Bibliothèque de l’Action française (p. 71-81).

VI


La reddition de Québec signée, le gouverneur, Monsieur le Marquis de Vaudreuil, s’était retiré en grande hâte à Montréal. Quand, après la victoire de Sainte-Foy, l’arrivée de l’escadre anglaise eut assuré la possession du Canada à l’Angleterre, trente-cinq vaisseaux de l’amiral Colvill, portant 20,000 soldats et une forte artillerie, avaient lentement remonté le fleuve pour s’emparer de la ville, où Monsieur de Vaudreuil avait établi son quartier général.

Montréal n’avait d’autres fortifications qu’une mauvaise enceinte de bois ; l’artillerie était réduite à quelques canons et l’effectif à deux mille hommes.

Monsieur de Vaudreuil comprit que la résistance serait une folie ; il ne voulut pas ajouter aux souffrances d’une population aux abois, et après avoir pris l’avis de son conseil, il offrit de rendre la place.

La capitulation fut signée le 8 septembre.


À Québec, le docteur Fauvel venait de l’apprendre au capitaine de Tilly, et, assis sur un banc de l’avenue de l’Hôpital, ils s’entretenaient de la nouvelle.

— C’était inévitable, c’était fatal, disait Jean. Un traité va bientôt fixer le sort du Canada. Une signature officielle sur le parchemin, et l’abandon déjà consommé sera définitif… Morte à jamais la Nouvelle-France !… La Nouvelle-France, ce mot me laisse aux lèvres comme un goût de cendre.

— Il y en a qui blâment le gouverneur d’avoir capitulé.

— La résistance n’aurait servi qu’à exaspérer les Anglais… qu’à allonger la liste des morts et des blessés… L’issue aurait été la même.

— Il paraît que Monsieur de Lévis a brisé son épée… il n’a point voulu livrer les drapeaux à l’ennemi, poursuivit le docteur.

— On a refusé les honneurs de la guerre ? s’écria Jean de Tilly, bondissant d’indignation.

— Oui, et pour ne pas livrer les drapeaux, Monsieur de Lévis les a fait brûler à l’île Sainte-Hélène.

Le pâle visage de Monsieur de Tilly reflétait une forte émotion, mais il ne dit rien ; et, s’appuyant le front sous la main, il resta songeur. Son admiration pour Lévis était enthousiaste, passionnée, et il souffrait pour lui.

Il se le représentait, donnant l’ordre douloureux. Sur l’île jolie, il voyait la flamme briller, la soie des drapeaux se consumer. La grêle fumée montait devant le vainqueur de Sainte-Foy… Et lui, le blessé convalescent, pensait au passé d’honneur et de misère… et à ce soufflet que la vie applique parfois au visage des plus fiers, des plus vaillants. Une inquiétude triste lui venait de l’immense inconnu qui s’ouvrait devant lui, mais en son cœur, comme un trésor caché, il avait maintenant une saveur de vie, un sentiment de bonheur confus.

Le docteur, qui l’observait, lui dit tout à coup :

— Le colonel d’Autrée est furieux… Il aurait voulu la lutte jusqu’au bout.

— Il est Français… Monsieur de Vaudreuil est Canadien… il n’a pas eu le cœur d’ajouter inutilement aux maux du pays, répondit Jean de Tilly.

Intérieurement, il songeait à Thérèse, et son souvenir projetait sur toutes les tristesses un divin rayonnement.

Le docteur, qui lisait dans son âme, sourit :

— Vous ne me demandez pas, dit-il, avec une douce malice, ce que Mademoiselle d’Autrée pense de la capitulation de Montréal. L’opinion d’une jeune fille sur les choses de la guerre est bien indifférente à un soldat.

Jean de Tilly se sentit rougir.

— Je vous en prie, dit-il impétueusement, ne raillez pas. Je sais que c’est une folie, mais je n’y puis rien… Je l’aime… Vous le savez bien. Pour tous les trésors de la terre, je ne renoncerais pas au bonheur de l’aimer.

— Et pourquoi ne l’aimeriez-vous pas ? demanda le docteur.

— Pourquoi ? mais elle est Française ; elle va partir… elle est riche ; et moi, dans la dernière détresse… trop pauvre pour donner à ma mère un morceau de pain… Quel avenir ai-je devant moi ?… Que puis-je espérer ?…

— Ce n’est pas pour rien que vous êtes revenu de si loin. Savez-vous ce que l’avenir vous réserve ?

— Ce que l’avenir me réserve !… La lutte contre la noire misère, le travail dur, opiniâtre pour le pain quotidien… Aimer Mademoiselle d’Autrée, c’est insensé… Je le comprends. Je sais que je souffrirai cruellement. Mais quand j’en devrais mourir, je veux l’aimer.

Le docteur Fauvel s’intéressait vivement à Jean de Tilly. Jamais, il ne s’était tant attaché à l’un de ses malades. Il aurait bien voulu lui dire qu’il était aimé… qu’il en était sûr. Mais, parler de ce qu’il avait remarqué chez Mademoiselle d’Autrée lui répugnait, et il dit simplement :

— La famille a pour vous beaucoup d’estime, de sympathie.

— Oui, le colonel me témoigne un grand intérêt… les dames aussi… comme à bien d’autres Canadiens… Nous sommes des naufragés qui s’en vont à la dérive sur un vaisseau délabré qui doit périr.

— Mais vous, mon cher enfant, vous pourriez passer en France. Rien ne vous retient au Canada. Qu’y ferez-vous ?

— J’y souffrirai, répondit Jean, le regardant de ses yeux profonds.

— Si elle vous entendait, Mademoiselle d’Autrée aurait du chagrin. La chère enfant est si compatissante… Vos blessures l’inquiètent encore — je le sais bien — moi, qu’elle interroge souvent.

— Mon Dieu ! s’écria Jean, avec une soudaine explosion de douleur, que deviendrai-je quand elle sera partie… quand je ne la verrai plus… quand la mer sera entre nous ?

— En attendant, dit le docteur, allez la voir le plus souvent que vous pourrez. Parce que vous traversez des jours de douleur, est-ce une raison pour fermer les yeux à ce qui plaît, à ce qui enchante ?

— Mais, que pensera le colonel de mes assiduités ?

— Vous n’ignorez pas que le colonel donnerait tout pour s’en aller. Vivre ici, parmi les Anglais, lui est une dure épreuve. Il a besoin d’être distrait. L’hiver va lui sembler si long.

— Aux autres aussi ? dit Jean, l’interrogeant du regard.

Un sourire éclaira la figure fatiguée du docteur.

— Ma foi ! dit-il, Mademoiselle d’Autrée ne paraît pas attristée de cette perspective… Elle, qui s’est tant ennuyée à Québec, ne paraît pas désirer maintenant d’en partir.

— C’est par délicatesse… pour adoucir à sa mère le regret d’être la cause du retard.

— Sait-on jamais ce qu’il y a au fond du cœur des jeunes filles ?… Ce qui est sûr, c’est que la belle Thérèse ne s’ennuie plus à Québec… Je vous laisse cette énigme à résoudre, dit le docteur, se levant pour partir.

Jean, frémissant, lui saisit les mains. Une joie trop vive le parcourait tout entier… le faisait presque défaillir.

— Pourquoi me dire cela ? balbutia-t-il… Non, ce n’est pas possible… vous ne le croyez pas.

— Ta, ta, ta, fit le docteur avec gaieté, qu’est-ce qui vous prend ? qu’ai-je dit ?… que les jeunes filles ont une façon particulière d’apprécier les choses… Pourquoi tant vous émouvoir ?… Qu’avez-vous à me reprocher ?

La flamme de joie qui brûlait dans les yeux sombres l’émut malgré lui.

— Croyez-moi, poursuivit-il, vous n’êtes pas à plaindre. Si je n’avais pas honte… vrai, je vous envierais… Vous êtes beau, vous avez vingt-deux ans, et… vous êtes amoureux…

— Je l’aime… oui, je l’aime, murmura Jean, avec une ferveur passionnée… Je vous le dis encore : Pour tous les trésors de la terre, je ne renoncerais pas au bonheur de l’aimer.

— Et vous auriez raison, mon cher enfant. Partout où il y a de l’amour, c’est le paradis.


— Ai-je eu tort ?… est-ce que je deviendrais sentimental ? se demanda l’excellent homme, en s’éloignant. Quel dommage que la jeunesse et l’amour ne durent pas… Maintenant, rien ne lui semble lourd. Il a l’espoir d’être aimé… Tout chante en lui… rien ne l’inquiète… La vie est douce, la jeunesse éternelle.

Et le docteur détacha son cheval en fredonnant :



« Ah ! si l’amour prenait racine,
« J’en planterais dans mon jardin. »