérailles du roi Herraud. Dans la Laxdoela saga ch. 7 (éd. Kr. Kaalund, Halle, 1896, p. 13), on lit de même : « Var nú drukket allt saman, brullaup Óláfs ok erfi Unnar [littér. : maintenant on but (célébra) tout en même temps, le mariage d’Olaf et l’héritage (les funérailles) d’Unn].
  167. Voy. ch. VII, n. 11.
  168. En isl. fridskjöldr, un bouclier blanc que le combattant levait au bout d’une perche ou le bois d’une lance pour signifier qu’il désirait finir la lutte. Pour manifester le contraire, il levait un bouclier rouge appelé herskjöldr, « bouclier de la guerre ».
  169. Entre le Sognefjord et le Askrefjord. Cette région correspond à peu près au Sondbergenhus actuel, subdivisé en Nordhordland et en Söndhordland, sur les deux bords du Hardangeifjord. C’était le pays des Harudes (les Charudes de Tacite), peuplade dont une autre branche habitait la Chersonèse cimbrique. À en croire César (Bell. Gall. I), Arioviste avait des Charudes dans son armée.
  170. Les Normands, comme les anciens Germains en général, possédaient, dans la formation des mots, des moyens extrêmement variés pour marquer quelque lien de parenté. Sans parler de la désignation traditionnelle de fils de…, fille de… (Olaf Haraldsson, O. fils de H ; Thorgerd Egilsdóttir, Th. fille d’E.) et qui s’est maintenue jusqu’à nos jours dans les pays scandinaves, ils répétaient volontiers, à l’époque primitive, le nom ou, comme ici, une partie du nom d’un ancêtre. Ainsi, Helgi Bjarnarson a un fils, Helgi ; son neveu s’appelle de même Helgi et ses nièces, Helga (Kristni saga). Harald, petit-fils de Ragnar Lodbrók, a un fils du nom de Björn et un petit-fils appelé Thord ; celui-ci épouse Thorgerd, fille de Thorir ; de ce mariage sont issus, entre autres, les fils Björn, Thorgeir, Thorvald, Thorgrim, Thormod, et les filles Thorlaug, Thorgrima, Thorid (Landndmabók III, 10). Cf. Siegmund, Sieglind et Siegfried. Parmi les ancêtres féminins de Snorri Sturluson nous trouvons Thorgerd, Iarngerd, Valgerd se suivant en ligne directe (Kristni saga). D’autres fois on s’appuie sur l’allitération : Les fils du roi Beli s’appellent Helgi et Halfdan. Parmi les rois danois on cite Halfdan qui a deux fils, Helgi et Hróar, un petit-fils, Hrólf et un arrière-petit-fils, Hraerck. Cf. Thusnelda et Thumelicus ; Gunther, Gérnôt et Giselher ; Hildebrand et Hadubrand. Deux frères portaient fréquemment le même nom. Ainsi, deux frères du jarl Arnvid s’appellent Ulf (Egils saga, ch. 74). Dans ce cas il fallait les distinguer par une désignation quelconque. Les fils du jarl Alf le Vieux, qui s’appelaient tous deux Stein, reçurent les noms de Útstein et de Innstein (Hálfs saga, ch. 10). Quelquefois on ajoutait une épithète : les deux Hrók de la Hálfs saga furent surnommés l’un enn svarti (le Noir) et l’autre, enn hvíti (le Blanc). Voy. à ce sujet des détails très intéressants dans K. Weinhold, op. c. p. 262-282, et G. Storm, Arkiv f. nord fil. IX (1893). — Les noms islandais ont généralement une signification assez visible. Fridthjof = serviteur de la paix ; Ingibjörg = citadelle de la jeunesse ; Helgi = le Saint ; Halfdan = demi Danois (c. à. d. celui dont le père ou la mère est d’origine danoise) ; Björn = l’ours ; Thorstein = pierre de Thor (contre laquelle on brisait le dos des victimes humaines destinées au sacrifice) etc.
  171. Presque tous les ouvrages islandais commencent et se terminent par des formules stéréotypées originales, telles que Svá byrjar sögu thessa, « ainsi commence cette saga » (Fridthjôfs s.) ; hér hefr úpp sögu… (Ivens s.) ; that er upphaf á sögu thessi, « tel est le commencement de cette saga » (Gisla s. Súrssonar) ; that er upphaf thessar sögu (Edda de Snorri) ; ok lykr hér sögu herra Ívens, « ici finit la saga du seigneur Ivein » (Ívens s.) ; ok lykr hér frá Hrafnkeli at segja (Hrafnkels s. Freysgoda). Des formules analogues se retrouvent dans d’autres livres du moyen âge : « Incipit libellus Islandorum. Incipit… Explicit Widukindi liber primus rerum gestarum Saxonicarum… Hie hât daz maere ein ende… etc.