La Sœur du Soleil/Chapitre V

DENTU & Cie (p. 51-66).


V


LES CAVALIERS DU CIEL


La nuit est venue. Une fraîcheur délicieuse succède à la chaleur du jour et les fleurs des parterres, mouillées de rosée, jettent leur parfum.

Les galeries qui précèdent les salles du palais, dans lesquelles ont lieu les divertissements de la soirée, sont illuminées et couvertes de conviés, qui respirent avec délices l’air du soir. Le prince de Nagato gravit l’escalier d’honneur, bordé de chaque côté par une rampe vivante de jolis pages, qui tous tiennent à la main une tige dorée à l’extrémité de laquelle oscille une lanterne ronde. Le prince traverse les galeries lentement, à cause de la foule ; il s’incline lorsqu’il rencontre un haut dignitaire de la cour, salue d’une phrase aimable les princes ses égaux et se rapproche de la salle du trône.

Cette salle resplendit sous les mille feux des lanternes et des lampes. Un brouhaha joyeux l’emplit ainsi que les appartements voisins que l’on aperçoit à travers le large écartement des panneaux.

Les dames d’honneur chuchotent entre elles et leur voix se confond avec le léger frisson de leurs robes, dont elles disposent les plis abondants. Assises à droite et à gauche de l’estrade royale, ces princesses forment des groupes ; chaque groupe a son grade hiérarchique et ses couleurs spéciales. Dans l’un les femmes sont vêtues de robes bleu clair, ramage d’argent, dans un autre de robes vertes, lilas ou jaune pâle.

Au sommet de l’estrade, couverte de moelleux tapis, la Kisaki resplendit au milieu des flots de satin, de gaze, de brocart d’argent qui forment ses amples robes rouges ou blanches, parmi lesquelles ruissellent des pierreries. Les trois lames verticales qui surmontent son diadème semblent, au dessus de son front, trois rayons d’or.

Quelques princesses ont gravi les degrés du trône, et, agenouillées sur la plus haute marche, s’entretiennent gaiement avec la souveraine ; celle-ci laisse échapper quelquefois un rire léger qui va scandaliser quelque vieux prince silencieux, fidèle gardien des règles de l’étiquette. Mais la souveraine est si jeune, elle n’a pas vingt ans, qu’on lui pardonne aisément de ne pas toujours sentir sur son front le poids de la couronne, et à son rire la joie éclate de toutes parts comme les chants des oiseaux aux premiers rayons du soleil.

— Les dieux supérieurs soient loués ! dit à demi voix une princesse à ses compagnes, le souci qui attristait notre souveraine s’est enfin dissipé : elle est plus joyeuse ce soir que jamais.

— Est-elle d’humeur clémente ! dit une autre. Voici Fatkoura rentrée en grâce. Elle gravit les degrés du trône. La Kisaki l’a fait appeler.

En effet, Fatkoura était debout sur la dernière marche de l’estrade royale ; mais l’expression morne de ses traits, la fixité, l’égarement de son regard contrastaient vivement avec l’expression enjouée et sereine, empreinte sur tous les visages. Elle remercia la Kisaki de lui avoir rendu ses faveurs ; mais elle le fit d’une voix si lugubre et si étrangement troublée, que la jeune reine tressaillit et leva les yeux sur son ancienne favorite.

— Es-tu malade ? dit-elle, surprise de l’altération des traits de la jeune femme.

— La joie d’être pardonnée, peut-être, balbutia Fatkoura.

— Je te dispenses de rester à la fête, si tu souffres.

— Merci, dit Fatkoura, qui, après s’être inclinée profondément, s’éloigna et se perdit dans la foule.

Les sons d’un orchestre caché éclatent bientôt et les divertissements commencent.

Un rideau se lève sur la paroi faisant face au trône et découvre un charmant paysage.

Le mont Fousi s’élève au fond, laissant voir, au-dessus d’une collerette de nuages sa cime poudrée de neige ; la mer, d’un bleu profond, piquée de quelques voiles blanches, se déroule au pied des montagnes ; un chemin ondule au premier plan, entre les arbres et les bosquets fleuris.

Voici un jeune homme qui s’avance il baisse la tête, il semble fatigué et triste. L’orchestre se tait. Le jeune homme élève la voix ; il raconte comment le malheur l’a poursuivi ; sa mère est morte de chagrin en voyant les champs, cultivés par son époux, devenir de plus en plus stériles ; il a suivi le cercueil de sa mère en pleurant, puis s’est tué de travail pour soutenir son vieux père ; mais le père est mort a son tour, laissant le fils dans un tel dénûment, qu’il n’avait pas l’argent nécessaire pour le faire enterrer ; alors il s’est vendu lui-même comme esclave et a pu, avec le prix de sa liberté, rendre les derniers devoirs à son père ; maintenant il se rend chez son maître pour y remplir les conditions du contrat. Il va s’éloigner, lorsqu’une femme d’une grande beauté apparaît, sur le chemin. Le jeune homme la contemple avec admiration.

— Je veux te demander une grâce, dit la femme ; je suis seule et abandonnée, accepte-moi pour ton épouse, je te serai dévouée et fidèle.

— Hélas ! dit le jenne homme, je ne possède rien, et mon corps même ne m’appartient pas. Je me suis vendu à un maître chez lequel je me rends.

Je suis habile dans l’art de tisser la soie, dit l’inconnue ; emmène-moi chez ton maître, je saurai me rendre utile.

— J’y consens de tout mon cœur, dit le jeune homme ; mais, comment se fait-il qu’une femme, belle comme tu l’es, veuille prendre pour époux un pauvre homme comme moi ?

— La beauté n’est rien auprès des qualités du cœur, dit la femme.

La seconde partie, montre les deux époux, travaillant dans les jardins de leur maître : l’homme cultive les fleurs, la femme brode une merveilleuse étoffe qu’elle a tissée. Le maître se promène, surveillant les esclaves ; il s’approche de la jeune femme et regarde son travail.

— Oh ! la splendide étoffe ! s’écria-t-il, elle est d’un prix inestimable.

— Je voulais te l’offrir en échange de notre liberté.

Le maître consent au marché et les laisse partir.

Alors l’époux se jette aux pieds de l’épouse il la remercie avec effusion de l’avoir ainsi délivré de l’esclavage. Mais la femme se transforme : elle devient tellement brillante que le jeune homme, ébloui, ne peut plus la regarder.

— Je suis la tisseuse céleste, dit-elle ; ton courage au travail et ta piété filiale m’ont touchée, et, te voyant malheureux, je suis descendue du ciel pour te secourir. Tout ce que tu entreprendras désormais réussira si tu ne quittes jamais le chemin de la vertu.

Cela dit, la divine tisseuse monte au ciel et va reprendre sa place dans la maison des vers à soie[1].

L’orchestre, alors, joue un air de danse. Le rideau se baisse et se relève bientôt. Il laisse voir le jardin d’une pagode avec ses bosquets de bambous, ces édifices légers, aux toitures vastes, soutenues par un enchevêtrement de poutres de toutes couleurs. Alors des scènes de pantomime se succèdent sans se lier entre elles. Les légendes religieuses ou guerrières sont mises en scène ; des héros fabuleux, des personnages symboliques se montrent dans le costume des temps anciens, les uns coiffés de la mitre en forme d’œuf, vêtus de la tunique à longues manches ouvertes, d’autres ayant sur la tête le casque antique sans cimier, avec ses ornements d’or qui protègent la nuque, ou portant une coiffure fantastique, large, haute, qui a la forme d’une pyramide d’or et est toute garnie de franges et de grelots ; ces personnages tiennent à la main des branches, des sabres, des miroirs et toutes sortes d’objets emblématiques. Mais souvent le sens du symbole est oublié, personne ne le comprend plus ; il a traversé les âges sans rien perdre de son aspect, mais il est comme un coffre fermé dont la clef est perdue.

Voici le héros qui tua un dragon terrible, installé, pendant de longues années, dans le palais même des mikados.

Voici Zangou, la royale guerrière, qui conquit la Corée ; Yatzizoné l’invincible, qui a pour bouclier son éventail ; le prince illustre qui devint aveugle à force de pleurer la mort de sa bien-aimée, tous passent en représentant l’événement principal de leur vie.

Puis la scène se vide et, après un prélude de l’orchestre, des danseuses, jeunes et charmantes, paraissent, vêtues de costumes resplendissants, ayant aux épaules des ailes d’oiseaux ou de papillons et, sur le front, de longues antennes qui tremblent doucement au-dessus de leur couronne d’or, découpée à jour ; elles exécutent une danse lente, molle, pleine d’ondulations et de balancements, puis, leur pas terminé, elles forment des groupes des deux côtés de la scène, tandis que des danseurs comiques, affublés de faux nez et de costumes extravagants, font leur entrée et terminent le spectacle par une danse échevelée où abondent les coups et les chutes.

Depuis le commencement de la représentation le prince de Nagato s’était adossé à une muraille, près du théâtre, et, à demi caché dans les plis d’une draperie, tandis que tous les regards étaient fixés sur la scène, il contemplait éperdument la souveraine, souriante et radieuse.

Il sembla que la reine sentit peser sur elle ce regard ardent et tenace, car, une fois, elle tourna la tête et arrêta ses yeux sur le prince.

Celui-ci ne baissa pas les paupières, un charme tout puissant l’en empêcha : ce regard, descendant vers lui comme un rayon de soleil, le brûlait. Un instant il se crut fou ; il lui sembla que la Kisaki, imperceptiblement, lui souriait. Elle baissa aussitôt les yeux et regarda attentivement les fleurs brodées sur sa manche, puis, relevant la tête, elle parut suivre attentivement le cours de la représentation.

Lorsque le rideau se baissa pour la dernière fois, au milieu du brouhaha des conversations, reprenant après un long silence, lorsque l’agitation succéda à l’immobilité, une femme s’arrêta devant Nagato.

— Je sais ton secret, prince, lui dit-elle d’une voix basse, mais pleine de menaces.

— Que veux-tu dire ? s’écria Nagato. Je ne te comprends pas, Fatkoura.

— Tu me comprends très bien, reprit Fatkoura en le regardant fixement, et tu as raison de pâlir, car ta vie est entre mes mains.

— Ma vie, murmura le prince, je bénirai celui qui m’en délivrera.

La jeune femme s’était éloignée, mais un grand mouvement se produisait du côté de la reine, toutes les dames d’honneur s’étaient levées et le silence se rétablissait dans l’assistance.

La Kisaki descendait les degrés de son trône. Elle s’avança lentement dans la salle, traînant derrière elle des flots de satin. Les princesses, par groupes, selon leur grade, la suivirent à distance, s’arrêtant lorsqu’elle s’arrêtait. Tous les assistants s’inclinaient profondément sur son passage ; elle disait quelques mots à un daïmio illustre ou à une femme de haute naissance, puis continuait son chemin elle arriva ainsi devant le prince de Nagato.

— Ivakoura, dit-elle, en tirant de son sein une lettre scellée et enveloppée dans un morceau de satin vert, remets de ma part ce papier à la mère du siogoun. Et elle ajouta plus bas : C’est ce que tu as demandé. Le mikado ordonne que tu ne te serves de cet écrit que lorsque tu seras certain que Hiéyas veut se parjurer.

— Tes ordres seront fidèlement exécutés, dit Nagato, qui prit la lettre en tremblant. Cette nuit même, je retournerai à Osaka.

— Que ton voyage soit heureux ! dit la Kisaki d’une voix étrangement douce.

Puis elle passa ; le prince entendit encore un instant le susurrement de ses robes frôlant les tapis.

Une heure plus tard, Nagato quittait le daïri et se mettait en route.

Il fut obligé, en traversant la ville, de maintenir son cheval au pas pour ne pas culbuter la foule joyeuse qui encombrait les rues.

D’énormes lanternes en verre, en papier, en gaze ou en soie, brillaient de tous côtés ; leurs lueurs multicolores envoyaient d’étranges reflets sur les visages des promeneurs qui, à mesure qu’ils se déplaçaient, paraissaient roses, bleus, lilas ou verts. Le cheval s’effrayait un peu de l’assourdissant tapage qui régnait dans Kioto. C’étaient les éclats de rire des femmes, arrêtées devant un théâtre de marionnettes ; le tambourin ronflant sans relâche et accompagnant les tours prodigieux d’une troupe d’équilibristes ; les cris d’une dispute qui dégénérait en bataille, le timbre d’argent frappé par le destin, répondant à un sorcier qui prédisait l’avenir à un cercle attentif ; les chants aigus des prêtres d’Odjigongem, exécutant une danse sacrée dans le jardin d’une pagode ; puis les clameurs de tout une armée de mendiants, les uns montés sur des échasses, les autres accoutrés de costumes historiques ou ayant pour chapeau un vase dans lequel s’épanouit un arbuste en fleur.

Là, des frères quêteurs, vêtus de rouge, la tête entièrement rasée, gonflent leurs joues et tirent, de sifflets d’argent, des sons dont l’acuité perce le tumulte et déchire les oreilles ; des prêtresses, du culte national, passent en chantant et agitent un goupillon de papier blanc, symbole de pureté ; une dizaine de jeunes bonzes, jouant de toutes sortes d’instruments, tendent l’oreille et s’efforcent de s’entendre les uns les autres, afin de ne pas perdre la mesure de la mélodie qu’ils exécutent, en dépit du charivari général, tandis que, plus loin, un charmeur de tortue heurte un tam-tam à coups précipités et que des aveugles, assis à l’entrée d’un temple, cognent à tour de bras sur des cloches, hérissées de pustules de bronze.

De temps à autre, des seigneurs de la cour du mikado fendaient la foule ; ils se rendaient incognito au théâtre, ou à une des maisons de thé qui demeurent ouvertes toute la nuit, et dans lesquelles, délivrés des rigueurs de l’étiquette, ils pouvaient boire et se réjouir tout à leur aise.

Nagato, lui aussi, voyageait incognito et seul ; il n’avait pas même un coureur pour écarter la foule devant lui. Il parvint pourtant à sortir de la ville sans avoir blessé personne. Alors il rendit les rênes à son cheval impatient, qui galopa bientôt dans une magnifique avenue de sycomores, bordée de pagodes, de temples, de chapelles que le prince voyait filer à droite et à gauche et qui lui jetaient aux oreilles un lambeau de prière ou de chant sacré. Une fois Ivakoura se retourna et regarda longtemps en arrière ; il avait aperçu, à travers les branches, le tombeau de Taïko-Sama, le père de Fidé-Yori ; il songeait que les cendres de ce grand homme devaient tressaillir de joie, tandis que passait près d’elles celui qui allait porter le salut à son fils. Il dépassa les faubourgs et gravit une petite côte.

Il jeta alors un dernier regard sur cette ville si chère à son cœur. Elle était enveloppée d’une brume lumineuse, rousse au milieu des lueurs bleues, que la lune jetait sur les montagnes qui l’environnent. Sur les pentes, entre les arbres, quelques toits de pagodes brillaient comme des miroirs. Le chrysanthème doré, qui surmonte la porte du Daïri, avait accroché un rayon et semblait une étoile suspendue au-dessus de la ville. Mais tout disparut derrière le pli du terrain ; la dernière rumeur de Kioto s’éteignit.

Le prince poussa un soupir, puis, excitant son cheval, il s’élança comme une flèche à travers la campagne.

Il dépassa plusieurs villages, groupés au bord du chemin, et, au bout d’une heure, il atteignait Yodo. Il traversa la ville sans ralentir sa course et passa devant un château, dont les hautes tours étaient pleinement éclairées par la lune et dont l’eau des fossés luisait.

Ce château appartenait à Yodogimi, la mère du siogoun ; il était habité alors par un favori de cette princesse, le général Harounaga.

— J’ai peu de confiance dans la valeur du beau guerrier qui dort derrière ces remparts, murmura le prince, en jetant un coup d’œil au château silencieux.

Un instant plus tard il galopait à travers un champ de riz.

De tous côtés la lune se mirait dans des mares d’eau, desquelles s’élevaient les minces épis. La rizière ressemblait à un vaste étang ; de fines brumes blanches flottaient çà et là par nappe, tout près du sol, et quelques grands buffles noirs, couchés moitié dans l’eau, dormaient paisiblement.

Nagato ralentit l’allure de son cheval qui haletait ; bientôt il lui jeta la bride sur le cou, et, baissant la tête, il se plongea, de nouveau dans sa tyrannique rêverie. Le cheval se mit au pas, et le prince, absorbé, le laissa marcher à sa guise.

Nagato revoyait les salles brillantes du palais et la souveraine s’avançant vers lui ; il croyait entendre encore le frisson des étoffes autour d’elle.

— Ah ! s’écria-t-il tout à coup, cette lettre qui a effleuré son sein, elle s’appuie sur mon cœur à présent et me brûle.

Il tira vivement la lettre de sa poitrine.

— Hélas il faudra me séparer de cette relique inestimable, murmura-t-il.

Soudain il y appuya ses lèvres. Le contact de cette douce étoffe, le parfum connu qui en émanait firent courir un frisson ardent dans les veines du prince. Il ferma les yeux, envahi par une délicieuse langueur.

Un hennissement inquiet de son cheval le tira de son extase.

Il replongea la missive royale dans son sein et regarda autour de lui. À une cinquantaine de pas en avant, un groupe d’arbres jetait son ombre en travers de la route. Nagato crut voir quelque chose remuer dans cette ombre. Il saisit la pique, attachée à sa selle, et poussa son cheval qui bronchait et n’avançait qu’à regret.

Bientôt le prince n’eut plus de doutes : des hommes armés l’attendaient là au passage.

— Comment, encore ! s’écria-t-il. Le régent tient décidément beaucoup à se débarrasser de moi.

— Cette fois, il ne te manquera pas, répondit l’un des assassina en lançant son cheval vers le prince.

— Tu ne me tiens pas encore, dit Nagato en faisant faire un écart à sa monture.

Son adversaire, emporté par l’élan, passa près de lui sans l’atteindre.

— Fou que je suis, murmurait le prince, d’exposer ainsi ce précieux message aux hasards de ma fortune.

Les sabres nus brillaient autour de lui ; les assaillants étaient si nombreux qu’ils ne pouvaient approcher tous à la fois de celui qu’ils attaquaient.

Nagato était le plus habile tireur de tout le royaume, il était plein de force, de sang-froid et d’audace. Faisant tournoyer sa pique il rompit quelques glaives autour de lui dont les éclats tombèrent au milieu d’une pluie de sang ; puis, par de brusques sauts qu’il fit faire à son cheval, il échappa un instant aux coups qu’on lui destinait.

— Je puis bien me défendre quelques minutes encore, pensait-il, mais je suis évidemment perdu.

Un buffle, réveillé, poussa un long et triste mugissement, puis on n’entendit plus que le cliquetis du fer et les piétinements des chevaux.

Mais, tout à coup, une voix éclata dans la nuit.

— Courage, prince ! criait-elle, nous venons à votre aide !

Nagato était couvert de sang, mais il luttait encore. Cette voix lui rendit de nouvelles forces, tandis qu’elle paralysait les assassins qui échangeaient des regards inquiets.

Un galop précipité retentit, et, avant qu’ils aient pu se reconnaître, un gros de cavaliers fondait sur les agresseurs du prince.

Nagato, épuisé, se retira un peu à l’écart et regarda avec surprise, sans bien comprendre se qui se passait, ces défenseurs arrivés si à propos.

Ces hommes étaient charmants à la lueur de la lune qui éclairait les riches broderies de leur robe et arrachait des éclairs bleus à leur casque léger, aux ornements découpés à jour.

Le prince reconnut le costume des Cavaliers du Ciel, la garde d’honneur du mikado.

Bientôt, des assassins postés par le régent, il ne reste plus que des morts. Les vainqueurs essuyent leurs armes, et le chef de la troupe s’approche de Nagato.

— Es-tu blessé gravement, prince ? lui demanda-t-il.

— Je ne sais, répondit Nagato : dans l’ardeur du combat, je n’ai rien senti.

— Mais ton visage est inondé de sang.

— C’est vrai, dit le prince en portant sa main à sa joue.

— Veux-tu descendre de cheval ?

— Non, je craindrais de n’y plus pouvoir remonter. Mais ne parlons plus de moi ; laisse-moi te remercier de ton intervention miraculeuse qui me sauve la vie et te demander par quelle suite de circonstance vous étiez a cette heure sur cette route.

— Je te dirai cela tout à l’heure, dit le cavalier ; mais pas avant d’avoir pansé cette blessure qui va laisser fuir tout ton sang.

On alla prendre de l’eau à une mare voisine et on en baigna le visage du prince : une entaille assez profonde apparut sur le front près de la tempe. On ne put provisoirement qu’entourer le front d’un bandeau serré.

— Tu as d’autres blessures, n’est-ce pas ?

— Je le crois, mais je me sens la force de gagner Osaka.

— Eh bien en route ! dit le cavalier, nous causerons, tout en marchant.

La petite troupe se mit en marche.

— Vous m’escortez donc ? fit Nagato.

— Nous avons ordre de ne point te quitter, prince, mais l’accomplissement de ce devoir est pour nous un plaisir.

— Me feras-tu l’honneur de m’apprendre ton nom glorieux ? dit Nagato en s’inclinant.

— Tu me connais, Nagato, je suis Farou-So-Chan, seigneur de Tsusima.

— L’époux de la belle Iza-Farou que j’ai eu la gloire de voir aujourd’hui même ! s’écria Nagato. Pardonne-moi, j’aurais dû te reconnaitre aux coups terribles que tu portais à mes agresseurs, mais j’étais aveuglé par le sang.

— Je suis fier et heureux d’avoir été choisi pour te seconder, et prévenir les suites fâcheuses qu’aurait pu occasionner ton insouciante audace.

— J’ai agi, en effet, avec une impardonnable légèreté, dit Nagato ; j’avais le droit de risquer ma vie, mais non d’exposer le précieux message dont je suis porteur.

— Laisse-moi te dire, cher prince, que l’enveloppe que tu portes ne contient qu’un papier blanc.

— Est-ce possible ? s’écria Nagato, se serait-on joué de moi ? En ce cas, je ne pourrai survivre à cet affront.

— Calme-toi, ami, dit le prince de Tsusima, et écoute-moi : après la fête de ce soir, aussitôt qu’elle fut rentrée dans ses appartements, la divine Kisaki m’a fait appeler : « Farou, m’a-t-elle dit, le prince de Nagato quitte Kioto cette nuit ; je sais qu’on en veut à ses jours, et qu’il peut tomber dans une embuscade. Aussi, au lieu du message qu’il croit porter, je ne lui ai donné qu’une enveloppe vide ; la véritable lettre est ici, ajouta-t-elle, en me montrant une petite cassette. Prends cinquante hommes avec toi et suivez le prince à distance ; s’il est attaqué, portez-vous à son secours ; sinon, rejoignez-le à la porte d’Osaka et remets-lui cette cassette, en lui laissant ignorer que vous l’avez escorté. » Voici, prince ; seulement tu possèdes des chevaux incomparables, et nous avons manqué arriver trop tard à ton aide.

Nagato fut profondément troublé par cette révélation ; il se souvenait avec quelle douceur la souveraine lui avait souhaité un heureux voyage et ne pouvait se défendre de voir une marque d’intérêt pour sa vie dans ce qui s’était passé. Et puis il songeait qu’il allait pouvoir conserver ce trésor, cette lettre qu’elle avait gardée pendant tout une soirée sur son cœur.

Le reste du voyage fut silencieux La fièvre avait saisi Nagato, la fraîcheur de l’aube prochaine le faisait frissonner, et il commençait se sentir affaibli par la perte de son sang.

Lorsqu’on atteignit les portes d’Osaka, le jour se levait.

Tsusima prit dans l’arçon de sa selle une petite cassette de cristal, fermée par un cordon de soie savamment noué.

— Voici, prince, dit-il la lettre précieuse est enfermée dans cette boîte. Au revoir. Puissent tes blessures se guérir promptement !

— Au revoir, dit Nagato merci encore d’avoir risqué ta précieuse vie pour la mienne qui vaut peu de chose.

Après avoir salué toute la petite troupe des cavaliers, Nagato s’enfonça sous une des portes de la ville et, piquant son cheval, il eut bientôt gagné le palais.

Lorsque Loo vit arriver son maître, pâle comme un fantôme et couvert de sang, il tomba à genoux et demeura stupide d’étonnement.

— Allons, lui dit le prince, ferme ta bouche stupéfaite et relève-toi ; je ne suis pas encore mort. Appelle mes serviteurs et cours chercher le médecin.


  1. La constellation du Scorpion.