La Sœur du Soleil/Chapitre XII

DENTU & Cie (p. 122-135).


XII


LE VERGER OCCIDENTAL


Lorsque le prince de Nagato s’éveilla, le lendemain, il éprouva un sentiment de bien être et de joie que depuis longtemps il ne connaissait plus. Jouissant de cet instant de nonchalante rêverie qui est comme l’aube du réveil, il laissait errer ses regards sur les ombres sautillantes des feuilles que le soleil, du dehors, jetait contre les stores fermés. Des milliers d’oiseaux piaillaient et gazouillaient, et l’on eût pu croire que c’était la lumière elle-même qui chantait dans ce pétillement de voix claires.

Le prince songeait à la journée de bonheur qui allait s’écouler. C’était une oasis dans le désert aride et brûlant de son amour ; il repoussait la pensée du prochain départ avec son cortège de tristesses, pour s’abandonner entièrement à la douceur du présent ; il était heureux, tranquillisé.

La veille, l’esprit plein de souvenirs, le cœur plein d’émotion, il avait compris que le sommeil le fuirait obstinément. Il s’était fait alors préparer une boisson destinée à combattre l’insomnie. Un sentiment secret de coquetterie l’avait décidé à éloigner de lui une nuit de fièvre, il savait qu’il était beau, on le lui avait dit cent fois et le regard des femmes le lui redisait chaque jour. Cette grâce du corps et du visage, ce charme qui émanait de sa personne n’avaient-ils pas contribué à attirer sur lui la bienveillante attention de la souveraine ? Ils méritaient donc d’être préservés des atteintes de la fatigue et de la fièvre.

Dès qu’il eut appelé les serviteurs, le prince se fit apporter un miroir et s’y regarda avec une précipitation inquiète.

Le premier regard le rassura cependant.

Sa pâleur reprenait les teintes chaudes que la maladie lui avait ravies, le sang revenait aux lèvres et cependant les yeux gardaient encore quelque chose de leur éclat fiévreux.

Il apporta aux détails de sa toilette une attention puérile, choisissant les parfums les plus doux, les vêtements les plus souples, les nuances claires, vaguement bleuâtres, qui étaient ses préférées.

Lorsqu’il sortit enfin de son pavillon, les invités étaient déjà réunis devant le palais de la Kisaki. Son arrivée fit sensation ; les hommes s’extasièrent sur sa toilette, les femmes n’osèrent parler, mais leur silence était des plus flatteurs, il pouvait se traduire ainsi : celui-ci est digne d’être aimé, même par une reine, car ce corps parfaitement beau est le temple de l’esprit le plus délicat, du cœur le plus noble de tout l’empire.

La princesse Iza-Farou-No-Kami s’approcha de Nagato :

— Vous ne m’avez pas demandé des nouvelles de Fatkoura, prince, lui dit-elle.

Le prince n’avait nullement songé à Fatkoura et il n’avait pas même remarqué son absence.

— Elle était malade hier, continua la princesse, mais l’annonce de votre arrivée lui a rendu la santé. Comme elle est triste depuis quelque temps, votre retour va la consoler peut-être. Vous la verrez tout à l’heure, elle est près de la Kisaki, c’est sa semaine de service. Eh bien ! vous ne dites rien ?

Le prince ne savait que dire ; en effet, le nom de Fatkoura éveillait en lui un remords et un ennui il se reprochait d’avoir inspiré de l’amour à cette femme, ou plutôt d’avoir paru répondre à celui qu’il devinait en elle. Il s’était servi de cette fausse passion comme d’un écran placé entre les regards curieux et le soleil de son véritable amour. Mais il ne se sentait plus la force de soutenir son rôle d’amant épris, et, au lieu de la compassion et de l’amitié qu’il s’efforçait de ressentir pour sa malheureuse victime, Fatkoura ne lui inspirait qu’une indifférence profonde.

L’arrivée de la Kisaki le dispensa de répondre à Iza-Farou. La reine s’avançait sous la verandah, en saluant d’un gracieux sourire ses hôtes qui mirent un genou à terre.

Comme l’on devait gravir une montagne et passer par d’étroits chemins, la Kisaki avait revêtu une robe moins ample que celle qu’elle portait d’ordinaire. Cette robe glauque était en crêpe légèrement ridé comme la surface d’un lac qui frissonne sous le vent ; une large ceinture en toile d’or serrait la taille et formait un nœud énorme sur les reins. Une branche de chrysanthème en fleur était brodée sur l’un des bouts de cette ceinture. La reine avait dans les cheveux de grandes épingles blondes finement travaillées, et au-dessus du front un petit miroir rond entouré d’un rang de perles.

Bientôt, un char magnifique, traîné par deux buffles noirs, s’avança devant le palais. Ce char, surmonté d’un toit et tout couvert de dorures, ressemblait à un pavillon. Il était clos par des stores que la Kisaki fit relever.

Les princesses et les seigneurs prirent place dans des norimonos portés par un grand nombre d’hommes richement vêtus, et l’on se mit en route joyeusement.

La journée est magnifique, une légère brise rafraîchit l’air, on ne sera pas incommodé par la chaleur.

D’abord on traverse les jardins de la résidence. Le char écarte les branches fantasques qui se projettent sur les allées, il fait envoler les papillons et tomber les fleurs. Puis on atteint la muraille qui entoure le palais d’été et l’on franchit la haute porte surmontée par l’oiseau du mikado, le Foo-Houan, animal mythologique qui participa à la création du monde. On longe alors extérieurement les murailles, puis l’on prend un chemin bordé de hauts arbres qui conduit auprès des montagnes. C’est là que toute la cour descend pour continuer la route à pied. On forme des groupes, les serviteurs ouvrent les parasols, et l’on commence gaiement à gravir la montagne. La Kisaki marche la première, légère, joyeuse comme une jeune fille, elle court par instants, cueille des fleurs sauvages aux buissons ; puis, lorsqu’elle en a une provision trop ample, elle les jette sur le chemin ; les conversations s’engagent, les éclats de rire retentissent, chacun marche à sa guise ; quelques-uns des seigneurs retirent leur chapeau laqué qui ressemble à un bouclier rond et l’accrochent à leur ceinture puis ils fixent leur éventail ouvert sous leurs cheveux tordus en corde, de façon à ce qu’il leur fasse comme un auvent au-dessus du front.

Par instant, une trouée dans les buissons laisse apercevoir la ville, qui semble s’étendre à mesure que l’on s’élève ; mais on ne s’arrête pas à la contempler, la première station devant avoir lieu sur la terrasse du temple de Kiomidz, c’est-à-dire le temple de l’Eau-Pure, d’où la vue est admirable.

Ce temple s’appuie d’un côté sur des piliers de bois prodigieusement hauts qui descendent jusqu’au pied de la montagne ; de l’autre, il s’adosse à une roche taillée à pic il abrite sous sa large toiture recouverte de plaques en porcelaine bleue, une divinité à mille bras.

Sur la terrasse couverte de gros cailloux, qui se projette devant la façade du temple, on a disposé des pliants pour que les nobles promeneurs se reposent et jouissent tout à leur aise de la beauté du point de vue.

Ils arrivent bientôt et s’installent.

Kioto s’étend sous leurs regards, avec ses innombrables maisons, basses mais élégantes, qui entourent le parc immense du Daïri[1], lac de verdure duquel surgit çà et là comme un îlot, un toit large et magnifique. On peut suivre des yeux la ligne claire que tracent les murailles autour du parc.

Au sud de la ville, une rivière, l’Idogava, luit sous le soleil. La plaine, riche et bien cultivée, s’étend au delà. Un autre cours d’eau, la rivière de l’Oie-Sauvage, coule au centre de la ville, près de la forteresse de Nisio-Nosiro qui dresse ses hauts remparts et sa tour carrée coiffée d’un toit relevé des bords.

Derrière la ville se déploie un demi-cercle de hautes collines couvertes de végétations et de temples de toutes sortes qui s’étagent sur les pentes, les escaladent et disparaissent à demi dans les feuillages et les fleurs. Les seigneurs se montrent les uns aux autres le temple d’Iasacca ou des Huit-Escarpements, la tour de To-Tsé, à cinq étages de toitures légères la chapelle de Guihon, qui ne contient qu’un miroir métallique de forme ronde, et qui est environnée d’un grand nombre de jolies maisons dans lesquelles on boit du thé et du saké ; puis en bas, vers la plaine, sur la route qui mène à Fusimi, la pagode colossale de Daïbouds, très haute, très magnifique, et qui contient dans l’enceinte de ses jardins le temple des Trente-Trois mille Trois cent Trente-Trois Dieux édifice très long et peu large.

Les promeneurs s’extasient sur la beauté du site, ils se réjouissent de se perdre par le regard dans le réseau compliqué que forment les rues de la ville, pleines d’une foule brillante, les enclos, les cours, qui, de la-haut, ressemblent à des boîtes ouvertes ; d’un seul mouvement des yeux ils traversent Kioto ; près de la rivière, ils voient un grand espace libre, entouré d’une palissade, c’est le champ de manœuvre des cavaliers du ciel, quelques-uns galopent dans son enceinte, les broderies de leurs vêtements, leur lance, leur casque, jettent des éclairs.

Les montagnes, d’un vert profond, mordent de leurs dentelures l’azur vif du ciel, quelques pics plus lointains ont des nuances violettes, l’atmosphère est si pure que l’on distingue nettement la petite ville de Yodo, rattachée à Kioto par le long ruban de la route qui traverse les champs dorés.

La Kisaki se lève.

— En route s’écrie-t-elle ; ne nous arrêtons pas trop longtemps ici, allons boire, plus haut, l’eau de la cascade d’Otooua, laquelle, a ce que prétendent les bonzes, donne la prudence et la sagesse.

— N’y a-t-il pas une fontaine dont l’eau aurait la vertu de rendre fou et insouciant ? dit Simabara ; celle-là j’y tremperais plus volontiers mes lèvres.

— Je ne vois pas ce que tu y gagnerais, dit une princesse en riant ; si la fontaine dont tu parles existe, tu as certainement goûté de son eau.

S’il en était une qui donnât l’oubli de la vie et l’illusion d’un rêve sans réveil, dit le prince de Nagato de celle-là j je m’enivrerais.

— Je me contenterais à ta place de celle qui donne la prudence, dit Fatkoura, qui n’avait pas encore échangé un mot avec Nagato.

Cette voix amère et ironique fit tressaillir douloureusement le prince. Il ne répondit rien et se hâta de rejoindre la reine, qui gravissait un escalier de pierre façonné dans l’escarpement de la montagne.

Cet escalier, bordé d’arbustes dont les branches entrelacées forment au-dessus de lui un réseau de verdure, conduit à la cascade d’Otooua. Déjà on entend le bruit de l’eau qui sourd du rocher par trois fissures et tombe d’assez haut dans un petit étang.

La Kisaki arrive la première ; elle s’agenouille dans l’herbe et trempe ses mains dans l’eau pure.

Un jeune bonze accourt qui tient une tasse d’or, mais la souveraine l’éloigne d’un geste, et, avançant les lèvres, elle aspire la gorgée d’eau contenue à grand-peine dans le creux de sa main, puis elle se relève et secoue ses doigts quelques gouttes tombent sur sa robe.

— À présent, dit-elle en riant, Bouddha lui-même n’a pas plus de sagesse que moi.

— Tu ris, dit Simabara ; pour moi, je crois à la vertu de cette eau, c’est pourquoi je n’en boirai pas.

On prend un sentier très âpre. Son seul aspect fait pousser des cris d’inquiétude aux femmes. Quelques-unes déclarent qu’elles ne se risqueront jamais dans un pareil chemin, mais les seigneurs passent les premiers et tendent leur éventail fermé aux plus peureuses et l’on atteint le faîte de la montagne. Mais alors les cris d’épouvante redoublent. On a devant soi un petit torrent qui court en sautillant sur les pierres, il faut le franchir en enjambant de roche en roche au risque, en cas de maladresse, de tremper le pied dans l’eau.

La Kisaki demande à Nagato l’appui de son épaule et elle passe. Quelques-unes de ses femmes la suivent, puis se retournent pour rire tout à leur aise de celles qui n’osent pas passer.

Une jeune princesse s’est arrêtée au milieu de l’eau, debout sur une roche, elle serre les plis abondants de ses robes, et rieuse, un peu fâchée cependant, ne veut ni avancer ni reculer. Elle ne se décide à franchir le mauvais pas que sur la menace d’être abandonnée seule au milieu du torrent.

On n’a plus que quelques pas à faire pour atteindre le Verger occidental qu’entoure une haie d’arbustes de thé. La reine pousse une porte à claire-voie et pénètre dans l’enclos.

C’est le lieu le plus ravissant que l’on puisse voir. Le printemps, à cette hauteur, est un peu tardif, et tandis que dans la vallée les arbres fruitiers ont déjà laissé choir toutes leurs fleurs, ils sont ici en pleine éclosion. Sur les ondoiements du terrain très mouvementé et recouvert d’un épais gazon, les pruniers couverts de petites étoiles blanches, les abricotiers, les pommiers, les pêchers aux fleurs roses, les cerisiers couverts de fleurs pourpres, se courbent, se tordent, projettent de toutes parts leurs branches sombres dont la rudesse contraste avec la fragilité des pétales ouverts.

Au centre du verger, on a étendu un grand tapis sur l’herbe, et une draperie de satin rouge soutenue par des mâts dorés palpite au-dessus. La collation est disposée sur ce tapis dans des porcelaines précieuses.

C’est avec plaisir que les convives s’accroupissent devant les plateaux chargés de mets délicats ; la promenade a donné à tous de l’appétit. Les femmes s’installent en deux groupes à droite et à gauche de la Kisaki ; les hommes s’établissent en face d’elle à une distance respectueuse.

La plus franche gaieté règne bientôt parmi la noble réunion : le rire jaillit de toutes les lèvres ; on cause bruyamment et personne ne prête l’oreille aux mélodies que fait entendre un orchestre, masqué par un paravent en fibres de roseau.

Seule, Fatkoura garde un visage sombre et demeure silencieuse. La princesse Iza-Farou l’examine à la dérobée avec une surprise croissante, elle considère aussi de temps à autre le prince de Nagato, qui semble absorbé par une rêverie pleine de douceur, mais ne tourne jamais les yeux du côté de Fatkoura.

— Que se passe-t-il donc ? murmure la princesse, il est certain qu’il ne l’aime plus moi qui croyais les noces si prochaines !

La collation terminée, la Kisaki se lève :

Maintenant, dit-elle, au travail que chacun de nous s’inspire de la nature pour composer un quatrain en caractères chinois.

On se disperse sous les arbres du verger ; chacun s’isole et réfléchit, les uns arrêtés devant une branche en fleur, d’autres se promenant lentement, les regards fixés à terre ou levant la tête vers ce que l’on voit de ciel à travers les constellations de fleurs blanches ou roses. Quelques indolentes s’étendent sur le gazon et ferment les yeux.

Les couleurs fraîches et joyeuses des costumes éclatent gaiement sur la verdure et ajoutent un charme de plus au paysage.

Bientôt tous les poètes sont rappelés. Le temps accordé à la conception du quatrain est passé. On se réunit, on s’assied sur le gazon. Des serviteurs apportent un grand bassin de bronze sur les flancs duquel se tordent des dragons sculptés, au milieu de branchages fantastiques. Ce bassin est plein d’éventails blancs, illustrés seulement d’une légère esquisse à un de leurs angles. C’est une touffe d’iris, quelques minces roseaux, une cabane près d’un lac vers lequel se penche un saule ébourriffé, un oiseau serrant entre ses griffes une branche d’amandier en fleur.

Chaque concurrent prend un de ces éventails sur lequel on doit écrire la pièce de vers. On apporte aussi des pinceaux et de l’encre délayée. Bientôt les noirs caractères s’alignent en quatre rangées verticales sur la blancheur des éventails ; les poèmes sont terminés. Chaque poète lit le sien à haute voix.

C’est la princesse Iza-Farou qui commence :

LES PREMIÈRES FLEURS


« Qu’il est fugitif dans la vie, l’instant,

« Où l’on a que des joies, des espérances et pas de regrets !

« Au printemps, quel est le moment le plus délicieux ?

« Celui où pas une seule fleur encore ne s’est fanée. »

Une vive approbation accueille ce poème.

Lorsque le silence s’est rètabli, Simabara prend la parole :


L’AMOUR DE LA NATURE


« Je lève la tête et je vois une troupe d’oies sauvages.

« Parmi ces voyageuses une, qui tout à l’heure était en tête, se laisse dépasser par ses compagnes.

« La voici qui vole derrière les autres. Pourquoi s’attarde-t-elle ainsi ?

« C’est que des hauteurs du ciel elle contemple la beauté d’un point de vue. »

— Bien bien s’écrièrent les auditeurs.

Quelques princes répètent le dernier vers en secouant la tête avec satisfaction.

On lit encore plusieurs quatrains, puis la Kisaki récite le sien :


LA NEIGE


« Le ciel est pur, les abeilles frissonnent au-dessus des parterres.

« Une brise tiède court dans les arbres.

« Elle fait tomber abondamment les fleurs de prunier.

« Que c’est agréable la neige au printemps ! »

— Tu es notre maître à tous s’écrie-t-on avec enthousiasme. Que sont nos vers à côté des tiens !

— Notre grand poète Tsourai-Iouki n’a jamais écrit un poème plus parfait que celui-ci, dit le prince de Nagato.

— C’est de ce poète, en effet, que je me suis inspirée, dit la Kisaki en souriant de plaisir. Mais c’est à ton tour de lire, Ivakoura, ajouta-t-elle en levant les yeux sur le prince.

Le prince de Nagato déploya son éventail et lut :


LE SAULE


« La chose que vous aimez le plus, que vous aimez mieux que nul ne pourrait l’aimer,

« Elle appartient à un autre.

« Ainsi le saule qui prend racine dans votre jardin.

« Se penche, poussé par le vent, et embellit de ses rameaux l’enclos voisin. »

— L’illustre Tikangué pourrait être ton frère, dit la Kisaki ; il n’est pas dans ses œuvres un quatrain supérieur à celui-ci. Je veux conserver l’éventail que ta main a illustré je t’en prie, abandonne-le-moi.

Nagato s’approcha de la reine, et, s’agenouillant, lui remit l’éventail.

Fatkoura, brusquement, récita ce quatrain qu’elle improvisait :

« Le faisan court dans les champs il attire les regards par son plumage doré.

« Il crie en cherchant sa nourriture.

« Puis, il retourne vers sa compagne.

« Et, par amour pour elle, il découvre involontairement le lieu de sa retraite aux hommes. »

La reine fronça le sourcil et pâlit légèrement. Un mouvement de colère fit battre son cœur car elle comprit que Fatkoura, par cette improvisation, dirigeait contre le prince de Nagato et contre elle-même une calomnie outrageante ; elle insultait la souveraine avec l’intrépidité d’une âme qui a tout perdu et oppose à la vengeance un bouclier : le désespoir.

La Kisaki, se sentant impuissante à punir, fut prise d’une vague terreur et elle dompta sa colère. Comprendre l’intention blessante des paroles de Fatkoura, n’était-ce pas avouer une coupable préoccupation, un intérêt indigne de sa majesté pour l’amour que par sa beauté elle avait fait naître dans le cœur d’un de ses sujets ?

Elle complimenta Fatkoura d’une voix très tranquille sur l’élégance de son poème, puis elle lui fit remettre par un page le prix du concours. C’était un charmant recueil de poésies, pas plus grand que le doigt, la mode étant alors pour les livres d’être le plus petits possible.

Quelques heures plus tard, tandis que le prince de Nagato, accoudé au rebord d’une terrasse, contemplait du haut de la montagne le soleil couchant qui épandait dans le ciel des effluves pourpres, la Kisaki s’approcha de lui.

Il leva les yeux vers elle, croyant qu’elle voulait lui parler, mais elle se taisait ; les regards perdus à l’horizon et tout attristée, elle gardait une attitude solennelle.

Les reflets de l’Occident empêchaient de voir sa pâleur. Elle dominait une émotion douloureuse et voulait retenir une larme qui frissonnait entre ses cils et troublait sa vue.

Nagato éprouvait une sorte d’effroi, il sentait bien qu’elle allait lui dire quelque chose de terrible, il eût voulu l’empêcher de parler.

— Reine, dit-il doucement comme pour éloigner le danger, le ciel ressemble à une grande feuille de rose.

— C’est le dernier pétale du jour qui s’effeuille, dit la Kisaki, du jour qui tombe dans le passe, mais dont notre esprit gardera le souvenir comme d’un jour de joie et de paix, le dernier peut-être.

Elle se détourna pour dérober les larmes qui, malgré elle, jaillissaient de ses yeux.

Le prince avait le cœur serré par une angoisse inexprimable ; il était comme la victime qui voit te couteau au-dessus de sa gorge, il n’osait parler de peur de hâter le sacrifice.

Tout à coup la Kisaki se retourna vers lui

— Prince, dit-elle, j’avais ceci à te dire il faut que tu épouses Fatkoura.

Nagato regarda la reine avec épouvante il vit ses yeux mouillés de larmes, mais pleins d’une résolution tranquille et irrévocable.

Lentement il baissa la tête.

— J’obéirai, murmura-t-il.

Et tandis qu’elle s’éloignait précipitamment il cacha son visage dans ses mains et laissa éclater les sanglots qui l’étouffaient.


  1. Palais du mikado et de sa cour.