La Sœur du Soleil/Chapitre XVI

DENTU & Cie (p. 156-173).


XVI


LES PÉCHEURS DE LA BAIE D’OSAKA


Une agitation extraordinaire règne dans le château de Fidé-Yori. À chaque instant des chefs militaires couverts de lourdes cuirasses franchissent la porte de la première muraille : on entend le pas de leurs chevaux résonner sous la voûte profonde.

Ils gagnent en tout hâte la troisième enceinte et pénètrent dans le palais du siogoun.

Fidé-Yori, dans une salle voisine de la salle des Mille-Nattes, tient conseil au milieu des chefs de son armée et des princes qui lui sont le plus dévoués.

Le front du jeune siogoun est soucieux ; il ne dissimule pas son inquiétude, que partagent la plupart des guerriers. Quelques-uns cependant, pleins d’ardeur et de foi, relèvent le courage du maître.

— Notre situation n’est pas désespérée, dit le général Sanada-Sayémon-Yoké-Moura, le plus habile guerrier du royaume, il faut savoir l’envisager froidement. Hiéyas n’a sur nous qu’un avantage : tandis que nous ne songions pas à la guerre, il a rassemblé des armées ; il est en mesure de commencer la lutte, nous ne sommes pas prêts ; mais, en quelques jours, cette infériorité n’existera plus ; nos troupes seront sur pied et la partie deviendra égale. Il faut donc pour le moment occuper l’ennemi par des escarmouches insignifiantes, le retenir loin d’ici, tandis que nous rassemblerons nos forces autour d’Osaka.

— Pour moi, je suis d’avis d’attaquer immédiatement Hiéyas et de ne pas lui laisser prendre l’offensive, dit le général Harounaga, un soldat sans grand mérite, mais que la protection active de Yodogimi, la mère de siogoun, avait promptement élevé.

— Y songes-tu ? s’écria le jeune Signénari, ce serait faire massacrer en quelques heures notre armée par une armée trois fois plus nombreuse qu’elle. Il faut occuper les forteresses et nous mettre à l’abri d’une surprise jusqu’au moment ou toutes nos forces seront réunies. Si alors Hiéyas ne nous a pas encore attaqués, il sera temps de prendre l’offensive.

— Je maintiens ma proposition, dit Harounaga. J’ai idée que l’armée de Hiéyas est loin d’être aussi nombreuse qu’on se l’imagine ; comment, en l’espace d’une lune, aurait-il pu devenir formidable à ce point ?

— On ne peut pas agir sur des suppositions, dit Yoké-Moura, et nous ne sommes pas en mesure d’attaquer ; il faut avant tout grossir notre corps d’armée.

— Combien avons-nous de soldats en ce moment ? demanda Fidé-Yori.

— Voici, dit Yoké-Moura : Signénari, qui vient d’être honoré, malgré sa grande jeunesse, du grade de général, a vingt mille hommes sous ses ordres ; Harounaga en a autant ; Moto-Tsoumou et Massa-Nori commandent chacun dix mille soldats ; Moritzka en a quinze mille, et Yama-Kava cinq mille. Moi je suis à la tête de trente mille hommes. C’est donc un total de cent dix mille soldats.

— Par quels moyens grossirons-nous cette armée ? dit le siogoun.

— Tu ne songes pas, maître, dit Yoké-Moura, que les princes n’ont pas encore envoyé les troupes qu’ils sont tenus de te fournir en temps de guerre, et que ces troupes tripleront, pour le moins, le chiffre de ton armée.

— Il ne faut pas oublier cependant, s’écria le prince d’Aki, que certaines provinces sont directement menacées par Hiéyas ou ses alliés et que ces provinces seront contraintes de garder leurs soldats sous peine d’être immédiatement envahies.

— Les provinces les plus exposées, dit Signénari en jetant les yeux sur une carte, sont celles de Satsouma, de Nagato et d’Aki à cause du voisinage des principautés de Figo et de Toza.

— Comment ! s’écria Fidé-Yori, le prince de Figo, le prince de Toza m’abandonnent ?

— Hélas ! ami, dit Nagato, tu l’ignorais, depuis longtemps cependant je t’avais signalé leur trahison, mais ton âme pure ne peut pas croire aux crimes.

— Il faut, s’il en est ainsi, dit le siogoun, que les princes gardent leurs soldats et qu’ils aillent se mettre à leur tête. Il va falloir que tu me quittes, Ivakoura.

— J’enverrai quelqu’un à ma place, dit le prince de Nagato. Je suis décidé à rester ici. Mais ne nous occupons pas de cela, hâtons-nous d’agir et d’envoyer nos soldats à leurs postes, ne perdons pas le temps en paroles vaines.

— Je me range à l’avis de Yoké-Moura, dit le siogun, qu’il retienne l’ennemi loin d’Osaka, tandis que nous achèverons de rassembler nos forces.

— Le général Moritzka va partir immédiatement avec ses quinze mille hommes, dit Yoké-Moura, il se rendra dans la province d’Issé et fera part du plan de défense au prince qui gouverne ce pays, il devra lui laisser cinq mille hommes avec l’ordre de surveiller les mouvements du seigneur d’Ovari, son voisin, et de bloquer sa forteresse, si c’est possible. Puis Moritzka traversera le Japon dans sa largeur, et, laissant sur les frontières des provinces révoltées le nombre d’hommes qu’il jugera nécessaire, il gagnera la principauté de Vakasa et s’y établira. Avec les armées levées par les princes de cette région, nous aurons environ quarante mille hommes sur la frontière. Yama-Kava et ses cinq mille soldats iront camper sur les rives du lac de Biva, derrière Kioto, les cavaliers du ciel pourront se joindre a eux et s’établir sur les hauteurs. Harounaga conduira son armée à Yamasiro et couvrira Osaka du côté du nord ; Signénari ira occuper l’île d’Avadsi, au sud d’Osaka, et tiendra en respect les traîtres seigneurs de Toza et de Figo dont l’attaque serait en ce moment des plus redoutables. Le reste de l’armée demeurera dans les environs de la ville prêt à être envoyé sur les points les plus menacés.

— Il n’y a rien à reprendre au plan que tu viens de nous exposer, dit le siogoun ; qu’il soit fait selon tes ordres et qu’on se hâte.

Les généraux vinrent l’un après l’autre s’agenouiller devant le siogoun, puis il quittèrent la salle.

— Princes, dit alors le siogoun aux seigneurs restés près de lui, retournez dans vos États. Que ceux dont les domaines sont menacés gardent leurs soldats ; que les autres m’envoient immédiatement tous les hommes dont ils peuvent disposer.

Les princes vinrent à leur tour s’incliner devant le maître : Satsouma, Ouésougui, Arima, Aki, Vakasa, puis ils sortirent.

Fidé-Yori resta seul avec Nagato.

— Ivakoura., lui dit-il en le regardant dans les yeux. Que penses-tu de cette guerre ?

— Je pense qu’elle sera meurtrière ; mais la justice est avec nous ; même vaincus nous serons nobles et glorieux, et Hiéyas, fût-il vainqueur, sera couvert d’opprobre. Nous avons la jeunesse, l’ardeur, la force. C’est devant nous que marche l’espérance.

— Merci, ami, de vouloir m’encourager par ta confiance, car j’ai le cœur gonflé d’inquiétude.

— Je te quitte, maître, dit le prince de Nagato. Je vais organiser mon armée.

— Que veux-tu dire ?

— Crois-tu que je vais rester ici inactif, inutile ? Crois-tu que je vais regarder les autres s’entretuer et ne pas me mêler de la partie ? Je n’ai pas de soldats mais j’en aurai.

— Ne rappelle pas au moins ceux de ta province, ne laisse pas envahir tes États.

— Je ne songe pas à cela, dit le prince. Je ne rappellerai pas ces soldats, non que je tienne à conserver ma principauté, mais mon père réside dans le château d’Hagui et ma fiancée vient de s’y installer près de lui : ce sont leurs précieuses vies que je veux mettre à l’abri derrière le rempart vivant de ma loyale armée. Pas un homme ne quittera la province de Nagato.

— Eh bien, où prendras-tu cette armée dont tu parles ? dit le siogoun.

— C’est un secret, dit le prince ; lorsque cette armée aura accompli quelque action d’éclat, je te la présenterai.

— Je ne devine pas tes projets, dit Fidé-Yori, mais je suis sûr que tu ne feras rien que de noble et d’héroïque. Va, ami.

Le prince de Nagato rentra dans son palais, il y trouva rassemblés une vingtaine de samouraïs, ses vassaux, qui venaient se mettre à ses ordres.

— Tenez-vous prêts à partir, leur dit le prince, réunissez vos serviteurs et préparez vos bagages ; je vous ferai savoir mes volontés avant le coucher du soleil.

Nagato remonta dans ses appartements ; mais, à mesure qu’il en approchait, un singulier tapage frappait son oreille.

— Que se passe-t-il donc chez moi ? murmura-t-il.

Il se hâta et pénétra dans la salle voisine de sa chambre.

Il s’aperçut alors que c était le jeune Loo qui causait à lui seul tout ce bruit. Il était armé d’un sabre ébréché et tournait autour d’un paravent illustré de guerriers grands comme nature. Loo frappait du pied, poussait des cris étranges, insultait ces guerriers immobiles et les transperçait impitoyablement de son sabre.

— Qu’est-ce que tu fais là ? s’écria le prince moitié fâché, moitié riant.

Loo, à la vue de son maître, jeta son arme et se précipita genoux.

— Qu’est-ce que cela signifie ? reprit Nagato ; pourquoi mets-tu ce meuble en pièces ?

— Je m’exerçais la guerre, dit Loo d’une voix qu’il s’efforçait de rendre larmoyante. Ça, ajouta-t-il en montrant le paravent, c’est le château d’Ovari avec ses soldats ; moi, j’étais l’armée du siogoun.

Le prince se mordit les lèvres pour ne pas rire.

— Serais-tu brave, Loo ? dit-il.

— Ah ! oui, dit l’enfant, et si mon sabre coupait je ne craindrais personne.

— Je crois que si ces guerriers, au lieu d’être en soie et en satin, étaient en chair et en os, tu te sauverais à toutes jambes.

— Pas du tout ! s’écria Loo en s’asseyant sur ses talons. Je suis très méchant et je me suis souvent battu ; une fois, j’ai arraché l’oreille à un gardien des quartiers, parce qu’il ne voulait pas me laisser passer, sous prétexte qu’il était trop tard ; pendant qu’il appelait du renfort en se tenant l’oreille, j’ai sauté par dessus la barrière. Un autre jour, je poursuivais une cigogne que j’avais blessée en lui jetant une pierre ; elle entra dans un enclos et moi derrière elle. Mais alors un gros chien arriva pour me dévorer ; je lui serrai le cou et je le mordis si fort qu’il s’enfuit en criant. Pourtant, je lui en veux, à ce chien, parce que la cigogne était partie.

Le prince réfléchissait en écoutant les histoires de Loo ; il se souvenait d’avoir entendu parler de ces aventures ; on les lui avait rapporté en lui conseillant de ne pas garder chez lui ce jeune serviteur.

— Voudrais-tu venir à la guerre avec moi ? dit-il tout à coup.

— Ah ! mon maître, s’écria Loo en joignant les mains, je t’en supplie, emmène-moi ; je suis plus souple qu’un serpent, plus agile qu’un chat, je sais me glisser partout, tu verras que je ne serai pas inutile ; d’ailleurs, la première fois que j’aurai peur, tu me couperas la tête.

— C’est convenu, dit le prince en souriant, va revêtir un costume très simple, de couleur sombre, et tiens-toi prêt à m’accompagner. J’aurai besoin de toi dès ce soir.

Nagato entra dans sa chambre, tandis que Loo, ivre de joie, s’éloignait en gambadant.

Le prince allait frapper sur une cloche pour faire venir ses serviteurs, lorsqu’il crut entendre heurter faiblement sous le plancher, il se pencha et prêta l’oreille, le bruit se répéta plus distinct.

Nagato alla fermer les panneaux ouverts autour de la chambre, puis il revint vers l’endroit du plancher où le bruit se faisait entendre ; il souleva la natte et chercha un nœud de bois sur lequel il appuya le doigt : une partie du plancher s’écarta alors et découvrit un escalier qui s’enfonçait dans l’obscurité. Un homme gravit les dernières marches de cet escalier et entra dans la chambre.

Au premier aspect, cet homme ressemblait à Nagato ; il était comme l’ébauche grossière de la statue parfaite réalisée par le prince.

— Que deviens-tu, mon pauvre Sado ? dit le prince. Je t’avais oublié.

— Je me suis marié, je suis heureux, dit Sado.

— Ah ! je me souviens : l’histoire des princes déguisés en aveugles et l’enlèvement de toute une famille ! Tu as de l’esprit. Cette aventure a occupé longtemps les oisifs. Mais que me veux-tu ? Manques-tu d’argent ?

— Maître, je viens te dire que j’ai honte de la vie que je mène.

— Comment as-tu donc oublié nos conventions ?

— Non, seigneur, je n’ai rien oublié j’étais un criminel, j’allais être décapité lorsque tu m’as fait grâce, parce que ton illustre père s’écria en me voyant : Cet homme te ressemble, Ivakoura.

— Je t’ai pardonné aussi, dit le prince, parce que, à mes yeux, ton crime était léger : tu t’étais vengé d’une insulte en tuant ton ennemi, voilà tout. Mais quelles étaient mes conditions en te faisant grâce ?

— De t’obéir aveuglément, de t’être dévoué jusqu’à la mort. C’est ce que je viens te rappeler aujourd’hui.

— Comment ?

— Jusqu’à la mort… répéta Sado en appuyant sur chaque syllabe.

— Eh bien ! tu es vivant encore, tu n’es pas délié de ton serment.

— Maître, dit Sado d’une voix grave, je suis de noble origine, mes aïeux étaient vassaux de tes aïeux, et jusqu’au jour où la colère m’a fait commettre un crime, pas une tache n’avait terni l’éclat de notre nom. Tu m’as sauvé de la mort, et au lieu de me faire expier ma faute par une vie rude, qui m’eût relevé à mes yeux, tu as fait de mon existence une fête continuelle. J’ai accompli en ton nom mille folies, j’ai déployé un luxe insensé, j’ai joui de la vie, de la fortune, des honneurs comme si j’eusse été un prince tout-puissant.

— Eh bien ! tu me rendais service en accomplissant mes ordres, voilà tout. Ta ressemblance avec moi me servait à tromper mes ennemis et à affoler leurs espions.

— Tu as chassé tes ennemis aujourd’hui, continua Sado, et mon rôle de jeune fou est terminé ; mais songe, seigneur, combien je puis te servir dans la guerre qui commence. Grâce à des fards habilement préparés, j’arrive à faire de mon visage une image assez exacte du tien, je me suis accoutumé à imiter ta voix, ta démarche, beaucoup de tes amis ne connaissent que moi, et pour eux je suis le véritable prince de Nagato. Quel avantage dans une bataille d’être double ! J’attirerai l’ennemi d’un côté, tandis que tu agiras de l’autre. On te croira ici, tu seras ailleurs. J’ai bien accompli ma mission lorsqu’il s’agissait d’être fou et de répandre l’or à flots, je l’accomplirai mieux encore lorsqu’il s’agira d’être brave et de verser mon sang pour toi.

— Ta noble origine se révèle à moi dans tes paroles, dit le prince, et je t’estime assez pour accepter l’offre que tu me fais, je connais ton habileté aux choses de la guerre, elle nous sera précieuse. Mais, sache-le, dans cette lutte les dangers seront grands.

— Ma vie t’appartient, n’oublie pas cela, maître, et si le hasard veut qu’un jour je meure pour toi, la tache faite à mon nom sera effacée.

— Eh bien, dit le prince rapidement, tu vas partir pour mes États, les seigneurs voisins les menacent sérieusement ; tu te mettras à la tête de mes troupes ; tu défendras le territoire. Mais ma présence supposée dans mon royaume attirera peut-être autour de lui de nombreux ennemis. Hiéyas me hait personnellement. Sache, quoi qu’il arrive, soutenir l’honneur de mon nom ; songe que, pour tous, tu es le prince de Nagato.

— À force de t’imiter, j’ai pris quelque chose de ton âme, dit Sado, je te jure d’être digne de toi.

— Je me fie a toi, dit le prince je sais avec quelle intelligence tu as su tenir le rôle étrange que je t’avais confié, toutes les aventures conduites par toi en mon nom se sont terminées à mon honneur. C’est pourquoi je te donne aujourd’hui mes pleins pouvoirs. Tu partiras d’ici, emmenant avec toi une suite nombreuse, et c’est moi qui vais prendre le chemin souterrain ; indique-moi quelles en sont les issues ?

— Il y en a deux, maître, dit Sado : l’une qui débouche dans une maison de pêcheur inhabitée, sur les rives du Yodogava ; l’autre dans la demeure de ma femme. Car, ainsi que je te l’ai dit, j’ai épousé une charmante jeune fille que j’aimais.

— Que deviendra-t-elle, si tu meurs ?

— Je la mets sous ta protection, seigneur.

— Prends dès aujourd’hui tes dispositions envers elle, dit le prince. Moi aussi, je peux être tué et ne pas revenir ; mes coffres sont à ta discrétion.

— Merci, prince magnanime, dit Sado en s’agenouillant un instant aux pieds de Nagato. As-tu quelque chose encore à me recommander ?

— Tu feras parvenir au siogoun la lettre que je vais écrire.

Le prince prit une feuille de papier en fibrilles de bambou illustrée d’une liane fleurie et écrivit rapidement :

« Maître, si l’on te dit que j’ai changé d’avis et que je suis parti pour mes États, garde-toi de le croire, mais laisse-le dire.

« IVAKOURA. »

Il remit le billet à Sado.

— Maintenant, lui dit-il, cache-toi un instant derrière ce paravent, afin que personne ne nous voie ensemble ; lorsque je serai parti, tu agiras selon mes ordres.

— Que le bonheur soit ton compagnon ! dit Sado en se cachant.

— Merci de ce souhait, dit le prince, qui soupira.

Il alla tirer un panneau et appela Loo.

Le jeune serviteur accourut. Il était vêtu comme l’enfant d’un artisan, mais il avait passé son sabre à sa ceinture.

Il aida son maître à revêtir un costume sans ornements, puis le prince ouvrant un coffre enveloppa dans sa ceinture une somme considérable.

— En route, maintenant, dit-il en s’approchant du souterrain.

Loo regarda cette trappe ouverte sans manifester la moindre surprise. Une lanterne allumée était posée sur la dernière marche ; il prit la lanterne et commença à descendre ; le prince le suivit et referma la trappe. Ils descendirent alors cinquante marches et se trouvèrent dans un petit carrefour duquel s’éloignaient deux étroits couloirs.

Une odeur de terre humide et un froid glacial régnaient en cet endroit.

— De quel côté allons-nous, maître ? demanda Loo en regardant les deux routes divergentes.

Le prince s’orienta un instant.

— Prenons à droite, dit-il.

Ils s’engagèrent dans l’étroite galerie, soutenue de loin en loin par de larges poutres de bois noir, et marchèrent une demi-heure environ ; ils arrivèrent alors au pied d’un escalier qu’ils gravirent. Cet escalier débouchait dans la chambre unique d’une maison de pêcheur.

— Nous sommes arrivés, dit Nagato en jetant un regard autour de lui.

La chambre était déserte et presque vide, quelques filets noircis formaient comme une draperie sur les murailles ; dans un coin un léger bateau était couché sur le flanc.

— Ça n’est pas beau ici, dit Loo d’un air dédaigneux.

La porte était fermée intérieurement par une barre de fer, Nagato la souleva et fit glisser le panneau dans sa rainure.

Le soleil était couché, la nuit montait rapidement, cependant, le ciel, encore pourpré, ensanglantait le fleuve. On voyait quelques grands bateaux amarrés près des berges, d’autres barques rentraient venant de la mer, les matelots abaissaient les voiles en roseaux tressés, on entendait le bruit de l’anneau glissant le long du mât ; quelques pécheurs, gravissaient les escaliers à pic et traînant leurs filets mouillés, regagnaient leurs habitations.

Déjà on allumait les grandes lanternes en forme de carré long, aux façades des débits de thé ; des clameurs joyeuses commençaient à s’échapper de leurs jardins, de leurs salles ouvertes.

Le prince, suivi de Loo, se dirigea vers le plus bruyant de ces établissements ; mais, à sa grande surprise, lorsqu’il pénétra dans la galerie déjà pleine de monde, il fut salué par des acclamations enthousiastes.

— C’est mon brave Sado qui me vaut cette popularité, se dit-il.

— Le seigneur ! le seigneur ! criait-on.

— Que l’on apporte du saké ! Éventrons les tonneaux ! Le daïmio veut que l’on soit ivre !

— Nous le serons ! nous le serons ! au point de ne pas distinguer la lune d’avec le soleil !

— Mais il faut beaucoup de saké, beaucoup, beaucoup ! Alors nous pourrons chanter l’antique chanson de Daïnogon-Ootomo.

Ils entonnèrent en chœur cette chanson :

« Y a-t-il quelque chose au monde de plus précieux que le saké ?

« Si je n’étais un homme, je voudrais être un tonnelet. »

Cependant un matelot, nu jusqu’à la ceinture, à la figure large et peu avenante, s’avança vers le prince.

— Nous boirons plus tard, dit-il. Tu m’as, la dernière fois que nous nous sommes vus, fendu la joue d’un coup de poing ; je veux t’enfoncer une côte ou deux ensuite, nous serons amis.

— Sais-tu bien à qui tu parles ? s’écria Loo furieux, en s’élançant vers l’homme du peuple.

Celui-ci le repoussa, mais l’enfant lui saisit le bras et le mordit jusqu’au sang.

Le matelot cria de douleur.

— C’est un loup, celui-ci ! hurla-t-il.

Et il courut sur Loo les poings lèves, mais le prince le saisit par les poignets.

— Laisse cet enfant, dit il, battons-nous si tu veux. Comment t’appelles-tu ?

— Tu ne sais pas mon nom ?

— Je l’ai oublié.

— Un prince peut bien oublier le nom d’un simple matelot, s’écria-t-on de tous côtés, il s’appelle Raïden, comme le dieu des orages.

— Eh bien ! Raïden, dit Nagato, battons-nous puisque tu me gardes rancune.

— Lâche-moi d’abord, dit Raïden qui faisait de vains efforts pour se dégager.

Le prince le lâcha. Alors le matelot, fermant ses poings, guetta un instant son adversaire, puis il s’élança sur lui ; mais Nagato, d’un seul geste brusque et violent, l’envoya rouler les jambes en l’air au milieu d’un grand fracas de porcelaines brisées, parmi les tasses et les flacons disposés sur le plancher.

Tous les assistants éclatèrent de rire.

Te voila satisfait, disait-on, tu as causé des dégâts pour plus d’un kobang ; si le prince ne paye pas, il te faudra vendre beaucoup de poissons pour t’acquitter.

— Je payerai, dit le prince, mais parle, Raïden, veux-tu continuer la lutte ?

— Non, merci, dit Raïden, je suis tombé dans du thé bouillant, et il m’en cuit ; d’ailleurs tu es plus fort ce soir encore que de coutume, je serais battu.

— Le saké ! le saké ! puisque la querelle est terminée, dirent les assistants. Parle, prince, de quelle façon allons-nous nous divertir ce soir ?

— Buvons d’abord, dit le prince, aujourd’hui le temps n’est guère à la réjouissance ; de tristes nouvelles circulent au château, l’inquiétude est dans tous les cœurs, car la guerre civile va éclater ; les folies que nous faisions ne sont plus de saison, pas plus que les fleurs et les feuillages lorsque souffle la première rafale de l’hiver.

On avait apporté le saké. Un grand silence s’était établi ; tous les yeux étaient fixés sur le prince.

— Je suis venu pour causer avec vous, qui avez été quelquefois mes compagnons de plaisir, reprit-il. Vous aimez la lutte, vous êtes braves, vous êtes forts ; voulez-vous être encore mes compagnons et vous battre sous mes ordres, avec les ennemis de Fidé-Yori ?

— Nous le voudrions, certes ! s’écrièrent quelques matelots.

— Mais nos femmes, nos enfants, que deviendraient-ils ?

— Qui les nourrirait en notre absence ?

— Vous savez bien que l’or coule de mes doigts comme l’eau d’une fontaine. Je ne vous ferai pas quitter votre métier et risquer votre vie sans vous payer largement. Combien gagne un pécheur dans sa journée ?

— Cela dépend : dans les mauvais jours, quand la mer est impitoyable, on ne gagne pas même un itzibou ; les bons coups de filet rapportent quelquefois jusqu’à un demi-kobang.

— Eh bien, je vous payerai un demi-kobang par jour tant que la guerre durera.

— C’est trop ! c’est trop ! s’écria-t-on de tous côtés, notre sang ne vaut pas cela.

— Je ne me rétracterai pas, dit le prince.

— Mais songe donc, s’écria Raïden, nous sommes nombreux, si tu nous engages tous à ce prix-là, le total sera considérable !

— Je sais compter, dit le prince en souriant, il me faut deux cents hommes, cela fera cent kobangs par jour, trois mille kobangs par mois, trente-six mille kobangs par an.

Raïden écarquillait les yeux.

— Où trouveras-tu tant d’argent ?

— Vous n’avez pas idée de la fortune des princes, dit Nagato étonné de ce singulier débat ; je m’apercevrai à peine de cette dépense, n’ayez donc aucun scrupule.

— Bien ! bien ! s’il en est ainsi, nous acceptons, s’écrièrent les matelots.

— Pour ce prix-là tu peux nous faire couper en cinquante morceaux, dit Raïden, qui n’était pas encore revenu de sa stupéfaction.

— Vous courrez de grands périls, dit le prince, il faudra être dévoués et intrépides.

— Celui qui lutte avec la mer n’a plus peur des hommes, dit un matelot ; nous sommes habitués au danger.

— Écoutez, dit Nagato ; vous choisirez parmi vos barques cinquante des meilleures et des plus fortes ; vous ne changerez rien à leur aspect pacifique ; vous les laisserez pourvues de leurs engins de pêche et les tiendrez prêtes à prendre la mer au premier signal.

— C’est entendu, dit Raïden.

— Je vous fournirai des armes, continua le prince ; mais vous les cacherez soigneusement ; vous devez avoir l’air de pêcheurs et non de guerriers.

— Très bien ! nous comprenons, s’écria Raïden, qui, debout les bras croisés, écoutait le prince attentivement.

— Je n’ai pas autre chose à vous commander pour le moment, dit Nagato ; seulement, tenez secrètes nos conventions.

— Nous n’en parlerons pas même aux mouettes qui passent sur la mer.

— Le prince ouvrit sa ceinture et versa sur le plancher un monceau d’or.

— L’engagement commence aujourd’hui même pour ceux qui sont présents ici, dit-il, et je vais compter à chacun de vous cent kobangs. Vous choisirez parmi vos compagnons le nombre d’hommes nécessaire pour compléter ma petite troupe ; engagez les plus braves, les plus discrets.

— Les marins ne sont pas bavards, dit Raïden.

— Les pêcheurs surtout, le bruit effraie le poisson.

— Allons, Loo, dit-il, le prince vient compter l’argent.

Loo s’approcha et commença à ranger par piles les petites lames d’or.

Chaque homme s’avança à son tour et dit son nom, que Nagato écrivait sur une longue feuille de papier.

Le prince regardait avec plaisir le visage naïf et intrépide de ces hommes qui venaient de lui vendre leur vie ; il se disait que rarement à la cour il avait rencontré le regard loyal qu’il voyait là briller dans tous les yeux.

La plupart de ces hommes avaient le torse nu et laissaient voir leurs muscles vigoureux, ils riaient de plaisir en prenant l’argent.

Bientôt le prince quitta la maison de thé et remonta les rives du fleuve. Il entendit longtemps encore les rires et les voix des matelots qui, en buvant du saké, chantaient à tue-tête la chanson de Daïnogon-Ootomo

Loo, qui l’avait entendu pour la première fois, cherchait à se la rappeler, et la fredonnait en marchant derrière le prince :

« Si je n’étais un homme, je voudrais être un tonnelet ! »