La Sœur du Soleil/Chapitre XIX

DENTU & Cie (p. 236-245).


XIX


UNE TOMBE


La nouvelle de la victoire remportée à Soumiossi par le général Harounaga était rapidement parvenue à Osaka. Yodogimi elle-même était venue, avec une joie impétueuse, l’annoncer à Fidé-Yori. Elle ne cachait pas l’orgueil que lui inspirait le triomphe de son amant. Bientôt cependant des paysans arrivant de Soumiossi racontèrent en détail les péripéties de la bataille. Le nom du prince de Nagato remplaça partout celui de Harounaga. Yodogimi défendit sous des peines sévères de répéter une pareille calomnie, elle s’emporta, fatigua son fils de folles récriminations. Fidé-Yori la laissait dire, il louait tout haut Harounaga et tout bas remerciait son ami fidèle, au dévouement insatiable.

Malheureusement d’autres événements, tristes cette fois, vinrent effacer la joie causée par la première victoire : Hiéyas, n’accomplissait aucun des mouvements que l’on avait prévus, il n’attaquait pas Osaka du côté du sud ; le général Signénari était donc inactif dans l’île d’Avadsi et on n’osait le rappeler cependant. L’usurpateur ne s’efforçait pas non plus de rompre les lignes qui barraient l’île de Nipon : son armée, divisée en petits détachements, venait par la mer, abordait sur différents points de la côte près d’Osaka, puis, la nuit, surprenait et enlevait une position.

Hachisuka, général de Hiéyas, s’empara ainsi d’un village voisin de la capitale. Cette nouvelle se répandit dans Osaka et y jeta l’épouvante. Les soldats du siogun avaient été massacrés. Au moment de l’attaque, leur chef, Oussouda, était absent ; il s’enivrait de saké dans une maison de thé des environs.

Le général Sanada-Sayemon-Yoké-Moura voulait attaquer immédiatement les vainqueurs et s’efforcer de les déloger de la position conquise. Fidé-Yori le pria de n’en rien faire.

— Ton armée n’est pas assez nombreuse pour faire le siège d’un village, lui dit-il, et si par malheur tu étais vaincu la ville serait sans défenseurs. Rappelle les troupes que tu as envoyées à Yamasiro, et jusqu’à arrivée contentons-nous de défendre Osaka.

Yoké-Moura obéit à regret. Il fit surveiller l’ennemi par d’habiles espions.

Bientôt les troupes de Yamasiro revinrent. Un combat était imminent. Cependant c’était Yoké-Moura, cette fois, qui refusait de sortir de la ville et de livrer bataille.

Il ne quittait même plus l’intérieur de la forteresse ; on le voyait s’y promener jour et nuit, agité, inquiet, paraissant chercher quelque chose. La nuit surtout, accompagné seulement de son fils Daïské, qui n’avait que seize ans, il errait sans relâche le long de la première muraille.

Les sentinelles, qui le voyaient passer et repasser, avec son fils portant une lanterne, ne comprenaient rien à sa conduite et croyaient que le général était devenu fou.

Par instant Yoké-Moura se précipitait à genoux et collait son oreille à terre.

Daïské retenait son souffle.

Une fois, le général se releva vivement, tout ému.

— Est-ce mon sang qui bourdonne à mes oreilles ? dit-il ; j’ai cru entendre quelque chose. Écoute, mon fils, et vois si je ne me suis pas trompé.

L’enfant s’agenouilla à son tour et posa son oreille contre la terre.

— Mon père, dit-il, j’entends distinctement des coups lointains, sourds, réguliers.

Le général écouta de nouveau.

— Oui, oui, dit-il, je les entends très bien aussi ; ce sont des coups de pioche contre la terre c’est là ! Nous les tenons, nous sommes sauvés d’un danger terrible !

— Qu’est-ce donc, mon père ? demanda Daïské.

— Ce que c’est ! Les soldats de Hiéyas sont occupés à construire un souterrain qui part de leur camp, passe sous la ville et sous le fossé, et va aboutir ici.

— Est-ce possible ? s’écria Daïské.

— Un espion m’a prévenu, par bonheur, de l’ouvrage qu’ils entreprenaient ; mais personne ne savait où aboutirait le souterrain. Si j’avais quitté le château, comme le voulait Fidé-Yori, nous étions perdus.

— Il était temps de découvrir le point qu’ils ont choisi pour envahir la forteresse, dit Daïské, qui écoutait toujours ; ils ne sont pas loin.

— Ils ont encore pour une journée de travail, dit Yoké-Moura. Maintenant que je sais où ils sont, je les surveillerai. Mais, suis-moi, mon fils ; je ne veux confier qu’à toi la mission délicate qu’il faut remplir à présent.

Le général rentra dans le pavillon qu’il habitait au château.

Il écrivit une longue lettre à l’homme qui commandait les troupes revenues de Yamasiro, il se nommait Aroufza, c’était un frère de Harounaga. Il donnait à ce chef toutes les instructions nécessaires pour le combat du lendemain.

Lorsqu’il eut fini, il appela un paysan qui attendait dans la pièce voisine.

— Celui ci connaît le lieu où commence le souterrain, dit Yoké-Moura à son fils lorsque le moment sera venu, il y conduira l’armée. Tu vas partir avec lui ; tâche de n’être vu de personne ; tu porteras cette lettre à Aroufza, et tu lui diras qu’il accomplisse mes ordres scrupuleusement, et qu’il se laisse guider par l’homme que voici. Sois prudent, sois adroit, mon fils ; il est aisé d’atteindre le camp d’Aroufza ; mais songe qu’il faut l’atteindre sans être vu, afiin de ne pas donner l’éveil aux espions que Hiéyas a, sans nul doute, parmi nous. Dès que tu seras arrivé, envoie vers moi un messager.

— Je vais partir sur-le-champ et profiter de l’obscurité, dit Daïské dans quelques heures, mon père, tu auras de mes nouvelles.

Le jeune homme s’en alla avec l’espion.

Dès que le jour fut venu, Yoké-Moura se rendit chez le siogoun pour le saluer.

Fidé-Yori le reçut froidement ; il était mécontent du général, ne s’expliquant pas son inaction.

— Yoké-Moura, lui dit-il, ma confiance en ta grande valeur et en ton dévouement pour ma personne m’empêchent seuls de t’ordonner de commencer immédiatement l’attaque. Voici trois grands jours de perdus. Que fais-tu donc ? Pourquoi t’attardes-tu ainsi ?

— Je ne pouvais commencer avant d’avoir trouvé quelque chose que je cherchais, dit Yoké-Moura.

— Que veut dire ceci ? s’écria le siogoun saisi par une affreuse inquiétude.

À son tour il se demandait si le général avait perdu l’esprit ; il le regarda, le visage du guerrier exprimait une tranquillité joyeuse.

— On m’a dit en effet, reprit Fidé-Yori, que depuis quelque temps tu erres nuit et jour comme un insensé.

— Je me repose à présent, dit le général, j’ai trouvé ce que je cherchais.

Le siogoun baissa la tête.

— Décidément, pensa-t-il, il est fou.

Mais Yoké-Moura répondit à sa pensée.

— Attends à demain pour me juger, dit-il, et ne t’inquiète pas, maître, si tu entends du bruit cette nuit.

Il s’éloigna après avoir dit ces mots, et alla donner des ordres à ses soldats.

Il fit sortir deux mille hommes de la ville, qui allèrent camper sur une petite éminence, en vue de l’ennemi.

— On se prépare à l’attaque, disait-on dans Osaka.

Le peuple envahit les collines, les tours des pagodes, tous les lieux élevés.

Fidé-Yori lui-même monta, avec quelques courtisans, au dernier étage de la grande tour des Poissons d’or, au centre de la forteresse.

De là il voyait dans la plaine les soldats d’Aroufza, huit mille hommes environ, et plus loin, dénoncés par quelques miroitements des armes et des cuirasses, les ennemis campés près d’un petit bois. Du côté de la mer, dans la baie, la flotte de guerre finissait d’appareiller ; plus près, les rues de la ville, coupées d’innombrables canaux pareils à des rubans d’azur, étaient remplies d’une foule anxieuse. Les travaux avaient été suspendus ; tout le monde attendait.

Les troupes ne bougeaient pas.

Fidé-Yori se lassait de regarder : une sourde irritation commençait à gronder en lui. Il fit demander Yoké-Moura.

— Le général est introuvable, lui répondit-on, son armée est sous les armes, prête à sortir au premier signal, mais jusqu’à présent deux mille hommes seulement ont quitté la forteresse.

Enfin, vers le soir, l’ennemi fit un mouvement. Il s’avança du côté de la ville. Aussitôt les soldats placés sur la colline par Yoké-Moura descendirent impétueusement. Quelques coups de feu brillèrent, le combat commença. L’ennemi était supérieur en nombre. Au premier choc, il repoussa les hommes du siogoun.

— Pourquoi Aroufza ne s’ébranle-t-il pas ? disait le siogoun ; est-ce une trahison ? je ne comprends vraiment rien à ce qui se passe.

On entendit des pas nombreux et précipités dans la tour, et tout à coup Yoké-Moura sortit sur la plate-forme.

Il tenait entre ses bras une grosse botte de paille de riz. Les hommes qui le suivaient portaient des broussailles.

Le général écarta vivement les courtisans et même le siogoun. Il forma un énorme bûcher, puis il y mit le feu.

La flamme s’éleva bientôt, claire, brillante ; sa lueur illumina la tour et empêcha de voir dans la plaine que le crépuscule envahissait.

Yoké-Moura, penché par-dessus la balustrade, abritait ses yeux avec ses mains et s’efforçait de percer la pénombre du regard ; il distingua une oscillation de l’armée d’Aroufza.

— Bien, dit-il.

Et il redescendit rapidement, sans répondre aux nombreuses questions dont on l’accablait.

Il alla se poster à quelque distance du point où devait aboutir le souterrain. Il était terminé, car depuis le milieu du jour les coups de pioche avaient cessé ; on avait laissé seulement une mince épaisseur de terre, qu’on devait percer au dernier moment.

À la tombée du jour le général avait prêté l’oreille, il avait alors entendu un bourdonnement de pas ; l’ennemi était engagé dans le souterrain. C’est alors qu’on avait allumé cette flamme sur la tour. À ce signal Aroufza devait s’ébranler et aller assaillir l’ennemi à l’autre extrémité du souterrain.

La nuit était tout à fait venue. Yoké-Moura et ses soldats attendaient dans le plus profond silence.

Enfin des petits coups commencèrent à se faire entendre. On frappait avec précaution pour produire le moins de bruit possible.

Le général et ses hommes, immobiles dans l’ombre, tendaient l’oreille. Ils entendaient la terre tomber par mottes, puis elle se crevassa et l’on put percevoir le bruit de la respiration de ceux qui travaillaient.

Bientôt un homme laissa voir son torse hors de l’ouverture ; il se détachait sur une ombre plus intense que l’obscurité. Il sortit, un autre le suivit.

On ne bougea pas.

Ils s’avançaient avec précaution, regardant de tous côtés, on en laissa sortir environ cinquante ; puis, tout à coup, avec des cris féroces, on se rua sur eux. Ils tentèrent de se replier vers le souterrain.

— Nous sommes trahis ! crièrent-ils à leurs compagnons. N’avancez pas, fuyez.

— Oui, traîtres, vos menées sont découvertes, dit Yoké-Moura, et vous avez creusé vous-mêmes votre tombe.

Tous ceux qui étaient sortis du souterrain furent massacrés. Les cris des mourants emplissaient le palais.

On courait avec des lumières. Fidé-Yori vint lui-même entre deux haies de serviteurs portant des torches.

— Voici ce que je cherchais, maître, lui dit le général en lui montrant l’ouverture béante. Crois-tu maintenant que j’aie bien fait de ne pas quitter la forteresse ?

Le siogoun était muet de surprise à la vue du danger qu’il avait couru.

— Personne ne sortira plus vivant de là ! s’écria le général.

— Mais ils vont fuir, je pense, par l’autre issue, dit Fidé-Yori.

— Tu étais surpris tout à l’heure de l’immobilité d’Aroufza dans la plaine : il attendait que la meilleure partie de l’armée ennemie fût entrée dans ce chemin pour fermer la porte sur eux.

— Ils sont perdus alors ! dit le siogoun. Pardonne-moi, le plus brave de mes guerriers, d’avoir un instant douté de toi, mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenu de ce qui allait se passer ?

— Maître, dit le général, les espions sont partout : il y en a dans la forteresse, dans ton palais, dans ma chambre. Un mot surpris, et ils étaient prévenus. Au moindre bruit, l’oiseau qu’on voulait prendre s’envole.

Personne ne s’avançait plus hors du souterrain.

— Ils croient pouvoir s’échapper, disait Yoké-Moura ; ils vont revenir lorsqu’ils s’apercevront que la retraite leur est coupée.

Bientôt, en effet, des cris de détresse se firent entendre. Ils étaient tellement déchirants que Fidé-Yori tressaillit.

— Les malheureux murmura-t-il.

Leur situation était horrible, en effet : dans cet étroit couloir, où deux hommes pouvaient à peine s’avancer de front, où on respirait mal, ces soldats éperdus, fous de peur, se poussaient, s’écrasaient dans l’obscurité, voulant à tout prix de la lumière, fût-ce celle de la nuit, qui leur eût paru brillante à côté de cette ombre sinistre.

Une poussée terrible fit jaillir quelques hommes hors du souterrain, ils tombèrent sous le glaive des soldats.

Au milieu des cris, on entendait ces paroles confusément :

— Grâce nous nous rendons.

— Ouvrez laissez-nous sortir.

— Non, dit Yoké-Moura, pas de pitié pour des traîtres tels que vous. Je vous l’ai dit, vous avez creusé votre propre tombeau.

Le général faisait apporter des pierres et de la terre pour combler l’ouverture.

— Ne fais pas cela, je t’en conjure, dit Fidé-Yori, pâle d’émotion, ces cris me déchirent le cœur ; ils demandent à se rendre ; faisons-les prisonniers, cela suffit.

— Tu n’as pas à me prier, maître, dit Yoké-Moura ; tes paroles sont des ordres. Holà ! vous autres, ajouta-t-il, cessez de hurler, on vous fait grâce ; vous pouvez sortir.

Les cris redoublèrent.

Sortir était impossible. L’effroyable poussée avait étouffé beaucoup d’hommes, les cadavres bouchaient l’ouverture ; ils formaient un rempart compacte, grossi d’instants en instants, infranchissable. Tous devaient périr ; leurs trépignements faisaient trembler le sol ; ils s’écrasaient, se mordaient les uns les autres, leurs sabres leur enfonçaient les côtes ; leurs cuirasses se brisaient avec leurs os ; ils mouraient au milieu d’une ombre intense, étouffés dans un sépulcre trop étroit.

On essayait en vain du dehors de déblayer l’entrée.

— Quelle chose horrible, la guerre ! s’écria Fidé-Yori qui s’enfuit bouleversé.

Bientôt les cris devinrent plus rares, puis le silence s’établit tout à fait.

— C’est fini, ils sont tous morts, dit Yoké-Moura, il ne reste qu’à refermer la tombe.

Cinq mille hommes avaient péri dans ce souterrain long de plusieurs lieues.