La Sécheresse en 1893 et la disette de fourrages

La Sécheresse en 1893 et la disette de fourrages
Revue des Deux Mondes3e période, tome 119 (p. 850-881).
LA
SÊCHERESSE EN 1893
ET LA
DISETTE DE FOURRAGES

La statistique agricole de 1882, la dernière que nous possédions, porte à 49 millions et demi le nombre des animaux domestiques entretenus sur notre territoire, leur valeur représente environ 6 milliards de francs. Ces animaux se nourrissent des fourrages que produisent les prairies naturelles sèches ou irriguées et les prés de montagne qui couvrent ensemble 6 millions d’hectares ; ils reçoivent en outre les produits des 3 millions d’hectares consacrés aux prairies artificielles ; ils consomment enfin des racines, des tubercules et les résidus variés qu’abandonnent à la ferme nombre d’industries agricoles.

L’abondance de la production fourragère est étroitement liée aux conditions atmosphériques ; or, non-seulement le printemps de 1893 a été marqué par une sécheresse dont on ne connaît aucun autre exemple dans notre pays, mais, en outre, à la fin de l’été, un soleil implacable est venu ruiner les espérances qu’avaient fait concevoir les pluies de juin et de juillet. Il m’a paru intéressant de préciser les conditions exceptionnelles que nous avons traversées, d’indiquer quelles influences désastreuses elles ont exercées sur nos cultures, d’exposer enfin les efforts qui ont été faits, pour diminuer les pertes énormes que la sécheresse impose à notre élevage et pour empêcher que la disparition d’un grand nombre d’animaux domestiques nous laisse, pendant plusieurs années, sans engrais, sans moyen de travail, et n’entraîne des ruines très lentes à réparer[1].


I

L’hiver 1892-93 n’a rien présenté d’anormal ; en décembre, cependant, on a mesuré, à Paris, un peu plus de neige et de pluie qu’on n’en constate habituellement ; janvier a été froid : la température moyenne au parc Saint-Maur, où M. Renou observe depuis de longues années avec une admirable régularité, est de — 1°,29 inférieure à la température habituelle de ce mois ; dans la région septentrionale, le froid est vif : on note, à Bruxelles, trente-deux jours de gelée du 20 décembre au 20 janvier, le thermomètre descend à — 15°, 8 ; à Moscou, on observe — 21 degrés.

Presque partout, en février, la température s’élève et la pluie devient abondante : au parc Saint-Maur, on trouve 6°, 26, température plus élevée de 2°,35 que la moyenne de ce mois, on recueille 56mm,2 de pluie ; à Arras, la température moyenne est de A0,52, la pluie s’élève à 87 millimètres ; à Chartres, on recueille 39mm,6 avec une température de 5°,1 ; on observe 40 millimètres de pluie à Evreux, 66 millimètres à Auxerre, 45mm,2 dans la Haute-Marne ; dans la Haute-Saône, la température passe de — 5°, 15 en janvier, à 3°, 9 en février, la hauteur de pluie de 65 millimètres à 120mm, 8 ; dans le Centre, la précipitation est plus faible, on mesure 35mm, 6 à Moulins, 26 et 29mm, 7 dans la Limagne d’Auvergne ; 100mm, 3 à Bordeaux ; dans le Sud, on observe 25mm,5 à Montpellier ; 49mm, 3 à Toulouse.

Rien à ce moment ne faisait présager une saison présentant un caractère exceptionnel ; le blé d’hiver avait résisté aux froids de janvier, il était presque partout en bon état ; c’est seulement en mars que les anomalies apparaissent.

Au parc Saint-Maur, la température moyenne est de 9°,10, dépassant de plus de 3 degrés la température habituelle ; depuis treize ans, c’est-à-dire depuis 1880, on n’avait pas observé en mars une température aussi élevée : cette anomalie n’est pas particulière aux environs de Paris ; on calcule, à Arras, pour la moyenne du mois, 7°,5 ; à Chartres, 9°,5.

Ce qui donne au mois de mars 1893 un caractère très particulier, c’est la rareté de la pluie ; au parc Saint-Maur, on recueille seulement 9mm,6 ; c’est 26 millimètres de moins que la moyenne. À Grignon, en Seine-et-Oise, 9mm,5 ; dans l’Orne, la pluie est insignifiante ; à Evreux, on recueille seulement 18 millimètres ; à Chartres, 6 millimètres, comme dans l’Yonne ; dans l’Allier (à Moulins, 10 millimètres ; un des pluviomètres des usines de Bourdon, dans la Limagne, donne 16 millimètres, l’autre 23mm,3, au lieu de 50 et 60 millimètres constatés l’an dernier ; dans la Somme, on recueille 3mm,5 ; dans la Haute-Marne, la hauteur de pluie est seulement de 7mm,4 ; elle se relève dans Meurthe-et-Moselle, où elle atteint 23 millimètres et 26mm,8 dans la Haute-Saône ; dans l’Isère, qui est un pays pluvieux, on observe à une des stations 16mm,9, et 36mm,8 dans une autre ; 23 millimètres dans la Lozère ; à Montpellier, on ne recueille que 3mm,5, et dans la Haute-Garonne, la sécheresse est presque complète.

La végétation se ressent de l’élévation de température : les arbres fruitiers fleurissent, et les oiseaux migrateurs se dirigent vers le Nord.

Bien qu’aux environs de Paris la sécheresse du mois de mars ait été exceptionnelle, on trouve cependant, en relevant d’anciennes observations, des mois de mars encore plus secs que celui de 1893. En 1807, en 1844, en 1874, en 1883, la pluie ne s’était pas élevée au-delà de 9 millimètres ; en 1880, il n’est même tombé que 5mm,7 d’eau et 2 millimètres en 1854 ; quoi qu’il en soit, comme en février la pluie avait été abondante, on abordait le mois d’avril avec une avance d’humidité suffisante pour qu’on n’eût encore aucune inquiétude.

Malheureusement, avec le mois d’avril, la saison prend un caractère tout à fait anormal ; l’air est d’une transparence inaccoutumée, le temps est magnifique ; au parc Saint-Maur, la moyenne thermométrique du mois atteint 13°,8, dépassant la normale de 4°,26, et en laissant de côté l’année 1865, il faut remonter à plus d’un siècle pour retrouver un mois d’avril aussi chaud. Depuis 1757, il n’y a, en effet, que le mois d’avril 1865 qui surpasse celui de 1893. Le maximum de 28 degrés constaté au parc Saint-Maur cette année n’avait été dépassé que deux fois depuis 1757 ; le thermomètre avait marqué 29°,1 en 1840 et 28°,7 en 1841.

Si on fond en une moyenne unique les températures de mars et d’avril, on voit que 1893 surpasse de beaucoup la température des années les plus chaudes :

MOYENNE DES TEMPERATURES DE MARS ET D’AVRIL


1815 9°,9
1865 8°,8
1880 10°, 1
1882 10°,0
1893 12°,1

Mais c’est moins encore l’élévation de la température que la sécheresse qui donne au printemps de 1893 un caractère tout particulier. La somme de la pluie, pendant les deux mois de mars-et d’avril, fut seulement de 10mm, 8, car aux 9mm,6 de mars ne s’ajoute en avril que 1mm,2. On ne signale, aux environs de Paris, aucun exemple d’une sécheresse semblable ; en 1781, la pluie a fait complètement défaut pendant le mois de mars, mais il est tombé 16mm,4 en avril, de façon que pendant ce printemps d’une sécheresse exceptionnelle, la hauteur de pluie surpasse encore celle de 1893 ; en 1785, mars, complètement sec, a été suivi d’un mois d’avril fournissant 13mm,9. En 1817, si le mois de mars avait été tout à fait sec, avril avait été pluvieux. En 1870, mars donne I6mm,8 ; avril, 8mm,6 ; la somme surpasse encore celle de 1893 ; aucune des années exceptionnellement sèches sur lesquelles portent les observations précédentes n’avait accusé une absence de pluie aussi complète qu’elle le fut cette année, non-seulement à Paris, mais dans presque toute la France. À Arras, on ne recueille pas d’eau en avril, la sécheresse se prolonge jusqu’au 7 mai, elle avait duré quarante-neuf jours ; dans la Somme, on observe seulement 1mm,8 ; à Saint-Quentin : 1mm, 5 ; dans la Haute-Marne, avril donne 1 millimètre d’eau ; dans Meurthe-et-Moselle (à Lunéville), rien ; à Nancy, rien ; dans Saône-et-Loire, rien ; dans l’Yonne, 1 millimètre ; dans l’Allier, rien ; dans la Limagne d’Auvergne, un des pluviomètres donne 2mm,6 ; l’autre rien ; dans l’une des stations de l’Isère, 5mm,5, 1mm,8 dans l’autre. À Évreux, 5mm,5 ; à Grignon, 1mm, 8 ; à Chartres, 1 millimètre ; dans la Haute-Vienne, 3mm, 5, au lieu de 104 millimètres qui représentent la précipitation d’une année moyenne ; à Bordeaux 7mm ; à Mende on recueille 17 millimètres ; à Montpellier, on a 13mm,5 et également 13 millimètres à Toulouse.

L’extrême midi seul reçoit des pluies abondantes : à Perpignan, on observe 49 millimètres en mars et 38 en avril.

Aux environs de Paris la sécheresse persiste pendant les premiers jours de mai, enfin la pluie arrive le 7 ; elle s’accompagne d’orages le 9 et le 10, elle reprend sérieusement le 16 et surtout le 21.

La longue période pendant laquelle le temps était resté chaud et sec était enfin terminée. Jamais on n’avait observé une sécheresse aussi prolongée ; en 1880, 27 jours, du 4 au 31 mars, et en 1887, 30 jours consécutifs s’étaient écoulés sans pluie ; en 1893, la sécheresse a duré 66 jours consécutifs ; c’est un fait sans exemple sous notre climat parisien.

Pendant ces deux mois, les bourrasques ont passé tantôt au nord des îles britanniques, tantôt dans le bassin de la Méditerranée ; les pluies n’ont été abondantes d’une part que dans la Baltique, de l’autre qu’en Espagne, en Algérie et dans la péninsule des Balkans.

L’énorme déficit que laissaient les deux mois précédens n’a pas été comblé pendant le mois de mai, bien que la pluie ait été abondante presque partout. Au parc Saint-Maur on recueille 46 millimètres, 41mm,8 à Grignon ; la pluie est générale dans le Pas-de-Calais, à Arras elle s’élève à 50mm,7 ; à 37mm,6 à Amiens ; à Saint-Quentin on ne recueille que 23mm,5. Dans l’est, on mesure 39mm,3 à Nancy, 57mm,9 dans une autre station de Meurthe-et-Moselle ; 32mm,2 dans la Haute-Marne ; dans le centre la pluie est irrégulière : 25mm,3 dans l’Allier, 52 millimètres à Auxerre ; 80 millimètres et 68mm,2 dans la Limagne, 62 millimètres à Limoges ; dans l’ouest 31mm,5 à Évreux, 24mm,6 à Chartres, 55mm,2 à Rennes ; 36mm,9 seulement à Bordeaux ; enfin 78mm,8 et 92 millimètres dans l’Isère, 76mm,6 dans la Lozère, 47 millimètres à Montpellier, 98mm,9 à Toulouse.

Ces pluies tardives furent très utiles, mais la sécheresse excessive de mars et d’avril avait déjà exercé sur les récoltes des influences néfastes qu’il nous faut examiner.


II

L’avoine se sème dans la région moyenne de la France au mois de mars ; à ce moment-là le sol était encore humide, et la levée eut lieu, mais la plante saisie par la sécheresse ne fit que peu de progrès ; en outre, sous le climat changeant de la partie septentrionale de notre pays, quelques plantes de grande culture sensibles à la gelée ne sont semées que tardivement. Parmi elles, se placent en première ligne les betteraves sur lesquelles roule un énorme mouvement d’affaires. Les betteraves à sucre qui alimentent les usines du nord-est, les betteraves fourragères qui apportent un important appoint à la nourriture d’hiver des animaux du centre et de l’ouest ne sont semées que dans le courant d’avril. Cette année, les semailles ont eu lieu dans un sol déjà desséché ; pendant un mois au moins, la pluie a fait défaut ; la levée a été très irrégulière.

Les graines, en effet, se conservent sans altération, tant qu’elles sont sèches ; quand elles sont destinées à la consommation ou à des usages industriels, et qu’elles ne doivent pas germer, on les conserve dans la partie la plus haute, la plus sèche de la maison, à laquelle elles ont donné leur nom.

Pour que la graine germe, au contraire, pour que l’embryon logé entre les cotylédons, dans l’albumen, qui renferment les matières nutritives nécessaires à son développement, passe de la vie latente à la vie active, pour qu’il s’éveille et commence à digérer, à assimiler les réserves d’amidon, d’huile, d’albumine qui l’enveloppent, en sécrétant des zymases, des fermens qui solubilisent et rendent diffusibles ces réserves, il faut que l’humidité entre en jeu. Il faut que l’eau, traversant par endosmose les enveloppes de la graine, détermine la série de métamorphoses qui se traduisent par l’apparition d’une jeune radicelle qui s’enfonce dans le sol et y puise l’humidité, par l’apparition des jeunes tigelles qui se chargent de chlorophylle et commencent à décomposer l’acide carbonique aérien.

Si, au moment des semailles, la terre renferme plus de 10 centièmes d’humidité, ou si la pluie arrive quelques jours après que la semence est déposée dans le sol, la graine germe, et bientôt, si le semoir a été bien dirigé, de jolies lignes vertes régulières se dessinent dans les champs ensemencés : la graine a levé.

Si, au contraire, la terre ne renferme que de faibles proportions d’eau, elle les retient énergiquement, ne cède rien à la graine, qui reste dans le sol aussi inerte que dans un magasin.

En 1881, j’étais en Algérie avec nos élèves de l’école de Grignon, nous parcourions au sud de Boghari, vers Bougzoul, le commencement des hauts plateaux ; un caïd, qui se rendait à Alger, ayant reconnu qu’un de nos élèves était bon cavalier, lui avait confié son cheval et était monté dans ma voiture. La plaine s’étendait devant nous, grise, poudreuse, sans végétation, jalonnée par places des squelettes des chameaux qui avaient succombé pendant les rudes voyages qu’exécutent les caravanes. Je manifestai mon étonnement de voir sans récolte une terre qui paraissait de bonne qualité. « On a semé, dit le caïd, mais la pluie n’est pas venue et l’orge n’a pas levé. » Un sentiment de doute se peignit sur mon visage, car il ajouta : « Tu ne me crois pas, eh bien, descends avec moi et nous allons trouver de l’orge. » Nous cherchâmes, dans le champ qui bordait la route, en écartant la terre avec des couteaux ; nos jeunes compagnons se mirent de la partie, et après quelques minutes, chacun eut dans la main trois ou quatre grains d’orge absolument intacts. On avait semé en octobre, nous étions en avril, pas une goutte de pluie n’était tombée, on retrouvait la graine telle qu’elle avait été déposée dans le sol six mois auparavant.

Nos terres sont plus humides que celles d’Afrique, et nos betteraves n’ont pas toutes attendu les pluies de mai et de juin pour lever ; les graines qui sont tombées dans un pli de terrain où l’humidité s’était conservée ont germé, et comme, au milieu d’avril, la surface du sol était seule desséchée, qu’à quelques centimètres de profondeur on trouvait encore 12 à 15 centièmes d’humidité, les jeunes racines ont rencontré un milieu favorable, et ces betteraves se sont développées régulièrement ; au mois de mai, elles étaient disséminées au milieu de grands espaces vides ; quand les pluies sont arrivées, la plupart des retardataires ont évolué à leur tour, et bientôt les champs ont été à peu près couverts. La récolte cependant ne sera que médiocre : si les pluies de juillet lui ont été favorables, la sécheresse et la chaleur torride d’août ont de nouveau arrêté leur végétation ; les betteraves seront très irrégulières ; les premières levées, longtemps isolées, profitant de la nourriture destinée à leurs compagnes, acquièrent de grandes dimensions, tandis que les racines qui n’ont évolué que tardivement sont restées chétives. À la fin du mois d’août, les betteraves dans le centre de la France pèsent en moyenne 100 grammes de moins que dans une année normale ; quand on arrachera en octobre, les racines retardées à la levée n’auront pas encore reçu la proportion de sucre que le travail régulier de la feuille y déverse chaque jour, et sur beaucoup de points, elles n’auront sans doute qu’une médiocre valeur.

On sait, en effet, qu’elles sont achetées par les fabricans, à prix variable avec leur teneur en sucre ; quand les betteraves en renferment de 16 à 19 centièmes, ce qui s’accuse par une haute densité du jus qu’on en extrait, elles valent plus de 30 francs la tonne ; si elles sont pauvres, elles ne sont plus achetées qu’à 22 ou 25 francs ; la somme perçue varie donc entre des limites assez larges, d’après la richesse de la récolte, d’après son abondance, et il semble que cette année les betteraves seront rares et d’une teneur très irrégulière.

Dans le nord-est, où cette culture est établie depuis longtemps, les insectes qui attaquent les racines pullulent ; on a enlevé les arbres ; les oiseaux, grands destructeurs de larves, ont disparu, et le dommage est grand. Cette année, la saison chaude et sèche a été favorable aux sylphes, aux vers gris (chenille de la noctuelle) ; les betteraves, affaiblies par les mauvaises conditions atmosphériques, se sont mal défendues. On estime, dans l’Aisne, que la récolte sera réduite d’un tiers ou même de moitié. Or, la culture de la betterave entraîne de grands frais, des fumures copieuses, des binages répétés, que la vente aura peine à couvrir. Cet échec est d’autant plus regrettable que les pulpes, les résidus de la racine épuisés-de sucre dans les usines, retournent aux fermes où, pendant tout l’hiver et la plus grande partie du printemps, elles forment la base de l’alimentation du bétail ; la quantité de pulpe disponible dépend naturellement de l’abondance de la récolte de betteraves, et partout où cette récolte a manqué, la rareté des pulpes aggrave la-disette des fourrages. Sur quelques points, à Grignon par exemple, la pluie très abondante de juillet et le soleil éclatant d’août ont exercé des actions favorables, nos racines sont excellentes, mais je crains que ce ne soit là une exception.

En général, les betteraves fourragères destinées au bétail n’ont pas mieux réussi que les betteraves à sucre ; quand la levée n’est pas régulière, que quelques racines apparaissent seulement, çà et là, au milieu de grands espaces vides, la qualité fait défaut aussi bien que la quantité. Ces racines isolées deviennent énormes, elles pèsent plusieurs kilos ; mais elles sont très aqueuses, renferment 85 à 88 centièmes d’humidité, peu de sucre, et très souvent changées de nitrates, elles occasionnent de graves accidens aux animaux qui les consomment.


III

Ce n’est pas seulement au moment de la germination que l’humidité est nécessaire à la vie végétale ; pendant toute la durée de son existence, la plante consomme des quantités d’eau formidables. Si elles manquent dans le sol, si la racine ne peut les y trouver, la plante languit, se dessèche et meurt.

Les physiologistes ont reconnu depuis longtemps que les végétaux sont des appareils d’évaporation d’une rare puissance ; en Angleterre, Woodward a commencé dès le XVIIe siècle les études sur la transpiration végétale. Les expériences de Hales que Buffon nous a fait connaître dans sa traduction de la statique des végétaux datent du XVIIIe siècle ; enfin un naturaliste français, Guettard, a imaginé, il y a cent cinquante ans, une méthode que j’ai employée depuis et qui a l’avantage de permettre de recueillir, de peser l’eau transpirée par les feuilles.

Ces expériences sont faciles à répéter : on choisit dans un champ bien exposé au soleil, sur une tige de blé, d’avoine ou de seigle, une feuille saine et, sans la détacher de la tige, on l’engage dans un de ces larges tubes de verre fermés à une extrémité, désignés dans les laboratoires sous le nom de tubes d’essais ; on fixe cette feuille dans le tube à l’aide d’un bouchon de liège fendu dans sa longueur, enfin avec un support on soutient tout l’appareil. Après quelques instans, le verre se couvre d’une buée, puis de gouttelettes qui se réunissent et coulent le long des parois du tube. Si après une heure d’exposition au soleil, on pèse la feuille et l’eau condensée dans le tube, on trouve souvent que le poids de l’eau est égal à celui de la feuille. Cette évaporation formidable ne se produit que lorsque la feuille reçoit directement les radiations solaires ; à la lumière diffuse, la transpiration s’atténue, elle devient nulle à l’obscurité.

Il est facile de comprendre comment cet appareil ne fonctionne que lorsqu’il est soumis à l’influence de la chaleur rayonnante. Le verre se laisse traverser par les rayons solaires sans s’échauffer, comme le font les substances rugueuses, qui possèdent, suivant la très heureuse expression des physiciens, un grand pouvoir absorbant ; or M. Maquenne, assistant au Muséum, nous a enseigné, il y a déjà une douzaine d’années, que les feuilles ont un pouvoir absorbant considérable, et ces deux notions suffisent à nous faire concevoir comment fonctionne le tube à feuille.

Les radiations solaires traversent le verre sans l’échauffer sensiblement ; elles tombent sur la feuille, y sont absorbées et transforment en vapeur l’eau qui gorge les tissus ; bientôt l’atmosphère du tube est saturée et la vapeur se condense sur la paroi de verre relativement froide ; l’appareil fonctionne comme un alambic muni d’un réfrigérant : la feuille est la chaudière, le verre le condenseur.

Cet appareil est excellent pour donner une première idée des formidables quantités d’eau qui circulent dans les plantes herbacées ; il peut également servir à comparer, au point de vue de la transpiration, diverses espèces végétales les unes aux autres ; en mettant en expériences, au lieu de feuilles de graminées, des aiguilles de pin, des rameaux de plantes grasses, on reconnaît sans peine que leur transpiration est bien moins active que celle des plantes annuelles ou des arbres à feuilles caduques.

Quand, au lieu de chercher la quantité d’eau émise par les feuilles dans diverses conditions d’éclairement, d’âge ou d’espèce, on veut connaître la quantité d’eau consommée par une plante pendant tout ou partie de son développement, il faut en revenir à des pesées régulièrement espacées, de vases arrosés à intervalles fixes. Cette méthode employée successivement par Woodward, Hales, puis plus récemment par sir J.-B. Lawes et par M. Hellriegel, conduit à des résultats étonnans. Pendant le temps qu’une plante herbacée, — blé, orge, avoine, — élabore dans ses organes aériens 1 gramme de matière sèche, elle évapore de 250 à 300 grammes d’eau ; quand on recueille sur un hectare 30 quintaux métriques de blé et 60 quintaux métriques de paille, ce qui correspondrait à environ 8,000 kilogrammes de matière sèche, il a circulé dans les tissus du froment de 2,000 à 2,400 mètres cubes d’eau ; ce qui représente pour un hectare une couche d’eau de 200 à 240 millimètres de hauteur.

Aux environs de Paris, il tombe annuellement 500 millimètres d’eau, mais une fraction importante arrive au sol en automne ou en hiver, quand le blé n’est pas encore semé ou que l’abaissement de la température arrête sa croissance, et si la terre ne conservait pas une partie de l’eau tombée pendant la mauvaise saison, les pluies de printemps et d’été seraient insuffisantes pour assurer des récoltes abondantes. La machine végétale ne fonctionne régulièrement qu’autant que les racines puisent dans le sol une quantité d’eau suffisante pour que la feuille reste toujours gorgée de liquide ; si l’arrivée de l’eau se ralentit, la plante présente un aspect particulier, elle baisse la tête, les feuilles deviennent flasques, molles, elles se frisent, s’aplatissent sur le sol ; c’est là ce qu’on observe très souvent après une journée d’été où le soleil a brillé de tout son éclat. Dans une année normale, une nuit suffit pour que le mal soit réparé : l’évaporation s’arrête aussitôt que le soleil a disparu, la racine, au contraire, fonctionne d’autant plus énergiquement que le froid de la nuit contracte les gaz contenus dans les vaisseaux, l’obstacle qu’ils opposent à l’arrivée de l’eau dans les parties aériennes s’amoindrit, les cellules se gorgent, les feuilles redeviennent droites, rigides, turgescentes, elles n’ont plus rien de l’attitude lassée de la veille.

Si donc la terre est humide, le dommage que cause l’évaporation excessive des brillantes journées d’été se répare pendant la nuit ; mais quand les réserves d’eau du sol deviennent insuffisantes pour compenser les pertes du jour, les plantes herbacées sont sérieusement atteintes. Les radiations solaires, n’étant plus employées à vaporiser de l’eau, échauffent les feuilles, qui se dessèchent, qui jaunissent ; les plus âgées sont les premières atteintes. Dans les champs de blé, tout le bas de la tige est déjà flétri quand la partie supérieure est encore verte ; si la dessiccation qui est nécessaire à la maturation est lente, graduelle, les principes élaborés par les feuilles émigrent vers les graines et la récolte est bonne ; si, au contraire, la dessiccation est très rapide, que le blé s’échaude, la migration de ces principes est arrêtée, les grains restent vides, le rendement est faible ou nul.

Quand la sécheresse s’attaque à la prairie, très vite la partie aérienne se flétrit, les champs sont comme brûlés ; mais la racine reste vivante, et, aussitôt que la pluie arrive, tout reverdit. C’est là ce qu’on observe également au premier printemps, dans une année normale ; quand mars et avril sont doux et pluvieux, les graminées, qui forment la majeure partie de la flore des prairies permanentes, évoluent rapidement. En mai, la prairie est déjà haute ; on fauche en juin, on étale l’herbe coupée, on la retourne, on la sèche ; c’est la réserve de foin qui nourrira le bétail pendant l’hiver.

On attendait, cette année, ces récoltes printanières avec d’autant plus d’impatience que les réserves de l’année dernière étaient très faibles ; les graminées des prairies qui avaient commencé à évoluer pendant les journées chaudes et pluvieuses de février ont été arrêtées par la sécheresse presque absolue de mars et d’avril ; les prés ont jauni, séché. Sur la plus grande partie du territoire la récolte de foin a manqué.

Elle n’est pas le cinquième de la production moyenne dans l’Orne, pays essentiellement herbager ; dans la Côte-d’Or, la récolte du foin à la fin d’avril paraissait diminuée des trois quarts, mais la pluie de mai est insuffisante pour rendre à la prairie sa vigueur et au 1er juin la récolte n’est plus que le vingtième d’une année moyenne ; dans Saône-et-Loire, la première récolte de foin a presque totalement manqué ; les meilleurs prés du Charolais, brûlés par le soleil, semblaient ne devoir plus reverdir ; deux hectares et demi d’excellente prairie donnant, année moyenne, de 18 à 20 tonnes de foin, en fournissent 750 kilos. Dans la Haute-Saône, la récolte est nulle ; sur le plateau de la Beauce, même pénurie de fourrages ; dans le Loiret, c’est à peine si on récolte le cinquième du foin produit habituellement ; dans le Puy-de Dôme, la montagne n’a porté que le quart de la récolte habituelle ; la Limagne seule, dont le sol profond, chargé d’humus, recèle à une faible profondeur une nappe d’eau, conserve assez d’humidité pour fournir une production moyenne.

Bien vite on avait renoncé presque partout à faire faucher les prairies ; on y avait conduit les animaux pour utiliser les faibles pousses qui apparaissaient çà et là ; elles étaient sur nombre de points tout à fait insuffisantes ; dans Saône-et-Loire, où les animaux sont abandonnés dans les prés pourvus de clôtures, on trouve des bœufs morts de faim. On fait des autopsies, les estomacs sont remplis de terre, les animaux avaient essayé de pâturer les racines… Bientôt, il ne resta plus rien dans les fenils ; le foin, qui vaut habituellement 60 à 70 francs la tonne, atteignit les prix de 140, 150, 180, 200 francs la tonne. Ce fut une panique ; de toutes parts, on conduisit sur les marchés les animaux qu’on ne pouvait plus nourrir. Et comme tout le monde se trouvait dans la même situation, que les marchés regorgeaient d’animaux, la baisse prit des proportions effrayantes. La panique a duré de quinze jours à trois semaines, pendant lesquels les cours se sont littéralement effondrés.

C’est d’abord tout le bétail de médiocre valeur qui est sacrifié. À la foire de Langres, le 2 juin, on vend des vaches de 40 à 60 francs, des chevaux de 20 à 30 francs, pour la boucherie ou les fabriques d’engrais ; dans la Saône-et-Loire, à Louhans, les vaches sont vendues, le 12 juin, de 50 à 80 francs la pièce, des bœufs de trait, 180 francs la paire ; en d’autres points, on cède des vaches pour 25 francs, on échange des veaux contre une paire de bons poulets. Dans la Côte-d’Or, le 7 juin, à Arnay-le-Duc, des vaches sont vendues de 80 à 100 francs ; dans la Haute-Vienne, les animaux n’atteignent que le tiers de leur prix habituel ; dans l’Orne, on ne trouve plus d’acheteurs pour les bêtes à cornes, de vieux chevaux de 12 à 15 ans, pouvant encore rendre des services, sont vendus en foire, pour le prix de la peau. Dans l’Indre, des vaches valant 300 francs sont abandonnées à 80 francs, 60 et même 40 francs.

Des marchands allemands acquièrent à vil prix, dans nos foires de l’Est, des animaux destinés surtout à la confection des conserves alimentaires. Naturellement le marché de Paris est encombré ; habituellement l’abattoir de la Villette reçoit de 3,000 à 3,500 animaux de race bovine, à chaque marché ; en mai, le nombre augmente, il atteint en moyenne 3,696 têtes, mais en juin il s’élève à 4,843 ; c’est non seulement le nombre des animaux qui montre les difficultés au milieu desquelles se débattent les cultivateurs, mais aussi leur nature ; en temps normal, Paris consomme surtout des bœufs, les vaches ne forment guère que le cinquième ou le sixième des animaux abattus. Or, au lieu de 590 et 627 vaches qui représentaient la moyenne des vaches sacrifiées en mai et juin 1891, on en compte 1,136 et 1,400 aux mêmes époques de 1893.

On ne se figure pas, quand on n’a pas vécu à la campagne, combien est cruelle, pour le paysan qui peine toute l’année sur quelques hectares, la perte ou même la diminution de son bétail ; pour acquérir une vache, il faut débourser une grosse somme : 300 francs ; on s’y décide, car une bonne vache diminue les privations ; elle donne du lait pour les enfans, un peu de beurre à porter au marché, le petit-lait qui reste dans la baratte sert à la nourriture du porc, et quand le veau arrive, c’est encore une aubaine. Cette année, le clos était brûlé par le soleil, il n’y a pas d’herbe sur les chemins, le fenil est vide, il a fallu conduire la vache au marché, la vendre à vil prix, car les voisins ont aussi amené la leur et les acheteurs sont rares. On reviendra au logis le cœur gros, car il faudra se priver toute l’année pour remplacer, au printemps prochain, la bête que la sécheresse a forcé de sacrifier.

Pour les grandes exploitations, le dommage n’est pas moindre, on a surtout vendu les jeunes animaux d’élevage, dont le prix va se relever aussitôt que les fourrages seront devenus abondans ; on aura moins de fumier cet hiver, et les récoltes de l’an prochain s’en ressentiront ; tout s’enchaîne, la détresse de cette année exercera encore l’an prochain ses funestes effets.

Les départemens du nord ont été moins atteints que ceux du centre ; en effet, la betterave y est en honneur, et tous les cultivateurs qui amènent des racines aux sucreries y chargent des pulpes, c’est-à-dire les fragmens de la betterave épuisés de sucre, mais contenant encore des matières azotées, de la cellulose, et constituant un aliment qui se conserve aisément en silo pendant toute l’année, et dans nombre de fermes on avait des réserves qui ont compensé la disette du fourrage.


IV

Tandis qu’au printemps les prairies jaunies, brûlées, ne donnaient que des récoltes misérables, les champs de blé voisins restaient verts ; sans doute la sécheresse retardait le développement de la paille, mais en juin l’épiage se faisait bien. Au champ d’expériences de l’école de Grignon, il avait été impossible de faucher les prairies, tandis que le blé s’était maintenu ; bientôt cependant s’accusèrent de sérieuses différences.

Le champ d’expériences comporte, outre un grand nombre de parcelles en pleine terre, des cases de végétation ; ce sont des fosses carrées, en ciment imperméable, de deux mètres de côté et d’un mètre de hauteur ; elles sont remplies de bonne terre meuble ; chaque case en renferme quatre mètres cubes, cinq tonnes environ ; or, tandis qu’en pleine terre le blé continuait à prospérer, dès le milieu de juin, le blé des cases commença à jaunir du pied, il mûrit hâtivement ; à la moisson, on recueillit, en calculant à l’hectare, 18 hectolitres de grain dans les cases et 31 en pleine terre.

À quelles causes attribuer ces différences ? Comment se fait-il d’abord que la prairie ait tant souffert de la sécheresse et le froment si peu ? Comment se fait-il encore que le blé de pleine terre donne une récolte passable, tandis que celui des cases n’en fournit qu’une médiocre ? La recherche de ces causes a d’autant plus d’intérêt que le contraste entre le blé et la prairie est général ; tandis que la disette fourragère entraînait les désastres que nous venons de rappeler, la récolte de froment est évaluée à 97 millions d’hectolitres : c’est presque une récolte moyenne.

Pour le savoir, j’ai examiné les racines ; quand on fait exécuter des fouilles dans une terre assez compacte pour être taillée en un mur vertical, on découvre sans peine les fines racines du blé ; elles descendent verticalement dans le sol, s’enfoncent tout droit, on les suit au-delà d’un mètre de profondeur ; il est très difficile de les isoler, car elles sont très friables ; cependant avec beaucoup de temps et de patience, on a réussi à les extraire intactes de la terre meuble des cases de végétation ; après avoir parcouru les 95 centimètres de terre qu’elles renferment, les racines ont rencontré les cailloux qui reposent sur le fond de ciment pour assurer le drainage ; elles s’y sont ramifiées, puis ont rampé à la surface du ciment. Ces racines présentaient une longueur de 1m, 75.

En pleine terre, les racines ont été facilement suivies jusqu’à 1m,20 ; à cette profondeur, elles ont rencontré une couche de calcaire grossier fendillé, elles ont rampé à la surface, puis, profitant des moindres fissures, ont pénétré plus avant, et se sont enfoncées dans la terre meuble sous-jacente, qui n’était guère plus humide que les couches placées au-dessus du calcaire grossier.

En procédant à la recherche des racines de blé dans la terre noire compacte de la Limagne d’Auvergne où par places la récolte a été très bonne, puisqu’on a obtenu 34 et même 42 hectolitres à l’hectare, on voit encore ces racines s’enfoncer tout droit dans une terre renfermant encore 25 centièmes d’humidité sans s’y arrêter, les minces filets pénètrent dans toutes les fissures produites par le passage des insectes ; à 1m,20, on les a perdues, mais elles s’enfonçaient encore plus bas.

Les racines du blé, au lieu de s’épanouir dans les couches superficielles, comme on les représente habituellement, ont formé, cette année, des filets très allongés, très fins, très friables, qui se sont surtout ramifiés dans les couches profondes. Il est bien curieux de constater que, pendant ce printemps exceptionnel, le blé ait pâti dans une terre d’excellente qualité, présentant une profondeur d’un mètre, mais reposant sur un sous-sol imperméable, tandis qu’il a donné une récolte passable à Grignon, bonne et très bonne dans la Limagne, quand il a pu librement enfoncer ses racines, même dans une terre infiniment moins riche que celle des couches supérieures et ne présentant pas un degré d’humidité beaucoup plus élevé.

Le blé sait donc se défendre contre la sécheresse en formant un lacis de racines puissantes qui s’enfoncent dans le sous-sol et finissent par trouver un approvisionnement d’eau suffisant pour subvenir à l’évaporation formidable des feuilles.

Il n’en est plus ainsi du raygrass, de la graminée de la prairie ; ses racines sont disposées en grosses touffes qui s’épanouissent, se ramifient dans les couches superficielles, les premières atteintes par la sécheresse ; c’est à peine si quelques filets descendent jusqu’à 75 centimètres de profondeur. Il semble en outre que toutes les racines ne présentent pas la même aptitude à disputer l’eau à la terre ; le gazon succombe dans une terre qui renferme encore 7 à 8 centièmes d’humidité, le blé y vit et y prospère.

Toutes les plantes qui composent les prairies permanentes ne sont pas aussi facilement atteintes par la sécheresse que le raygrass, sur lequel ont porté les observations précédentes. Dans un mémoire sur les effets de la sécheresse de 1870 à Rothamsted, MM. Lawes et Gilbert rapportent les résultats très curieux que leur a fournis une prairie divisée en un certain nombre de parcelles ; chacune d’elles recevait tous les ans le même traitement, qui naturellement variait d’une parcelle à l’autre ; l’une, par exemple, restait toujours sans engrais, tandis qu’à côté, une autre parcelle recevait une fumure composée de sels ammoniacaux, de superphosphate, de chlorure de potassium et de sulfate de magnésie ; la fumure d’une troisième comportait les mêmes engrais minéraux que la précédente, mais le nitrate de soude y remplaçait les sels ammoniacaux.

Tandis que pendant cette année 1870, remarquablement sèche, on récoltait sur la parcelle sans engrais la valeur de 725 kilos de foin à l’hectare, que le déficit sur une année moyenne s’élevait à 2,046 kilos, la parcelle aux sels ammoniacaux donna 3,625 kilos de foin à l’hectare ; année moyenne, elle en fournissait 6,527, le déficit fut donc de 2,902 kilos ; enfin la terre qui reçoit tous les ans le nitrate de soude donne, année moyenne, 7,250 kilos de foin à l’hectare ; en 1870, on en recueillit 7,000, le déficit était seulement de 250 kilos.

Or, en 1870, à Rothamsted, il était tombé 76 millimètres d’eau en avril, mai et juin ; c’est encore plus que nous n’en avons eu en France cette année, et cependant la parcelle sans engrais ne donna qu’une récolte absolument misérable.

Comment expliquer les énormes différences constatées entre ces trois parcelles, placées dans le même sol, à côté les unes des autres ? comment concevoir que la récolte qui a reçu du nitrate de soude soit double de celle qu’ont fournie les sels ammoniacaux, bien que les quantités d’azote distribuées aient été égales ? Pour le savoir, on fouilla le sol et on prit des échantillons des diverses couches de terre jusqu’à 1m,30 ; on reconnut que la terre de la parcelle sans engrais n’était desséchée que dans les premières couches de 22 centimètres, seules parcourues par les racines ; on n’y trouvait plus que 10 centièmes d’humidité, contre 13 et 12 accusés par les parcelles voisines ; mais les différences étaient en sens inverse pour les couches profondes ; tandis que déjà à 60 centimètres on trouve près de 23 centièmes d’humidité dans la terre sans engrais, le sol amendé avec le sulfate d’ammoniaque n’en renferme plus que 19 et la terre au nitrate de soude 16 ; à un mètre de profondeur, la couche sans engrais renferme 24 centièmes, celle des sels ammoniacaux 20,5 et enfin celle au nitrate de soude 17.

On pouvait facilement reconnaître que ces dessiccations si différentes étaient dues à l’absence ou à l’arrivée dans les couches profondes des racines des plantes de la prairie ; plantes qui, au reste, n’appartenaient pas aux mêmes espèces.

Pour bien comprendre quelle a été l’issue de la lutte pour la vie qui s’établit entre les différentes espèces qui peuplent les parcelles de la prairie de Rothamsted, il faut se rappeler que les sels ammoniacaux sont très bien retenus par les propriétés absorbantes des terres arables, tandis que ces propriétés ne s’exercent pas sur le nitrate de soude. Si on fait filtrer, au travers d’une couche de terre contenue dans un entonnoir, une dissolution de sels ammoniacaux dont on connaît la richesse, on trouve que cette dissolution s’est appauvrie par son passage au travers du sol ; si on opère de même avec une dissolution de nitrate de soude, on ne remarque aucun changement. Tandis que la plus grande partie des sels ammoniacaux distribués comme engrais persistent dans les couches superficielles, les nitrates s’enfoncent plus profondément, et on conçoit, dès lors, que la flore des parcelles au nitrate diffère de celle des terres qui reçoivent les sels ammoniacaux. Les espèces qui ont une tendance à former de longues racines sont favorisées par l’emploi du nitrate de soude, qui rejoint dans les couches profondes les filamens que ces espèces y envoient ; sous l’influence d’un engrais approprié à leur structuro, ces espèces deviennent vigoureuses, et finissent par éliminer les plantes incapables de profiter des nitrates qui ont pénétré dans le sous-sol. Réciproquement, les espèces à racines superficielles prospèrent dans les parcelles à sulfate d’ammoniaque.

MM. Lawes et Gilbert[2] ont trouvé que l’Agrostis vulgaris et le paturin dominaient dans la parcelle aux sels ammoniacaux et le Bromus mollis dans celle au nitrate de soude ; or, ce brome, enfonçant ses racines jusqu’à une grande profondeur, a pu saisir les réserves d’humidité du sous-sol, braver la sécheresse qui a réduit considérablement les espèces à racines traçantes de la parcelle aux sels ammoniacaux et surtout les nombreuses espèces chétives de la parcelle sans engrais.

Il est bien à remarquer, en outre, que pendant cette année 1870 la récolte du blé atteignit à Rothamsted, malgré la sécheresse, 31 hectolitres 5 à l’hectare, c’est-à-dire qu’elle fut supérieure à la moyenne des récoltes précédentes ; le contraste entre la faiblesse des rendemens de la prairie sans engrais et du blé est semblable à celui qu’on observe en France cette année.


V

Quoi qu’il en soit, au commencement de mai, il était certain que la récolte de foin était perdue, il fallait se hâter de porter remède à une situation difficile. Que faire ? Les conseils n’ont pas manqué. Dès le 3 mai, M. le ministre de l’agriculture adressait aux professeurs départementaux d’agriculture une instruction sur le semis de fourrages spéciaux destinés à combler le déficit causé par la sécheresse.

Puis, plus tard, quand on reconnut que malgré les pluies de la fin de mai, de juin et de juillet, les ressources fournies par les prairies et par les plantes fourragères nouvellement semées seraient manifestement insuffisantes, arriva une nouvelle circulaire destinée à indiquer à quelles matières alimentaires il fallait avoir recours.

Les professeurs que, très judicieusement, le gouvernement de la république a placés dans chaque département, ne se sont pas épargnés ; ils ont multiplié les conférences, se transportant d’une commune à l’autre, relevant les courages par de sages conseils ; les feuilles locales ont reproduit leurs instructions ; les praticiens éclairés que les Écoles répandent chaque année dans le pays, vers lesquels tout le monde tourne les yeux au moment de crise, ont de leur côté indiqué ce qu’ils faisaient, ils ont prêché par la parole et par l’exemple ; les feuilles agricoles, les journaux politiques, dans leurs revues d’agronomie, ont multiplié les indications, personne ne s’est découragé, on a continué la lutte ; les intérêts en jeu représentent des sommes tellement énormes, la diminution de nos têtes de bétail serait un tel désastre, qu’on ne put se résigner à attendre, sans rien faire, qu’une dépression arrivant de l’Atlantique nous amenât la pluie tant désirée.

On prit à ce moment, bien à regret, une résolution qui entraînera pendant de nombreuses années des pertes considérables ; on autorisa l’entrée du bétail dans les forêts de l’État et dans les bois communaux ; le sol des bois est souvent couvert d’une herbe dure que les animaux ne consomment qu’avec répugnance, mais ils sont au contraire très friands des feuilles de certaines espèces, des bourgeons, des jeunes tiges ; dans l’Est, où la forêt couvre de larges surfaces, et où la sécheresse était terrible, ce fut une grande ressource. On cite, dans la Haute-Marne, d’importans troupeaux de race bovine, qui ont vécu dès le mois de juin du pâturage en forêts ; dans la Haute-Saône, le soulagement a été considérable ; dans le Loiret, les cultivateurs voisins des forêts d’Orléans et de Montargis y ont envoyé leurs animaux ; dans la Côte-d’Or, dans l’Yonne, les forêts ont encore été d’une grande ressource.

Visiblement, cette alimentation ne convient qu’aux animaux maigres, habitués à la portion congrue ; le bétail, déjà en état, dépérit quand il est soumis au pâturage de la forêt, les vaches tarissent, enfin les animaux ont vécu, mais non sans causer de grands dommages… Cette solution était-elle la meilleure à adopter et, quitte à entamer la rigueur de nos proscriptions douanières, ne pouvait-on éviter de ravager nos forêts ? C’est ce que nous discuterons un peu plus loin.

Parmi les plantes fourragères qu’on sème au commencement de l’été, en première ligne, se place le maïs ; dans le midi, il est cultivé pour son grain ; il mûrit également dans l’est de l’Europe, dans les provinces danubiennes ; les États-Unis en produisent d’énormes quantités. Dans le centre et dans le nord de la France, la température estivale n’est pas assez élevée pour que le grain mûrisse ; mais le maïs n’en est pas moins semé sur de grandes surfaces, il est coupé encore vert et employé comme fourrage. Quand il est placé sur une terre bien fumée, et que l’été est humide, il fournit des rendemens élevés, souvent 60 et 80 tonnes de fourrage vert à l’hectare. Cette année, on l’a semé sur les terres qui avaient porté du trèfle incarnat ou du seigle qu’on a coupé avant maturité, pour remplacer le foin manquant, et comme il a plu en juin et en juillet, les rendemens sont assez élevés ; les animaux consomment d’autant plus volontiers le maïs fourrage, qu’il est plus tendre, que les tiges sont moins coriaces, et souvent, pour assurer la consommation complète de la plante, on espace les semis de semaine en semaine, et on porte aux étables le maïs aussitôt qu’il arrive à un développement convenable. Dès la fin de septembre, il faut abattre ce qui reste de la récolte, car le maïs est facilement atteint par la gelée, et les imprudens voient très souvent un champ vert, luxuriant, le soir, blanchi, gelé, le lendemain matin, ayant perdu toute valeur.

Que faire du maïs qui excède les besoins de la consommation journalière ? Parfois, on le sèche comme du foin ; dans le midi notamment, c’est ainsi qu’on opère ; mais depuis une trentaine d’années, dans le centre, dans le nord, on conserve le maïs par l’ensilage.

On sait que les matières végétales humides exposées à l’air sont la proie des moisissures, des champignons qui les brûlent lentement ; cette combustion lente détermine des élévations de température notables : les maraîchers qui transportent des légumes frais dans de grands sacs s’assurent de temps à autre qu’ils ne chauffent pas ; si cet accident se produit, il faut vider les sacs, exposer les végétaux à l’air pour les refroidir et arrêter la combustion. Pour qu’elle devienne dangereuse, deux conditions sont, en effet, nécessaires : l’accumulation de la matière végétale en masses suffisantes pour qu’elle s’échauffe et, en outre, le contact de l’air ; si l’une de ces conditions fait défaut, l’action des moisissures est arrêtée ; l’ensilage a précisément pour but de soustraire le fourrage à l’action de l’oxygène atmosphérique. La masse ensilée ne se conserve pas entièrement à son état primitif, elle éprouve une sorte de fermentation restreinte, dont la nature varie avec le mode d’ensilage employé.

Au fond d’une grange dont les murs sont assez résistans pour supporter une forte poussée, on accumule par assises régulières le maïs, les graminées, le trèfle, la luzerne, que les conditions atmosphériques ne permettent pas de sécher ; les voitures se succèdent rapidement, les hommes montés sur le tas égalisent les couches de fourrage et les tassent en les piétinant ; à mesure que la masse s’élève, on dresse en avant sur la paroi restée libre des planches, que des pieux enfonces dans le sol maintiennent solidement.

Quand toute la récolte à conserver est ainsi arrivée à la grange, on recouvre la masse avec de la paille, puis des pierres, des madriers ou même de la terre, on charge de façon que la pression soit considérable, sans que cependant elle détermine l’écoulement des liquides à la partie inférieure. Si cet accident se produit, il faut se hâter de diminuer la charge, car le fourrage privé des substances solubles entraînées par le liquide écoulé ne formerait plus qu’une masse fibreuse, coriace, peu recherchée par les animaux ; les vaches auxquelles on présente ces fourrages mal ensilés expriment très clairement en soufflant, en éparpillant les herbes avec leur muffle, que la ration n’est pas de leur goût.

Quand l’ensilage est réussi, les animaux consomment très bien cet aliment, qui peut être conservé pendant tout l’hiver. On n’évite pas cependant que les moisissures n’aient gâté une partie de la matière végétale ; au sommet, sur les parois, partout où l’air peut pénétrer, une couche plus ou moins épaisse est envahie par les blanches ramifications des champignons ; on sent très bien à la main que la température est là beaucoup plus élevée que dans le reste de la masse. Celle-ci a une saveur acide très prononcée, due à la production de l’acide lactique (l’acide du lait aigri), et à de plus petites quantités d’acides butyrique et acétique (les acides du beurre rance et du vinaigre). Le fourrage ensilé est une sorte de choucroute que les animaux consomment volontiers.

Si, au lieu d’entasser les couches de maïs rapidement les unes sur les autres, et de les comprimer aussitôt que le tas est monté à une hauteur convenable, on opère plus lentement, laissant chaque couche s’échauffer avant de la recouvrir d’une nouvelle assise, c’est une autre fermentation qui se produit ; au lieu de se transformer en acides, les sucres, l’amidon, et matières analogues contenues dans les plantes ensilées, produisent de l’alcool ; la masse ensilée répand une odeur agréable de foin au lieu de fleurer l’acide butyrique dont l’odeur forte nous répugne. Cette variété d’ensilage est dite ensilage doux ; les plantes ainsi conservées ne doivent pas rester longtemps exposées à l’air, elles moisissent bien plus aisément que celles qui ont subi la fermentation acide.

Bien que l’étude de ces fermentations ne soit pas encore complète, on peut esquisser la marche des phénomènes ; la fermentation butyrique est provoquée par des fermens vivant à l’abri de l’air, par des fermens anaérobies qui se rencontrent dans les terres cultivées. Si on remplit un ballon de verre d’eau légèrement sucrée, qu’on y ajoute une poignée de terre de jardin, une poignée de carbonate de chaux en poudre, puis, qu’on expose le tout à une température de 35 degrés environ, on voit se produire une fermentation extrêmement active. Il se dégage rapidement une multitude de bulles d’hydrogène et d’acide carbonique… le sucre est transformé en acides acétique et butyrique… il est vraisemblable que, dans la fermentation acide, les fermens sont apportés par la terre qui souille les plantes ensilées.

Les transformations qui apparaissent dans l’ensilage doux sont dues à une autre cause ; quand une cellule végétale vivante est privée d’oxygène libre, elle respire en empruntant cet oxygène à une combinaison, et elle détermine alors une fermentation. Si on plonge un fruit dans une atmosphère d’acide carbonique, une plante entière pendant quelques jours dans une atmosphère d’azote, on reconnaît que le sucre du fruit, l’amidon de la plante, ont fermenté, ont produit de l’alcool. De là, la belle définition donnée par M. Pasteur : la fermentation est la vie sans air.

Quand on accumule les plantes vertes vivantes dans un espace restreint, l’oxygène contenu entre les assises se métamorphose rapidement en acide carbonique ; l’atmosphère est donc seulement formée d’acide carbonique et d’azote ; la fermentation s’établit soit par l’activité propre des cellules végétales, on obtient alors l’ensilage à odeur d’alcool, soit par celle des bactéries apportées par la terre, qui provoquent la formation des acides ; mais dans l’un et l’autre cas, l’absence d’oxygène préserve la masse ensilée de l’action des moisissures, et on dispose, pendant l’hiver, d’un fourrage frais très apprécié par les vaches et les moutons.


VI

Les cultures de maïs paraissent avoir bien réussi, car juin et particulièrement juillet ont été pluvieux ; pendant ce dernier mois, on recueille à Nancy, 90 millimètres de pluie ; 76 millimètres dans la Haute-Marne, 132 à Amiens, 79 à Grignon, 62 à Évreux, 67mm,2 à Chartres, 61 à Rennes, 69 à Auxerre, 92 à Bourges, 79 et 76mm,9 en Limagne, 47 dans la Lozère, 107 à Montpellier, 42mm,9 seulement à Toulouse ; mais juin avait fourni 108 millimètres. La pluie a donc été à peu près générale, et on a pu recueillir des secondes coupes de fourrage parfois très abondantes.

Quoi qu’il en soit, au commencement d’août, la situation paraissait bien meilleure, et elle l’est devenue en effet, dans quelques départemens ; aux environs de Paris notamment, dans Seine-et-Oise et Seine-et-Marne, les regains ont été assez abondans pour que l’alimentation du bétail soit assurée. En général, sur l’ensemble du territoire, on avait fait la moisson hâtivement, on avait presque partout semé des cultures dérobées de fourrages, malgré le prix élevé des semences, et si le mois d’août avait été humide, on aurait pu envisager sans crainte l’arrivée de l’hiver ; malheureusement, presque partout, la sécheresse reprit aussi implacable qu’au printemps. Pendant tout le mois d’août, un soleil brûlant a parcouru un ciel sans nuage ; les cultures dérobées ont manqué dans nombre de départemens ; à l’ouest, les choux fourragers ont levé, les sarrasins également, mais n’ont pas tardé à souffrir ; les raves, qui avaient été semées avec profusion, ont commencé à se montrer, puis se sont desséchées ; la vesce a levé, mais les champs où elle a persisté sont très clairs, et bien que la fin de septembre ait été humide, la saison était déjà trop avancée pour que les très grands efforts auxquels, sous l’énergique impulsion des professeurs départementaux, s’est livrée la culture, aient été récompensés comme il aurait fallu.

Examinons donc quelles sont les ressources que nous possédons pour nourrir le bétail jusqu’en hiver. Tout d’abord, nous allons être contraint, dans nombre d’exploitations particulièrement atteintes par la sécheresse, d’utiliser à l’alimentation des animaux de la ferme les faibles quantités de paille recueillies ; nous remplacerons cette paille par de la sciure de bois dans les pays où elle abonde, par des fougères, des bruyères, des feuilles mortes, par de la tourbe, au besoin même par de la terre sèche. Certainement notre fumier n’aura pas la qualité de celui qu’on obtient dans les années normales, quand on recueille les déjections des animaux sur de la paille, et qu’on soumet la masse à une fermentation régulière, mais les conditions exceptionnelles que nous traversons exigent impérieusement ce sacrifice.

Que pouvons-nous ajouter aux faibles quantités de foin recueillies, de paille économisées sur les litières ? — Dans la région du nord-est, où la betterave couvre de larges espaces, nous aurons, en proportions, hélas ! restreintes, des pulpes… On sait qu’aujourd’hui on extrait le sucre, en découpant les racines en fragmens qui sont soumis à des lavages méthodiques dans des appareils désignés sous le nom de diffuseurs ; les résidus de ce lavage, les pulpes dépouillées du sucre, sont, ainsi qu’il a été dit, employées à la nourriture du bétail ; elles répandent une odeur très forte, mais qui ne répugne pas aux animaux. Les cultivateurs qui apportent des betteraves aux sucreries emportent en retour des pulpes qui sont amoncelées dans de grands fossés, dans des silos qu’on recouvre de terre ; elles se conservent pendant toute l’année, et dans une saison normale, toute la région betteravière engraisse chaque hiver de nombreux animaux, bœufs ou moutons, en les nourrissant avec de la pulpe additionnée de divers autres alimens. — Visiblement, la quantité de pulpe disponible varie avec le poids des betteraves traitées, et comme cette année la culture n’a que médiocrement réussi, la pulpe sera rare.

Depuis quelques années, la culture de la pomme de terre a fait de grands progrès ; un agronome des plus distingués, M. Aimé}} Girard, a introduit en France quelques variétés allemandes à grands rendemens, a indiqué le mode de culture qu’il convient de leur appliquer, et a réussi à augmenter dans une large mesure la production de ces précieux tubercules ; ils servent non-seulement à l’alimentation humaine, mais aussi à celle des porcs, et cette année, on en fera certainement consommer aux bêtes à cornes. — Habituellement cependant, elles reçoivent plutôt des drèches, c’est-à-dire les résidus de la fabrication de l’alcool obtenu par la saccharification et la fermentation des pommes de terre ; les drèches de brasserie sont aussi de précieux alimens dont les cultivateurs du nord et de l’est font un large emploi.

Les praticiens de l’Ouest trouveront aussi dans les marcs de pommes une puissante ressource. On sait que la sécheresse du printemps a été très favorable à la fécondation des fleurs des arbres fruitiers et que les pommiers notamment portent une énorme quantité de fruits ; il est facile d’en saisir la raison ; pour qu’un fruit se noue, il faut que le pollen des étamines, des organes mâles, féconde les ovules qui sont la partie essentielle des pistils, organes femelles des fleurs ; bien que ces pistils varient de forme à l’infini, ils comprennent essentiellement trois parties : l’ovaire habituellement renflé et renfermant les ovules sur lesquels doit s’exercer l’influence de l’organe mâle, le style, sorte de colonne rétrécie que surmonte le stigmate. C’est sur sa surface souvent poisseuse que tombent les grains jaunâtres du pollen ; ils y germent, y développent un tube, le boyau pollénique, qui s’engage dans un tissu particulier du style : le tissu conducteur, y rampe, s’y allonge, en dissolvant et assimilant les cellules entre lesquelles il se glisse, jusqu’à atteindre l’ovaire où il s’introduit, pour rencontrer une petite ouverture de l’ovule, le micropyle, dans lequel il pénètre. Le protoplasme mâle s’unit à ce moment au protoplasme femelle, et la fécondation a lieu.

Un temps sec la favorise. Si au moment de la floraison la pluie survient, le pollen peut être entraîné ; s’il persiste à la surface du stigmate et y germe, le boyau pollénique s’y contourne sans s’enfoncer dans le tissu conducteur ; les fleurs coulent et la récolte est perdue. Quand la fécondation a eu lieu, que les jeunes ovules commencent à grossir, le succès n’est pas encore assuré. Les gelées printanières sont funestes ; les fleurs atteintes se détachent, jonchent le sol ; tout est compromis. Ces gelées tardives atteignent particulièrement la vigne et sont bien plus à craindre dans les plaines que sur les coteaux. J’en ai sous les yeux, au moment où j’écris, un exemple frappant ; la vigne est chargée de raisins sur toutes les pentes qui bordent la Limagne d’Auvergne ; dans la plaine, la gelée a tout détruit.

Les gelées ont été rares cette année. La Bretagne et la Normandie regorgent de fruits ; la profusion y est telle que les prix sont tombés et que l’abondance de la production fruitière ne compensera pas les pertes qu’a fait essuyer la disette de fourrages, cependant elle fournira pour cet hiver un supplément d’alimens.

Les pommes, les poires, employés à la confection du cidre et du poiré, laisseront des marcs dont il faudra cette année tirer parti. Aussitôt que les pommes écrasées sortent du pressoir, on brise le gâteau, on le mélange à du sel ; puis on le tasse fortement dans des futailles vides, ou encore dans des fossés, on recouvre la masse d’argile. On procède, en réalité, à un véritable ensilage.

Toute la région de la vigne trouve, de son côté, d’importantes ressources dans les feuilles et dans les résidus de vendange, dans les marcs. Les animaux acceptent volontiers les feuilles de vigne, et, du premier coup, on reconnaît que notre immense vignoble offre à la consommation du bétail une masse énorme de matière végétale. Visiblement, il ne peut être question de cueillir les feuilles qu’après la vendange et lorsque le bois qui doit porter fruit l’année suivante a bien mûri, lorsque l’aoutage est complet. Si on agissait autrement, on compromettrait la récolte prochaine et l’effeuillage serait ruineux ; si ces précautions sont de mise dans le Centre et le Sud-Ouest, où habituellement cette maturation du bois est un peu tardive, elles ont si peu de raison d’être dans les vignobles vigoureux du Midi, que des vignerons expérimentés n’hésitent pas à faire entrer les moutons dans les vignes aussitôt après les vendanges.

Une objection, cependant, se présente à l’esprit. On sait quels dégâts ont causés depuis quelques années différentes maladies cryptogamiques qui s’attaquent à la vigne, détruisent le parenchyme des feuilles et provoquent leur chute.

Ce n’est pas seulement en France que l’une de ces maladies, la plus dangereuse sans doute, le mildew, exerce ses ravages. En parcourant la Vénétie, à la fin de l’été de 1885, j’ai vu les rameaux de vignes courant en festons d’un arbre à l’autre, absolument dépouillés de leurs feuilles ; les grappes, encore vertes, pendaient tristement à ces branches dénudées. La feuille est le laboratoire de la plante, le fruit n’est qu’un réceptacle, un magasin dans lequel s’écoulent les produits élaborés dans les cellules à chlorophylle de la feuille. Quand celle-ci pâtit, jaunit, se dessèche, meurt et tombe, l’usine qui fabrique le sucre, l’albumine, les acides est arrêtée ; le magasin reste vide, le fruit ne mûrit pas ; la récolte est perdue.

En 1888, j’ai encore vu dans la Haute-Italie, en remontant la vallée de l’Adige, les ceps couverts de feuilles roussies par la maladie. L’an dernier, tout le vignoble des environs de Clermont-Ferrand a été envahi ; les pertes y ont été énormes. On peut cependant les éviter, on sait se défendre. Le mildew, comme beaucoup d’autres moisissures, est extrêmement sensible aux atteintes des sels de cuivre ; de là l’emploi de mélanges essentiellement formés de sulfate de cuivre et de matières ayant pour but de précipiter l’oxyde de cuivre et de former sur les feuilles un dépôt adhérent. La bouillie bordelaise, la première en date, est formée de sulfate de cuivre et de chaux diluées dans l’eau ; le carbonate de soude remplace la chaux dans la bouillie bourguignonne. Enfin, dans ces derniers temps, M. Michel Perret a rendu encore plus efficace la découverte qu’a faite M. Millardet, en ajoutant aux mélanges cuivriques, préconisés par l’éminent professeur de Bordeaux, de la mélasse, qui, adhérant fortement aux feuilles, empêche les pluies d’entraîner l’oxyde de cuivre.

Aujourd’hui, les vignerons, instruits par une rude expérience, procèdent dès le printemps aux traitemens préventifs à l’aide de ces bouillies, dont les taches grisâtres s’aperçoivent facilement sur les feuilles, et, dès lors, on est en droit de se demander si ces traitemens n’interdisent pas l’emploi des feuilles comme fourrage ; on conçoit que les vignerons, croyant encore que les sels de cuivre sont des poisons redoutables, hésitent à faire consommer par les animaux les feuilles des ceps traités par les bouillies. L’expérience s’est cependant prononcée nettement. Les sels de cuivre sont infiniment moins vénéneux qu’on ne le supposait naguère ; les feuilles de vigne encore tachées par les bouillies cuivriques peuvent être distribuées au bétail sans inconvénient ; mais les préjugés sont longs à vaincre, et il est à croire que, par crainte de nuire à la vigne ou d’empoisonner les animaux, on laisse sans emploi une ressource particulièrement précieuse dans une année comme celle que nous traversons. Les feuilles de vigne équivalent en effet, dans les vignobles du Midi, à un poids de foin compris entre 5,000 et 10,000 kilogrammes à l’hectare, à, une récolte moyenne de foin de 2,100 à 3,600 kilogrammes dans le Sud-Ouest, et à 1,500, à 2,500 en Champagne. M. Müntz, à qui on doit ces indications, estime que les 2 millions d’hectares du vignoble français produisent l’équivalent d’une récolte de foin comprise entre 3 et 6 millions de tonnes.

Si malgré notre détresse fourragère nous laissons, bien à tort, perdre les feuilles de vigne, il est à croire que les marcs de raisin, qui ne portent pas de taches visibles de sels de cuivre, car les traitemens ont lieu trop tôt pour que les grappes soient atteintes, seront utilisés. M. Müntz conseille de les ensiler en les mélangeant avec du sel. L’an dernier, un troupeau alimenté pendant tout l’hiver avec des marcs s’est très bien comporté, et l’agnelage a eu lieu régulièrement.


VII

Bien que la sécheresse de l’année 1893 soit absolument exceptionnelle, ce n’est pas la première fois que le bétail est réduit à la portion congrue par la disette de fourrages, et il est curieux de voir qu’à un siècle d’intervalle des circonstances analogues provoquent des conseils identiques. Le premier volume du recueil de la Société royale d’agriculture, publié en 1785, renferme un mémoire sur l’utilisation des feuilles d’arbres à la nourriture du bétail ; elles offrent, en effet, une ressource importante dont on est bien loin de profiter habituellement autant qu’il le faudrait, mais que notre détresse actuelle nous forcera d’utiliser. Depuis des siècles cependant on ébranche les frênes, on réunit leurs rameaux en fagots qu’on sèche et qu’on emploie pendant l’hiver ; les saules, taillés en têtards, sont effeuillés chaque année et les feuilles servent à la nourriture du mouton. Nous savons en outre, que depuis la plus haute antiquité, l’emploi des feuilles d’arbres a été recommandé. Pline et Columelle nous apprennent que les Romains conservaient pour l’hiver de grandes provisions de feuilles ; plus récemment, Olivier de Serres, le père de l’agriculture française, donne les feuilles à titre de friandise, à laquelle le bétail aime autant que l’avoine. » Au commencement du siècle, A. Thouin, professeur au Muséum, cherche à réaliser expérimentalement la haie à fourrage ; malgré tout, ces sages conseils ont été peu écoutés, et ce n’est que dans un petit nombre de contrées que s’est perpétuée l’habitude d’utiliser à l’alimentation du bétail les feuilles des arbres.

Tout récemment cependant, M. A.-Ch. Girard, chef des travaux chimiques à l’Institut agronomique, a consacré à l’étude de cette importante question un très intéressant mémoire[3] qui ne pouvait venir plus à propos. Toutes les feuilles fraîches ne sont pas comestibles ; les animaux refusent les feuilles de châtaignier ; il faut se garder de leur donner les feuilles d’if, qui sont vénéneuses ; on doit proscrire encore celles du noyer, du fusain d’Europe, de l’ailante, des lauriers-rose et cerise, du sumac, du cytise faux ébénier ; enfin, au premier printemps, les feuilles de chêne doivent être rejetées ; mais à côté de ces quelques espèces nuisibles, le nombre des arbres qui donnent des feuilles comestibles est considérable ; les ormes, les peupliers, les érables, les platanes, les acacias, les noisetiers, les frênes, les bouleaux, les charmes, les tilleuls, les pins, portent des feuilles que les animaux consomment volontiers. Ces feuilles constituent une excellente nourriture ; quand on les soumet à l’analyse et qu’on compare leur composition à celle de la luzerne, qui est considérée à juste titre comme un très bon fourrage, on reconnaît qu’elles représentent une composition très analogue.

M. A.-Ch. Girard ne s’est pas borné à établir la composition des feuilles d’arbre, il a voulu savoir comment elles étaient utilisées par les animaux. La méthode à employer pour résoudre cette importante question est facile à saisir ; quand on a déterminé le poids et la composition des feuilles dont on nourrit un animal, on sait quelles quantités de matières azotées, de matières hydrocarbonées (sucre, amidon, gomme, etc.), de cellulose, de matières grasses, de matières minérales, contient la ration. Si on en défalque la partie piétinée, gâchée, non ingérée, on calcule aisément le poids de ces différentes substances qui pénètrent dans le tube digestif ; si, d’autre part, on recueille les déjections et qu’on les soumette au même mode d’analyse que l’aliment, on en déduit le coefficient de digestibilité de ces différens principes, en d’autres termes, la quantité de matière digérée pour 100 de l’ingérée. Or, sur 100 parties de matières azotées contenues dans les feuilles d’acacia, de marronnier ou d’ormeau, 80.7 sont digérées ; sur 100 de ces mêmes matières azotées contenues dans la luzerne, 86.2 sont utilisées ; pour les matières hydrocarbonées des feuilles d’arbre, le coefficient est 83.9, et 82.3 pour ces mêmes matières provenant de la luzerne.

Les feuilles sont donc un excellent aliment, et un bois mérite absolument d’être appelé une prairie en l’air ; il est certain que cette année les feuilles seront utilisées partout où la disette de fourrages se fera sentir. Il n’y aura aucune difficulté à recueillir celle des arbres taillés en têtards, et celle des taillis. Pour utiliser les arbres élevés, on dépensera un peu plus, mais il vaut mieux faire quelques sacrifices de main-d’œuvre que de laisser dépérir le bétail. Au reste, les élagueurs ne sont pas rares et il est plus commode de couper les jeunes branches et de les travailler à terre que d’effeuiller.

Quand les branches sont coupées, on sépare les bois et les branchages feuillus. Ces derniers sont réunis en fagots qu’on fait sécher sous un hangar, comme du tabac et du maïs ; on donne ces fagots aux animaux, soit sans aucune préparation, soit après les avoir fait passer au hache-paille, soit même après les avoir ensilés en les saupoudrant de sel marin pour les rendre plus sapides. La méthode d’ensilage suivie pour le maïs réussit également pour les brindilles, elle a été mise en pratique l’an dernier avec un plein succès.

Tous les praticiens savent que les animaux refusent les feuilles mortes. Elles peuvent servir à faire des litières, mais les feuilles encore vertes sont seules acceptées comme alimens’ ; il faut donc couper les branches pour les dépouiller. Cet effeuillage ne sera pas sans causer quelques préjudices aux arbres qui auront à le supporter ; en effet, à l’arrière-saison, les matières azotées, les hydrates de carbone solubles, l’acide phosphorique, la potasse contenue dans les feuilles, sont résorbés et viennent se concentrer dans le tronc pour être utilisés l’année suivante à la formation des organes nouveaux. Ces réserves toutefois se forment pendant toute la bonne saison, et l’effeuillage de septembre ou d’octobre ne présente pas des inconvéniens tels qu’il faille hésiter à le pratiquer.

Nous avons insisté jusqu’à présent sur les ressources alimentaires que les cultivateurs trouveront sur leurs propres domaines ; ne peuvent-ils donc rien acheter ? Si vraiment, et il convient de passer rapidement en revue les denrées que le marché peut leur offrir.

Le foin de prairies naturelles, de luzerne, de trèfle, est resté longtemps à un prix très élevé : 14, 16, 18, 20 francs les 100 kilos ; l’Italie cependant en expédie actuellement à 10 francs ; on réservera ces alimens aux chevaux. Les bêtes à cornes ou à laine utiliseront, outre la paille recueillie sur les domaines, des grains et des tourteaux. Des grains : à si faible prix que soit le blé, il vaut encore de 21 à 22 francs le quintal et doit être exclu de la ration ; il est bien à craindre que l’avoine ne soit également trop chère pour être utilisée couramment, car la récolte n’a été que médiocre. Reste le grain de maïs que les États-Unis, les provinces danubiennes peuvent fournir en quantités indéfinies ; le maïs est habituellement à bas prix ; pendant tout l’été, il valait 7 à 8 francs à Chicago, 9 à 10 francs à New-York. Dès le début de la crise, quelques députés ont proposé au parlement de suspendre les droits qui l’excluent du marché français. Notre nouveau tarif douanier le grève de 3 francs par 100 kilos ; il est coté actuellement au Havre de 15 à 16 francs. La chambre des députés a repoussé la suspension des droits à une majorité d’une centaine de voix, et quand bien même la chambre nouvelle reviendrait sur cette décision, il serait bien tard pour que cet abaissement de tarif pût présenter quelque efficacité.

Quand le maïs n’est pas grevé de droits à l’importation, il est employé avec grand avantage à l’alimentation du bétail et même des chevaux ; les grandes administrations de transport le faisaient entrer dans les rations, où il remplaçait une grande partie de l’avoine. En Angleterre, on en utilise aujourd’hui de très grandes quantités ; pendant les huit premiers mois de cette année, on en a introduit 1,200,000 tonnes valant environ 125 millions de francs ; pendant le seul mois d’août, la valeur du maïs introduit représentait 24 millions de francs. C’est également au maïs qu’a eu recours la Suisse, qui en a importé des quantités énormes, peut-être même exagérées. Pourra-t-on en France remplacer le maïs qui ne paraît pouvoir supporter les surtaxes de douane, par du riz, des débris de moulins, etc. ? C’est ce qu’il est difficile de savoir encore.

Si les graines amylacées font défaut, nous pouvons, et avec grand avantage, employer les tourteaux de graines oléagineuses. Les grandes huileries de Marseille ont réussi à conserver la libre entrée de leurs matières premières ; les graines d’Afrique continuent d’y affluer, et nous bénéficions actuellement de la mesure libérale qui a permis à notre commerce de s’approvisionner largement. Les tourteaux, c’est-à-dire les gâteaux qui restent sous les presses après que l’huile s’est écoulée des graines broyées, conviennent très bien pour compléter les pulpes que fournira le pays betteravier ou les maigres rations de paille de la région du centre ; les graines oléagineuses, comme les graines amylacées, sont, en effet, très riches en matières azotées, et naturellement les tourteaux le sont encore davantage, puisqu’ils représentent les graines privées de l’huile, dont le poids est presque la moitié de celui de la graine sèche.

En résumé, il faudra alimenter le bétail cet hiver avec de la paille, des feuilles, des brindilles, avec les résidus de la fabrication : du sucre, de l’alcool, de la bière, avec les issues des moulins, avec les marcs de pomme et de raisin, avec les ensilages, partout où il aura été possible d’en faire. Si on réussit à conserver les animaux domestiques, si les étables et les bergeries restent garnies jusqu’au printemps, ce sera grâce aux efforts qui auront été faits de toutes parts et qui méritent qu’on s’y arrête encore quelques instans.


VIII

Ces efforts ont été très grands, ils sont dus pour une bonne part à l’impulsion que l’administration de l’agriculture a su imprimer à tous ses services. Dès son arrivée au pouvoir, M. Viger a constitué une commission consultative permanente du conseil supérieur de l’agriculture, comprenant, outre les directeurs de son administration, des membres du parlement, des savans, des praticiens, des journalistes. Il l’a réunie à diverses reprises, a soumis ses projets à une libre discussion ; puis quand les résolutions ont été prises, il a passé à l’action avec l’ardeur d’un homme bien résolu à préserver d’une ruine immédiate la partie de la fortune publique dont il a la garde.

Sans doute, dès le mois de juillet, quand on a vu les cultivateurs affolés abandonner sur le marché leur bétail à un prix dérisoire, on aurait pu réclamer une mesure radicale, suspendre les droits d’entrée sur le maïs, comme on l’a fait pour le blé après la désastreuse récolte de 1891. En agissant ainsi, en faisant affluer sur le marché du maïs à 100 francs la tonne, on était sûr de fournir aux animaux une nourriture abondante, on pouvait préserver les forêts des atteintes qu’elles ont subies, c’était le salut assuré ; mais quand bien même M. Viger, sacrifiant à l’intérêt public ses convictions intimes, eût jeté son portefeuille dans la balance, pour entraîner le parlement à modifier les conventions douanières, il n’eût vraisemblablement pas réussi.

La commission permanente, consultée, avait, à l’unanimité moins deux voix, rejeté cette solution. Les cultivateurs sont actuellement animés de passions protectionnistes intransigeantes, et malgré ses avantages, la libre entrée du maïs eût été vivement attaquée.

Les ressources que le commerce pouvait fournir ayant été ainsi abandonnées, on se rabattit sur celles que notre territoire peut nous procurer. Aucune n’a été négligée. La situation a toujours été bien connue, on s’est constamment renseigné ; toute l’administration préfectorale a été mise à contribution, les inspecteurs-généraux ont envoyé des rapports circonstanciés, détaillés ; les professeurs départementaux d’agriculture ont eu des instructions précises, indiquant d’abord au commencement de l’été toutes les cultures qui pouvaient être entreprises, spécifiant les conditions dans lesquelles elles avaient chance de réussite, puis plus tard formulant les rations dans lesquelles les feuilles d’arbre, les ramilles remplaçaient le foin qui faisait défaut ; quand des professeurs d’agriculture, des journalistes, des praticiens proposaient un mode d’action, simple, facile à mettre en pratique, ces instructions étaient imprimées à un nombre prodigieux d’exemplaires, affichées, distribuées.

Enfin, on intéressait le parlement à ces milliers de cultivateurs victimes de la sécheresse, et on obtenait le vote de 5 millions pour leur venir en aide.

Cinq millions forment une grosse somme, et cependant, quand on la compare aux pertes essuyées, elle paraît bien minime. Des évaluations certainement intéressées les portent à 1,800 millions ; quand bien même ces pertes ne dépasseraient pas un milliard, c’est-à-dire qu’en moyenne, chacun de nos 10 millions d’hectares de culture fourragère n’aurait perdu que 100 francs, on voit quelle disproportion il existe entre la somme allouée et le dommage ressenti.

Une répartition équitable est évidemment difficile ; partager également entre toutes les cultures fourragères, tellement que le propriétaire d’un hectare de prairie recevrait 50 centimes, est dérisoire ; les pertes sont bien loin d’être égales dans tous les départemens, et l’administration de l’agriculture, laissant de côté les départemens peu ou point atteints, concentrera ses secours sur ceux qui ont le plus souffert.

Quelque minimes que soient les sommes distribuées, elles pourront être d’un grand secours si elles sont judicieusement employées, si, comme cela aura lieu certainement dans quelques-uns de nos départemens de l’Est, elles donnent un nouvel élan aux associations de producteurs, qui commencent à fonctionner, comme celles qui ont été créées avec tant de succès en Allemagne par Schulze-Delitsch. On sait que, sous l’impulsion de ce bon citoyen, des voisins, connaissant leurs habitudes laborieuses et bien réglées, s’engagent solidairement les uns vis-à-vis des autres et forment ainsi de petites sociétés capables d’obtenir un crédit suffisant pour acquérir les matières premières à transformer.

Elles n’empruntent que pour produire, pour obtenir une plus-value de l’objet acheté avec l’argent emprunté, jamais pour mieux vivre, et leurs affaires prospèrent. Ces sortes d’associations existent chez nous : dans la Nièvre notamment, des engraisseurs de bétail associés ont su inspirer à la Banque de France une confiance telle, qu’elle escompte leur papier. Nos syndicats agricoles, qui ont pris depuis quelques années un si prodigieux accroissement, peuvent s’élever à ces associations financières et créer sans bruit, sans tapage, sans être la proie des brasseurs d’affaires, ce crédit agricole, sans cesse réclamé et jamais obtenu.

Dans quelques-uns de nos départemens de l’est, il a été décidé que les sommes versées par l’État pour indemniser les victimes de la disette de fourrages, augmentées de celles qu’ont votées les conseils-généraux, seraient employées à servir les intérêts d’un emprunt destiné à acheter les denrées alimentaires qui font défaut. On conçoit, en effet, que toutes les conditions nécessaires à un emprunt soient réunies ; le petit propriétaire emprunteur a un gage, son bétail, mais il n’a pas l’argent nécessaire pour acheter de quoi le nourrir. Il doit emprunter.., est-il solvable ? Ses amis, ses voisins, le connaissent, ils s’engagent pour lui comme lui pour eux, ils répondent les uns pour les autres absolument. L’argent ne manque pas dans notre pays, on le trouvera d’autant plus sûrement que les fonds destinés à payer les intérêts sont là, versés par l’État, dans la caisse du comice ou de l’association qui fait l’emprunt.

Ce ne sont pas seulement des alimens qu’on achètera ; là où les machines sont rares, où les hache-paille, notamment si utiles cette année, font défaut, on pourra les acquérir sur les fonds votés. Au printemps même, quand il faudra acheter des animaux pour remplacer ceux qui auront été sacrifiés ou qui auront péri pendant le difficile hiver qui s’avance, les fonds alloués par l’administration pourront encore aider aux emprunts qui seront nécessaires.

Sans doute, le désastre est grand. L’abondance des fruits, l’admirable récolte de vin du sud-ouest, ne compensent pas les pertes éprouvées ; et cependant dans quelques années, quand ces pertes seront réparées, oubliées, peut-être de ces dures épreuves restera-t-il quelque bien. On aura appris que les feuilles d’arbres, les ramilles presque partout négligées sont d’un emploi avantageux ; les champs, qui restaient découverts pendant tout l’automne, porteront régulièrement des cultures dérobées, et quand on se rappelle combien sont énormes les pertes d’azote nitrique que supportent chaque année les champs non ensemencés à l’automne[4], on sera convaincu que l’habitude prise d’obtenir, après chaque récolte de céréale, une récolte fourragère n’aura pas été payée trop cher par les souffrances cuisantes de cette année.

Si, enfin, la nécessité pousse nos cultivateurs à créer ces petites associations restreintes, composées d’adhérens sévèrement choisis, et à obtenir ainsi le crédit qui, aujourd’hui encore, leur fait défaut, on reconnaîtra une fois de plus que c’est sous le rude fouet de l’adversité que le progrès s’accomplit… Dans cinq ou six ans, les pertes actuelles seront réparées, oubliées et peut-être à ce moment entendra-t-on un des cultivateurs, actifs, réfléchis, comme il y en a tant dans notre pays, se dire : tout de même, nous avons beaucoup gagné depuis la grande sécheresse de 1893.


P.-P. DEHERAIN.

  1. J’ai mis à profit, pour écrire cet article, les communications adressées à l’Académie par mon confrère M. Mascart, directeur du service météorologique ; j’ai, en outre, à remercier les personnes très nombreuses qui ont bien voulu me fournir des renseignemens et notamment mes collègues à l’école de Grignon : MM. Berthault et Zolla, M. Le Chartier, correspondant de l’Institut, les météorologistes : MM. Renou, Garrigou-Lagrange, Semichon ; les agriculteurs et agronomes : MM. Foëx, P. Genay (Meurthe-et-Moselle), de Bellefond (Indre) ; Truelle (Calvados), Vivien (Aisne), MM. Nantier et Pagnoul, directeurs de stations agronomiques ; enfin, les professeurs départementaux d’agriculture : MM. Allard (Haute-Saône), Battanchon (Saône-et-Loire), Boiret (Lozère), Bourgeois (Meurthe-et-Moselle), Bourgne (Eure), Carré (Haute-Garonne), Cazeaux (Seine-et-Marne), Duguet (Indre-et-Loire), Duplessis (Loiret), Franc (Cher), Garola (Eure-et-Loir), Jouffroy (Allier), Magnien (Côte-d’Or), Raquet (Somme), Maréchal (Pas-de-Calais), Reclus (Haute Vienne), Rouault (Isère), Vassilière (Gironde).
  2. Cet important Mémoire, auquel les conditions atmosphériques de cette année donnent un nouvel intérêt, a paru dans The Journal of the R. agricullural Society of England, t. VII, 2e série, 1re partie, 1871. J’en ai donné une traduction dans le tome Ier des Annales agronomiques, p. 251-551.
  3. Annales agronomiques, t. XVIII, p. 513-561. C’est dans le même recueil, t. xix, que se trouvent les travaux de M. Müntz sur l’utilisation des feuilles de vigne et des marcs de raisin à l’alimentation du bétail.
  4. Voyez la Revue du 15 mai, p. 391.