La Sœur du Soleil/Chapitre XIV

DENTU & Cie (p. 141-148).


XIV


LA CHASSE AU VOL


Quelques jours après la réception des ambassadeurs, vers la dixième heure du matin, l’heure du serpent, un jeune cavalier courait à toute bride sur la route qui conduit d’Osaka à Kioto.

À cette heure, la route est très encombrée ; bêtes de somme, colporteurs, hommes et femmes du peuple se croisent sur tout son parcours. Des paysans portent les produits de leurs champs dans les villes des environs ; ils se rendent à Fusini, à Yodo, à Firacca ; des marchandises de toutes espèces sont transportées d’Osaka à Kioto : du riz, des poissons salés, des métaux, du bois précieux, tandis que Kioto envoie à la ville du siogoun, du thé, de la soie, des vases de bronze et des objets laqués.

Le jeune cavalier ne se préoccupe nullement de l’encombrement, il rend les rênes à son cheval et l’excite de la voix ; d’ailleurs, la route est toujours libre devant lui, on s’écarte avec précipitation au bruit de ce galop furieux et les passants se rejettent sur les côtés de la route que bordent çà et là des habitations construites en bois de hêtre.

Le cavalier passe si vite que, malgré leurs efforts, les curieux ne peuvent distinguer son visage.

— C’est un guerrier, dit quelqu’un, j’ai vu luire ses armes.

— Ce n’était pas bien difficile à voir, dit un autre, chaque mouvement qu’il fait jette des éclairs.

— C’est un guerrier d’un grade élevé, j’ai aperçu, moi, les lanières d’or de son fouet de commandement.

— Est-ce un général ?

— Demande à l’hirondelle qui passe d’aller voir si les cornes de cuivre brillent sur son casque. Elle seule est capable de rattraper ce cavalier.

Lorsqu’il atteignit Kioto, le jeune guerrier ne ralentit pas sa course, il traversa la ville au grand galop et entra au palais, il demanda les envoyés du siogoun.

— Ils sont à la résidence d’été, lui répondit-on, ou plutôt ils n’y sont pas. Ils accompagnent notre divine Kisaki à la chasse ; depuis le lever du soleil ils sont partis.

— De quel côté a lieu la chasse ?

— Sur les rives du lac de Biva, au pied des montagnes, répondit le valet ; mais seigneur, voudrais-tu rejoindre les illustres chasseurs ?

— Fais-moi donner un cheval, dit froidement le jeune homme sans répondre à l’interrogation.

Il mit pied à terre en même temps, et le serviteur emmena la monture harassée. Bientôt, deux palefreniers amenèrent un autre cheval tout harnaché et plein d’ardeur.

Le guerrier se remit en selle et repartit.

Le lac de Biva est situé derrière la chaîne de collines qui enveloppe Kioto. Pour s’y rendre, il fallait suivre plusieurs vallées et faire de nombreux détours. Le jeune homme ne pouvait pas maintenir toujours son cheval au galop, à cause des pentes à gravir et à descendre. Quelquefois, au lieu de suivre les sinuosités du chemin, il courait sur l’herbe épaisse des vallées pour raccourcir la route. Au bout d’une heure, il déboucha sur le rivage du lac ; mais, alors, il ne sut de quel côté se diriger.

Le lac, bleu comme un saphir, s’étendait à perte de vue ; à droite et à gauche, de petits bouquets de bois, des roches brunes, de grands espaces couverts de mousse et de bruyères se succédant indéfiniment.

De la chasse, aucune trace, nul indice qui pût faire deviner dans quel sens il fallait la poursuivre.

Le jeune guerrier ne parut pas s’émouvoir de cette circonstance, il fit gravir à son cheval une éminence et regarda autour de lui. Il aperçut alors, au milieu d’un bosquet de bambous, le toit d’un petit temple à demi enseveli sous le feuillage.

Il courut à ce temple et, sans descendre de cheval, heurta rudement la cloche d’appel.

Le bruit réveilla le gardien du temple, un vieux bonze au crâne chauve, au visage long et maigre.

Il accourut en se frottant les yeux.

— Sais-tu de quel côté s’est dirigée la chasse royale ? dit le jeune homme.

— Ce matin j’ai entendu des aboiements, des hennissements, des éclats de rire, dit le bonze, mais je n’ai rien vu. Les chasseurs n’ont pas passé par ici.

— C’est qu’ils ont pris à droite, dit le guerrier en jetant une pièce d’argent dans le tronc des aumônes recouvert d’un treillage de bambou.

Il repartit au galop.

Il courut longtemps, s’arrêtant quelquefois pour prêter l’oreille.

Enfin, il entendit des aboiements confus, bien que la rive fût déserte devant ses yeux. Il s’arrêta et regarda de tous côtés.

Les aboiements venaient du côté des montagnes ; on entendait aussi le galop des chevaux confusément.

Tout à coup, sans transition, le bruit éclata sonore, violent. Des chiens noirs débouchèrent d’une étroite gorge entre les collines, bientôt suivis des cavaliers.

Toute la chasse passa devant le jeune homme. Il reconnut la Kisaki au voile de gaze rouge qui flottait autour d’elle. Quelques princesses avaient sur leur poing gauche un faucon encapuchonné ; les seigneurs, penchés en avant, prêts a lancer des flèches, tenaient un grand arc de laque noire.

Comme tous les chasseurs avaient la tête levée et regardaient haut dans le ciel un faucon qui poursuivait une buse, ils passèrent sans apercevoir le jeune guerrier. Celui-ci se mit à galoper à côté d’eux.

Les chiens débusquèrent un faisan, qui s’éleva d’un buisson en criant.

On lâcha un nouveau faucon.

Tout en courant, le guerrier avait cherché parmi les seigneurs le prince de Nagato et s’était approché de lui.

— Arrête, Ivakoura lui cria-t-il, Fidé-Yori m’envoie vers toi.

Le prince tourna la tête avec un tressaillement. Il arrêta son cheval. Ils restèrent en arrière.

— Signénari ! s’écria. Nagato en reconnaissant le jeune chef. Qu’est-il arrivé ?

— J’apporte des nouvelles graves et tristes, dit Signénari. La guerre civile nous menace. Hiéyas a levé des armées ; il occupe la moitié du Japon. Avec une promptitude surprenante, il a rassemblé des forces considérables, bien supérieures aux nôtres. Le danger est imminent, c’est pourquoi le maître veut rassembler autour de lui tous ses serviteurs.

— Hélas ! hélas ! s’écria Nagato, l’avenir m’épouvante, le pays va donc être inondé du sang de ses propres enfants. Que dit le général Yoké-Moura ?

— Yoké-Moura est plein d’énergie et de confiance, il réunit le conseil de guerre. Mais un autre malheur nous frappe encore, le prince de Mayada a cessé de vivre.

— Il est mort, ce cher vieillard, dit Nagato en baissant la tête, le seul qui n’ait jamais ployé devant le pouvoir envahissant de Hiéyas ! Il eût été le père de Fidé-Yori qu’il ne l’eût pas aimé plus qu’il ne l’aimait. C’est lui qui, à la mort de Taïko, l’apporta, tout enfant, dans la salle des Mille-Nattes et le présenta aux princes qui lui jurèrent fidélité. Combien l’ont trahi depuis ce jour ! Combien le trahiront encore ! Pauvre Mayada, toi seul savais imposer un peu de respect à Hieyas ; maintenant, il ne craint plus rien.

— Il nous craindra, je te le jure s’écria Signénari avec un éclair héroïque dans les yeux.

— Tu as raison, pardonne-moi ce moment de faiblesse, dit le prince en relevant la tête, je suis si écrasé de chagrins que cette nouvelle tristesse m’a une minute accablé.

Les chasseurs s’étaient aperçus de l’absence du prince de Nagato. Croyant à un accident, on avait donné l’alarme, et toute la cour revenait en arrière.

On aperçut bientôt le prince causant avec Signénari. On les rejoignit, on les entoura en les questionnant. Les chiens aboyèrent, quelques chevaux se cabrèrent ; les fauconniers rappelaient les oiseaux qui refusaient d’obéir et continuaient à poursuivre leur proie.

— Qu’est-il arrivé ? disait-on.

— C’est un messager.

— Il apporte des nouvelles d’Osaka ?

— De mauvaises nouvelles !

Kagato conduisit Signénari devant la Kisaki.

La reine montait un cheval blanc couvert d’un réseau de perles et orné au front d’une houppe de soie.

— Voici le plus brave de tes soldats, dit Nagato en désignant Signénari. Il vient d’Osaka.

Signénari s’inclina profondément, puis reprit son attitude grave et réservée.

— Parle, dit la Kisaki.

— Divine souveraine, c’est avec douleur que je viens troubler tes plaisirs, dit Signénari, mais je dois t’apprendre que la paix de ton royaume est menacé. Hiéyas a soulevé une partie du Japon ; il se prépare à attaquer Osaka, afin d’usurper le pouvoir confié par le céleste mikado à ton serviteur Fidé-Yori.

— Est-ce possible ! s’écria la Kisaki. Hiéyas oserait commettre un pareil crime ! Cet homme n’a donc pas d’âme que, pour satisfaire son ambition insatiable, il n’hésite pas à armer les frères contre les frères et à faire couler sur le sol du Japon le sang des fils du Japon ?  ? Es-tu certain de ce que tu avances ?

— La nouvelle est parvenue cette nuit à Osaka par plusieurs messagers envoyés précipitamment par les princes ; ceux-ci se hâtent de fortifier leurs provinces. Le daïmio d’Arima est arrivé ce matin à l’aube et a confirmé les assertions des messagers. Des éclaireurs ont été aussitôt envoyés sur différents points, et le siogoun m’a ordonné de rappeler au plus vite ses ambassadeurs afin de tenir conseil.

— Retournons au palais, dit la Kisaki.

On se mit en marche silencieusement ; les princesses seules chuchotaient entre elles en regardant le jeune guerrier.

— Qu’il est charmant !

— On dirait une femme !

— Oui, mais quelle énergie dans son regard !

— Quelle froideur aussi ! sa gravité tranquille inquiète et effraie.

— Il doit être terrible dans la bataille.

— Terrible aussi pour celle qui l’aimerait, son cœur doit être d’acier comme son glaive, ne le regardons pas tant.

— Oui, dit une autre, bien des femmes perdent l’esprit pour lui ; on m’a raconté qu’il était si fort ennuyé des lettres et des poèmes d’amour que l’on glissait sans cesse dans ses manches, qu’il les porte fendues ; de cette façon les tendres missives tombent sur le sol.

Nagato chevauchait près de la reine.

— Ces événements vont retarder ton mariage, Ivakoura ! dit-elle avec une certaine émotion joyeuse.

— Oui, reine, dit le prince, et les hasards de la guerre sont grands, peut-être n’aura-t-il jamais lieu. Cependant, puisque Fatkoura est publiquement ma fiancée, je veux qu’elle aille, en attendant les noces, s’établir dans mon château d’Hagui, près de mon père ; si je meurs, elle portera mon nom et sera souveraine de la province de Nagato.

— Tu auras raison d’agir ainsi, dit la Kisaki, mais la mort t’épargnera. Je ferai des vœux pour que tu demeures sain et sauf.

Nagato leva vers elle un regard plein de reproches. Il n’osa parler, mais ce regard disait toute sa pensée, il signifiait : « Tu sais bien que la mort me serait plus douce que l’union que tu m’as imposée. »

La Kisaki, émue, détourna la tête et piqua son cheval.

On rentra au Daïri.

Lorsque le mikado apprit la nouvelle de la guerre probable, il parut affligé, mais il se réjouit à part lui : il n’aimait pas le régent, il n’aimait pas davantage le siogoun ; bien qu’il fût leur souverain seigneur, il sentait confusément qu’ils le dominaient, il se savait surveillé par l’un et par l’autre, il les craignait. Il fut donc heureux de songer qu’ils allaient se faire mutuellement le mal qu’il leur souhaitait à tous deux.

Le même jour les envoyés de Fidé-Yori quittèrent Kioto et retournèrent à Osaka.