La Séparation des Églises et de l’État en Algérie
De savoir si les lois métropolitaines doivent être, immédiatement, appliquées aux colonies, sans exceptions ni amendemens, ou si, au contraire, il convient de faire parmi elles un choix et de ne les promulguer qu’avec les précautions et les délais nécessaires pour les acclimater dans des milieux sociaux différens, si même il ne serait pas souhaitable de laisser aux colonies elles-mêmes la liberté d’en décider, c’est, proprement, tout le problème de la politique coloniale. Elle oscille entre deux termes opposés dont l’un est la politique d’assimilation sans restrictions ni réserves, et l’autre la politique d’autonomie administrative complète ; mais il y a place, entre les deux extrêmes, pour toute une série de gradations, de transitions, dont le dosage prudent permet d’adapter à chaque tempérament local les institutions qui lui conviennent.
L’histoire de la France hors de France, abonde en exemples de colonies compromises, ruinées, perdues, comme Saint-Domingue, par l’application intempestive et maladroite des doctrines métropolitaines. L’esprit français, épris de logique et de symétrie, s’est parfois laissé égarer par les dehors séduisans d’une politique d’assimilation mal entendue. Nous avons cru longtemps, sur la foi des philosophes du XVIIIe siècle et de la Révolution, que les bonnes lois sont bonnes absolument, en elles-mêmes, et qu’elles doivent faire le bonheur de tous les hommes, quels que soient leur pays, leur race, leurs habitudes sociales, leurs croyances religieuses. Aussi appliquions-nous, sans discernement, aux colonies tout l’imposant cortège de notre législation. Notre administration, a été, en général, trop avare de liberté. « Les colonies, pas plus que les batailles, ne se commandent de loin, dans les bureaux d’un ministère. Elles auraient parfois intérêt à couper le fil télégraphique qui les relie à la métropole. Il faut aux colonies, jeunes ou vieilles, une large part d’autonomie. L’autonomie peut être politique, et c’est alors la grand’route de la séparation. Mais elle peut être aussi purement administrative, résider dans une organisation locale puissante, contrôlée de haut par la métropole, mais libre dans ses mouvemens, statuant sur place, faisant face aux nécessités continuellement changeantes d’un état de choses en voie de formation, d’un éternel devenir. » C’est Jules Ferry qui, en 1892, à la suite de la grande enquête sénatoriale qu’il avait dirigée en Algérie, énonçait ces principes et en obtenait l’application[1].
Plus qu’aucune autre partie de l’Empire colonial français, l’Algérie avait souffert des abus de l’esprit centralisateur. Elle végétait sous un régime paralysant et déprimant : c’était le « système des rattachemens, » organisé par les décrets du 26 août 1881. Le gouverneur général, presque annihilé, n’était plus qu’un préfet supérieur dont la fonction était de servir d’intermédiaire entre le gouvernement central et la population indigène, et d’organiser la colonisation officielle. Toute l’administration, tous les organes du gouvernement étaient directement « rattachés » aux divers ministères de la métropole ; les fonctionnaires étaient nommés dans les trois départemens algériens comme ils l’auraient été dans l’un des 86 départemens français. Il en résultait une incompétence générale des services, une absence complète de spécialisation et, finalement, un ralentissement de la vie et de la croissance de l’Algérie. L’Algérie, disait-on, n’est pas une colonie, elle est le prolongement de la France ; les trois départemens africains doivent être assimilés à ceux d’Europe dont ils ne se distinguent que par la présence des indigènes. La colonie étouffait sous l’armure trop étroite des lois de la métropole et sous la routine d’une administration paperassière ; l’enquête de 1892 fut pour elle le commencement du salut. « Il nous apparaît, écrivait Jules Ferry en des termes qui n’ont pas vieilli, qu’il n’est peut-être pas une seule de nos institutions, une seule de nos lois du continent, qui puisse, sans des modifications profondes, s’accommoder aux Français, aux étrangers, aux indigènes qui peuplent notre Empire algérien. Non seulement des différences profondes, historiques et sociologiques séparent cette poignée de civilisés de la multitude indigène, mais cette multitude elle-même se diversifie selon les milieux dans lesquels on la rencontre… Nous promulguons nos lois, nous les appliquons, mais après dix ans, vingt ans au plus, elles se meurent de stérilité et d’impuissance, comme des arbres séchés sur pied… » Le système des « rattachemens » ne survécut guère au rapport magistral de Jules Ferry ; le décret du 31 décembre 1890 y mit fin. Depuis lors, l’évolution de l’Algérie s’est faite, sans régressions connue sans secousses trop brusques, dans le sens de l’autonomie administrative. Le nouveau régime, sous l’impulsion ferme et prudente de gouverneurs tels que MM. Jules Cambon, Laferrière, Révoil et Jonnart, s’est organisé et développé pour le plus grand bien de la colonie comme de la métropole. Le gouverneur général, sous le haut contrôle du ministre de l’Intérieur, responsable devant le Parlement, détient et exerce la réalité des pouvoirs ; là où il ne décide pas souverainement, il est, au moins, consulté. À côté de lui, se réunissent les « délégations financières » qui sont comme le conseil consultatif du gouverneur ; elles lui apportent l’appui de l’opinion publique, les avis éclairés d’hommes d’expérience qui, loin des passions politiques, ne sont préoccupés que de la prospérité de l’Algérie et qui, en se montrant de bons Algériens, oui trouvé du même coup la meilleure manière d’être de bons Français.
Les bienfaits du régime de l’autonomie administrative ne sont plus guère discutés : toutes nos colonies nouvelles sont entrées dans cette voie ; constituées en grands groupes, elles ont gardé chacune leur physionomie propre et elles ont su trouver la voie la plus favorable à leur essor et à leur prospérité. L’opinion est si bien établie aujourd’hui, que M. Milliès-Lacroix, ministre des Colonies, constatait récemment, à la tribune de la Chambre, que « la politique coloniale a été résolument dirigée vers l’autonomie des colonies, et surtout vers leur autonomie financière. Commissions du budget et Parlement ont dit aux colonies : Administrez-vous vous-mêmes. Le fara da se a été une règle dictée aux colonies. »
Tel est, au moment où l’application des lois de séparation des Eglises et de l’Etat vient troubler l’Algérie, le point de son évolution politique et administrative où elle est parvenue ; tel est le sens de sa marche.
La longue bataille parlementaire d’où est sortie la loi du 9 décembre 1905 touchait à son terme ; les partis, essoufflés, se désintéressaient d’une lutte où toutes les armes étaient depuis longtemps épuisées, quand la Chambre vota, sans un débat, sans une objection, comme on ajoute une clause de style à la fin d’un traité, un article 43 qui stipulait que « des règlemens d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable à l’Algérie et aux colonies. » Le Sénat fit preuve de plus d’expérience politique : les conséquences de l’article 43 attirèrent son attention. M. Brager de la Ville-Moysan montra, avec de bons argumens, les inconvéniens de la séparation en Algérie ; mais ni son insistance, ni celle de M. Gourju, ne purent obtenir du ministre une réponse sur la question de savoir si la loi serait ou non appliquée aux musulmans. M. Gourju et l’amiral de Cuverville parlèrent sans plus de succès du péril que créerait la loi, en face des élémens espagnol, italien et maltais. M. Paul Gérente, sénateur d’Alger, répondit aux orateurs de l’opposition ; il déclara n’apercevoir aucun danger à l’application de la loi en Algérie et il affirma « que la vérité et la justice républicaines devaient être la vérité et la justice aussi bien d’un côté de la Méditerranée que de l’autre. » A un pareil argument, il était inutile d’opposer des faits ! Le Sénat applaudit et vota l’article 43 par 194 voix contre 44.
L’article voté, l’application ne pouvait, plus être éludée : il est de jurisprudence que des articles de cette nature ne constituent pas seulement une faculté laissée au pouvoir exécutif d’appliquer ou non la loi, mais bien une obligation formelle de le faire. Du moins ne manquait-il pas de bons esprits, parmi ceux qui prisent la leçon des faits plus que la logique des systèmes, pour souhaiter qu’on attendît qu’après trois lois successivement votées, la France eût elle-même fixé, d’une façon plus définitive, le nouveau régime issu de la séparation des Eglises et de l’Etat, avant d’en faire promulgation et application en Algérie. Mais l’Algérie n’a pas seulement des colons laborieux, des hommes d’action et d’initiative qui travaillent à augmenter sa richesse et sa prospérité, elle a aussi la minorité parasite et bavarde qui vit pour la politique et de la politique, et qui réussit souvent, par ses loges et ses comités, à faire la leçon aux fonctionnaires et la loi au gouvernement. Dans ce milieu, on se montre particulièrement impatient d’assurer à la colonie les « bienfaits » de la séparation. Plus clairvoyans, les représentans de l’Afrique, parmi lesquels on compte des hommes d’Etat de haute valeur et de longue expérience, appréhendaient les embarras que ne manquerait pas de soulever l’application de la loi ; hormis un seul, il ne semble pas qu’ils aient poussé le gouvernement à hâter le moment de la promulgation de la loi. Quant au gouverneur général, mieux placé que personne pour juger, avec son esprit pratique, des difficultés et des périls de l’application, dans cette colonie jeune et vigoureuse, d’une loi métropolitaine où retentissent, comme dans un raccourci d’histoire, les passions politiques et religieuses de vingt générations mortes, personne n’ignore eh Algérie qu’il s’est efforcé de concilier, autant que possible, les intérêts dont il a la charge avec la nécessité de tenir compte de la volonté du Parlement. Il a cherché à introduire dans l’application de la loi tous les tempéramens et tous les délais nécessaires pour en pallier les inconvéniens. Qu’il y ait réussi, comme nous le verrons, dans une mesure insuffisante, mais cependant sensible, il convient de l’en féliciter comme d’une victoire partielle de la méthode d’autonomie coloniale.
Un règlement d’administration publique, daté du 27 septembre et publié par le Journal Officiel du 30, promulgue en Algérie les lois du 9 décembre 1907, du 2 janvier 1907 et du 28 mars 1907, et détermine les conditions dans lesquelles la séparation des Eglises et de l’Etat y sera assurée. Le décret reproduit textuelle nient les principes fondamentaux de la loi du 9 décembre et rend applicables à l’Algérie toutes les dispositions des lois de 1905 et de 1907. Sur trois points principaux seulement, il se distingue de la législation métropolitaine. Le premier concerne les « associations cultuelles. » Au lieu d’un nombre de personnes variant de sept à vingt, selon la population de la circonscription religieuse, en Algérie sept personnes suffiront dans toutes les localités, quel que soit le chiffre de leur population. Mais le décret dispose que les directeurs et administrateurs devront être Français ; il rend, en outre, applicable aux associations cultuelles formées en majeure partie d’étrangers l’article 12 de la loi du 1er juillet 1901 qui prévoit la dissolution, par décret, des associations composées d’étrangers, ayant des directeurs ou administrateurs étrangers, ou ayant leur siège à l’étranger. Comme d’ailleurs il est notoire que les catholiques ne formeront aucune association cultuelle, ces dispositions ne s’appliqueront en fait qu’aux associations musulmanes, protestantes ou israélites. Il en est de même de la disposition de l’article 12 qui permet au gouverneur général, pendant une période de cinq années, à partir du 1er janvier prochain, d’attribuer des subventions aux associations cultuelles « en vue de pourvoir à l’acquittement des frais et charges qui leur incombent. »
Le clergé catholique algérien jouissait, sous le régime concordataire, de traitemens supérieurs à ceux des curés et desservans de France : tenant compte de cette situation particulière, le décret lui fait, en matière de pensions, des conditions plus avantageuses. De soixante ans d’âge et trente ans de services nécessaires, en France, aux ministres du culte pour obtenir une pension égale aux trois quarts de leur traitement, et de quarante-cinq ans d’âge et vingt ans de fonctions nécessaires pour obtenir une pension égale à la moitié du traitement, le décret, pour l’Algérie, abaisse ces chiffres à cinquante ans d’âge et vingt-cinq ans de services, quarante ans d’âge et quinze ans de services. En outre, le maximum de pension qui, en France, est de 1 500 francs, est porté en Algérie à 1 800.
Voici maintenant la troisième et la plus importante des mesures de transition prévues par le décret du 27 septembre : « Dans les circonscriptions déterminées par arrêté pris en conseil de gouvernement, le gouverneur général pourra, dans un intérêt public et national, accorder des indemnités temporaires de fonction aux ministres désignés par lui et qui exercent le culte public en se conformant aux prescriptions réglementaires. En aucun cas, ces indemnités ne pourront dépasser 1 800 francs, ni être maintenues au-delà d’une période de dix ans à compter de la publication du présent décret. » (Article 11.)
Telles sont les seules atténuations apportées en Algérie aux lois de 1905 et 1907. Dans quelques jours, le 1er janvier 1908, le régime nouveau entrera en vigueur. C’est alors que commenceront les difficultés et que s’accumuleront les ruines. La publication du décret du 27 septembre n’a causé aucun trouble, et tout porte à penser que les inventaires s’accompliront sans provoquer autre chose que de platoniques protestations ; les mesures palliatives que le gouvernement général ne manquera pas de prendre adouciront les transitions ; mais, à mesure que le temps s’écoulera, ces difficultés, loin de disparaître, iront en grandissant jusqu’à ce qu’apparaissent si clairement les conséquences désastreuses d’un régime où l’Eglise et l’Etat ne se connaissent que pour se combattre, que l’on sentira, de part et d’autre, le besoin de trouver un terrain d’accord et un mode d’entente.
Le décret du 27 septembre s’applique à tous les cultes qui étaient, en Algérie, reconnus et salariés par l’Etat français : il atteint donc le culte musulman et intéresse les indigènes comme les Européens. Il aurait été, en vérité, trop contraire à toute justice et à toute égalité que l’Etat continuât à reconnaître et à salarier un culte musulman au moment où il rompait tout lien avec le clergé catholique. Mais c’est là surtout une satisfaction de forme donnée à l’opinion publique. En réalité, l’organisation religieuse musulmane est tellement différente de l’organisation catholique, ses rapports avec l’Etat français sont si peu comparables à ceux du clergé catholique, que les mêmes mots, quand ils s’appliquent à l’un ou à l’autre, ne sauraient avoir le même sens, ni les mêmes lois le même effet.
L’Islamisme n’a pas de sacremens, donc, à vrai dire, pas de clergé ; il tient tout entier dans le Coran et dans ses commentateurs, dont chacun lit, comprend et applique les préceptes selon ses moyens et d’après son jugement. Abandonnés à eux-mêmes, sans communication avec les centres religieux de l’Islam, les musulmans peuvent garder indéfiniment, sans altération grave, la foi et la pratique de leur culte, tandis qu’une chrétienté catholique, privée de piètres et de sacremens, dépérirait comme une plante privée d’eau. L’imam est celui qui, pendant la prière, se plaçant devant les fidèles, donne le signal des gestes rituels. Ainsi faisait le Prophète lui-même, et c’est cette fonction qu’il légua à Abou-Bekr ; ainsi font, après lui et comme lui, tous les imans de toutes les mosquées. Le mufti est un grand ordonnateur du culte et surtout un savant, un docteur de la loi. Le muderres est un professeur, interprète du Coran. Le hazzab a pour fonction de lire le texte sacré, et le muezzin est un héraut chargé d’appeler, du haut des minarets, le peuple à la prière et de proclamer aux quatre vents du ciel l’unité de Dieu et la mission du Prophète. Il n’y a point là, à proprement parler, de prêtres, encore moins un clergé organisé et hiérarchisé, intermédiaire nécessaire, pour la célébration du culte, entre Dieu et le croyant. L’Arabe qui pousse ses troupeaux sur les hauts plateaux, le Kabyle qui écorche du soc de son araire le maigre sol de ses montagnes, ignorent jusqu’au nom et jusqu’à l’existence du fonctionnaire payé par la France, décoré de la Légion d’honneur, que nous gratifions du nom de grand mufti. Il réserve sa vénération pour les saints locaux, les marabouts qui sont pour lui, pour ainsi dire, des excitateurs de prière, des hommes que leur vie édifiante rapproche d’Allah et illumine d’un reflet de la divine sagesse ; l’Arabe peut se passer de l’iman, mais il a besoin du marabout : vivant, il va le visiter, lui demander des conseils, des recettes, des remèdes ; mort, il vénère son tombeau et s’y rend en pèlerinage. Le marabout n’a aucun caractère sacerdotal ; il commence, en général, par être un homme hospitalier, généreux, qui accueille le voyageur et le pèlerin, l’exhorte à la prière, au jeûne. Quelquefois c’est un thaumaturge, un prestidigitateur ; l’Arabe, dont l’imagination ardente aime à créer du merveilleux, lui prête des tours de force et des miracles. Ainsi est-il advenu pour notre ancien adversaire Bou-Amama : il n’a ni voulu, ni prévu son rôle ; c’est la piété de ses fervens admirateurs qui le lui a imposé.
Un autre élément contribue, avec le maraboutisme, à vivifier la foi musulmane et à diriger son évolution : ce sont les confréries. Elles ne sont en rien comparables aux congrégations catholiques, elles se rapprocheraient plutôt d’institutions comme les tiers-ordres ; leurs affiliés sont répandus secrètement dans tous les pays de l’Islam, et leurs chefs, descendans ou successeurs du saint fondateur, tantôt vivent retirés au fond d’une zaouia, tantôt voyagent pour faire des ziara (visites qui rapportent d’abondantes aumônes). La grande majorité de nos indigènes d’Algérie sont affiliés à des confréries ; les unes ont leur centre, leur zaouia principale, en Algérie, d’autres au dehors, au Maroc par exemple. L’association des Taïbia, dont les chefs sont nos protégés, les chérits d’Ouezzan, est l’une des plus populaires en Algérie ; celle de Sidi-Abd-el-Kader-el-Djilani compte aussi un grand nombre d’adhérens. Lorsque, pour la première fois après la conquête, le gouvernement français permit au chérif d’Ouezzan de faire une tournée en Algérie, ses partisans tirent éclater un enthousiasme indescriptible ; on les vit, à son entrée à Tlemcen, se presser sur son passage, jetant leurs manteaux sous les pas de sa mule, baisant dévotement le bas de son burnous, le comblant de riches présens. Un mot d’ordre, un geste de ces saints personnages peut déchaîner le fanatisme et la guerre sacrée parmi des milliers d’indigènes. La vie arabe est une vie rurale : marabouts et chefs de confréries ont seuls une action réelle sur les tribus ; le clergé des villes leur est inconnu et n’a aucune influence sur elles ; celui qui se laisse salarier par les chrétiens, en a moins encore. La vie musulmane, dans ses manifestations profondes, échappe presque absolument, sinon à la vigilance, du moins à l’influence du gouvernement de l’Algérie.
Il suffit de jeter les yeux sur le chapitre du budget consacré au culte musulman pour se rendre compte qu’aucune comparaison ne peut être établie entre l’organisation musulmane et l’organisation catholique. L’Etat français donnait jusqu’à présent :
A 23 muftis | de 4 000 fr. à 1 500 fr. | soit 46 500 fr. | |
A 18 muderres | — 1200 — à 900 | — 16 740 — | |
A 161 imans | — 2 000 — à 100 | — 74 590 — | |
A 278 agens inférieurs (hazzab, muezzins, gens de service, etc.) | 78 197 — | ||
Total | 480 ministres du culte musulman | 216 027 fr. | |
En outre, l’État français allouait pour le matériel du culte | 60 980 fr. | ||
Pour les constructions et l’entretien des édifices (1907) | 80 000 — | ||
Enfin, au chapitre des œuvres intéressant les indigènes, un crédit de | 35 000 — |
était inscrit, depuis quelques années seulement, « pour subventions aux communes, pour entretien et construction des petites mosquées et pour rétribution de leur personnel. »
On voit combien, pour 4 millions et demi d’indigènes musulmans, le crédit était faible et le nombre des salariés restreint. En réalité, l’organisa lion reconnue et payée par l’Etat français ne s’étendait qu’aux grandes mosquées des villes. Supprimer ce chapitre du budget n’atteindrait pas la vie religieuse musulmane dans ses sources vives, ni dans son organisation, ni dans sa hiérarchie. Est-ce à dire qu’il ne serait pas déplorable et, dans une certaine mesure, dangereux, sous prétexte de séparation des Églises et de l’Etat, de retirer au clergé musulman les traitemens et les subventions que nous lui donnions ? En aucune façon. Il y a d’abord là, pour la France, quel que soit son gouvernement, une question de bonne foi, de fidélité à la parole donnée. L’arrêté du 7 décembre 1830 qui faisait passer à l’Etat français la propriété des biens de mainmorte, dits « biens habous, » disposait qu’en échange de cette mainmise, l’Etat français subviendrait aux besoins du culte musulman. On allègue que la capitulation d’Alger, dont l’arrêté de 1830 est une suite et une conséquence, ne s’applique pas à toute l’Algérie, que d’ailleurs les clauses de la capitulation ont été dix fois annulées et rendues caduques par les insurrections et les manquemens des indigènes à la foi jurée. Il est trop facile de répondre que, si, en droit strict, le gouvernement français peut être recevable à contester sa dette, en pratique, le fait même de la payer, depuis soixante-dix-sept ans, était une manière implicite de la reconnaître. L’argument est à deux tranchans et s’applique au même titre aux engagemens pris par l’Etat français vis-à-vis du clergé catholique spolié de ses biens par la Révolution ; mais du moins, en France, peut-on soutenir, avec une apparence de raison, que la dette contractée vis-à-vis du clergé par la Constituante et garantie par le Concordat devait naturellement s’éteindre avec la rupture du Concordat et par l’expression d’une volonté nationale différente ; or, la fiction du régime parlementaire veut que les Chambres représentent la volonté nationale. Les catholiques d’ailleurs ont pu, dans la mesure où le peuvent les minorités, défendre leurs droits, tandis qu’ici il s’agit de populations soumises à la France par la force des armes et envers lesquelles, même si l’on considère que nous leur avons rendu en dépenses d’hôpitaux, d’écoles, d’assistance, beaucoup plus que la valeur des habous confisqués, le respect de la parole donnée devrait être d’autant plus sacré qu’elles sont plus complètement sous notre autorité et à notre merci. En Tunisie, nous n’avons pas commis l’imprudence d’incorporer au domaine les biens habous : nous nous contentons de surveiller leur gestion sans nous charger de l’entretien du clergé. Si nous avions agi de même en Algérie, nous aurions évité les difficultés avec lesquelles nous sommes aujourd’hui dans la nécessité de compter.
Toute question de droit ou d’équité mise à part, il reste que les traitemens payés par l’Etat français au clergé musulman et les subventions allouées aux mosquées étaient un lien entre la nation conquérante et le peuple conquis. Sans doute l’influence des muftis ou des imans salariés par nous est loin de s’étendre à la grande masse des indigènes ; mais, dans les villes, leur ascendant est réel : ils se recrutent dans la partie la plus éclairée, la plus instruite, de la population musulmane ; le traitement qui leur était payé était un moyen efficace de prouver les bonnes intentions et le respect de l’administration française envers la religion des indigènes. Voir dans les ministres du culte musulman salariés par nous des agens du gouvernement français, des instrumens de surveillance et de police politique, c’est rabaisser la question à de trop mesquines proportions ; l’administration a des moyens d’information et de coercition autrement efficaces que l’action d’un brave mufti, paisible fonctionnaire qui donne strictement à son service le temps nécessaire, ou d’un pauvre muezzin qui module sa complainte parmi le brouhaha des grandes villes. Mais il importe qu’en Algérie la France soit partout présente, qu’elle ne reste étrangère à aucune des manifestations de la vie indigène, que son action s’exerce sur tout, ouvertement, publiquement. On peut sourire des cérémonies franco-musulmanes, des échanges de complimens à l’orientale entre préfets et muftis le jour de la fête de l’Aïd-el-Kebir, ou des discours des sous-préfets aux inaugurations des mosquées. On peut même s’indigner, comme le font certains colons, de voir le gouvernement français construire des mosquées aux Arabes,… avec l’argent des Arabes. Mais il n’en est pas moins vrai que ce sont là des liens, des points de contact entre les deux races, et que ces points de contact sont menacés de disparaître. Les muftis, les imans, cessent d’être fonctionnaires français ; si restreinte que l’on suppose leur influence, elle était un élément de stabilité, de paix, un contrepoids à l’influence occulte des confréries et des marabouts. Le clergé musulman rétribué ne nous servait guère, dit-on ; le clergé musulman libre ne nous servira plus du tout et pourra même devenir, les circonstances aidant, un foyer de mécontentement. En aucun pays et en aucun temps, le lien d’argent n’est un lion sans force.
Officiellement, désormais, la vie religieuse des musulmans est, pour le gouvernement général, un domaine fermé, une terre inconnue. Or, la vie religieuse, pour un musulman, c’est toute la vie : tous ses actes sont prévus et réglés par le Coran ; il ne se contente pas de mettre de la religion dans sa vie, il met sa vie dans la religion. Séparer l’Eglise de l’Etat est une opération qu’un Arabe ne saurait comprendre, puisqu’il n’y a pas d’Eglise musulmane et que toute la vie sociale, toutes les fonctions qui, chez nous, sont des fonctions de l’Etat, sont, en pays d’Islam, des actes religieux[2]. Séparation de l’Eglise et de l’Etat sera donc, pour l’Arabe, un mot vide de sens, vide au moins du sens que nous y mettons. La suppression du traitement de quelques muftis ne réalise pas, à ses yeux, la séparation telle que nous l’entendons ; l’une des fonctions religieuses les plus essentielles est, pour les musulmans, celle du cadi, du juge ; nous ne supprimons pas les juges, pas plus que nous ne supprimons les professeurs, les imans ou les muezzins. Mais l’indigène d’Algérie, dans ce qu’il comprendra de la séparation, — et il ne manquera pas d’interprètes sans bienveillance pour lui en expliquer le sens et l’esprit, — y verra un acte hostile à toute religion ; il saura que la séparation est une mesure spoliatrice du catholicisme, une rupture entre l’Etat français et la religion traditionnelle et nationale de la France.
S’il parvient à se représenter ce qu’expriment les premiers mots de la loi qui vient d’être promulguée : « la République ne reconnaît aucun culte, » ils lui apparaîtront comme le plus monstrueux blasphème que jamais hommes aient proféré ; il y verra un attentat aux droits de Dieu digne d’attirer sur la nation sacrilège la prochaine échéance des châtimens d’en haut. Son mépris pour les Français en sera grandi, et son impatience de vivre sous le joug des hommes qui ne prient pas, des « chiens. » Le « chien, » dans la bouche de l’indigène, c’est l’homme qui n’invoque pas Dieu : s’il applique aux chrétiens cette suprême injure, c’est parce qu’il les croit infidèles à leur foi, infidèles à leurs prières. La dignité de l’homme, que Pascal plaçait dans la pensée, réside pour le musulman dans la prière ; la fin de toute vie humaine lui semble être moins encore de connaître Dieu que de le reconnaître, de lui rendre hommage ; c’est par la prière, par l’acte religieux, que l’homme se distingue des animaux, qu’il affirme sa supériorité sur la femme. Tout homme dont la vie est consacrée à la prière, au jeûne, aux bonnes œuvres, ils l’honorent et le révèrent, sous quelque nom qu’il serve Dieu. Ils en donnent actuellement une noble et touchante preuve à l’égard du Français illustre qui fut naguère le vicomte de Foucauld, dont les courageux voyages et le livre admirable nous ont révélé la vie marocaine, et qui aujourd’hui, sous la bure du trappiste, sans armes, sans ressources, parmi les tribus farouches et les mornes étendues du Sahara, est devenu, comme autrefois les saints ermites de la Thébaïde, l’objet du respect, de la vénération et des soins pieux des indigènes. Qu’il célèbre la messe ou qu’il invoque Allah, peu leur importe : ils ont reconnu en lui un marabout, un élu d’en haut ; ils le protègent, le nourrissent, et pour baiser la frange de sa robe, pour entendre sa voix et s’édifier à son exemple, ils traversent, fervens pèlerins, les immenses solitudes, moins désertes que l’âme où Dieu n’habite pas.
Avec des hommes pour qui la religion est le droit et la loi » le centre et le lien de la vie sociale et nationale, il est trop clair qu’il n’y a pas de séparation de l’Eglise et de l’Etat possible. Ce serait déjà trop, si la loi de 1905 aboutissait, même après dix ans, à supprimer les traitemens des imam et des muftis, et les subventions aux mosquées. L’attention du gouvernement général est trop éveillée sur les questions intéressant les indigènes pour que les inconvéniens d’une séparation, même réduite à la suppression de quelques traitemens et allocations, ne lui apparaissent pas. Aussi est-il d’ores et déjà certain que le décret du 27 septembre sera appliqué au culte musulman dans un esprit de large bienveillance, et que toutes les atténuations possibles y seront apportées. Les musulmans n’auront aucune difficulté à constituer, comme le leur conseillera l’administration, des associations cultuelles en règle avec la loi, et ces associations seront qualifiées pour recevoir, pendant cinq ans, des allocations pour l’entretien et les réparations des mosquées. D’ailleurs, presque toutes les grandes mosquées sont classées comme monumens historiques, et, quant à la foule des petites, leur simplicité architecturale et l’absence presque complète de mobilier en rend l’entretien peu onéreux. Le paragraphe de l’article 11, dont nous avons cité le texte, appliqué en dehors de toute passion politique et loin de la surveillance des loges maçonniques, permet au gouverneur général, — et il sera bien inspiré en usant de la faculté qui lui est laissée, — de continuer pendant dix ans à payer, jusqu’à concurrence de 1 800 francs, tous les ministres du culte qui émargeaient jusqu’à présent au budget algérien. Il est moine possible, à en croire les journaux locaux, que l’on trouve un biais pour maintenir, sous prétexte d’une fonction accessoire quelconque, l’intégralité des anciens traitemens. Enfin, s’il est démontré, pendant dix ans, que le maigre budget consacré par l’Etat au culte musulman n’est pas de l’argent mal employé, rien sans doute ne s’opposera à la continuation d’un régime qui aura de nouveau fait ses preuves. Rien ne dure autant, surtout en France, que le provisoire.
Mais si le clergé musulman est l’objet, en Algérie, d’un traitement favorable, il serait inadmissible qu’un traitement rigoureux fût appliqué au clergé catholique. Les indigènes ne s’aperçoivent que trop de la défaveur qui pèse sur ceux qui pratiquent la religion qu’ils sont habitués à considérer comme celle de la France[3] ; ils s’en étonnent et, comme ils ont beaucoup d’esprit de justice, ils s’en indignent. L’abandon des temples leur paraît le signe certain de la décadence des peuples, et, cette décadence, ils l’escomptent et ils l’espèrent. S’ils voient les églises des vainqueurs tomber en ruines, leur religion désertée, pauvre, honnie, dénoncée comme une ennemie, tandis que leurs mosquées à eux seraient bien entretenues et le respect de leur culte affirmé dans les discours officiels et recommandé à tous les agens de l’autorité, qu’en pourront-ils conclure, sinon que la France respecte leur foi parce qu’elle la juge supérieure ou parce qu’elle la redoute ? Toute inégalité de traitement serait choquante et irait directement contre son but : il serait imprudent de donner aux indigènes le spectacle du vaincu traité avec plus de déférence et d’égards que le vainqueur. Il faut prendre garde à tout ce qui serait de nature à entretenir le fanatisme musulman ; il serait étrange que l’on oubliât que, si nos belles colonies d’Afrique ont parfois couru des dangers, le péril n’est venu ni du Pape, ni des curés français, ni des catholiques.
La séparation des Eglises et de l’Etat, telle que le décret du 27 septembre l’applique à l’Algérie, ne sera donc que faiblement ressentie par les indigènes ; aussi n’a-t-elle provoqué parmi eux aucune alarme. Mais, si atténués qu’en soient les effets, la loi aura cependant pour conséquence de creuser un peu davantage le fossé qui sépare en Algérie les deux races et les deux peuples. Elle est de nature à inquiéter les musulmans, à accroître leurs défiances envers les Français, et il ne paraît pas, en vérité, que l’heure soit bien choisie, au moment où l’insécurité règne sur la frontière marocaine et où certains symptômes décèlent une sourde effervescence parmi nos indigènes, pour acclimater en Algérie une loi dont, même en France, les bienfaits ne sont pas encore évidens.
Les israélites d’Algérie[4] ont accueilli sans inquiétude comme sans satisfaction le décret du 27 septembre et la séparation des Eglises et de l’Etat. Leur Eglise, comme celle des musulmans, est antérieure à la conquête française, et c’est pour exercer une certaine influence sur les communautés juives que le gouvernement français accordait un traitement à neuf rabbins, formés à l’école rabbinique de Paris et nommés par le gouvernement sur la proposition du Consistoire central[5]. Un décret de 1903 a organisé en Algérie neuf consistoires d’arrondissement, à la tête desquels furent placés un grand rabbin ou un rabbin : ce furent ceux d’Alger, Médéa et Milianah pour le département d’Alger, d’Oran, de Tlemcen et de Mascara pour le département d’Oran, de Constantine, de Bône et de Sétif pour le département de Constantine. Seul ce clergé officiel est salarié et représente, parmi des populations très arriérées, l’influence française. Les communautés israélites subviennent par leurs seules ressources aux besoins généraux de leur culte, tant en ce qui concerne les édifices que le personnel qui est nombreux. Il y a, en Algérie, quatre-vingts communautés constituées, dont la moindre possède au moins un rabbin et plusieurs sous-rabbins. A Alger la communauté entretient dix rabbins et une vingtaine d’officians. En dehors de leurs synagogues et des locaux et immeubles affectés aux services de leurs administrations, ces communautés ne possèdent que des biens fonciers insignifians, mais elles disposent des ressources considérables que leur rapporte une taxe spéciale sur la chéhéta ou abatage de la viande suivant le rite mosaïque. Le décret de 1903 réglemente la perception et l’emploi de cette taxe bien connue sous le nom de « droit de couteau » et fixe aux cinq douzièmes la part revenant à la bienfaisance ; il institue, auprès des bureaux de bienfaisance européens, des sous-commissions chargées spécialement du service de la bienfaisance israélite. Des dispositions spéciales réglementent le droit qu’a, en principe, tout Juif de s’instituer sacrificateur et de tuer les animaux suivant le rite, en percevant le « droit de couteau, » et obligent les fidèles à s’adresser aux sacrificateurs patentés et reconnus par les rabbins.
Que vont devenir, sous le nouveau régime, ces dispositions sages et prudentes, et comment empêcher les israélites algériens de revenir à leur état de petite caste fermée, jalousée et honnie, ne sortant de son isolement que pour apporter les jours de vote un suffrage qui n’est pas toujours désintéressé ? La réglementation de 1903, les mesures prises pour surveiller l’emploi des ressources des communautés et pour augmenter le nombre et l’autorité des rabbins officiels vont-elles devenir caduques par l’application de la loi de 1905 ? Il est à souhaiter que non. Le décret du 27 septembre permettra de maintenir aux neuf rabbins, sous forme de pension ou d’allocation, tout ou partie de leur traitement. Il est probable d’ailleurs qu’en tout état de cause le Consistoire central de Paris s’imposerait les sacrifices nécessaires pour maintenir en Algérie des rabbins non indigènes qu’il considère comme des fermens de progrès. Quant aux communautés, elles se constitueront sans difficulté en associations cultuelles conformes à la loi et, comme telles, elles continueront à disposer des lieux et édifices de culte. Presque toutes les synagogues sont la propriété des communautés ; très rares sont celles qui proviennent du domaine de l’État et encore n’ont-elles été cédées qu’en échange d’autres synagogues expropriées pour cause d’utilité publique. Un règlement d’administration publique résoudra prochainement la question du « droit de couteau ; » il est probable qu’en interprétant largement le sens de la loi, il permettra aux associations cultuelles de percevoir, sur le « droit de couteau, » une part qui restera vraisemblablement des cinq douzièmes. Quant à la partie affectée à la bienfaisance israélite, le règlement aura à en déterminer la répartition. Cette question de l’emploi des ressources du « droit de couteau » est la seule qui paraisse préoccuper les rabbins ; si aucun changement radical n’est apporté dans la perception et l’attribution de ce droit, la loi de séparation ne jettera qu’une perturbation passagère dans l’existence des communautés israélites d’Algérie.
En résumé, aucun avantage pour l’Etat français, ni pour les israélites ; mais, au détriment de l’Etat, une diminution de l’influence et du contrôle qu’il exerçait sur les communautés juives par l’intermédiaire des rabbins salariés par lui, et, au détriment des israélites, un élément de discorde et de trouble introduit parmi eux : tel est, sur ce point, le bilan de la séparation des Eglises et de l’Etat en Algérie.
La séparation des Eglises et de l’Etat était depuis |longtemps, on peut presque dire depuis toujours, inscrite dans le programme des Églises protestantes. Tout en étant dans l’établissement officiel, elles vivaient, ecclésiastiquement parlant, sous le régime presbytérien synodal, dont les origines se rattachent à des traditions et à des précédens bien antérieurs au Concordat. Aussi ne pouvaient-elles faire mauvais visage à la loi qui venait rompre les faibles liens qui les rattachaient à l’État. Le protestantisme, fait de libre examen et d’individualisme, espère trouver dans le nouveau régime l’occasion d’un brillant essor. Il n’en est que plus significatif de constater qu’en Algérie les Églises réformées n’ont pas accueilli sans inquiétude le décret du 27 septembre.
Les Églises protestantes d’Algérie ne sont pas purement « réformées. » En raison du grand nombre d’Alsaciens, d’Allemands, de Scandinaves qui vinrent, dès les premiers temps de la conquête, s’établir dans la colonie, il fut entendu que les luthériens y seraient aussi représentés, qu’il y aurait un nombre sensiblement égal de pasteurs réformés et de pasteurs luthériens, et que les consistoires seraient mixtes. A Alger, il y a deux pasteurs réformés et un luthérien ; à Oran et à Constantine, un réformé et un luthérien. C’est ainsi que fut constituée l’Eglise protestante unie d’Algérie qui, sous cette forme, a été jusqu’ici reconnue par l’Etat. On sait comment, en 1872, les protestans de France tentèrent un effort pour obtenir du gouvernement la reconnaissance officielle de leurs synodes et comment l’opposition et la retraite du parti libéral firent échouer cette tentative ; l’Etat ne pouvait consacrer de son autorité, une assemblée qui ne représentait plus la totalité des « réformés » de France. Les Eglises cependant gardèrent leur organisation ecclésiastique traditionnelle et reconstituèrent leurs synodes en mettant à la base la confession de foi votée par la majorité en 1872 ; elle devint la profession de toutes les Eglises qui se rattachèrent à l’organisation synodale officieuse et qui voulurent se donner à elles-mêmes cette garantie de fidélité à la doctrine évangélique. Il n’y eut plus, en fait de corps officiel, que les consistoires où libéraux et orthodoxes continuèrent à se rencontrer, mais dont les attributions furent presque exclusivement administratives. C’est à cette organisation que les Eglises réformées d’Algérie ont adhéré dès la première heure ; elles ont formé la vingt-et-unième circonscription synodale.
Aujourd’hui, la loi de séparation survenant met les protestans d’Algérie en face de cette situation complexe : d’une part, deux corps ecclésiastiques, — réformés et luthériens, — nettement distincts, et, d’autre part, une organisation synodale unitaire. Cette union pourra-t-elle être maintenue, aujourd’hui qu’elle n’est plus reconnue par l’Etat, ou bien l’esprit d’indépendance des fidèles fera-t-il craquer l’ancienne organisation ? C’est ce que se demandent les pasteurs. Leurs Eglises sont actuellement dans une période de préparation et d’élaboration dont il est encore difficile de prévoir l’issue. Malgré la constitution d’associations cultuelles et une large application de toutes les dispositions favorables du décret du 27 septembre, il est certain que la réduction de leur budget gênera sensiblement les Eglises réformées Les grosses fortunes sont rares parmi les fidèles et l’extrême dissémination du troupeau, perdu au milieu des populations catholiques ou indigènes, oblige les pasteurs à des frais de déplacement considérables ; ils redoutent qu’il leur soit impossible de maintenir certaines paroisses de la campagne[6]. L’un d’eux nous écrit ces lignes que nous ne résistons pas au plaisir de citer parce qu’elles s’appliquent non seulement à la situation des Eglises protestantes, mais a fortiori à la situation générale créée en Algérie par la loi de séparation.
« Par le fait de la dissémination de nos fidèles, ainsi que du mélange des races et des conditions mêmes de la vie en Algérie, il ne faut pas se dissimuler que la loi nouvelle se présente chez nous d’une façon assez défavorable. L’Algérien est un déraciné ; il n’a pas de traditions. Tout, ici, est article d’importation, et d’importation récente, les Eglises comme le reste, et nullement l’émanation d’un état de choses local. Une loi qui en somme demande de l’habitant un effort collectif, désintéressé, pour le maintien d’une institution comme l’Eglise, suppose une solidarité profonde, faite et cimentée par le temps, par une communauté non seulement de foi, mais d’origine, de souvenirs, de traditions, de cet ensemble de liens séculaires qui unissent les habitans d’une même province, d’une même ville. Une loi pareille se saurait donc être appliquée à un pays comme l’Algérie sans quelque paradoxe. C’est du moins mon humble opinion ; et elle n’est pas suspecte, puisque je suis un protestant et séparatiste convaincu. »
Le plus angoissant des problèmes se pose actuellement devant l’Algérie : « Un peuple nouveau se crée sur les bords ensoleillés de la Méditerranée, écrit M. Victor Démontés dans son excellent ouvrage sur Le peuple algérien ; nous assistons tous les jours à sa formation. Il aura bientôt son individualité propre et son unité… Mais, dans cette formation et dans cette évolution du peuple algérien, l’élément français conservera-t-il la première place ? Conservera-t-il la supériorité numérique, la prépondérance économique, la supériorité morale et sociale, l’hégémonie politique[7] ? » Telle est, dans toute son acuité, la question : il n’en est pas de plus grave ; l’avenir de l’Afrique du Nord et de la France en Afrique y est engagé.
Nous ne saurions, bien entendu, reprendre ici toute la question des étrangers en Algérie ; il importe du moins d’exposer où elle en est actuellement et en quoi elle se lie à celle de la séparation de l’Église catholique et de l’État.
L’afflux des populations étrangères, principalement des Espagnols et des Italiens, attirés dans nos belles colonies de l’Afrique du Nord par le voisinage et par les bonnes conditions de travail et de sécurité qu’ils y trouvent, a été tel que leur nombre balance aujourd’hui celui des colons d’origine française. En Tunisie, les Italiens ont la supériorité numérique ; les Espagnols l’ont en Oranie. La loi de 1889, qui institue ce que l’on a appelé la « naturalisation automatique, » à la seconde génération, des étrangers nés sur le sol français, n’a produit qu’un accroissement apparent de la colonie française aux dépens de la colonie étrangère ; elle a créé, et elle accroît tous les jours, une population qui jouit de tous les droits civils et politiques des Français sans en avoir la mentalité. Le recensement de 1906 a le mérite de tenir compte de ces différences d’origine et de fournir à la discussion des chiffres et des documens précis. Les résultats en sont singulièrement éloquens :
Français d’origine (sans l’armée) | 278 976 | |
Français naturalisés par décret | 21 696 | |
— — par le jeu de la loi de 1889. | 95 950 | |
— — sous condition suspensive[8] | 50 798 | 170 444 |
Israélites (français) | 64 045 | |
Espagnols | 117 475 | |
Italiens | 33 153 | |
Maltais | 6 217 | |
Divers | 9 333 | |
Indigènes | 4 447 149 | |
Marocains | 25 277 | |
Tunisiens | 3 083 | |
Autres musulmans | 2 279 | 4 477 788 |
Total général | 5 158 051 |
Si au chiffre des étrangers on ajoute celui des naturalisés, on arrive à un total supérieur à celui des Français d’origine. Il n’est que juste de dire que, parmi ces naturalisés, il s’en trouve qui sont réellement devenus d’excellens Français par l’esprit et par le cœur ; mais beaucoup n’ont demandé ou accepté la nationalité française que dans l’intérêt de leurs professions et de leurs commerces. Le jeu automatique de la loi de 1889 accroît ainsi de 5 000 par an le nombre de ces néo-Français ou plutôt de ces « Algériens, » comme ils s’appellent eux-mêmes, non sans intention ni sans vanité. Vers 1915 ou 1920, calcule M. Démontés, le corps électoral se composera en majorité de ces citoyens d’origine étrangère, et ce sera pour la prépondérance de la nationalité et de l’esprit français en Algérie un indéniable péril. Déjà, dans la province d’Oran, dans un bon nombre d’importantes communes, le chiffre des naturalisés et des étrangers l’emporte de beaucoup sur celui des Français d’origine[9]. Plusieurs municipalités sont aux mains des naturalisés. Saint-Denis-du-Sig, Mascara, Saïda, Sidi-bel-Abbès, et bien d’autres, ont l’aspect de villes espagnoles ; le dimanche, les rues s’animent des jolis costumes de Valence, de Murcie, des Baléares ; c’est la langue et les patois d’Espagne dont on entend résonner les accens gutturaux. Dans la province d’Alger, l’élément français balance à peu près l’élément étranger. Dans la province de Constantine, les Français prédominent, sauf à Bône où ils sont 8 845 contre 12 041 naturalisés et 7 455 étrangers, et à La Calle (508 Français d’origine sur 3 000 Européens).
Entre la colonie italienne, en majorité numérique en Tunisie, et la colonie espagnole qui l’emporte en Oranie, l’élément français gardera-t-il l’énergie nécessaire pour imposer sa suprématie ? Restera-t-il l’élément conquérant et assimilateur ? Déjà, par le contact permanent avec les races étrangères, il s’altère et se différencie de plus en plus d’avec les Français de France. Les mariages mixtes sont fréquens, surtout entre Français et Espagnoles. Les influences mystérieuses du sol, du climat, du milieu agissent lentement, mais fortement, sur les hommes qui y sont soumis et contribuent à dessiner peu à peu les traits et le caractère d’une race nouvelle, qui ne sera ni française, ni espagnole, ni italienne, mais algérienne, ou, plus exactement, méditerranéenne[10].
Que cette nouvelle race historique soit en formation, qu’elle doive résulter de l’addition et de la fusion, dans le creuset algérien, d’élémens divers dont le Français, l’Espagnol et l’Italien sont les principaux, c’est ce dont il est impossible de douter, et c’est ce qu’il ne dépend pas de nous d’empêcher. Nous ne pouvons pas compter sur la supériorité numérique, car l’immigration espagnole et italienne l’emporte sur l’immigration française, et le taux de la natalité étrangère est de beaucoup supérieur à celui de la natalité française. La natalité, dans les familles françaises d’Algérie, est de 23 à 24 pour 1 000 ; elle tend à diminuer et à se rapprocher du taux si faible de 21 pour 1 000 qu’elle ne dépasse guère en France. Celle des naturalisés est, d’après les calculs de M. Démontés, de 38 à 39, celle des Espagnols de 33 à 36, celle des Italiens de 33, celle des Maltais de 33 à 36. Mais ce n’est pas le sang, tout seul, qui fait la race, c’est la civilisation et l’histoire. Il dépend de nous, dans une large mesure, que ce peuple nouveau porte à jamais le cachet indélébile du génie français, qu’il soit un peuple de culture, de langue, de mentalité françaises. C’est ce qui nous importe, et c’est à quoi nous devons travailler en ce moment : si la France venait à échouer dans cette œuvre d’assimilation, de conquête pacifique, elle aurait en pure perte sacrifié dans l’Afrique du Nord tant de milliers d’hommes et tant de millions de francs.
Si jamais l’éloquence des chiffres a été significative, n’est-on pas en droit d’être ému de ceux-ci ? Tous ceux que préoccupe l’avenir de l’Algérie s’en sont en effet alarmés et ont proposé des remèdes. La loi de 1889 et son système de naturalisation automatique ont été vivement critiqués ; le conseil général d’Oran, a même émis un vœu pour en demander l’abrogation. On allègue, non sans raison, que pour obtenir la naturalisation, il faut la mériter, tout au moins la demander, et que ce n’est point assez de ne pas la refuser ; le droit de cité devrait être une récompense. On avait cru faire des Français, on n’a fait que des citoyens qui jouissent de tous les droits civils et politiques des Français, mais qui n’ont acquis aucun des traits du caractère ni de l’esprit national. On a proposé de pallier les inconvéniens de la loi de 1889 en créant une sorte de naturalisation à deux degrés. La première génération née en Algérie ne jouirait que des droits civils des Français, sans les droits politiques : ce serait, comme dans l’ancien droit romain, la civitas sine suffragio. De fait, la législation de 1889 semble bien avoir eu des conséquences dangereuses, mais il serait peut-être plus dangereux encore de l’abroger. N’en résulterait-il pas, parmi les étrangers, un mécontentement qui les éloignerait à jamais de la France ? Ils n’ont pas démérité, et il y aurait injustice, et aussi imprudence, à paraître les tenir en suspicion.
Les Espagnols sont ardens au travail, sobres, économes ; ce sont eux qui ont défriché les belles plaines du Sig, de Mascara, de Bel-Abbès, et qui y ont apporté les méthodes d’irrigation et de culture qui font de la huerta de Valence l’un des vergers les plus fertiles du monde. Les gens des Baléares, que l’on désigne sous le nom de Mahonnais, sont de merveilleux jardiniers, c’est à eux en grande partie que l’Algérie doit la réputation de ses primeurs. En Algérie, surtout dans cette Oranie qui fait face à leurs côtes et où jadis leurs rois ont construit des forts qui portent encore leurs armes et fondé des colonies, tous ces Espagnols se croient chez eux ; ils s’y plaisent parce qu’ils y trouvent une vie facile, un gouvernement policé, du travail et des terres. Ils s’attachent peu à la France qu’ils ne connaissent pas ; leur imagination se plaît aux souvenirs de la vieille et glorieuse Espagne des temps de la reconquista ; mais ils sont avant tout Algériens, et si quelques-uns espèrent voir le relèvement de leur ancienne patrie et le renouveau de son expansion dans l’Afrique du Nord, la plupart se contentent de travailler en paix et de s’enrichir. Les Italiens, moins nombreux en Algérie, pourraient y devenir un élément plus dangereux. Les Espagnols rêvent de la grande Espagne du passé ; les Italiens pensent à la grande Italie de demain dont leur désir patriotique voit flotter le drapeau sur toutes les rives méridionales de la Méditerranée, depuis les frontières d’Egypte jusqu’au-delà de Bizerte. Mais ils sont des travailleurs endurcis à tous les climats, aptes aux plus rudes besognes ; terrassiers, vignerons, cultivateurs, ils rendent à la colonisation de précieux services. Des Maltais, la France n’a rien à redouter, au contraire ; leur petite patrie ne sera jamais un État puissant ; elle est aux mains des Anglais qu’ils détestent ; ils sont d’ailleurs beaucoup moins nombreux en Algérie qu’en Tunisie[11].
Tous ces élémens concourent à la prospérité et à l’essor de l’Afrique du Nord, et l’on ne saurait sans injustice leur faire grief de ne pas se transformer, d’un coup de baguette, en Français de race et de tradition. Ce n’est pas une politique de défiance qu’il convient de pratiquer vis-à-vis d’eux ; c’est une politique de conquête, d’ascendant moral et social, de supériorité économique et intellectuelle. Ne pouvant être le nombre, les Français doivent être l’élite dirigeante, constituer l’aristocratie de fortune, d’intelligence et de gouvernement.
Le problème qui se pose pour la France en Algérie est le même, toutes proportions gardées, que celui qui préoccupe les États-Unis : c’est un problème d’assimilation et, pour le résoudre, le gouvernement n’est pas désarmé. Il lui appartient de faciliter l’émigration de ses nationaux en Algérie pour y renforcer l’élément français. Sur cent propriétaires algériens, soixante-treize sont Français : c’est une heureuse proportion qu’il est possible de maintenir ou d’accroître en attirant de nouveaux colons français. La colonisation officielle, tant critiquée, a, en somme, donné quelques bons résultats : c’est elle, malgré tous ses inconvéniens, qui a peuplé l’Algérie de petits propriétaires français[12]. L’école, il n’est pas besoin de le démontrer, représente une force assimilatrice très efficace : elle prend l’enfant tout jeune, elle façonne son cerveau et le meuble d’idées. L’instituteur, pourvu qu’il croie de toute son âme à la grandeur de sa tâche patriotique, qu’aucune infiltration « hervéiste » ne vienne corrompre son apostolat national, est à coup sûr l’un des plus utiles ouvriers d’assimilation et de conquête française.
Mais beaucoup d’enfans, dans nos campagnes algériennes, ne fréquentent pas l’école ou la fréquentent peu. L’école, d’ailleurs, écrit avec raison M. Démontés, « ne suffit pas à transformer complètement, définitivement, l’esprit, si malléable qu’il soit, de jeunes êtres qui, chaque jour, dans leurs familles, par la conversation et par la contagion de l’exemple, puisent souvent des idées et des sentimens contraires à ceux qu’on leur enseigne. » A côté de l’école, il y a l’armée, il y a les collèges et lycées où fréquentent peu les fils de colons étrangers ou naturalisés ; il y a les œuvres d’assistance, de mutualité ; enfin il y a l’Eglise.
La séparation de l’Église et l’État survenant, en Algérie, au moment précis où le problème de l’avenir de notre race s’y pose avec une troublante acuité, et où la prépondérance future des Français, dans un pays conquis et fécondé par leur sang et leur argent, est menacée, prend tout à coup une ampleur inattendue, ou plutôt elle se fond dans une question plus vaste, plus grave, plus inquiétante. Il n’est pas de plus puissant moyen d’assimilation que la communauté d’une même foi et d’un même culte : les Romains le savaient, eux qui faisaient du culte de Rome le symbole et le lien de l’unité de l’Empire. Si la France avait conquis l’Afrique du Nord en un siècle de foi agissante et unanime, au temps de Louis XIV par exemple, on peut croire que l’unification des races, y compris peut-être les élémens kabyles, s’y serait faite sous l’inspiration et par l’ascendant du clergé. Et même aujourd’hui, si amoindrie que l’on suppose l’influence du clergé catholique en Algérie, l’on ne saurait contester que son action s’exerçait dans le sens de la prépondérance française. Est-il nécessaire d’évoquer la haute figure du grand cardinal d’Afrique ? Dans les instans critiques, un appoint, même faible, peut suffire à faire pencher la balance : l’Algérie n’a pas, depuis longtemps, traversé une heure plus critique ; elle a besoin de la collaboration, de l’union intime de toutes les forces françaises pour une action énergique et immédiate. — « Demain il sera trop tard, » écrit M. Démontés. — Et c’est à ce moment-là même qu’on la jette dans les difficultés, dans les discordes que l’application de la loi de séparation ne saurait manquer de provoquer. Quelles vont être les conséquences du décret du 27 septembre ? C’est ce qu’il nous reste à chercher.
Les Français d’Algérie sont en très grande majorité catholiques d’origine ; beaucoup même sont venus de nos départemens restés les plus croyans (Alpes, Pyrénées, Corse, Plateau central) ; mais, comme il arrive souvent chez les populations transplantées sur un sol nouveau, les traditions s’oublient peu à peu, et les croyances s’effritent. L’âpreté de la lutte pour l’existence, la prédominance des soucis matériels créent un milieu peu favorable à l’éclosion d’un sentiment religieux profond : la ferveur chrétienne semble être moins vive en Algérie que dans la moyenne des départemens français. Cependant, l’attachement au baptême, à la première communion, aux sacremens du mariage et de la mort, témoignent de la persistance des habitudes et des besoins religieux. Ces populations laborieuses, médiocrement idéalistes, souffriraient pourtant de l’absence de culte : l’église, même quand on n’y entre guère, c’est encore un souvenir de la patrie lointaine, c’est un clocher qui se dresse, comme un emblème national, en face du minaret. On serait donc bien aise, encore qu’on n’ose pas toujours l’avouer, de garder l’église et le curé. Mais les colons algériens sont presque tous de petits et de moyens propriétaires, peu fortunés, et, excepté peut-être dans les grandes villes, le clergé ne trouvera, après la séparation, que des ressources bien insuffisantes pour assurer sa subsistance. Cette population est habituée à toujours compter sur le concours du gouvernement ; qu’elle se plaigne de la pluie ou de la sécheresse, de la grêle ou des sauterelles, qu’elle ait besoin de travaux de voirie ou d’irrigation, c’est au fonctionnaire qu’elle a recours. Mise en demeure de payer elle-même ses prêtres, elle les laissera partir, mais elle en sera mécontente ; et l’on verra l’élément étranger appeler, d’Italie ou d’Espagne, un clergé nouveau.
Les étrangers ou naturalisés, venus en Algérie des provinces les plus catholiques de l’Italie méridionale, de la Sicile, de l’Espagne méditerranéenne ou de l’île de Malte, restent attachés à leurs pratiques et à leurs habitudes religieuses, au culte du leurs saints nationaux, à leurs fêtes traditionnelles. Andalous, Valençais, Mahonnais, Siciliens, Napolitains, Maltais, tous ont le catholicisme dans les moelles, tous s’imposeront volontiers des sacrifices pour payer leurs prêtres, mais ils choisiront des prêtres de leur nationalité et de leur langue. A mesure que diminuera, faute de ressources et faute de vocations, le nombre des prêtres français, l’afflux des prêtres étrangers, encouragé par les gouvernemens espagnol et italien, deviendra de plus en plus considérable. Les évêques, quel que soit leur patriotisme, ne pourront plus s’y opposer. Jusqu’à présent, ils réussissaient à grand’peine à suffire aux besoins religieux de toute la population. Les vocations locales étant très peu nombreuses, le clergé se recrutait en France, parmi les jeunes clercs des diocèses les plus favorisés, tels par exemple que l’Aveyron, la Lozère, les départemens pyrénéens. Ces jeunes gens, auxquels le gouvernement accordait le passage gratuit, étaient élevés gratuitement dans les séminaires de la colonie ; devenus prêtres, ils recevaient un traitement supérieur à celui qu’ils auraient touché en France. Cette situation va changer. A supposer même qu’avec les ressources des fidèles, ou avec l’aide du gouvernement pendant dix ans, les évêques puissent encore subvenir aux besoins des paroisses, ils manqueront bientôt de candidats pour remplir les fonctions du ministère. L’effet de la loi de séparation et de la disparition des petits séminaires sera certainement, en France, de diminuer, au moins pendant quelques années, le nombre des jeunes gens aspirant à recevoir les ordres ; les évêques ne pourront donc plus permettre à ceux de leurs diocèses de les quitter pour aller en Algérie. En conscience, les évêques algériens qui ont charge d’âmes, — d’âmes françaises, mais aussi d’âmes espagnoles, italiennes, maltaises, — ne pourront pas s’opposer à la venue de prêtres étrangers. Le clergé français actuel d’Algérie est patriote, modéré, tolérant ; en sera-t-il de même du clergé sicilien ou napolitain, du clergé mallais et surtout du clergé espagnol ? Ne s’y trouvera-t-il pas des prêtres fanatiques, ignorans, qui exciteront leurs ouailles au mépris et à la haine de la France persécutrice et spoliatrice du clergé. En pareil cas, dira-t-on, le gouvernement n’aura qu’à les expulser : la loi lui permet d’expulser les étrangers sans donner de motifs, par simple mesure administrative. Mais comment fera-t-on lorsqu’il s’agira de naturalisés ? Et d’ailleurs, ne voit-on pas de quelles manifestations andalouses ou napolitaines l’expulsion et l’embarquement du prêtre martyr deviendraient l’occasion ? La population espagnole n’a pas, comme les Italiens du Sud, l’instinct d’agrégation ; elle n’a ni écoles, ni sociétés, ni institutions de bienfaisance ; mais, le jour où elle se croira menacée dans sa foi, la religion lui donnera le lien et la cohésion qui lui manquent ; ses prêtres deviendront le noyau de cristallisation autour duquel s’agrégera la communauté espagnole. M. Démontès estime que « les principes de neutralité religieuse des Français d’aujourd’hui ne nous permettent pas de faire de la religion un instrument d’assimilation ; » mais il devrait ajouter que, par le seul fait que les prêtres étaient tous Français et enseignaient en français la religion, celle-ci devenait un instrument d’assimilation. Il ajoute que « le gouvernement, dans l’intérêt de la cause française en Algérie, ne saurait laisser transformer cette religion en arme de combat contre nos institutions et nos mœurs, » mais il n’indique pas le moyen de l’empêcher ; il se contente de parler vaguement de « précautions minutieuses. » Toute espèce de mesure répressive irait directement contre son but en provoquant le mécontentement des populations de race étrangère. Le seul remède, c’est de venir en aide au clergé français, de l’aider à vivre et à continuer son œuvre patriotique et unifiante. Toute guerre religieuse deviendrait très vite, en Algérie, une guerre de race qui serait désastreuse pour l’hégémonie française. On ne peut se demander sans anxiété quels troubles naîtraient dans l’Afrique française le jour où le Saint-Siège, faisant droit au désir de la majorité catholique du diocèse d’Oran, nommerait dans cette ; ville un évêque espagnol, ou, si l’on veut, un Espagnol devenu citoyen français par le jeu automatique de la loi de 1889, et où un Italien serait intronisé à Carthage sur le siège archiépiscopal de Lavigerie ! Il n’y a pas, jusqu’ici, en Algérie, d’élément séparatiste : souhaitons que, dans peu d’années, les conséquences de la loi de 1905 n’en fassent pas surgir un.
En même temps qu’elle risque d’accroître la cohésion des étrangers en Algérie et de les mécontenter gravement, la Séparation menace de tarir, tout au moins de ralentir, l’immigration française et de briser la forte unité de nos nationaux en face des étrangers et des indigènes. Jusqu’à présent, quand des villages nouveaux étaient ouverts à la colonisation, une église y était construite par les soins du gouvernement qui s’entendait avec les évêques pour y assurer le service du culte ; pourra-t-il en être de même aujourd’hui ? En France même, les départemens qui donnent le plus fort contingent de colons disposés à partir pour l’Algérie, sont précisément ceux qui sont restés les plus catholiques. Déjà, dans certaines localités, les curés cherchent à détourner leurs ouailles de l’émigration, même en terre française ; que sera-ce lorsqu’ils pourront leur affirmer en toute vérité que, dans la nouvelle patrie où l’on voudrait les attirer, ils ne trouveront, à cent kilomètres à la ronde, ni une église ni un prêtre ? Le gouvernement général reçoit très souvent des lettres de Français, disposés à venir en Algérie, qui demandent si dans tel village le service du culte est assuré : que pourra-t-il répondre sous le régime nouveau ? Les localités qui, jusqu’à présent, accordaient une subvention à un prêtre du voisinage pour venir desservir leur église, ne le pourront plus, aux termes de la loi et du décret du 27 septembre.
Tous ces périls, toutes ces difficultés n’ont certainement pas échappé à l’homme expérimenté qui gouverne l’Algérie ; mais lui-même, avec la meilleure volonté d’y porter remède, y serait impuissant. Il est lié par les lois et par le décret qui les rend applicables à l’Algérie ; il ne peut empêcher, même en faisant la plus large application des dispositions de l’article 11, c’est-à-dire en accordant pendant dix ans des allocations à tous les curés et desservans actuellement en fonctions, qu’une forte part du budget des cultes ne soit supprimée[13]. Certes on peut invoquer en toute vérité « un intérêt public et national » pour accorder à tous les ministres exerçant un culte public « des indemnités temporaires de fonction » n’excédant pas 1 800 francs, et l’on ne peut guère douter que le gouvernement général, laissé à sa libre inspiration et connaissant mieux que personne les difficultés actuellement menaçantes, serait enclin à le faire ; mais une pareille audace ne déchaînerait-elle pas la colère des loges, des « délégués, » et de certains personnages politiques ? Le gouverneur, contre de pareils adversaires, serait-il soutenu en haut lieu ? N’a-t-on pas vu, en Tunisie, les franc-maçons exiger et obtenir la fermeture des écoles congréganistes ? Les enfans de toutes nationalités qui y étaient élevés sont allés pour la plupart aux écoles italiennes : le principe de « laïcité » a remporté un triomphe de plus, mais c’est aux dépens de l’intérêt national. Pour pallier les mauvais effets de la séparation en Algérie, ce ne serait pas trop cependant de toutes les facultés laissées au gouvernement général par le décret du 27 septembre. Il serait même à désirer que, par une large interprétation de l’article 2, le gouverneur se considérât comme autorisé à accorder des subventions à des aumôniers de colonisation, comme il en accorde à des aumôniers de lycées et de prisons, ou comme il paye des médecins de colonisation : ce serait le seul moyen de pourvoir au service du culte dans les centres nouvellement créés et d’y assurer aux colons cette liberté de conscience que promet l’article 1er de la loi ; car enfin, pour qu’une liberté existe il ne suffit pas qu’elle soit écrite dans un texte, il faut encore que les citoyens aient pratiquement la possibilité d’en jouir. Tout cela ne serait pas encore suffisant pour empêcher la loi de séparation de produire en Algérie des effets destructeurs, et cependant n’est-ce pas déjà demander, au libéralisme éclairé et au patriotisme de M. Jonnart, plus qu’il ne lui sera, on peut le craindre, permis d’accorder ?
Après cette enquête sur les conséquences, pour les différens cultes, de la séparation des Églises et de l’État, nous sommes en droit de conclure que la loi et le décret qui n’en est qu’une insuffisante atténuation seront nuisibles au développement, à la tranquillité, peut-être à la sécurité de l’Algérie. Dans un pays neuf, dont le caractère dominant est l’absence d’homogénéité, la séparation va produire an effet de dissociation ; au lieu d’aider à la fusion des élémens disparates dont se compose le peuple algérien, elle va introduire un élément nouveau de discordes, entre Français d’abord, entre Français et étrangers, entre Européens et Arabes, et même entre Israélites. Ces conséquences déplorables, on les verra se manifester dès la mise en vigueur du décret du 27 septembre, c’est-à-dire dès l’année 1908 ; mais c’est plus tard seulement, à la longue, qu’elles se développeront dans toute leur ampleur. Les fautes politiques sont des erreurs d’aiguillage : on peut les prévenir, on peut encore s’arrêter au moment de faire fausse route, mais, une fois le train engagé dans la mauvaise voie, il faut subir l’une après l’autre, jusqu’à la dernière, toutes les inévitables conséquences. Ou bien, dans les années qui vont venir, en France comme en Algérie, le radicalisme jacobin ira s’usant par son succès même et perdra de sa virulence doctrinale, et alors une politique avant tout soucieuse des intérêts et de la grandeur de la France s’imposera et assurera d’abord la paix religieuse, amenant enfin cet apaisement des passions et des haines confessionnelles dont on nous avait promis qu’elle serait la suite naturelle de la séparation des Eglises et de l’Etat. Il sera facile alors, après l’échéance des dix ans, de trouver en Algérie un nouveau modus vivendi. Ou bien, au contraire, les luttes civiles, les haines politiques, religieuses, sociales iront s’envenimant et absorbant de plus en plus toutes nos énergies nationales, et alors, c’en sera fait de notre expansion et de notre puissance au dehors ; nous nous confinerons chez nous et, si l’on veut bien nous y laisser en paix, nous nous livrerons en vase clos à des expériences sociales et humanitaires. C’est le vœu de certains idéologues : peu leur importe que l’Algérie soit ou non française, car les colonies ne les intéressent que comme des champs d’expériences ethnographiques. Les doctrinaires politiques se défient en général des colonies, parce qu’ils savent que c’est elles, souvent, qui apportent aux théories les mieux échafaudées le correctif des réalités, et aux plus savantes formules le contrepoids des faits. C’est un enseignement de ce genre que l’Algérie, aujourd’hui, pourrait donner à la France.
RENE PINON.
- ↑ Jules Ferry, le Gouvernement de l’Algérie. A. Colin, 1892, brochure. Cf. Discours et opinions de J. Ferry, tome VII, page 286.
- ↑ Voyez, pour tout ce qui regarde la vie religieuse des indigènes : Edmond Doutté : l’Imam Algérien, Alger, Giralt, 1900.
- ↑ Un indigène, naturalisé français et devenu instituteur, disait un jour à un haut fonctionnaire algérien : « Je suis catholique, mais, je vous en prie, ne le dites pas, je serais mal noté par l’administration. » Le mot est topique et révélateur.
Pendant le ramazan, chaque soir, au coucher du soleil, un coup de canon tiré d’une de nos batteries annonce officiellement la fin du jeûne. Il n’y a rien d’analogue pour aucune fête chrétienne : les indigènes le remarquent et le commentent. - ↑ Ils sont d’après le recensement de 1900, 64 645.
- ↑ Budget du culte israélite :
Un grand rabbin à Alger 6 000 francs. Deux grands rabbins à 5 000 francs à Oran et Constantine 10 000 — Six rabbins à 3 000 francs 18 000 — Secours et indemnités 370 — Secours [tour édifices des cultes protestant et israélite 1200 — Frais de voyage 13 000 — Total 48 570 francs. - ↑ Budget du culte protestant en Algérie :
7 pasteurs à 4 000 francs 28 000 francs. 14 — à 3 500 — 49 000 — Frais de déplacement, indemnités et secours 20 000 — Total 97 000 francs. - ↑ Victor Démontès, le Peuple algérien ; Essais de démographie algérienne, Alger, 1906, 1 vol. in-8o.
- ↑ Mineurs nés en Algérie de parens immigrés étrangers et qui, à vingt et un ans, deviendront Français en vertu de la loi de 1889, à moins qu’ils ne déclarent vouloir conserver leur nationalité d’origine.
- ↑ Principales communes où l’élément étranger ou naturalisé est plus nombreux que l’élément français (1906).
Communes Français d’origine Naturalisés des trois catégories « « Espagnols. Oran 21 906 2 057 15 314 10 191 23 071 Aïn-Temouchent 1 099 97 878 476 1 269 Id. commune mixte 835 44 103 21 1 881 Arzew 1 045 449 911 518 1 545 El-Ançor 119 31 522 276 1 159 Mers-el-Kébir 230 318 709 456 827 Perrégaux 1 136 150 1 032 819 1 650 Saint-Cloud 1 279 80 697 317 1 527 Rio-Salado 724 27 669 406 892 Saint-Denis-du-Sig 782 91 2 131 1 298 2 336 Mascara 4 117 257 1 219 657 9 996 Saïda 1 737 145 1 231 649 5 127 Relizane 1 062 63 709 458 1 307 Sidi-bel-Abbès 4 760 526 4 965 2 042 5 681 Telagh (commune mixte) 1 342 48 909 325 2 755 Beni-Saf 290 92 831 407 1 052 - ↑ Voyez le roman, si vivant et si documenté, de M. Louis Bertrand : le Sang des races. (Ollendorff, 1899.)
- ↑ Sur les Maltais et le rôle qu’ils pourraient jouer dans l’Afrique du Nord, voyez notre ouvrage, l’Empire de la Méditerranée (Perrin, 1903, in-8o).
- ↑ Voyez sur ce point le très intéressant travail de M. de Peyerimhoff : Enquête sur les résultats de la colonisation officielle de 1871 à 1895, Alger, imprimerie Torrent, 2 vol. in-8o.
- ↑ Budget du culte catholique en Algérie :
1 archevêque 15 000 francs. 2 évêques 20 000 — 18 curés (à 2 400 francs) 43 000 — 7 vicaires généraux (à 3 000 francs) 25 200 — 3 chanoines (à 2 400 francs) 7 200 — 245 desservans (à 1 800 francs) 441 000 — 109 vicaires ou prêtres auxiliaires (à 1 800 francs) 196 200 — Interprètes 6 300 — Frais de déplacement 2 800 — Secours ecclésiastiques 4 500 — Mobilier des évêchés 1 000 — Entretien des édifices diocésains 10 000 — Grosses réparations 10 000 — Secours pour construction ou réparation d’églises et de presbytères 30 000 — Total 812 200 francs.
(La construction des églises dans les centres nouveaux de colonisation était imputée sur les crédits de la colonisation.)