La Sédition du 1er décembre 1789 à Toulon/01

La Sédition du 1er décembre 1789 à Toulon
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 369-396).
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LA
SÉDITION DU 1er DÉCEMBRE 1789
A TOULON

PREMIÈRE PARTIE.

I. Archives municipales de Toulon. — II. Moniteur du 7 décembre 1789 au 16 janvier 1790. — III. Mémoire de la ville de Toulon sur l’affaire du 1er décembre 1789. — IV. Mémoire que M. le comte d’Albert de Rions a fait dans la prison où il est détenu. — V. Lauvergne, Histoire de la Révolution, dans le département du Var, de 1789 à 1794. — VI. Henry, Histoire de Toulon depuis 1789 jusqu’au consulat.

Bien avant la prise de la Bastille, des troubles éclatant sur plusieurs points du territoire, au nord comme au sud, à l’ouest aussi bien qu’à l’est, avaient révélé la fièvre qui travaillait sourdement les populations du royaume, au sortir des misères du terrible hiver de 1788 et à l’approche de la réunion des états-généraux. Le minutieux historien qui a soumis à une si pénétrante analyse les causes de cette fermentation[1] n’évalue pas à moins de trois cents le nombre des émeutes antérieures à celle du 14 juillet, qui les résume toutes et qui les éclipsa, moins encore parce qu’elle eut pour théâtre Paris, qu’en raison du caractère symbolique qui lui fut spontanément attribué par les contemporains, — et qu’elle gardera sans doute, malgré tous les efforts qu’on a tentés pour réduire aux proportions d’un simple massacre ce fameux événement. Il y a des légendes contre lesquelles l’histoire ne peut rien. Et c’est justice ; car elles sont plus vraies que l’histoire même, étant issues d’un secret et profond instinct de la conscience populaire, d’une mystérieuse intuition d’élémens subtils que l’historien ne retrouve pas plus dans les dossiers de ses archives, que le botaniste ne retrouve le parfum de la fleur desséchée dans son herbier. De mars à juillet 1789, c’est-à-dire dans la période non encore officielle, si l’on peut dire, de la révolution, une effervescence insolite et dangereuse se manifeste en Poitou, en Bretagne, en Touraine, en Normandie, en Champagne, en Bourgogne, en Auvergne, en Languedoc. L’émeute qui éclata en mars 1789 à Toulon, première ébauche de la sédition bien autrement grave du 1er décembre, qu’on se propose de raconter ici, ne fut pas la moins symptomatique de ces secousses locales, où les esprits clairvoyans pouvaient trouver déjà l’indice du prochain et universel ébranlement.


I

Le 23 mars 1789, les délégués du tiers-état étaient réunis à l’hôtel de ville afin de procéder au choix des députés de la ville de Toulon et à la rédaction définitive du cahier des doléances de la sénéchaussée. Tout à coup une foule menaçante envahit l’hôtel de ville, en proférant des cris de mort contre deux des membres de l’assemblée, l’ancien maire et consul, Lantier de Villeblanche, et le procureur de la commune, Beaudin, haïs l’un et l’autre à cause de la sévérité qu’ils avaient déployée dans l’exercice de leur charge[2]. « Le péril croissant, nous, ainsi que tous les membres de notre assemblée, voulant soustraire à la fureur du peuple les deux personnes qu’il désignait, nous les avons fait cacher dans une petite chambre dont la porte donne dans la salle où nous étions ; cela fait, reconnaissant que le courroux de la populace était excité par la cherté des denrées de première nécessité, nous lui avons fait annoncer une diminution de prix sur le pain, la viande et l’huile. » En dépit de cette concession, « la populace continua à exhaler sa fureur contre les dits sieurs Lantier et Beaudin. » Quelques soldats accoururent d’un corps de garde voisin : ils furent aussitôt désarmés. Un forcené pénétra dans la salle des séances et, se jetant sur M. Gautier, chevalier de Saint-Louis et directeur des constructions navales, lui porta un coup de sabre qui fut heureusement détourné. Au même instant, Lantier de Villeblanche et Beaudin, découverts dans leur cachette, étaient saisis, jetés à terre, piétines et roués de coups. On parvint avec peine à les arracher, meurtris et ensanglantés, aux mains furieuses qui les tenaient et à les faire fuir par les toits. Quelque temps encore l’émeute tourbillonna dans l’hôtel de ville, cherchant et réclamant, avec d’affreuses vociférations, sa proie échappée ; puis sa rage se tourna contre le palais épiscopal.

L’évêque, Elléon de Castellane, était absent. On pilla ses cuisines, on traîna jusqu’au port et on jeta son carrosse à la mer. Le pillage de la maison Beaudin et d’une autre maison appartenant au prédécesseur de Beaudin dans la charge de procureur de la commune suivit de près le sac de l’évêché. La dévastation fut complète ; « l’incendie dévore moins vite : en quelques heures, la maison Beaudin n’était pas même une ruine[3]. » Un nouvel abaissement du prix des denrées de première nécessité, accordé le soir par les consuls, ne put calmer l’effervescence. Le lendemain matin, des attroupemens se formèrent ; le local dit du Piquet[4] fut forcé, saccagé, démoli ; la maison Lantier éprouva le même sort ; l’hôtel de ville lut envahi pour la seconde fois, et les consuls se virent contraints de consentir encore à une diminution du prix du pain, ruineuse pour les finances de la ville, qui fut obligée d’allouer d’énormes indemnités aux boulangers, aux bouchers et aux marchands d’huile.

Instruit de ces faits, le parlement d’Aix rendit, le 1er avril, un arrêt qui interdisait les attroupemens et déclarait coupables de lèse-majesté et de rébellion tous fauteurs de désordres[5]. Des commissaires chargés de procéder à une enquête arrivèrent à Toulon. Après une longue procédure, plusieurs condamnations à la potence ou au fouet furent prononcées. Nul doute que l’exécution de ces jugemens n’eût inspiré une crainte salutaire aux hommes de désordre et de violence qui venaient d’entrer en scène. Mais à cette heure critique où le principe d’autorité était battu en brèche avec une audace chaque jour croissante, personne ne savait ou n’osait plus le défendre. Sous la main hésitante et molle de Louis XVI, les ressorts du gouvernement s’étaient insensiblement détendus ; les agens du pouvoir mêmes avaient subi la contagion de cette funeste « sensibilité » que la littérature venait de mettre à la mode et reculaient devant l’extrémité d’une répression légitime et nécessaire. Ces mêmes consuls qui, le 23 mars, sous la pression de l’émeute, avaient eu la faiblesse de se laisser arracher une promesse d’intervention auprès du parlement d’Aix en faveur d’un certain Jusserand, condamné pour rapt aux galères, et cher à la populace, s’efforcèrent de démontrer aux juges que l’exécution des coupables ne manquerait pas de provoquer de nouveaux troubles. Aussi, les membres de la commission d’enquête, en même temps qu’ils rendaient leur arrêt, recommandèrent-ils les condamnés à la clémence du roi. Un édit du mois d’août accorda amnistie pour tous actes insurrectionnels commis tant à Toulon que dans le reste de la province, où plusieurs émeutes avaient éclaté à la nouvelle de la sédition du 23 mars. La loi, dont l’empire avait été ouvertement méconnu et bravé ; les particuliers, — victimes innocentes d’une stupide animadversion populaire, — qui avaient souffert dans leurs personnes ou dans leurs biens, demeurèrent sans vengeance. Ce premier essai de la force avait donc pleinement réussi. La révolution était commencée à Toulon ; suivons-la dans ses étapes.


II

L’arsenal de Toulon, sans avoir encore les énormes proportions qu’il a prises aujourd’hui, — et qui font de cette masse confuse de magasins, de hangars, de chantiers, de cales et de bassins comme une sorte de ville particulière au milieu de la cité, — occupait déjà, en 1789, un très grand nombre d’ouvriers. En raison de l’état de pénurie où se trouvaient les finances du royaume, ces ouvriers ne touchaient leur paie que d’une façon tort irrégulière, et ils en soutiraient d’autant plus qu’un renchérissement général des subsistances avait été la conséquence naturelle de ce désastreux hiver, où la Provence avait vu ses oliviers gelés comme en 1789. Or, le temps n’était plus où la masse immense des misérables supportait, avec une résignation passive, le poids de ses maux. Ces maux mêmes semblaient plus lourds, depuis que l’obligation d’en dresser l’inventaire dans les cahiers de doléances avait fait prendre à tous ceux qui souffraient des imperfections de l’état social une conscience plus nette des abus et des iniquités sans nombre qu’il consacrait. Déjà, au mois de mars, les ouvriers avaient été sur le point de se mutiner, et l’on ne sait à quels excès ils se seraient portés, si un généreux citoyen, l’imprimeur Mallard, n’avait mis à la disposition du commandant de la marine une somme de 60,000 livres, au moyen de laquelle on put leur payer les gages arriérés qu’ils réclamaient[6]. Les doctrines révolutionnaires trouvèrent, dans cette population rude, grossière et mécontente, un terrain particulièrement favorable à leur développement. L’arsenal devint un lieu de prédication politique et d’ardente propagande. Des orateurs improvisés, d’une éloquence triviale et brûlante, comme il s’en trouve parmi ces Maucots, annonçaient à leurs camarades d’ateliers la grande régénération sociale qui se préparait. La masse des ouvriers se laissait peu à peu gagner à la griserie des grands mots de liberté, d’égalité, de fraternité ; et c’était comme une aube de justice que ces déshérités voyaient se lever devant eux ; ils s’emplissaient la cervelle de formules dont nous ne pouvons plus sentir aujourd’hui le charme magique, parce qu’une longue expérience nous a montré ce qu’elles portaient en elles de décevant et de dangereux : les « droits du peuple, » la « volonté de la nation, » la « fraternité des hommes ; » ils apprenaient enfin le catéchisme de la religion nouvelle : un catéchisme étrange qui ne prescrivait plus, comme l’ancien, la soumission et l’humilité, mais qui recommandait l’esprit d’indépendance comme la plus belle manifestation de la dignité de l’homme et du citoyen. Les nouvelles de Paris, apportées par le Courrier d’Avignon ou par les lettres de Meiffrin, député de Toulon à l’assemblée, que le consul Roubaud faisait aussitôt imprimer et afficher, étaient commentées avec passion[7]. On frémissait d’enthousiasme à l’écho de la grande voix de Mirabeau, refusant, au nom du tiers, de se soumettre aux injonctions de Louis XVI[8] ; on s’habituait à cette idée que le roi n’était plus le souverain, que sa volonté devait capituler devant celle des représentans de la nation, et que ceux-là seuls parmi les membres de l’assemblée étaient les sincères amis du peuple, et, par conséquent, les véritables représentans de la nation, qui poussaient aux mesures restrictives de l’autorité du monarque ; surtout, on s’entretenait avec horreur d’une vaste conspiration formée contre la liberté naissante, ténébreux complot où l’imagination échauffée de ces pauvres diables ignorans et crédules englobait le roi, l’Autrichienne, les princes, le clergé, la noblesse, l’armée, tout ce qui tenait par quelque lien au régime aboli. Et cette crainte devenait une obsession ; elle inspirait à ces hommes, hier encore dociles à leurs chefs, d’insurmontables préventions contre eux, les remplissait de haine en même temps que de soupçons, les gagnait peu à peu à la sanguinaire doctrine qui commençait à se répandre : que le gentilhomme, le prêtre, l’officier, étaient les ennemis nés de la révolution, et que c’était entre elle et eux un duel à mort, où il fallait qu’elle frappât la première sous peine de périr.

Ces idées ayant fait, non-seulement dans le bas peuple, mais dans la bourgeoisie même, de rapides progrès, la situation des chefs militaires à Toulon devint bientôt intolérable. « M. de Coincy, depuis trente ans gouverneur de la ville, ne reconnaissait plus cette population qu’on appelait un exemple de fidélité. Il prit en dégoût une position que les circonstances rendaient difficile… Il s’emporta contre les anarchistes qui ne lui pardonnèrent plus son amour de l’ordre. Dès lors, désespérant de servir la cause du roi en bon militaire, il quitta Toulon[9]. »

Le comte de Béthisy fut désigné pour le remplacer. Son premier soin, lorsqu’il arriva au commencement de juillet, fut de chercher à se concilier les bonnes grâces de la population en consentant à une mesure qu’elle réclamait depuis longtemps : la fermeture des portes de la ville, le soir, à dix heures au lieu de huit. Aussitôt on l’accuse de méditer le projet d’introduire nuitamment des troupes dans la place[10]. Quelques jours après, usant d’un droit que les règlemens militaires reconnaissaient à tout commandant de place, il fit procéder subitement à une fausse alerte de nuit, afin de s’assurer de la promptitude et de l’ordre avec lesquels les troupes de la garnison s’assembleraient et se porteraient à leurs postes de combat. « Le lendemain, on accusa le pouvoir d’avoir traîné les canons dans les rues de la ville pour mitrailler les citoyens[11]. » Et ce ne fut pas seulement dans les rangs du bas peuple que cette absurde accusation trouva créance : symptôme singulièrement significatif du trouble qui régnait dans les esprits à cette époque, la bourgeoisie elle-même s’alarma de u cette épouvante éclatante et nocturne. » Elle remarqua que, « pour la première fois dans une occasion semblable, des canons sur leurs affûts avaient été traînés dans les rues avec tout l’appareil de la guerre[12]. » Aussi, lorsque le maire-consul de la ville et plusieurs notables furent chargés de rédiger un rapport sur l’événement, ne manquèrent-ils pas d’incriminer la conduite de M. de Béthisy[13]. L’interdiction de donner des sérénades pendant la nuit, à cause des désordres et du tapage qu’entraînait ce divertissement, cher au peuple de Toulon, porta au comble l’impopularité du gouverneur. « Le rapprochement de toutes les circonstances… et le détail exact des événemens arrivés à Paris le rendirent bientôt suspect ; le peuple ne le regarda plus que comme un agent de la contre-révolution projetée. On prétendit qu’il avait des rapports d’intérêts et d’une étroite liaison avec une famille fugitive (la famille de Polignac, émigrée)… Sa présence était dangereuse et pour lui et pour la tranquillité publique[14]… » Un mois à peine après être entré en fonctions, M. de Béthisy se démit de sa charge.

Son successeur, le marquis du Luc, maréchal de camp, était un homme de caractère doux et conciliant, de manières affables et courtoises. Deux mois s’étaient à peine écoulés que, découragé comme M. de Coincy et M. de Béthisy devoir toute sa bonne volonté impuissante à triompher de l’hostilité qu’on lui témoignait, il était réduit à résigner, comme eux, ses fonctions. Ainsi, de juin à octobre 1789, trois officiers-généraux sont successivement obligés de renoncer à exercer, dans Toulon, l’autorité militaire au nom du roi. La Révolution vient à peine de commencer et déjà le gouverneur de la ville est un suspect ; ses actes, ses paroles, sont épiés avec une vigilance malveillante et aussitôt incriminés, quelle qu’en soit l’innocence. Sa qualité de noble, autant que la nature de ses fonctions, le désigne à l’animadversion publique. On se défie de lui, on le hait, parce qu’il incarne en sa personne tout ce que ce peuple maintenant déteste : l’aristocratie de naissance, la fidélité au souverain, l’esprit de discipline, l’autorité. On comprend que ces gentilshommes, très mollement soutenus d’ailleurs par le gouvernement, aient jugé que le poste n’était plus tenable et qu’ils l’aient abandonné[15].


III

Après le départ de M. du Luc, qui ne fut pas remplacé, — sans doute parce qu’on ne trouva personne pour remplir ces difficiles et ingrates tondions, — le consul Roubaud se vit investi par intérim du commandement supérieur de la garnison, en vertu d’antiques usages qui conféraient au premier magistrat de la cité le titre et les prérogatives de lieutenant du roi, lorsque le gouverneur de la ville était absent[16]. Une délibération du corps municipal, en date du 23 août 1789, avait décidé, conformément au décret de l’assemblée constituante, la formation d’une garde nationale composée de deux bataillons comptant cinq cents hommes chacun. La création de cette milice de « soldats citoyens » excita à Toulon le plus vif enthousiasme. Bourgeois, ouvriers, s’y enrôlèrent en foule. On leur donna des fusils ; peu de jours après, sous prétexte que la ville était menacée de la prochaine arrivée d’un régiment suisse, ils réclamèrent en outre des munitions et du canon que le consul, en qualité de lieutenant du roi, eut la sagesse de leur refuser[17]. Le régiment suisse destiné à venir prendre garnison à Toulon ayant été remplacé, sur les représentations que la municipalité s’empressa d’adresser au gouverneur de la Provence, par le régiment français de Barrois, l’effervescence s’apaisa. Mais, pour ranimer la fièvre qui couvait sourdement dans les esprits, il suffisait du plus futile incident, et cet incident ne tarda pas à se produire.

La municipalité de Toulon avait, dans les premiers jours d’octobre, invité les habitans à porter la cocarde tricolore, « à laquelle, disait-elle, il semble que la concorde et la paix soient étroitement attachées. » Les partisans fougueux de la Révolution prétendirent aussitôt que cette simple invitation équivalait à un ordre précis, et mille tracasseries furent dès lors infligées à ceux qui, soit par mode ancienne, soit par aversion secrète pour le nouvel ordre de choses, s’obstinaient à porter des cocardes d’une autre couleur. Le 13 novembre, un officier du régiment de Dauphiné, M. d’Auville, se présenta pour sortir de Toulon à la porte d’Italie. Il était en costume de chasse et portait à son chapeau une cocarde noire, au centre de laquelle il avait eu la précaution d’attacher une petite cocarde aux trois couleurs[18]. L’exiguïté de cette cocarde tricolore fut-elle considérée comme un indice de la tiédeur des convictions révolutionnaires de cet officier ? Ne fut-elle pas aperçue ou plutôt ne vit-on et ne voulut-on voir que la cocarde noire, l’odieuse cocarde « arborée par opposition à la nationale, » six semaines auparavant, à l’époque des « orgies de Versailles »[19] ? Quoi qu’il en soit, un volontaire de la garde nationale, en faction à la porte, saisit M. d’Auville par le bras et se mit à l’interpeller grossièrement au sujet de cette cocarde. L’officier répliqua, d’autres volontaires accoururent, l’entourèrent. Insulté et menacé, M. d’Auville fit mine d’épauler son fusil de chasse, afin de tenir les agresseurs à distance. On ne sait trop comment se serait terminée cette scène si un officier du régiment de Barrois ne s’était porté au secours de son camarade et n’avait obtenu des volontaires qu’ils se retirassent. M. d’Auville se rendit aussitôt chez son colonel pour lui exposer les faits ; puis, accompagné de son chef, il alla porter plainte au consul à l’hôtel de ville. La garnison tout entière avait pris parti pour M. d’Auville. La garde nationale prétendait avoir été insultée et réclamait le châtiment d’un insolent et d’un factieux. Telle était de part et d’autre l’irritation, que deux députations, l’une des volontaires, l’autre des troupes régulières, furent expédiées à l’assemblée nationale. Quant à M. d’Auville, on jugea prudent de l’envoyer au fort Lamalgue, tant pour le préserver de quelque agression, que pour donner un semblant de satisfaction à la garde nationale et à la population civile. L’affaire s’apaisa quelques jours après ; les députations envoyées à Paris lurent rappelées et la bonne harmonie parut rétablie. Mais le fait seul qu’elle ait pu être compromise par un incident d’aussi mince importance permet déjà d’entrevoir combien elle était précaire. C’est ce que prouveront mieux encore les événemens d’une signification plus pleine et plus grave auxquels cette affaire servit de prélude.

Le comte Charles-Hector d’Albert de Rions avait pris, sur son vaisseau le Sagittaire, une part plus qu’honorable à la guerre d’Amérique. On citait sa bravoure au combat de la Grenade, en 1779, sa belle campagne de 1781, sous les ordres du comte de Grasse. Telle était sa réputation que le bailli de Suffren écrivait au ministre, en 1782[20] : — « Je ne connais qu’une personne qui a toutes les qualités qu’on peut désirer, qui est très brave, très instruit, plein de zèle et d’ardeur, désintéressé, bon marin : c’est M. d’Albert de Rions, et fût-il à l’Amérique, envoyez-lui une frégate. J’en vaudrai mieux, l’ayant ; et si je meurs, vous serez assuré que le bien du service n’y perdra rien. Si vous me l’aviez donné quand je vous l’ai demandé, nous serions maîtres de l’Inde… » — Promu chef d’escadre en 1784, le comte d’Albert de Rions avait été investi, l’année suivante, des importantes fonctions de commandant de la marine à Toulon, en remplacement du chevalier de Fabry, et il les exerçait encore lorsque la Révolution commença. C’était un cœur généreux et humain. Lors du mariage de sa fille avec le marquis de Colbert, il avait distribué, à des ouvriers de l’Arsenal et à des marins pauvres, les sommes qui devaient être consacrées aux fêtes nuptiales[21]. Non content d’encourager, il soutenait libéralement de ses deniers une institution de prévoyance appelée la Bourse du marin, destinée à secourir les familles de matelots tombées dans la misère[22]. Mais une longue habitude du commandement, — il était entré dans la marine à l’âge de quinze ans et y servait depuis près d’un demi-siècle, — l’usage d’une autorité absolue et presque illimitée, comme l’est celle des officiers de mer à bord de leurs bâtimens, avaient donné à son caractère, naturellement hautain, quelque chose d’impérieux, qui, s’ajoutant à la morgue aristocratique, — dont il n’était pas plus exempt que les autres membres de sa caste, — imprimait à ses allures, à sa parole même, je ne sais quoi d’autoritaire, de raide et de cassant : — « Il est difficile, dit un journal du temps, de défendre ce général du reproche d’in-considération, d’emportement et de cette hauteur déplacée, qui, faute de savoir se plier aux circonstances, amène presque toujours l’humiliation. Mais on ne doit pas oublier que ces défauts tiennent à une éducation que l’esprit de liberté n’a pas eu le temps de modifier, à des habitudes contractées sous un régime différent de celui où nous sommes… Il n’est pas aisé à un militaire… de se faire tout à coup à ces égards que les Droits de l’homme réclament dans les États libres[23]… » — Qu’on se représente, si l’on peut, combien un pareil homme dut souffrir lorsqu’il lui fallut assister aux premières manifestations de l’esprit nouveau et constater l’inertie du pouvoir en présence de faits plus graves et plus nombreux de jour en jour, qui attestaient l’irrémédiable décadence du principe d’autorité ! — « Les liens de la subordination tendent de plus en plus à se relâcher, » — écrivait-il au ministre quelques jours après la sédition du 23 mars. Si, à la douceur qu’on prend pour de la faiblesse, le gouvernement ne fait succéder une juste sévérité, je ne connais rien dont on puisse répondre avec quelque certitude[24].

Depuis le jour où il avait refusé publiquement, sur un ton « insultant et dédaigneux[25], » la cocarde tricolore que lui offrait une députation de la jeunesse de Toulon, M. de Rions était regardé « comme un des ennemis de la liberté conquise[26]. » On l’accusait d’avoir demandé l’envoi, à Toulon, d’un bataillon de ce régiment suisse d’Ernest, dont la prochaine arrivée, à peine annoncée dans la ville, avait provoqué autant d’émotion que s’il se fût agi d’un débarquement de pirates barbaresques[27]. Prononcées par lui, les paroles les plus simples prenaient, aussitôt qu’elles avaient été colportées dans le public, un sens mystérieux et menaçant. Le jour du départ de M. de Béthisy, voyant qu’une vive effervescence régnait dans la population, M. de Rions avait dit, en prévision de troubles qui pouvaient éclater, que, si l’on battait la générale pendant la nuit, les ouvriers de la marine trouveraient un asile à l’Arsenal avec leurs familles. La précaution était sage, humaine. Pour y découvrir autre chose que le charitable désir de soustraire des femmes et des enfans aux hasards de la répression d’une émeute, il faut évidemment avoir perdu tout bon sens, être en proie à l’obsession morbide de la défiance et de la peur. La France, malheureusement, dès les derniers mois de 1789, souffrait de cette maladie-là : une maladie terrible, qui s’attaque aux nations comme aux individus, qui montre partout des traîtres, des persécuteurs ou des ennemis, qui affole tout un peuple aussi bien qu’un simple dément et qui, finalement, chez l’un comme chez l’autre, se résout en frénésie et en impulsions sanguinaires. Les Toulonnais ne voulurent voir, dans l’avis donné par le commandant de la marine, que l’annonce d’une Saint-Barthélémy de patriotes… « Un tel discours, loin de calmer les esprits, inspira de plus grandes terreurs ; les ouvriers crurent qu’on voulait les attirer dans l’Arsenal avec leurs femmes et leurs enfans comme dans une souricière pour les immoler plus facilement ; et les habitans imaginèrent qu’on voulait les isoler dans la ville pour les égorger avec plus d’assurance. Les uns et les autres promirent de ne point se séparer, pour se prêter des secours mutuels. Plusieurs personnes, effrayées, sortirent de la ville comme si elle devait être saccagée[28]. »

Un conflit latent existait donc entre M. d’Albert de Rions et la population toulonnaise lorsque l’incident dit de la cocarde noire se produisit, le 13 novembre 1789. Que, dans cette circonstance, le commandant de la marine ait cru devoir prendre parti pour l’officier malmené par les volontaires de la garde nationale, la chose, à ce qu’il semble, s’explique le plus naturellement du monde. M. d’Auville, à vrai dire, lieutenant au régiment de Dauphiné, ne servait pas directement sous ses ordres. Mais il avait été victime d’une injustifiable agression ; M. de Rions exerçait à Toulon le plus important des commandemens, puisqu’il n’y avait plus, à ce moment, de gouverneur en titre de la ville ; la plus simple des règles de la solidarité militaire lui imposait l’obligation de ne point se désintéresser d’une pareille affaire. Ses ennemis manquent donc de bonne foi et d’équité lorsqu’ils lui reprochent, dans le verbeux réquisitoire adressé à l’assemblée nationale, l’empressement qu’il mit à intervenir en faveur de l’officier insulté.

Cette intervention fut d’ailleurs courtoise et mesurée. Un certain nombre de « bas officiers, » du corps royal des canonniers-matelots, avaient porté à la municipalité une protestation contre les sévices exercés par les volontaires de la milice citoyenne sur la personne d’un officier. « Nous venons, disaient-ils, vous déclarer qu’en qualité de citoyens et de militaires, nous reconnaissons pour maître notre roi et pour chefs nos officiers ; que nous ne souffrirons jamais qu’on manque au respect qui est dû soit à ceux de terre, soit à ceux de la marine ; et que nous les soutiendrons par honneur et par devoir… Nous réclamons la tranquillité pour les militaires et principalement pour les citoyens de la ville, continuellement tourmentés par les factionnaires de la milice nationale…[29]. » Cette protestation fut-elle spontanée, comme l’affirme expressément M. de Rions, ou rédigée à l’instigation et même sur l’ordre exprès de quelques officiers, ainsi qu’il est dit dans le Mémoire de la ville de Toulon ? La chose est incertaine et, d’ailleurs, d’intérêt secondaire[30]. Quoi qu’il en soit, M. de Rions prit aussitôt texte de cette demande pour adresser, le 15 octobre, au maire-consul et aux autres membres de la municipalité la lettre suivante : « On vient de me rendre compte que les bas officiers des 6e et 7e divisions, désagréablement affectés de ce qui s’est passé avant-hier à la Porte-Vieille au sujet d’un officier du régiment de Dauphiné, avaient pris sur eux d’aller eux-mêmes vous le témoigner. Avant que d’approuver ou de désapprouver pareille démarche, j’ai cru devoir vous demander la manière dont elle s’est faite et si, en la fesant, ils ont sçu conserver, comme je l’espère, le respect qui vous est dû[31] » Cette lettre dont la forme, comme on peut le voir, était d’une irréprochable correction à l’égard du corps municipal, contenait malheureusement quelques observations assez désobligeantes à l’adresse de la garde nationale. Il y était parlé de « l’espèce d’inquisition que la milice cherchait à établir à l’occasion de la cocarde nationale. » M. de Rions se déclarait « déterminé à ne pas souffrir qu’aucun des individus à ses ordres pût être inquiété sous un pareil prétexte. » Cette cocarde même était l’objet de commentaires qui trahissaient une certaine irrévérence. « Ce signe, était-il dit, a toujours été la marque distinctive du militaire. Un moment d’effervescence l’a fait adopter à toutes les classes de citoyens. Ce moment est passé presque partout : pourquoi durerait-il plus longtemps pour Toulon que pour les autres villes du royaume ? Il est tout simple que la milice continue à le porter, mais il l’est également de laisser au reste des citoyens la liberté sur ce point[32]. » Pénétrons-nous de l’esprit du temps ; rappelons-nous qu’un des traits caractéristiques de cet esprit a été le goût des emblèmes, — cocardes, bonnets rouges, triangles égalitaires, etc., — poussé jusqu’à une sorte de fétichisme : et nous Comprendrons que ces appréciations de M. de Rions sur la cocarde tricolore, fort sensées en soi, aient paru blasphématoires aux dévots de la révolution.

Une première députation de la garde nationale fut envoyée au commandant de la marine pour réclamer le châtiment des bas officiers signataires de la protestation. M. de Rions répondit qu’il n’avait rien trouvé de répréhensible dans leur démarche et qu’il ne les punirait point[33]. Une seconde délégation plus nombreuse et qui comptait, outre les officiers, de simples volontaires, se présenta le surlendemain à son hôtel, sous la conduite du maire-consul Roubaud, dont la présence indiquait que la municipalité, en dépit des égards qui lui avaient été témoignés, était résolue à faire cause commune avec la milice. C’était mettre à trop rude épreuve la patience du hautain gentilhomme. « Il témoigna son étonnement de voir introduire chez lui un nombre de volontaires, les derniers des hommes, à la suite de M. le consul et des officiers de la garde nationale ; il essaya de les faire sortir, en marquant sa surprise que des volontaires, dont leurs chefs faisaient trop de cas, mais qu’il savait apprécier à leur juste valeur, fussent admis à faire partie d’une députation ; il ajouta que, s’il avait été prévenu de leur arrivée, il se serait mis à la porte et se serait opposé à leur entrée…[34]. » Le consul s’étant risqué à lui répondre que « ces volontaires, dont la présence lui était importune, étaient des citoyens estimables, » M. de Rions répliqua avec vivacité que ces volontaires étaient des insubordonnés et qu’il fallait les faire rentrer dans le devoir. « J’ai la force en mains, disait-il, je compte sur mes braves gens, je n’ai pas peur. Je serai en tout inexorable ; je suis le chef, je soutiendrai tous les officiers de la garnison et je ne souffrirai jamais qu’aucune des personnes sous mes ordres soit insultée par les volontaires[35]. » Si ces propos ont vraiment été tenus, dans la forme agressive et comminatoire que leur attribue la relation à laquelle on les emprunte, — relation hostile à M. de Rions, ne l’oublions pas, — ils manquaient évidemment de prudence et de mesure. Toutefois, comprenant sans doute qu’il s’était laissé entraîner un peu loin dans cette sortie, le commandant de la marine ne voulut pas mettre fin à l’entrevue sans donner un gage de ses dispositions conciliantes et, « soit prudence, soit justice, il consentit à faire retirer la déclaration de guerre des bas officiers de la marine[36]. » Cette concession aurait dû, ce semble, désarmer le mécontentement de la milice et clore l’incident : il n’en fut rien. Dans une assemblée générale de la garde nationale, qui fut tenue le lendemain, les délégués rendirent compte de la manière dont ils avaient été reçus par M. de Rions. Leur récit provoqua une vive indignation ; les têtes s’échauffèrent ; on déclara que les paroles du commandant constituaient une offense à la milice tout entière et qu’il était impossible de laisser passer, sans protestation, ces outrages et ces menaces « qui annonçaient des projets violens[37]. » En conséquence, a le corps délibéra de rejeter, attendu l’offense, l’accommodement proposé et de demander justice et satisfaction à l’assemblée nationale par une députation expresse[38]. »

La susceptibilité manifestement excessive dont venait de faire preuve la milice citoyenne compliquait singulièrement l’affaire. Au mauvais procédé dont on usait envers lui, M. de Rions eut la sagesse de répondre par un acte de modération et de courtoisie. Il écrivit que, u s’il lui était réellement échappé des expressions susceptibles d’être mal interprétées, son intention n’avait point été d’offenser personne[39]. » Cette nouvelle satisfaction, — qui cependant avait dû coûter cher à la fierté de celui qui l’accordait ! — ne parut pas suffisante, et la députation partit pour Paris le 20 novembre[40]. La guerre était déclarée, — et pour quel futile objet ! — entre la garde nationale et le commandant de la marine. Ce conflit n’aurait peut-être pas mérité d’être exposé en détail, si de très minces incidens ne portaient quelquefois en eux-mêmes des enseignemens singulièrement suggestifs. Or, dans cette querelle de M. de Rions avec la population toulonnaise, on peut saisir sur le vif l’esprit ombrageux et tracassier, les préventions dont étaient animées, à l’égard des chefs militaires, la garde nationale et les municipalités dès les premiers mois de la révolution. L’histoire de M. de Rions valait donc d’être contée ; car cette histoire est celle de tout officier noble exerçant à cette époque un commandement important, et par le fait seul de son origine et de sa fonction, fatalement désigné, quels que fussent sa prudence, sa modération, son tact, aux suspicions et à l’hostilité, non-seulement des classes populaires, mais de la bourgeoisie même. Et c’est par là que ce simple récit des événemens locaux dont la ville de Toulon fut le théâtre au mois de novembre 1789 peut servir de contribution à l’histoire générale de la révolution.

Le recours direct de la garde nationale de Toulon à l’assemblée ne constituait pas seulement, — qu’on le remarque bien, — une infraction aux usages en vigueur. Il ne tendait à rien moins qu’à l’établissement d’un principe nouveau : le droit d’appel à la représentation nationale, considérée comme pouvoir unique et suprême, sans que cet appel fût soumis à l’obligation de passer par les divers degrés de la hiérarchie administrative instituée par nos rois. On voit que cette démarche n’était, au fond, ni aussi simple ni d’aussi peu de conséquence qu’elle peut nous paraître ; qu’elle équivalait à une méconnaissance de l’autorité des fonctionnaires ou agens chargés de représenter le roi ; qu’elle semble bien, enfin, avoir été inspirée par cet esprit d’émancipation qui prenait de jour en jour une audace et une force plus grandes. Le gouverneur de la Provence ne s’y trompa point, comme le prouve la lettre suivante qu’il s’empressa d’adresser aux chefs de la municipalité toulonnaise. On croit devoir la reproduire en grande partie, comme un modèle achevé de courtoise sévérité : « J’ai appris, messieurs, avec le plus grand étonnement, — écrivait à la date du 21 novembre le comte de Caraman à MM. les maire-consuls de Toulon, — qu’il avait passé cette nuit à Marseille un officier et deux volontaires de la garde nationale de Toulon qui vont, dit-on, à Paris, pour se plaindre de M. le comte d’Albert de Rions… Ils ne se sont pas présentés chez moi ; et n’étant pas instruit par vous, messieurs, d’une démarche aussi peu croyable, je n’ai pu qu’en prévenir le ministre sans entrer dans les détails. Vous commandés, messieurs, la garde nationale de Toulon, mais vous êtes aux ordres du commandant de la province, et vous ne pouvez penser que l’assemblée nationale autorise deux genres de troupes, dont l’une serait aux ordres du commandant, et l’autre n’y serait pas. Une telle interversion de tout ordre et de tout principe nous conduirait aux derniers malheurs. Prévenés-les, messieurs, en me répondant de la conduite de la milice nationale de Toulon… Vous pouviés, messieurs, porter le vœu de ce corps à M. le comte d’Albert ; mais si vous n’étiés pas contens de sa réponse, c’était à moi qu’il fallait vous adresser pour convenir du parti qu’il fallait prendre.

« Les communautés doivent moins que jamais faire des dépenses inutiles, et celle d’une députation à Paris, pour une affaire aisée à terminer icy, ne peut être approuvée. J’ai l’honneur d’envoyer à M. le comte de Saint-Priest copie de la lettre que j’ay celui de vous écrire, persuadé qu’elle est dans les principes de l’ordre général. J’ay l’honneur d’être, avec les sentimens les plus sincères, messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur. — Signé : le comte de Caraman[41]. »

De son côté, M. d’André, membre de l’assemblée nationale et commissaire du roi en Provence, adressait des représentations analogues à la municipalité : « Il est fâcheux, écrit-il le même jour, que de petites divisions, qu’il aurait été peut-être facile d’étouffer dès leur origine, rompent la bonne harmonie qui doit régner entre les troupes réglées et la bourgeoisie, car enfin, officier, soldat, garde national, bourgeois, ne sommes-nous pas tous citoïens de la même patrie, sujets du même roi, soumis à la même loi ? .. Il me semble que la division qui paraît régner entre les militaires et les bourgeois roule sur de bien petits objets. Pourquoi donc faire retentir l’auguste assemblée nationale du bruit de nos divisions intestines ? .. Pourquoi causer à la communauté déjà obérée la dépense d’une députation nombreuse et précipitée[42] ? .. » Malheureusement, au moment même où la municipalité recevait la réprimande de M. de Caraman, ainsi que les sages et patriotiques observations de M. d’André, le différend de M. de Rions avec la garde nationale prenait un caractère encore plus grave.


IV

Une propagande très active était faite parmi les ouvriers de l’arsenal, en vue de leur enrôlement dans la garde nationale. Les autorités militaires ne tardèrent pas à s’en émouvoir. Elles reprochaient, non sans raison, à la fréquentation des miliciens d’être funeste à tout sentiment de discipline et de transformer rapidement un ouvrier laborieux en tribun d’atelier. Dénoncés au gouverneur de Provence, ces enrôlemens avaient été interdits par lui de la façon la plus formelle[43] :

« Les capitaines n’enrôlleront personne dans leur compagnie au-delà du nombre fixé par le règlement de leur création, surtout aucun ouvrier de l’arsenal, qu’il ne faut point détourner des travaux du port[44]. » En dépit de cette défense, plusieurs fois répétée, nombre d’ouvriers élevaient la prétention, non-seulement de faire partie de la garde nationale, mais d’en porter jusque dans l’arsenal les insignes, particulièrement une sorte d’aigrette qu’on appelait alors le pouf. Fort des instructions du gouverneur, le commandant de la marine s’opposa à cette prétention. On ne manqua pas de déclarer aussitôt qu’il voulait empêcher de bons citoyens de « s’armer pour la patrie[45]. » Vers la même époque, le bruit courut que des troupes avaient reçu l’ordre de se rendre de Digne à Toulon pour renforcer la garnison. « D’où vient que dans le temps où nous dormions tranquilles, des troupes réglées auraient été en marche contre nous ? La faulx de la mort était donc sur non têtes et nous n’en savions rien ! C’est sur ce ton tragique que les auteurs du Mémoire de la ville de Toulon rapportent une nouvelle qui, d’ailleurs, était fausse[46].. Manifestement, une exaltation voisine de la démence s’était emparée des esprits. L’atelier d’artillerie ayant reçu l’ordre de confectionner un certain nombre de gargousses, nécessaires à l’armement de la flotte, nul ne douta plus que le commandant de la marine ne procédât à tous « ces préparatifs de mort et de destruction[47], » dans l’intention de « foudroyer la ville[48]. »

Les choses en étaient là lorsque, le 30 novembre, M. de Rions chassa deux ouvriers qui, au mépris des ordres donnés, s’obstinaient à porter le pouf dans l’arsenal. Cette mesure n’a besoin ni d’explication, ni d’excuse, puisqu’en la prenant, M. de Rions se conformait simplement aux instructions données par le gouverneur de la Provence. Il n’en fut pas moins accusé d’avoir commis « un éclatant abus d’autorité[49]. » Le jour même, le consul Roubaud, accompagné du comte de Carpillet, commandant des troupes de terre de la garnison, — qu’on est un peu surpris de voir s’associer à une pareille démarche, — se rendit auprès du commandant de la marine et, sous prétexte de « prévenir l’insurrection qu’un tel acte d’injustice et d’oppression pouvait occasionner[50], » lui demanda la grâce des deux ouvriers. M. de Rions fut inflexible. On l’avait menacé d’une émeute : il prit les dispositions nécessaires pour la comprimer au besoin, et ordonna que deux détachemens de canonniers-matelots, de cinquante hommes chacun, se tinssent prêts. Cette précaution, qui faisait simplement honneur à sa prudence, devait être plus tard dénoncée à l’assemblée nationale comme la preuve du projet d’égorgement et de massacre qu’il aurait formé !

Le lendemain, 1er décembre 1789, le consul, suivi de quelques membres du conseil municipal et d’un grand nombre de citoyens, se présenta, vers neuf heures du matin, à la porte de l’arsenal et se fit annoncer à M. de Rions. Invité à entrer, il s’y refusa. Le Mémoire de la ville de Toulon prend soin de nous donner l’explication de ce refus : le consul et les officiers municipaux jugèrent a impolitique et imprudent de se rendre à une telle invitation parce que l’arsenal était le centre de la puissance et de la force du commandant[51]. » Sans doute, ils craignaient de ne pas sortir vivans de cet antre ! « Le consul et la partie du conseil qu’il avait avec lui firent donc sagement de ne point y entrer et de faire dire au commandant d’indiquer, dans la ville, tel lieu de rendez-vous qu’il désirerait[52]… » On reconnaîtra que M. de Rions avait peut-être le droit de se montrer froissé d’un aussi étrange procédé : il se contenta de répondre qu’il allait se rendre à sa demeure particulière, l’hôtel de la marine situé au centre de la ville, sur la place nommée encore aujourd’hui le « Champ de Bataille. »

Les événemens qui suivent nous sont exposés dans deux documens fort intéressans. L’un est ce Mémoire de la ville de Toulon auquel on a déjà emprunté plus d’un détail ; l’autre, une relation composée par M. de Rions lui-même[53]. D’après la première de ces deux versions, le commandant de la marine serait sorti de l’arsenal « accompagné de plusieurs officiers sous ses ordres. Ils avaient chacun la main à la garde de l’épée… Il voulait rendre son escorte plus formidable par un détachement du poste de l’arsenal ; mais plusieurs personnes l’en dissuadèrent, l’assurant qu’il n’avait rien à craindre : en effet, il n’eut rien à craindre de l’arsenal à son hôtel. Sur ces assurances, il renonça à son projet ; mais comme il n’avait point l’intention de céder et qu’il avait au contraire celle d’être inexorable, il ordonna à un officier qui était à son côté de se rendre au quartier des troupes pour en faire marcher un détachement armé à son hôtel[54]. » Ainsi, la foule est calme ; l’attitude des officiers est provocante ; ils ont « la main à la garde de l’épée ; » le trajet de l’arsenal à l’hôtel de la marine s’accomplit paisiblement.

Écoutons maintenant le témoignage de M. de Rions. Son récit diffère essentiellement de celui du Mémoire de la ville, sinon sur les faits eux-mêmes, du moins sur les circonstances au milieu desquelles ils se sont produits et qui en modifient sensiblement le caractère. « Je sortis de l’arsenal accompagné de tous les officiers qui s’étaient trouvés auprès de moi. Je fus extrêmement surpris de me trouver au milieu d’une foule de gens qu’il me fallut traverser ; elle était, malgré la présence de M. le consul qui me joignit sur ces entrefaites, prête à m’attaquer et ne fut contenue que par le cortège d’officiers dont j’étais entouré[55]. » On arrive à la porte de l’hôtel. La foule veut y pénétrer. Le commandant de la marine s’y oppose. Un conflit s’engage. « M. Roubaud lui-même et M. Barthélémy qui l’accompagnait furent froissés (bousculés) ; plusieurs officiers de la marine lurent insultés ; l’épée de M. de Saint-Julien fut brisée ; une canne à lame qu’il portait lui fut arrachée des mains ; son chapeau lui fut enlevé et ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il se sauva dans l’hôtel[56]… » Tandis qu’on se bat à la porte, dans le salon de l’hôtel, M. Roubaud et M. Barthélémy supplient, « pour l’amour de la paix, » M. de Rions d’accorder la grâce des deux ouvriers. « Je répondis assez longtemps que je ne pouvais pas, sans me déshonorer, accorder une grâce qui ne pouvait que paraître forcée, aux yeux d’une population qui n’en deviendrait que plus insolente. Enfin, cédant aux instances de ces deux officiers municipaux, je leur dis qu’ils m’arrachaient cette grâce malgré moi et que, puisqu’ils la croyaient absolument nécessaire, il me fallait bien y consentir[57]… »

Sur ces entrefaites, le détachement demandé par M. de Rions arrive sur le « Champ de Bataille. » S’il faut en croire le Mémoire dressé par la municipalité, chacun des cent hommes qui le composaient aurait reçu, avant de quitter la caserne, six cartouches à balle. Aucun document dans les Archives de Toulon ne prouve l’exactitude ou la fausseté de cette affirmation. Mais, à supposer même qu’il ait été réellement procédé à une distribution de cartouches, qui pourrait s’étonner qu’une troupe destinée à la sauvegarde de l’ordre public menacé ait été pourvue de munitions ? Et ne faut-il pas la mauvaise loi dont les auteurs du Mémoire ont donné plus d’une preuve pour conclure de ce fait, formellement nié d’ailleurs par M. de Rions[58], à l’intention préconçue, chez le commandant de la marine, de faire tirer sur le peuple[59] ?

Depuis le moment où le détachement de canonniers-matelots arrive sur la place, les dépositions recueillies et invoquées par les deux parties deviennent absolument contradictoires sur un fait essentiel qui est de savoir si l’ordre de tirer a été donné. Le « Champ de Bataille » était couvert d’une foule tumultueuse et menaçante, qui enveloppait de toutes parts le faible détachement rangé autour de l’hôtel. La municipalité accuse les chefs de ce détachement, particulièrement M. de Broves et M. de Bonneval, d’avoir jeté à la troupe l’ordre de faire feu[60]. D’autre part, le principal incriminé, M. de Bonneval, major-général de la marine, affirme, « sous serment et sur son honneur qui est son guide depuis trente-cinq ans qu’il sert l’État et le roi, » qu’il n’a pas donné l’ordre en question, mais seulement celui de : Reposez-vous sur vos armes. Sa déclaration est, sur ce point, absolument catégorique : « M. Quévilly, sous-lieutenant, médit : — Est-ce reposés-vous sur vos armes ou chargés vos armes ? — Je lui répondis à haute voix : non. Reposés-vous sur vos armes ! Cet ordre fut exécuté. Il fut donné devant M. de la Devèze, lieutenant de vaisseau, qui était auprès de moi[61]. »

Il ne faut pas oublier qu’un projet de massacre était d’avance imputé au commandant de la marine. Des imaginations ainsi prévenues, singulièrement échauffées et dans l’attente d’un événement tragique, devaient naturellement prendre pour le commandement meurtrier qu’elles attendaient, le premier ordre sorti de la bouche d’un officier. Elles n’y manquèrent pas, en effet ; et, lors de l’enquête à laquelle procéda la municipalité, des témoins se présentèrent à l’envi pour affirmer que l’ordre de tirer avait été donné. La déposition de M. de Bonneval n’en subsiste pas moins ; et c’est une bonne règle historique de tenir compte de la qualité des témoignages plus encore que de leur nombre. Or, cette déposition est d’une importance capitale, non-seulement à cause du ton d’absolue sincérité qu’on y a sans doute remarqué, mais encore et surtout à cause de l’extrême précision des détails qu’elle rapporte. Un autre témoignage de grand poids va nous permettre de reconstituer assez exactement la scène. « J’eus lieu d’être fort surpris, déclare M. de Broves, lorsque, quelque temps après, j’appris qu’on m’accusait d’avoir commandé de faire feu, lors même qu’au préalable on s’était abstenu de faire charger les armes. Ce commandement n’a jamais été fait : j’en atteste la vérité et l’honneur que l’on sait m’être plus précieux que la vie. Si quelques canonniers ont cru l’entendre, je dois leur pardonner cette accusation car, dans un moment de tumulte et lorsque j’étais attaqué, j’ai pu faire le simple commandement de porter les armes avec l’air menaçant que j’aurais pu avoir en commandant de les charger ; mais, encore une fois, je jure, sur ma parole d’honneur, non-seulement que je n’ai pas fait un commandement que je n’étais pas en droit de faire, mais même que je n’en ai pas eu l’idée[62]. »

On peut saisir ici, sur le fait, le mode de formation de ces sortes de légendes spontanées qui éclosent soudainement dans la foule — et qui ont dû altérer le véritable caractère de tant d’événemens. Un officier menacé par des émeutiers jette précipitamment à ses hommes l’ordre de porter les armes. Qu’on le remarque bien : la démonstration qu’il leur commande est parfaitement inoffensive ; c’est un avertissement à la sédition de ne pas aller plus loin, sous peine de voir la force imposer, s’il le faut, le respect de la loi. Mais ce commandement, lancé sans doute d’une voix vibrante, soit de colère, soit d’émotion, est mal compris, dénaturé. On croit entendre que l’officier dit de charger les armes au lieu de les porter. Cette première altération du fait initial entraînant aussitôt une nouvelle déformation, un nouveau grossissement de la vérité, l’ordre de porter les armes converti en celui de les charger, se métamorphose immédiatement en un ordre de tirer. Cette version mensongère se propage, court, vole, s’orne, s’embellit, s’enfle de bouche en bouche. Non-seulement elle ne rencontre pas un incrédule, mais elle suscite des témoins du fait controuvé qu’elle affirme. Et voilà comment, lors de l’enquête faite quelques jours après sur l’événement, il se trouva vingt-cinq personnes pour déclarer sous serment, avec une sincérité qu’on ne songe même pas à suspecter, qu’elles avaient entendu un ordre qui certainement n’a pas été donné. Chose étrange, les soldats eux-mêmes de M. de Broves se méprirent sur le sens du commandement qui leur était adressé par leur chef. Ceux du premier rang, qui pouvaient plus facilement entendre sa voix au milieu du tumulte, portèrent docilement les armes, comme il l’avait ordonné ; « mais une grande partie des autres se posèrent sur leurs armes ; dès lors, il fut accusé par le peuple d’avoir donné le commandement de faire feu, ce qui n’est pas[63]. » Cette attitude de la troupe ne pouvait manquer, en effet, de passer aux yeux des spectateurs pour un refus déclaré de verser le sang du peuple. Un témoin dépose : « Les soldats refusèrent d’obéir au commandement de charger les armes, disant qu’ils n’étaient pas faits pour égorger leurs amis, leurs frères. Plusieurs se reposèrent sur leurs armes ; d’autres jetèrent leurs fusils, et les citoyens crièrent : bravo, bravo, les soldats de la marine[64] ! » Et le Mémoire de la ville, paraphrasant ce document selon les règles de la rhétorique du temps, enregistre en termes pompeux cette déposition : « Non, non ! s’écrient à l’envi les généreux canonniers-matelots, nous ne voulons pas tirer ! Les uns jettent leurs armes, les autres se reposent dessus, tous lèvent la main, et par ce signe respectable ils confirment leur serment solennel d’être fidèles à la nation, au roi et à la loi. Mille cris de joie et d’applaudissement s’élèvent à l’instant. Les ordonnateurs de cet ordre inhumain ont à peine le temps de fuir dans l’hôtel, de cacher leur honte et leur désespoir, et de se soustraire aux coups de pierres qui les suivaient[65]. » La légende avait désormais trouvé sa forme définitive ; la voilà faite, achevée, prête à entrer dans la circulation, comme une pièce de fausse monnaie imitant parfaitement la bonne, et à donner au mensonge qu’elle abrite droit de cité dans l’histoire.

Cependant M. de Rions, instruit par ses officiers de l’effervescence qui régnait au dehors et du peu de fond qu’on pouvait faire sur la troupe, avait décidé que le détachement de canonniers-matelots rentrerait sur-le-champ dans ses quartiers. On comptait sur ce départ pour calmer le peuple ; le consul d’ailleurs se faisait fort de maintenir l’ordre avec l’assistance de la milice bourgeoise seule ; les officiers municipaux sortirent de l’hôtel, en annonçant la grâce accordée aux deux ouvriers. Cette concession, le renvoi des soldats, auraient dû, ce semble, enlever tout prétexte au tumulte. Il redoubla au contraire : preuve évidente que l’affaire des ouvriers congédiés n’était que le prétexte de l’émeute, qu’elle avait des causes plus graves et plus profondes. Des pierres furent lancées contre les fenêtres de l’hôtel de la marine. Le commandant chargea un de ses officiers d’aller demander à l’hôtel de ville la proclamation de la loi martiale. La municipalité n’eut pas le courage d’user des pouvoirs que la loi lui conférait, et se contenta d’envoyer deux compagnies de la garde nationale, qui prirent position, l’une à la porte, l’autre devant la façade de l’hôtel. Quelques instans après, furent commis deux lâches attentats sur le caractère et la gravité desquels le Mémoire de la ville de Toulon essaie vainement de nous donner le change. M. de Bonneval, accoudé à la balustrade d’une galerie qui régnait sur la façade de l’hôtel, à quelques pieds au-dessus du sol, causait tranquillement avec des officiers de la garde nationale, lorsqu’un inconnu, se glissant le long du mur, le frappa traîtreusement de deux coups de sabre, l’un à la main, l’autre à la tête[66]. On le porta, couvert de sang, dans une chambre où un chirurgien de la marine se mit en devoir de le panser. Il y était à peine, qu’il vit arriver M. de Saint-Julien, major de vaisseau, « tout mutilé, un œil poché et pouvant à peine se soutenir[67]. » M. de Saint-Julien, ayant été désarmé de son épée en arrivant à l’hôtel du commandant, était sorti pour aller chercher un sabre. Comme il revenait, « il fut assailli sur la place, renversé par terre et blessé de plusieurs coups. Il allait périr, quand un officier de la garde nationale et un brave volontaire, au péril de leur propre vie, l’enlevèrent à ses assassins[68], » au moment même où M. de Rions et les officiers qui se trouvaient avec lui dans l’hôtel s’élançaient courageusement à son secours, « aux risques de tout ce qui pouvait arriver[69]. » La situation devenait de plus en plus grave. Le commandant de la marine annonça l’intention d’appeler à son secours un détachement de troupes réglées, « le danger d’être attaqué et forcé dans l’hôtel paraissant devenir plus pressant[70]. » Le consul le supplia de n’en rien faire et de « mettre une confiance entière dans la milice nationale. » Le détachement du bataillon du Barrois fut donc décommandé, et la garde nationale enveloppa l’hôtel de toutes parts. M. de Rions crut d’abord avoir à se féliciter du parti qu’il avait pris de ne pas recourir aux troupes de la garnison : le peuple s’écarta et cessa de lancer des pierres. Mais bientôt des volontaires pénétrèrent dans la salle basse de l’hôtel, où se tenaient le commandant et une douzaine d’officiers, « armés de leurs seules épées. » Ils déclarèrent, « du ton le plus absolu, qu’ils voulaient que je leur livrasse M. de Broves, major de vaisseau, qu’ils accusaient d’avoir donné ordre aux détachemens de canonniers-matelots qui, le matin, s’étaient assemblés sur la place, de faire feu. Je niai le fait en les assurant, conformément à la vérité, que les armes n’étaient pas chargées. Tout fut inutile, et après avoir subi l’humiliation de toutes sortes de menaces pendant près d’un quart d’heure, je me vis forcé de leur livrer M. de Broves, sur les promesses les plus fortes qu’il ne serait maltraité en rien et qu’on voulait simplement s’assurer de lui. M. Morellet et M. Saurin, l’un colonel, l’autre major de la milice nationale, et un des trois membres du conseil permanent, qui m’avaient été envoyés par M. Roubaud, m’assurèrent qu’ils répondaient de lui sur leurs têtes[71]. » M. de Broves leur avait à peine été livré que les volontaires rentrèrent tumultueusement dans l’hôtel, « malgré les efforts de plusieurs de leurs officiers qui voulaient les empêcher, » et déclarèrent qu’il leur fallait aussi M. de Village. Le commandant essaya de faire entendre raison à ces forcenés, mais ce fut peine perdue. Sur le refus énergique qu’il opposa à leur nouvelle et injustifiable exigence, on se jeta sur lui, on lui arracha son épée et on l’entraîna hors de l’hôtel. « Je lus mené au palais (de justice), dépose M. de Rions, à travers les huées et les insultes de la populace ; quelques volontaires cherchèrent à m’assommer en route, tandis que d’autres me détendirent de leur mieux, ce qui ne m’empêcha pas de recevoir un coup de crosse entre les épaules, qui m’eût renversé si je n’avais été soutenu. Je reçus un second coup qui me fit peu de mal ; mais j’eusse vraisemblablement péri, si les volontaires les plus près de moi n’avaient paré plusieurs autres coups qui me furent portés. Arrivé au palais, on me fit d’abord monter dans un cabinet où il y avait du feu et où j’étais peut-être attendu ; mais plusieurs volontaires décidèrent qu’il me fallait mettre au cachot, comme M. de Broves y avait été mis[72]. » Un débat s’engagea entre eux sur la question de savoir si l’on enfermerait ou non le commandant de la marine dans un cachot, comme un malfaiteur. M. de Rions y mit fin en leur disant M qu’il était prêt d’aller partout où il pourrait être débarrassé d’eux. » Cette hauteur dédaigneuse, ce sang-froid conservé au milieu des insultes et des coups, portèrent au comble la fureur de ces hommes : M. de Rions fut jeté dans un des plus infects cachots du palais, en compagnie d’un individu condamné aux galères. Ce fut seulement au bout d’une heure que le consul, accompagné du lieutenant civil et criminel et d’un membre du conseil permanent, vint l’en tirer. On le fit alors passer dans une pièce où il trouva le commandeur de Village, le marquis de Castellet, officiers de marine, arrêtés comme lui et comme lui traînés au palais où le comte de Broves les avait précédés. « M. de Bonneval, arrêté le dernier de nous tous, arriva trop tard pour avoir les honneurs du cachot. » Ces officiers apprirent à leurs chefs que l’hôtel de la marine avait été envahi par les volontaires ; qu’ils s’y étaient livrés à une perquisition dévastatrice, enfonçant les portes, brisant tout sur leur passage ; que M. de Saint-Julien avait pu heureusement leur échapper, ainsi qu’un autre officier accusé par eux d’avoir parcouru le matin les casernes, en excitant les soldats à défendre leurs chefs et à tirer au besoin sur le peuple[73] ; enfin qu’une cachette, où Mme de Rions et sa fille s’étaient réfugiées, n’avait pas été découverte. Telle était l’œuvre accomplie par cette milice bourgeoise, en qui le consul avait affirmé que le commandant de la marine pouvait mettre une entière confiance !

Il semble qu’il ne restait plus à la municipalité qu’à racheter, s’il se pouvait, la honteuse faiblesse dont elle avait fait preuve depuis le commencement de cette funeste journée. Qu’elle fit des excuses aux officiers injuriés, maltraités, arrêtés au mépris non-seulement de tout droit, mais des formes les plus élémentaires de la justice ; qu’elle les prît résolument sous sa sauvegarde, qu’elle adressât aux Toulonnais une proclamation flétrissant avec énergie les excès commis ; qu’elle fît appel, pour en empêcher le retour, à la partie saine de la garde nationale, à celle que la haine aveugle de « l’aristocratie » ne privait pas encore tout à fait de raison et d’humanité, aux braves gens dont l’intervention avait sans doute prévenu le massacre de M. de Saint-Julien, puis de M. de Rions : et les suites de cette affaire, plus tristes et plus graves à certains égards que l’affaire elle-même, pouvaient être évitées. Mais il eût fallu, pour prendre cette initiative courageuse, des hommes capables de tenir tête aux passions déchaînées de la foule ; et ces hommes devenaient rares, en un temps où la tribune et la presse proclamaient à l’envi le dogme de la bonté, de la justice, de l’infaillibilité du peuple, et où il commençait à devenir dangereux de paraître douter du nouvel article de foi. Honnête assurément et bien intentionné, mais déplorablement faible, dominé d’ailleurs par l’avocat Barthélémy, âme fougueuse et déjà jacobine, le maire-consul Roubaud garda, après l’émeute, la même attitude hésitante et molle dont il n’avait pas su se départir pendant la crise. Devant les victimes de cette inqualifiable arrestation, il protesta de sa douleur, de son indignation même ; mais cette indignation n’alla pas jusqu’à les mettre en liberté sur-le-champ, ainsi que l’ordonnait impérieusement la justice ; et, sous prétexte d’éviter de nouveaux troubles à la cité, de les soustraire eux-mêmes aux risques de la vindicte populaire, il annonça à M. de Rions et à ses compagnons qu’il était obligé de les garder au Palais de Justice[74]. Et ce fut cette même garde nationale, chargée quelques heures auparavant de leur protection, qui fut alors chargée du soin de leur surveillance : les défenseurs devenaient les geôliers !

« Tels sont, dit excellemment M. de Rions à la fin de son Mémoire, les détails de l’attentat inouï dont je demande justice. J’ai été arraché de la maison du roi, de l’hôtel que j’habite ; j’ai été traîné en prison comme un scélérat ; j’y étais renfermé dans un cachot. Les principaux officiers du corps ont été traités avec la même indignité ; .. la licence effrénée des volontaires a, dans cette occasion-ci, dépassé toutes les bornes. Les loix anciennes, les loix nouvelles, ont été également violées ; ils ont outragé les décrets de l’assemblée nationale en tout ce qui concerne les droits de l’homme et ceux du citoyen. Qu’on ne nous considère pas ici, si l’on veut, comme des militaires en grade et moi, en particulier, comme le chef d’un corps respectable ; qu’on voie simplement en nous des citoyens tranquilles et irréprochables, et tout homme honnête ne pourra qu’être révolté de l’injuste et odieux traitement que nous avons essuyé et se joindre à nous pour en désirer la punition. »

On ne peut rien ajouter à la justesse et à la force de ces observations.


GEORGE DURUY.

  1. Taine, Révolution, t. I, ch. I.
  2. Tous les détails qui suivent sont extraits d’un procès-verbal rédigé à la requête du parlement d’Aix par MM. Eynaud, maire de Toulon, et Roubaud, consul (Archives municipales de Toulon).
  3. Lauvergne, Histoire de la Révolution dans le Var, p. 11.
  4. On donnait le nom de Piquet à une taxe sur la mouture du blé qui constituait le principal revenu de la ville. Ce droit d’octroi était de 25 sous pour trois quintaux de farine.
  5. Henry, Histoire de Toulon depuis 1789 jusqu’au consulat, I, p. 54.
  6. Henry, I, p. 57.
  7. « Les doctrines révolutionnaires avaient pris un cours secret et régulier ; elles arrivaient dans le Midi et sous un ciel volcanisé ; on les donnait en pâture à des âmes exaltées… Les orateurs de la nouvelle école surgirent des ateliers de l’Arsenal et de quelques magasins de la ville… » (Lauvergne, p. 14.)
  8. « La déclaration que la séance royale vit éclore le 23 juin fut connue et affichée. Les patriotes l’enregistrèrent comme une victoire, et leurs démonstrations devinrent de plus en plus orageuses. » (Lauvergne, p. 15.)
  9. Lauvergne, p. 14.
  10. « L’ouverture des portes jusqu’à dix heures du soir ne fut plus considérée que comme un moyen qu’il s’était ménagé pour favoriser quelque surprise contre la ville pendant la nuit ; les habitans eux-mêmes demandèrent qu’elles fussent fermées à l’heure ordinaire. » (Mémoire de la ville de Toulon sur l’affaire du 1er décembre, p. 10.)
  11. Lauvergne, ch. I, p. 15.
  12. Mémoire de la ville de Toulon sur l’affaire du 1er décembre 1789, p. 8 et 9.
  13. Lauvergne, p. 16.
  14. Mémoire de la ville de Toulon, p. 10.
  15. De même à Brest. Le comte d’Hector, lieutenant-général des armées navales et commandant de la marine dans ce port, écrit au ministre, à la date du 22 juillet 1789 : « Il est bien pénible pour moi de ne recevoir aucun ordre dans la position où je suis… L’effervescence a été telle que, d’un instant à l’autre, le plus affreux incendie pouvait s’y allumer… Il se trouve ici beaucoup d’étrangers et de gens sans aveu qui n’attendent leur bien-être que du désordre… » Et quelques jours après : « Je ne dois point vous dissimuler que la fermentation est au plus haut période. À chaque instant on doit craindre que la population ne se livre aux plus grands excès. » (Lettres citées par Chevalier, Histoire de la marine française sous la première république, p. 4 et 5.)
  16. Henry, p. 78.
  17. Ibid, p. 81.
  18. « M. d’Auville ayant la cocarde qu’il devait avoir ne devait être arrêté ; aussi je vous prie de mettre ordre à cette affaire le plus tôt possible… » (Archives municipales de Toulon, Lettre du comte de Caraman, gouverneur de la Provence, au maire-consul de Toulon, du 14 novembre 1789.)
  19. Mémoire de la ville de Toulon, p. 19.
  20. Lettre de Suffren au maréchal de Castries, du 29 septembre 1782, citée en note dans les Mémoires de Malouet (I, p. 234).
  21. Moniteur du jeudi 17 décembre 1789. « Le commandant, homme dont les qualités personnelles sont révérées, que toute la ville honore et qu’elle voudrait aimer… homme d’une humanité privée peu commune, qui tout à l’heure encore avait consacré aux pauvres marins une somme assez considérable, destinée à l’ornement d’une fille chérie… »
  22. J’emprunte ce détail à une très curieuse brochure, sorte de plaidoyer en faveur de son fils, publiée par le comte de Rions, père de M. d’Albert de Rions, en 1789.
  23. Courrier de Provence, t. V, n° XCIV.
  24. Lettre citée par Chevalier, dans son Histoire de la marine française sous la première république, p. 7.
  25. Mémoire de la ville de Toulon, p. 12.
  26. Ibid., p. 13.
  27. « Le bruit courut que des troupes étrangères venaient fondre sur nous pour s’emparer de la ville et du port. » (Ibid., p. 17.) Cela veut dire, dans cet étrange style du temps, qui reflète si bien l’outrance des sentimens et des idées, qu’un bataillon suisse devait venir prendre garnison à Toulon. Ce bataillon avait été, en effet, demandé par M. de Rions. Mais a connaissant la répugnance du peuple de Toulon pour les troupes étrangères, » il avait prié le gouverneur de Provence d’en suspendre l’envoi. (Observations de M. le comte d’Albert sur la délibération prise par les conseils municipal et permanent de la communauté de Toulon, dans la brochure publiée sous ce titre : Recueil de pièces concernant M. d’Albert de Rions, p. 18.)
  28. Mémoire de la ville de Toulon, p. 14.
  29. Ibid., p. 24.
  30. Quelques expressions telles que : « Nous reconnaissons pour maître notre roi » et les plaintes au sujet de l’intolérable inquisition exercée par les volontaires de la garde nationale semblent bien indiquer que des officiers nobles n’ont pas été étrangers à la rédaction de ce document. Lors de l’enquête qui fut faite postérieurement par les soins de la municipalité afin d’établir la responsabilité de M. de Rions dans cette affaire, vingt-huit bas officiers déposèrent devant M. d’André : « Que ce n’avait été que d’après une minute présentée par leur major et les sollicitations menaçantes de cet officier qu’ils se déterminèrent à la signer, en supprimant néanmoins quelques expressions trop violentes contre les volontaires. » (Brochure intitulée : Précis sur l’affaire de Toulon, p. 6.)
  31. Archives municipales de Toulon, lettre de M. le comte d’Albert de Rions, du 15 novembre 1789.
  32. Ibid.
  33. Mémoire de la ville de Toulon, p. 27.
  34. Ibid., p. 27 et 28.
  35. Ibid.
  36. Ibid., p. 29.
  37. Mémoire de la ville de Toulon, p. 30.
  38. Ibid.
  39. Voici le texte complet de sa lettre adressée à la municipalité : « Messieurs, il me revient de toute part qu’on m’impute d’avoir tenu des propos peu mesurés sur MM. de la milice nationale… Je fus surpris hier, je devais l’être, de voir arriver chez moi M. le consul accompagné d’un cortège aussi nombreux, à six heures du soir et sans en avoir été prévenu. Ma surprise a été d’autant plus grande que je ne devais pas m’attendre, après ce qui s’était passé avant-hier, qu’il serait encore question de cette affaire. Si, dans mon étonnement et la tête encore pleine du travail qu’on me forçait d’interrompre, il m’est réellement échappé des expressions susceptibles d’être mal interprétées, je désavoue tout ce qu’elles peuvent avoir d’offensant, mon intention n’ayant pas été et ne pouvant pas être d’offenser personne. J’ose croire avoir assez bien mérité de la ville et de ses citoyens et que mon caractère est assez connu, pour qu’on ne doive pas douter de l’assurance que j’en donne ici. Nous avons tous besoin de la paix et de la tranquillité, et personne ne les désire plus que moi. On sera injuste toutes les fois qu’on me jugera ou mes démarches d’après d’autres sentimens. J’ai l’honneur d’être, avec un très respectueux attachement, votre très humble et très obéissant serviteur. Signé : Comte d’Albert de Rions. » (Archives municipales de Toulon, lettre du 18 novembre 1789.)
  40. « Le corps de la garde nationale de Toulon ayant pris connaissance de la lettre que M. le comte d’Albert a écrite à MM. les consuls désire que rien n’arrête la députation qui a été délibérée le 18 du courant auprès de nos seigneurs de l’Assemblée nationale… aux fins d’obtenir la satisfaction que l’offense faite par M. d’Albert aux volontaires peut mériter. » (Archives municipales de Toulon. Délibération de la garde nationale du 19 novembre 1789.)
  41. Archives municipales de Toulon. Lettre du comte de Caraman, de Marseille, le 21 novembre 1789,
  42. Archives municipales de Toulon, lettre de M. d’André, du 21 novembre 1789.
  43. . « J’apprends que l’on a engagé lus ouvriers de l’arsenal à prendre des cocardes pour s’associer aux compagnies de milice nationale. Je vous prie de ne pas perdre un moment pour faire cesser cette effervescence… Cet enrôlement forcé ou excité des ouvriers de l’arsenal passerait pour une sédition décidée, qui obligerait de déployer toutes les forces nécessaires pour arrêter le désordre… » (Archives municipales de Toulon. — Lettre du comte de Caraman du 23 novembre 1789, aux maire et consuls de Toulon.)
  44. Lettre du même aux mêmes, du 24 novembre. (Archives municipales de Toulon.) Mêmes instructions aussi précises, dans une lettre du 25. «… La milice nationale, suffisamment complétée par les volontaires qui la composent, n’admettra point dans son service les ouvriers du port, qu’il importe de laisser à leur travail… »
  45. Brochure du temps intitulée : Fragment d’un mémoire relatif à l’affaire de Toulon, p. 2.
  46. Mémoire de la ville de Toulon, p. 35.
  47. Ibid, p. 32.
  48. Ibid., p. 32.
  49. Ibid., p. 35.
  50. Mémoire de la ville de Toulon, p. 30.
  51. Ibid., p. 37.
  52. Ibid., p. 38.
  53. Brochure du temps intitulée : Mémoire que M. le comte d’Albert de Rions a fait dans la prison où il est détenu.
  54. Mémoire de la ville de Toulon, p. 38 et 39.
  55. Mémoire de M. de Rions, p. 4. Cette affirmation de M. de Rions est confirmée par la déposition d’un témoin qui déclare que le commandant et son cortège d’officiers ont été accompagnés, de l’arsenal à l’hôtel, par les huées et les insultes de la populace. (Archives municipales de Toulon, Cahier d’informations et de recherches sur l’affaire du 1er décembre.)
  56. Mémoire de M. de Rions, p. 4.
  57. Ibid., p. 5.
  58. Recueil de pièces concernant M. d’Albert de Rions, p. 22.
  59. Mémoire de la ville de Toulon, p. 39, note a. « Le projet était donc fait de tirer sur le peuple. »
  60. « L’ordre est donné : chargez vos armes, portez vos armes, feu ! Cet ordre terrible, cet ordre sanguinaire… sortit principalement de la bouche de M. de Bonneval et de celle de M. de Broves… » (Mémoire de la ville, p. 43.) « Un détachement de deux cents hommes arrive sur la place d’armes et devant l’hôtel du commandant. On leur distribue des cartouches, on leur ordonne de charger les armes, de faire feu : vingt-cinq témoins l’attestent… » (Précis sur l’affaire de Toulon, p. 13.) « Une foule de témoins attestent que M. de Broves et M. de Bonneval ont fait très distinctement les commandemens de : Portez armes, chargez armes, feu ! Le plus grand nombre ajoute même que l’ordre de faire feu fut réitéré… » (Fragment d’un Mémoire relatif à l’affaire de Toulon, p. 6.)
  61. Archives municipales de Toulon. Déclaration de M. de Bonneval sur son arrestation.
  62. Exposé de la conduite de M. de Broves le 1er décembre 1789. Pièce publiée dans une brochure du temps intitulée : Recueil de pièces concernant M. d’Albert de Rions. La déclaration de M. de Bonneval confirme de tous points la version présentée par M. de Broves : « Il (M. de Broves) fit le commandement au détachement de : « Portés vos armes ! et un instant après entra dans l’hôtel… » Une lettre adressée par M. de Broves à la municipalité donne quelques détails de plus sur l’incident : « Je viens vous présenter avec vérité et sur l’honneur le plus sacré la conduite que j’ai tenue le 1er décembre… Un homme que je ne connais point vint à moi, d’un air furieux, en me chargeant d’injures. Je luy répondis avec beaucoup de modération que je ne le connaissais pas et que très certainement il n’avait pas à se plaindre de moi… Je reçus une blessure à la cheville… Je criay aux canonniers qui me devaient protection, et qui ne bougeaient pas, de porter leurs armes, avec l’air très indigné. Je ne voulais qu’en imposer par ce mouvement, distraire le public et entrer sans danger sur la terrasse… J’étais attaqué, messieurs,., et, dans cette position, vous ne me trouveriez peut-être pas coupable si j’avais osé ordonner, ainsi qu’on m’en accuse, de charger les armes, commandement qui ne m’est point échappé, parce que je n’en avais pas le droit et que je n’avais pas perdu la tête, j’en jure sur mon honneur qui m’est plus cher que la vie… » (Archives municipales de Toulon, lettre de M. de Broves, du 5 décembre 1789.)
  63. Compte-rendu au ministre de l’affaire de Toulon, lettre du marquis de La Roque-Dourdan au comte de La Luzerne, en date du 2 décembre 1789, p. 7. (M. de La Roque-Dourdan, capitaine de vaisseau, exerça par intérim les fonctions de commandant de la marine à Toulon durant la détention de M. de Rions.)
  64. Archives de Toulon. (Extrait du troisième cahier d’informations et de recherches.)
  65. Mémoire de la ville de Toulon, p. 44.
  66. Déclaration de M. de Bonneval, déjà citée.
  67. Déclaration de M. de Bonneval.
  68. Mémoire de M. de Rions.
  69. Ibidem. Le Mémoire de la ville affirme que M. de Saint-Julien avait, le matin, dans la bagarre qui s’engagea à la porte de l’hôtel, « répandu le sang d’un citoyen » d’un coup de canne à épée et qu’il portait son sabre nu à la main lorsqu’il fut assailli sur la place. C’est pour « prévenir l’usage qu’il pouvait faire » de cette arme, qu’on s’est jeté sur lui. Le peuple n’a fait qu’user du droit de légitime défense contre « celui qui le premier avait tiré le glaive. » Quant à l’agression dont M. de Bonneval était victime dans le même temps, le Mémoire de la ville, à court sans doute de sophismes pour justifier un pareil acte, la passe simplement sous silence.
  70. Mémoire de M. de Rions.
  71. Mémoire de M. de Rions. — S’il faut en croire l’auteur de l’Histoire de la Révolution dans le département du Var, M. de Broves aurait généreusement insisté auprès de son chef pour se livrer lui-même. Des cris de mort l’accueillirent à sa sortie de l’hôtel. Il crut qu’il allait être massacré et remit sa montre à un officier de la garde nationale « en le priant d’acquitter pour lui les services de son domestique. » (Lauvergne, p. 41-42.)
  72. Mémoire de M. de Rions.
  73. On trouve, à ce sujet, dans le Cahier d’informations et de recherches (Archives municipales de Toulon) un passage bien curieux et qui montre à quel point l’esprit de discipline était déjà compromis, même dans les troupes réglées. Déposition d’un témoin appartenant au corps royal des canonniers-matelots : «… A dit que le même jour que son général fut mis en prison, le sieur Chataignié, garçon-major de la marine, vint à onze heures du matin dans le quartier du déposant dire qu’il venait de la part du général pour savoir s’ils obéiraient au commandement que le général donnerait à la troupe. Tous les canonniers répondirent que, si le commandement était fait à propos, ils lui obéiraient. Alors, s’adressant à l’un des camarades du déposant, il lui dit : « — Que feriez-vous, monsieur ? — Comme mes camarades, » répondit le canonnier. Ensuite, venant au déposant, il lui dit : « — Et vous, monsieur ? » — À quoi le déposant lui répondit : « — Monsieur, si j’étais pour faire feu contre l’ennemi, je le ferais ; mais contre mes frères, monsieur, je ne puis pas le faire. — Qui sont vos frères ? lui répliqua le sieur Chataignié. — Mes frères, lui répondit le déposant, c’est la nation. » — Le mot est caractéristique dans sa forme naïve et doit bien avoir été dit. Quelques soldats se trouvaient encore sur le Champ de bataille quand M. de Saint-Julien fut attaqué par le peuple : — « J’espère, leur dit-il, que vous ne laisserez pas assassiner un officier à votre tête ? .. » — Cette troupe ne fit aucun mouvement pour le secourir. » (Lettre du marquis de La Roque-Dourdan à M. le comte de La Luzerne, en date du 2 décembre 1789, publiée dans le Compte-rendu au ministre de l’affaire de Toulon.)
  74. « La fuite des uns et la détention des autres produisirent l’heureux et double effet d’assurer leur liberté individuelle et la tranquillité publique, » ose dire le Mémoire de la ville de Toulon, p. 48.