La Russie sous l’empereur Alexandre II/04

LA RUSSIE
SOUS
L'EMPEREUR ALEXANDRE II

I.
DEUX ANS DE L'HISTOIRE INTERIEURE DE RUSSIE
1866-1867.


I

Il y a une période toute récente, toute contemporaine de l’histoire de la Russie qui pourrait être enfermée entre deux attentats, l’un commis à Saint-Pétersbourg, en plein sol moscovite, l’autre, plus imprévu encore peut-être, quoique plus facile à prévoir, commis à Paris au milieu des pompes d’un voyage de plaisir fait par le tsar. Des crimes ne sont point de la politique, mais ils sont parfois comme des éclairs sinistres qui laissent entrevoir le trouble intérieur d’une société ; ils sont des signes révélateurs. Sans être de la politique, ils réagissent sur la politique ; ils la remuent et la montrent dans ce qu’elle a de plus criant. Ces deux attentats, éclatant au milieu de circonstances si diverses et à quinze mois d’intervalle, accomplis, l’un par un petit noble de Saratov, l’autre par une main polonaise, ne laissent pas d’éclairer, de caractériser la situation de cet étrange empire du nord, engagé depuis quelques années dans un mouvement si complètement inattendu. Certes, s’il est une marque visible, saisissante, de la marche des choses, des irrésistibles transformations de la société européenne, c’est bien ce travail par lequel la colossale Russie semble vouloir se créer une existence nouvelle et se préparer à quelque destin inconnu ; c’est ce mouvement qui s’accentue de plus en plus, où tout se mêle, agitations d’opinion, luttes d’intérêts, antagonismes de classes, ambitions nationales, crises matérielles, révolutions de mœurs, et c’est là ce qui fait la nouveauté, l’originalité, dirai-je, de ce règne de l’empereur Alexandre II, qui compte déjà treize années. Lorsque l’empereur Nicolas, d’impérissable mémoire, vivait encore, qui aurait dit qu’on touchait à une commotion si profonde ? Le lendemain, tout s’ébranlait, tout s’agitait. C’est avec l’avènement de l’empereur Alexandre II que le mouvement a commencé réellement. Il est né du sentiment de la pesante servitude où venait de vivre la Russie ; le changement de règne combiné avec la guerre de Crimée en hâtait l’explosion ; l’émancipation des paysans, en l’accélérant, lui donnait le caractère d’une véritable révolution sociale et économique ; l’insurrection polonaise, éclatant sur ces entrefaites, venait tout à la fois l’irriter et le fausser par une diversion sanglante où se précipitaient toutes les passions nationales, toutes les fiévreuses activités. Chaque événement, chaque incident est devenu ainsi un aiguillon de plus.

De là est sortie une Russie nouvelle, ambitieuse et vaine, sourdement remuée, ombrageuse, singulièrement arrogante vis-à-vis de l’Occident, prenant facilement ses haines ou ses inquiètes aspirations pour les révélations d’une conscience nationale, confondant bien souvent encore les mirages avec les réalités, et en définitive portant dans la politique intérieure comme dans la politique extérieure un esprit nouveau de discussion et d’indépendance. Cela ne veut point dire que tout ce qui tenait à la Russie d’autrefois, à la Russie du temps de Nicolas, ait disparu. Les traditions et les abus du plus vaste absolutisme qui ait existé n’ont point été déracinés en un instant. Les réformes de lois et d’institutions ont effleuré ce corps opaque et immobile sans le pénétrer encore profondément. La lumière qui s’est faite a plus servi à faire éclater les incohérences qu’à les dissiper. En un mot, le vieux fonds moscovite subsiste jusque dans cette crise prolongée de transformation, et c’est justement ce mélange de traditions invétérées et d’habitudes nouvelles, c’est ce mélange qui est le trait le plus caractéristique de la situation où se débat depuis quelques années l’empire du nord. Ce n’est plus la Russie de l’empereur Nicolas, ce n’est pas encore la Russie de quelque tsar libéral et constitutionnel, si ces mots peuvent marcher ensemble, c’est la Russie d’Alexandre II, l’empereur aux volontés intermittentes, flottant aisément entre toutes les influences et restant à travers tout la personnification indécise et molle d’une autocratie embarrassée d’elle-même.

Un fait domine cet ordre nouveau et pour la première fois apparaît en Russie : c’est la puissance de l’opinion comme stimulant et frein du gouvernement, comme levier d’action, comme phénomène moral dans une société accoutumée au silence. Le pouvoir sans doute n’a perdu ni son caractère essentiel ni ses allures. Il est aujourd’hui encore ce qu’il était il y a vingt ans, un mélange d’absolutisme oriental et de bureaucratie. S’il accomplit des réformes, c’est avec ses procédés d’omnipotence administrative, et ces réformes sont limitées dans la pratique par un arbitraire universel. Le tsar les promulgue, les gouverneurs et les maîtres de police les interprètent. Des garanties en apparence libérales ne sont le plus souvent que des fictions au-dessus desquelles plane la seule réalité vivante et agissante, une autocratie sans limite servie par une administration sans scrupule ; mais en même temps, par un phénomène aussi nouveau que saisissant, l’opinion en est venue à avoir son rôle et sa puissance, même en Russie. A défaut d’institutions régulières par lesquelles elle puisse se traduire et de mode légal d’intervention dans la politique, elle se produit sous toute sorte de formes. Elle ne domine pas le gouvernement, elle le presse et l’enveloppe, et elle finit par s’imposer à lui en paraissant le servir. Chose étrange, la Russie est peut-être un des pays de l’Europe où on parle le plus, où il y a le plus de réunions, de banquets, d’adresses, de manifestations, et ce qu’il y a de plus significatif encore, c’est le caractère populaire que prennent ces manifestations : opinion bruyante, irrégulière, extrême dans ses passions, à la fois servile et révolutionnaire, dont les journaux sont les organes, les auxiliaires et plus souvent encore les instigateurs. Il en résulte cette situation complexe où toutes les réalités du despotisme se combinent avec les apparences d’une liberté assez large, où des partis ont l’air de s’agiter et de poursuivre je ne sais quel but invisible.

Au fond, quels sont actuellement ces partis en Russie ? Ils prenaient autrefois toute sorte de noms, ils s’appelaient les slavophiles, les démocrates, les nihilistes, les libéraux, les conservateurs. L’insurrection polonaise a jeté une confusion singulière dans ces distributions factices de partis, dans cet amas d’instincts qui agitaient la société russe ; elle a créé pour un instant une apparente unanimité par le miracle violent et éphémère d’un sentiment national habilement surexcité. A l’issue de cette grande crise, l’influence restait naturellement à ceux qui s’étaient montrés les plus implacables à poursuivre la victoire de la force, à ce parti ultra-russe dont Mouraviev a été un moment le héros suranné et fougueux, qui a eu M. Nicolas Milutine pour théoricien et homme d’état, le prince Tcherkaskoi pour mandataire à Varsovie, M. Katkof pour coryphée dans la presse. C’est ce parti qui a régné depuis quelques années, qui a paru du moins exercer l’action la plus décisive. Est-ce un parti réellement ? C’est plutôt un amalgame étrange de toute sorte d’élémens, ultra-patriotes, partisans de l’émancipation des serfs, radicaux, panslavistes, formant une phalange aussi turbulente que confuse, se ralliant sous un drapeau de démocratie autoritaire, prenant pour idéal à l’intérieur un tsar, une nation nivelée avec une bureaucratie intelligente, — à l’extérieur une politique d’action et d’expansion par l’alliance avec les Slaves de l’Autriche et de la Turquie. C’est ce parti semi-absolutiste, semi-révolutionnaire, poursuivant en tout l’unité de l’empire par la russification de tous les élémens étrangers, c’est ce parti qui, par la défaite de l’insurrection polonaise, est devenu une sorte de puissance. Jusque dans le feu de la lutte cependant, il y a eu toujours une résistance secrète et latente, venant d’hommes non pas moins hostiles aux Polonais et non pas moins patriotes par leurs instincts, mais plus enclins à s’effrayer des allures révolutionnaires du jeune parti russe, plus modérés dans leur libéralisme ou dans leur absolutisme, plus disposés à redouter les aventures dans la politique extérieure et les innovations trop radicales dans les affaires intérieures. La violence de leurs adversaires en avait fait des modérés. En réalité, c’étaient des hommes tout simplement peut-être plus sensés, qui n’allaient pas dans leur libéralisme jusqu’à ébranler toutes les idées de propriété, sous prétexte de faire la guerre à la Pologne, pas plus qu’ils n’allaient dans leur absolutisme jusqu’à sacrifier la noblesse et les classes éclairées à une vaste démocratie de paysans surmontée d’un tsar.

C’est entre ces deux courans que flotte depuis quelques années la politique russe. C’est encore ainsi aujourd’hui ; c’était ainsi surtout il y a deux ans, au commencement de 1866. M. Nicolas Milutine, sans avoir une place officielle et précise dans la politique, exerçait un véritable ascendant par ses conseils, par son frère le général Dimitri Milutine, ministre de la guerre, par son lieutenant, le prince Tcherkaskoi, chargé d’exécuter ses plans de russification à Varsovie, par toute une phalange d’amis ou de fonctionnaires de son choix dévoués à ses idées. L’autre nuance était représentée par le prince Souvarov, qui a été gouverneur de Saint-Pétersbourg et qui avait refusé de s’incliner devant la gloire sanglante de Mouraviev, par le ministre de l’instruction publique, M. Golovnine, qui a longtemps passé pour un libéral à la façon de l’Occident, par le ministre de l’intérieur lui-même, M. Valouief, l’homme aux ménagemens habiles, à la dextérité insinuante et aux expédiens toujours nouveaux. Cet antagonisme plus ou moins dissimulé, plus ou moins sensible, a eu déjà bien des alternatives, et ce qui se passait au sein même du gouvernement se reproduisait dans la presse, où le plus fougueux des publicistes, M. Katkof, prêtait à l’idée ultra-russe l’appui de son âpre et intempérante éloquence. C’est en vérité un terrible homme que M. Katkof avec sa Gazette de Moscou toujours à l’avant-garde du mouvement ultra-patriotique, et rien ne peint mieux peut-être la situation morale de la Russie que ce rôle d’un simple journaliste devenant une puissance en dehors de toute fonction officielle, se faisant de lui-même chef de parti, passionnant les uns, intimidant les autres, tenant tête aux ministres et allant presque jusqu’à s’imposer au souverain lui-même, attirant sur lui la sévérité des suspensions administratives pour reparaître bientôt plus triomphant que jamais.

Je n’ai plus à dépeindre ce curieux personnage de la Russie nouvelle. C’est assurément un esprit vigoureux, fortement nourri, rompu à toutes les habiletés de la polémique, mais en même temps implacable, puéril dans ses haines, obsédé d’idées fixes, poussant l’infatuation de lui-même jusqu’à la solennité, jusqu’au ridicule. Il ressemble singulièrement à ce personnage, à ce Goubaref dont un des plus charmans conteurs de la Russie, M. Tourguenef, fait le portrait dans son dernier roman de Fumée. « Il a toujours frappé au même endroit et il a fini par percer. On voit un homme ayant une haute opinion de lui-même, qui ordonne, qui ordonne ; c’est l’essentiel. On s’est dit : Il doit avoir raison, il faut l’écouter. Toutes nos sectes se sont ainsi fondées. Le premier qui prend en main un bâton a raison. » C’est la faute des habitudes de servilité toujours ancrées au cœur du peuple russe. C’est toujours le mot de ce soldat conspirateur de 1825 à qui on parlait de la république slave : « Bien, la république ; mais qui sera notre empereur ? » Il n’y a pas longtemps encore, M. Katkof, en croyant tracer les devoirs de la presse politique, traçait une véritable philosophie de la servitude dans la Gazette de Moscou. A ses yeux, écrire dans un journal, c’était acquitter une dette envers le souverain, c’était tenir le serment, prononcé en soi-même, de « servir la monarchie dans le sens complet du mot, » c’était remplir un devoir de fidélité. « En Russie, s’écriait-il, il n’y a qu’une volonté unique qui puisse dire : Le droit c’est moi ! Devant elle, soixante-dix millions d’individus se courbent comme un seul homme. Elle est la source de tout droit, de tout pouvoir, de tout mouvement dans la vie de l’état… La nation croit que le cœur du tsar est dans les mains de Dieu. Quand elle s’ébranle, tout s’ébranle. Servir le souverain ne doit pas être exclusivement le devoir de l’administration bureaucratique. Dans le sens que ce mot de pouvoir suprême a en Russie, tout le monde peut et doit se croire, à quelque degré que ce soit, le serviteur du souverain… » Avec ces idées et un peu de bonne volonté, M. Katkof est arrivé droit à ne voir dans le monde que trois choses qui n’en font qu’une, le tsar, la Russie et la Gazette de Moscou. Quiconque attaque une de ces choses attaque toutes les autres, et c’est ainsi qu’un jour du mois de mars 1866, sans y songer, cette Revue même, pour s’être montrée un peu libre, avait le malheur de causer à M. Katkof des insomnies qui le conduisaient à une petite mésaventure[1].

Qu’avais-je fait cependant ? J’avais montré le rôle de la Gazette de Moscou dans la vie actuelle de la Russie. Malheureusement la vérité simple ne pouvait suffire à M. Katkof ; il voyait aussitôt dans ces pages je ne sais quel noir complot enveloppant l’Europe de ses ramifications et noué à Saint-Pétersbourg, sans doute parmi les ministres eux-mêmes. C’était évidemment M. Golovnine, M. Valouief, qui écrivaient dans la Revue, à moins que ce ne fût leur représentant, M. Schedo-Ferroti. Le rédacteur de la Gazette de Moscou se mettait aussitôt en devoir de signaler la grande conspiration organisée contre lui, c’est-à-dire contre la Russie, dont l’intégrité était manifestement menacée ; il dénonçait les traîtres, les « auteurs mystérieux de l’article » de la Revue. Les traîtres, un peu impatientés, se défendirent par un avertissement donné au journaliste, et voilà la guerre allumée ! Voilà aussi justement où M. Katkof apparaît dans l’orgueil naïf de son rôle ! Il ne se tint pas pour battu, il refusa de recevoir la carte de visite ministérielle, et, interprétant avec une subtilité hardie la disposition légale qui punissait d’une amende de 25 roubles par jour tout journal qui n’insérerait pas un avertissement, il se déclara prêt à payer les 25 roubles pendant trois mois, — après quoi il briserait sa plume de publiciste ! Rien de semblable n’avait été assurément prévu ; ce n’était pas l’affaire de la direction de la presse, qui se trouvait audacieusement bravée. Cette guerre de plume entre ministres et journalistes s’engageait dans des conditions singulières et menaçait fort de s’envenimer, lorsque tout à coup elle allait se perdre dans un événement bien autrement grave, bien autrement imprévu, et qui allait ébranler la Russie : c’était le premier attentat, dirigé le 16 avril 1866, contre le tsar, à Saint-Pétersbourg même.

L’empereur Alexandre II se promenait au Jardin d’été. Au moment où il montait en voiture, un inconnu fendant la foule et se rapprochant violemment se préparait à tirer sur lui, lorsqu’un jeune homme placé à côté de l’assassin détournait le coup, qui partait en l’air sans atteindre personne. Aussitôt une émotion extraordinaire, contagieuse, se répandait partout, et on pourrait dire que, sous l’influence de l’attentat du 16 avril, la société russe entrait dans une crise d’exaltation morale où un vague sentiment d’effroi se mêlait à un enthousiasme indescriptible. Les manifestations recommençaient comme en 1863, à l’époque de la guerre de Pologne ; seulement elles avaient un caractère plus naïf et plus populaire. A Moscou comme à Pétersbourg, les processions de toute sorte se succédaient. Des masses vivantes se déroulaient autour du palais, demandant à voir le tsar et l’accueillant toujours par l’hymne national. On s’agitait, on se prosternait devant les images de l’empereur et de tous les saints, d’était un mouvement étrange, d’une nouveauté saisissante en Russie, qui ne laissait pas de faire réfléchir et qui faisait dire à un homme d’esprit : « Tout cela est un symptôme grave. Il y a quelque chose de révolutionnaire dans ces démonstrations. C’est la rue qui commence à s’agiter. » Les classes éclairées, plus froides peut-être au fond, n’auraient pas osé résister à l’entraînement universel, et se laissaient aller par calcul à l’ivresse du moment, dépassant dans leurs manifestations ce que d’autres faisaient plus naïvement.

Il y avait surtout un personnage à la fois très heureux et très malheureux dans ces fêtes, car l’empereur n’était pas le seul héros du 16 avril ; il y en avait un autre, c’était ce jeune homme qui, en touchant le bras de l’assassin, avait détourné le coup. Il s’appelait Komissarof ; c’était un pauvre serf récemment émancipé qui ne se doutait guère qu’il était un héros et le sauveur de la Russie. Il venait de trouver la fortune sur son passage sans y songer. L’empereur, en le recevant dans le premier moment au Palais d’hiver, l’avait anobli. Dès lors c’était à qui se disputerait Komissarof. Il était de toutes les fêtes : on lui donnait des dîners et on se levait au milieu du repas pour l’embrasser. On lui expédiait des brevets de membre de toutes les sociétés possibles ; son portrait était partout, et il ne pouvait paraître sans exciter l’enthousiasme. On l’avait affublé d’un uniforme de la noblesse, — car la noblesse a un uniforme, — et lui, suant dans son habit étroit, ahuri, exténué d’ovations et de banquets, se mouchant quelquefois dans sa serviette, disait ingénument que, si cela continuait, il ne vivrait pas longtemps. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’au moment ou Komissarof devenait ainsi un héros et sauvait la Russie sans le savoir, son père était en Sibérie, où il avait été transporté. On le rappela naturellement. Quel était cependant le vrai caractère et quel était l’auteur de l’attentat du 16 avril ? Le premier mouvement de beaucoup de Russes avait été une sorte de stupeur en présence d’un acte qu’on représentait comme une nouveauté inouïe dans l’histoire moscovite, comme le démenti de toutes les traditions nationales. Ils oubliaient sans doute que tous les empereurs de Russie n’ont pas eu précisément la fin la plus naturelle et la plus paisible, et que plus d’une main de noble a aidé plus d’un tsar à mourir ; mais ce qu’il y avait de réellement nouveau cette fois, c’est que le crime était l’œuvre d’un simple individu sorti de la foule et tentant son entreprise dans la rue, à la lumière du soleil. Au premier instant, l’auteur du crime ne pouvait être nécessairement qu’un Polonais. Il fallait à tout prix que ce fût un Polonais ! M. Katkof se hâtait d’affirmer le fait, et il donnait même le nom du meurtrier, si bien que le soir même, au théâtre de Moscou, à une représentation de l’opéra national la Vie pour le tsar, qui évoque le souvenir des luttes de la Pologne et de la Russie, les personnages polonais ne pouvaient paraître sans exciter des transports de fureur et d’exaspération. La foule se donnait la satisfaction de les chasser de la scène avec des cris de rage. Le nom de la Pologne soulevait des tempêtes, et cependant ce meurtrier polonais était tout simplement un Russe qui s’appelait Dimitri Karakosof. L’empereur lui-même le reconnaissait avec une certaine émotion en recevant une députation du sénat. « Ce qu’il y a de plus triste, disait-il, c’est que l’assassin est un Russe. » C’était un jeune homme de vingt-quatre ans, fils d’un petit propriétaire du gouvernement de Saratov. Il avait été successivement au gymnase de Penza, à l’université de Kasan, puis à l’université de Moscou, d’où il s’était trouvé exclu pour n’avoir pas payé le montant de son inscription. Ce jeune fanatique ne manquait pas d’une certaine énergie. Au moment de son arrestation, lorsque la multitude se précipitait sur lui en menaçant de le mettre en pièces, il s’écriait : « Pourquoi vous ruez-vous sur moi ? Je me suis sacrifié pour vous, j’ai voulu vous venger de celui qui vous a trompés et qui vous opprime. » Et à l’empereur lui-même, qui lui demandait la cause de son action, il répondait avec une tranquillité farouche : « Parce que vous avez trompé le peuple en ne lui donnant qu’une liberté illusoire et l’émancipation sans terre. » Jusque dans sa prison, Dimitri Karakosof ne laissait pas de garder une attitude virile et à demi ironique, déjouant plus d’une fois la tactique de ceux qui l’interrogeaient, et finissant par ne rien révéler. Son vrai mobile était évidemment un fanatisme sombre. Ce n’était pas seulement un Russe, c’était de plus un adepte des associations secrètes, un nihiliste, comme on dit à Saint-Pétersbourg et à Moscou, et c’est ici que l’attentat du 16 avril devenait le symptôme criant d’une situation profondément troublée.

Qu’est-ce donc en effet que le nihilisme en Russie ? M. Schedo-Ferroti, ce publiciste devenu la bête noire de M. Katkof, a voulu en retracer l’histoire, les origines confuses et les caractères dans un livre qui a paru il y a quelque temps. La commission d’enquête nommée à la suite de l’attentat du 16 avril a essayé d’en saisir l’organisation et les ramifications. Avant tout le monde, M. Tourguenef, dans ses romans, surtout dans ses récits de Fumée, de Pères et enfans, en avait décrit les types vivans avec sa netteté de trait et sa vigoureuse hardiesse d’observation. Au fond, c’est moins une philosophie que le produit amer d’une société plongée dans un profond chaos moral, pervertie par une longue corruption d’idées et de mœurs. C’est moins une doctrine que le fruit d’une fermentation malsaine. C’est le résumé et le dernier mot de tous les instincts de radicalisme et de révolution qui depuis longtemps s’agitent au cœur de la nation russe. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le nihilisme a commencé de germer et de se propager. Il existait déjà obscurément sous le dur régime de l’empereur Nicolas. Il s’est frayé une issue au commencement du règne actuel par ce qu’on appelait alors la littérature manuscrite, la littérature accusatrice, où tout ce qu’il y a d’esprit critique dans la société russe débordait avec une sorte de passion. Seulement il ne s’appelait pas encore le nihilisme. Depuis, il s’est répandu un peu partout, il a trouvé des adeptes dans la plupart des universités, dans les villes, parmi tous ceux qu’une vague inquiétude et la haine du présent jetaient à la recherche de l’inconnu.

La jeunesse presque entière est devenue nihiliste, ne fût-ce qu’un moment, par caprice, par exubérance, et les femmes à leur tour s’en sont mêlées ; elles ont tenu même à se distinguer par un costume. Les dames nihilistes russes, elles, se font reconnaître à leurs cheveux courts, à un chapeau rond, à des lunettes bleues et à une absence totale de crinoline. On en cite qui portent galamment ce costume et qui ont fait plus d’un adepte à la doctrine de la vraie lumière. Dames et jeunes gens représentent manifestement, à ce qu’ils croient, la Russie de l’avenir ! Un des premiers nihilistes, il y a quelques années, fut le malheureux Tchernischevski, qui est aujourd’hui aux mines en Sibérie. Il avait écrit un roman sous ce titre : Que faire ? œuvre longue, diffuse, qui a passé cependant pour l’évangile de la nouvelle démocratie russe, et qui proposait toute sorte de moyens pour mettre l’idée en pratique. Une des plus vives et des plus curieuses peintures du nihilisme a été le roman de Pères et enfans, où M. Tourguenef met en présence deux générations, Kirsanof, le vieux Russe, et Bazarof, ce jeune plébéien nihiliste, à l’esprit méprisant et superbe. « Nous agissons en vertu de ce que nous reconnaissons pour utile, dit Bazarof ; aujourd’hui il nous paraît utile de nier, et nous nions. — Tout ? — Absolument tout. — Comment ! non-seulement l’art, la poésie, mais encore, j’hésite à le dire,.. — Tout, répéta Bazarof avec une inexprimable tranquillités. — Permettez, permettez, dit Kirsanof, vous niez tout ou, pour parler plus exactement, vous détruisez tout ; cependant il faut aussi rebâtir.., — Cela ne nous regarde pas, il faut avant tout déblayer la place… — Non, après tout ce que vous venez de dire, vous n’êtes point Russe, je ne peux plus vous reconnaître pour tel. — Mon grand-père conduisait la charrue, répondit Bazarof avec un orgueil superbe ; demandez au premier venu de vos paysans dans lequel de nous deux, de vous ou de moi, il reconnaît plus volontiers son concitoyen ; vous me savez même pas parler avec lui. — Et vous, qui savez parler avec lui, vous le méprisez. — Pourquoi pas, s’il le mérite ? Vous blâmez la direction de mes idées ; mais qui vous dit qu’elle est accidentelle, qu’elle n’est point déterminée par l’esprit général de ce peuple que vous défendez si bien ? — Allons donc ! les nihilistes sont bien nécessaires !… »

La vérité est que, nécessaires ou non, ils existent, ces nihilistes russes ; par aversion pour l’ancien despotisme, ils secouent toute autorité ; en haine d’une organisation sociale inique, ils nient tout, religion, propriété, famille, mariage, art, poésie, philosophie, et, s’ils sont devenus une secte nombreuse, s’ils ont acquis une dangereuse puissance, si leurs idées se sont propagées avec une telle rapidité, ce curieux phénomène est dû peut-être à des causes naturelles et simples. La première est dans le mot profond par lequel finit le jeune et audacieux Bazarof. De toutes les idées qui s’agitent à la surface de la Russie, qui sait si ce radicalisme destructeur n’est pas ce qui répond le plus fidèlement à l’instinct de la masse moscovite, s’il n’est pas « déterminé par l’esprit général de ce peuple ? » Les mots de libéralisme, de principes conservateurs, ne représentent le plus souvent que des combinaisons factices et ne sont que des plagiats de l’Occident. Au fond, l’idéal populaire, c’est la guerre à la noblesse, à l’ancienne propriété seigneuriale, c’est le nivellement démocratique combiné avec la propriété collective de la commune russe. C’est ce qui fait la force des théoriciens qui cherchent dans cet idéal l’avenir de la Russie, cet avenir, merveilleux et imprévu dont il est si souvent question dans les polémiques.

Je sais bien ce qu’il y a de puérilités, de mirages et de faiblesses dans ces déclamations, et ce qu’il y a de vrai dans ces ironiques paroles d’un des personnages de M. Tourguenef. « Que dix Russes se rassemblent, immédiatement jaillit la question, de la valeur et de l’avenir de la Russie… Ils pressent, ils sucent, ils mâchent cette malheureuse question comme font les enfans de la gomme élastique… et avec le même résultat. Ils ne savent y toucher, bien entendu, sans tomber aussitôt sur la pourriture de l’Occident. Il nous bat sur tous les points, cet Occident, et il est pourri ! Et encore si réellement nous le méprisions ; mais tout cela n’est que phrases et mensonges… » Rien n’est plus spirituellement vrai ; seulement, en faisant vibrer cette corde, le radicalisme a eu l’air de s’identifie avec un instinct national dont il s’est fait une force. Une autre cause de la rapide propagation du nihilisme, et celle-là, est la tragique moralité de l’histoire de la Russie dans ces dernières années, c’est la politique même du gouvernement dans les affaires polonaises. Cette guerre de destruction sociale organisée. contre la Pologne a évidemment communiqué aux forces démocratiques de l’intérieur de l’empire une intensité redoutable. Le gouvernement s’est trouvé fatalement conduit à se servir pour son œuvre du radicalisme, dont il prenait les doctrines, et par une combinaison singulière ; ils s’est placé dans cette situation où il n’était pas toujours suivi par les conservateurs et où il acceptait l’alliance de tout ce qu’il y avait de révolutionnaire en Russie. Les nihilistes n’ont craint nullement de revêtir l’uniforme du tchinovnik pour aller porter l’idée en Pologne. Ils ont fini par remplir l’administration des provinces polonaises et par s’infiltrer jusque dans celle de quelques-unes des provinces russes. Ils avaient l’avantage de se populariser en s’associant à une violente passion nationale et de pousser au triomphe de leurs idées à L’abri de la politique officielle.

Tant que le gouvernement ne trouvait dans les nihilistes que des instrument pour son œuvre en Pologne ou des alliés contre une noblesse à demi libérale et récalcitrante, c’était bien. On avertissait quelquefois leurs journaux lorsqu’ils parlaient trop lestement de la famille et du mariage ; mais cette étrange alliance n’était pas rompue. La jour où le nihilisme apparaissait sous la figure d’un Karakosof, gouvernement et société en Russie ressentaient une commotion profonde, comme un mouvement d’effroi, en présence d’un abîme qui s’ouvrait tout à coup, et M. Katkof n’était pas le dernier à pousser le cri d’alarme, au risque de mettre un peu tout le monde en cause. Il avait commencé par accuser les Polonais, et il n’a même jamais été bien persuadé de s’être trompé sur ce point. Bientôt il se tournait contre les nihilistes ; mais cela ne pouvait évidemment lui suffire. M. Katkof est un homme à idées fixes, et il ne négligeait pas l’occasion de pousser la guerre contre ses adversaires de Pétersbourg. Il poursuivait d’allusions menaçantes M. Golovnine, M. Valouief, qu’il accusait d’avoir favorisé par leur politique le développement du nihilisme ; il signalait les nihilistes placés par eux dans des fonctions publiques à Penza, à Tver. Que dis-je ? Nous étions tous en Europe quelque peu responsables, sinon complices, du crime de Karakosof. Nous l’avions préparé, nous l’avions annoncé, recevant la consigne des « meneurs pétersbourgeois. » Est-ce que, « deux ou trois semaines avant l’attentat du 16 avril, » il n’avait pas paru « tout d’un coup » dans les journaux français des articles représentant la société russe livrée aux « élémens révolutionnaires les plus subversifs, » aux passions les plus dangereuses, — montrant une intime solidarité entre ce travail révolutionnaire et l’administration des provinces occidentales et du royaume de Pologne ? » — « Voilà, disait M. Katkof, le fond de ces articles énigmatiques qui sans raison plausible ont paru dans les journaux français, où, pour mieux dire, de ces indications transmises de Saint-Pétersbourg à l’étranger. Peut-on dire rien de pareil sans avoir dans le cœur quelque mauvaise intention ? Il n’est pas possible d’expliquer ces attaques par une méprise ou par un malentendu… » M. Katkof ne disait pas tout, il voulait laisser croire à une mise en scène mystérieusement organisée, et qui sait si dans cette mise en scène il ne faisait pas une place à quelque autre personnage plus mystérieux encore ?

Ce qui est certain, c’est que cet attentat du 16 avril, en éclairant d’une soudaine lumière toute une situation, en montrant que cette anarchie intime de la société russe n’était pas, autant qu’on le disait, l’invention chimérique de quelques publicistes de l’Occident, cet attentat remuait singulièrement les esprits et les laissait dans une vague anxiété, dans l’attente d’une répression dont on ne pouvait calculer ni l’étendue ni la force. Il troublait tout le monde, et le gouvernement plus que tout le monde. Dans les masses, c’était une fièvre d’agitation et de fureur. Les classes éclairées, tout en cédant à l’enthousiasme pour le tsar et pour son sauveur Komissarof, ne laissaient pas de regarder avec une secrète épouvante ce déchaînement d’opinion populaire qui pouvait finir par se tourner contre elles. On se demandait ce qui allait sortir de cette crise si subitement ouverte par la main d’un jeune fanatique, quelle influence elle allait avoir sur la politique, sur la composition même du gouvernement. Une réaction inévitable était à craindre ; elle se manifestait effectivement par une série de mesures et de changemens contradictoires, avec un certain désordre et une certaine incohérence, comme tout arrive en Russie. Elle s’attestait surtout à peu d’intervalle par deux actes significatifs, la nomination d’une commission d’enquête à la tête de laquelle était placé le comte Michel Mouraviev et un rescrit impérial, sorte de manifeste ou de programme politique adressé par le tsar au président du conseil des ministres, le prince Gagarin.

La Russie en était encore à voir dans le vieux proconsul de Wilna le sauveur attitré de l’empire. Puisqu’on nommait une commission d’enquête pour rechercher tout ce qui se rattachait au crime du 16 avril, il ne pouvait y avoir pour la diriger que celui qui avait étouffé d’une main aussi habile qu’implacable l’insurrection en Lithuanie. Le choix était en quelque sorte imposé par l’opinion au gouvernement, qui avait songé à désigner le général Lanskoy, et Michel Mouraviev lui-même n’était pas éloigné de croire à sa propre infaillibilité. Dans un banquet qu’on lui donnait au club de la noblesse, il disait avec une confiance un peu superbe : « Je suis heureux que l’empereur m’ait mis à la tête de cette institution qui doit servir à dévoiler le noir complot et les coupables. Je mourrai plutôt que de ne pas découvrir le secret de cette machination qui est l’œuvre non d’un seul homme, mais de nombreux complices agissant ensemble, et j’espère que vous m’aiderez dans cette tâche… » Mouraviev conviait la noblesse à entrer en volontaire dans la police ! Par le fait, il se trouvait de nouveau investi d’une véritable dictature, et il agissait en dictateur. Toutes les autorités avaient l’ordre de lui obéir sur l’heure, et, s’il n’est pas arrivé à un grand résultat, il réussissait du moins pendant quelques mois à inspirer une certaine terreur. Sous son impulsion, les gouverneurs des provinces se mettaient en campagne, emprisonnaient sans scrupule et faisaient la guerre au costume des dames nihilistes, qu’ils représentaient comme un signe de sédition « dans l’opinion de tous les hommes bien pensans » et des « observateurs de l’ordre social. » Le petit chapeau rond, les cheveux courts et les lunettes bleues n’avaient plus le droit de se montrer dans les rues de Moscou, et, parmi les malheureuses qui ne se conformaient pas assez vite aux prescriptions de la police, il en est qui ont subi un long emprisonnement. C’était beaucoup pour une excentricité de toilette.

Quant au rescrit impérial, était-ce, comme on le disait, l’œuvre du prince Gagarin ou du comte Panin ? Il portait dans tous les cas la marque d’un esprit imbu de fortes préoccupations conservatrices et obsédé de ce fantôme du nihilisme qui venait d’apparaître sous la forme du régicide. — La Providence, selon l’auteur, n’avait permis l’attentat du 16 avril que pour montrer le danger de ces doctrines qui s’attaquent audacieusement à la foi religieuse, à la famille et à la propriété. L’auteur du reste avouait naïvement le mal. « Je n’ignore pas, disait-il, que quelques fonctionnaires russes ne sont pas restés étrangers à la propagation de ces principes subversifs dont le développement doit être interdit. » Le rescrit impérial avait évidemment la prétention d’être un programme de gouvernement et de tracer à tous une règle de conduite ; mais celui qui rappelait à ses peuples et à ses employés les lois souveraines de l’ordre social ne paraissait pas même soupçonner qu’un rescrit n’est qu’une feuille volante, que, pour faire respecter la propriété, la famille et la religion en Russie. le mieux serait encore de ne pas les outrager et les abolir en Pologne.

En réalité, l’esprit de l’empereur Alexandre II était très perplexe. Il adressait au prince Gagarin un rescrit plein de velléités conservatrices, et en même temps il ne songeait point évidemment à désavouer le système de destruction sociale dont l’application se poursuivait en son nom dans les provinces polonaises. Il voulait faire reculer le nihilisme, et au même instant il paraissait se rattacher plus que jamais à ceux de ses conseillers qui représentaient auprès de lui un radicalisme déguisé, discipliné, façonné au joug. Tous les changemens accomplis au lendemain du 16 avril et pendant quelques mois se ressentaient de cette contradiction perpétuelle. Ainsi, au premier instant, le chef des gendarmes, le directeur de la troisième section de la chancellerie impériale chargée de la police secrète, le prince Dolgoroukof, dépité, humilié de n’avoir rien prévu, rien su, rien empêché, voulut absolument se punir lui-même en donnant sa démission, et l’empereur choisit pour son successeur le comte Schouvalof, homme éclairé, modéré, qui avait laissé les meilleurs souvenirs dans les provinces baltiques, dont il avait été gouverneur, qui n’était nullement du parti ultra-russe ; mais d’un autre côté, peu après, il appelait définitivement au poste de secrétaire d’état pour les affaires de Pologne M. Nicolas Milutine. le vrai chef de ce démocratisme autoritaire régnant depuis quelque temps en Russie, celui qui a résumé son système dans cette image caractéristique : la steppe et une tour élevée au milieu !

Une des disgrâces les plus éclatantes et les plus significatives en ce moment était celle du ministre de l’instruction publique, M. Golovnine. C’était en vérité un triomphe pour M. Katkof, qui poursuivait depuis longtemps le ministre d’une hostilité implacable, qui ne cessait à cette heure même de l’accuser d’avoir propagé le nihilisme par ses choix de professeurs, par son système d’administration. M. Golovnine disparaissait comme allait disparaître le prince Souvarov, l’adversaire de Mouraviev. L’empereur fit appeler son ministre et lui dit qu’il l’aimait toujours, qu’il n’avait rien contre lui, mais que l’opinion publique s’inquiétait, qu’il fallait, dans les circonstances où l’on se trouvait, un homme nouveau, d’énergie et de caractère. Cet homme était le comte Dimitri Tolstoy, qui avait été désigné au choix de l’empereur. Le successeur de M. Golovnine était nouveau en effet, jeune encore, plein d’ambition, et son arrivée au pouvoir couronnait une rapide carrière. Il n’y avait pas trop longtemps qu’il n’était encore qu’un petit tchinovnik. Son mariage avec une fille du fameux Bibikof, l’ancien gouverneur de Kiev, n’avait pas peu servi à sa fortune. Il avait passé par le ministère de la marine sous le grand-duc Constantin, et avait été des amis du prince ; puis il s’était séparé de cette pléiade, avait eu une charge à la cour, et était devenu procureur du saint-synode. Le comte Dimitri Tolstoy s’était signalé par un livre sur le catholicisme en Russie empreint d’un fanatisme orthodoxe prononcé, homme laborieux d’ailleurs, ne manquant pas de connaissances, bien vu de l’impératrice pour ses opinions religieuses, intelligent, si ce n’est qu’on l’appelait un jésuite orthodoxe. En devenant ministre de l’instruction publique, le comte Dimitri Tolstoy ne cessait pas d’être procureur du saint-synode. C’était, pour ainsi dire, le signe visible du double caractère de la mission qui lui était confiée en ce moment, et cette mission, il la remplissait avec un zèle de néophyte qui allait quelquefois jusqu’à parler avec peu de retenue de son prédécesseur, témoin le jour où, devant les professeurs du gymnase de Saratov, il disait : « Il est fâcheux qu’il se soit trouvé parmi vous des gens qui n’auraient jamais dû se livrer à l’enseignement. Ils ont accepté un important devoir non au profit, mais au détriment de la jeunesse et afin de propager des idées subversives qui ont eu pour conséquence la dépravation morale et intellectuelle de quelques jeunes gens victimes de cette déplorable propagande. Sous mon administration, de semblables professeurs ne peuvent plus se rencontrer, car mes devoirs envers l’empereur et ma conscience ne me permettent pas de tolérer qu’une école entretenue par l’état se transforme en un repaire de doctrines anti-sociales et anti-gouvernementales… » Tel était le nouveau ministre de l’instruction publique dont l’avènement passait pour une revanche de la vraie politique russe, pour une victoire de l’esprit national et orthodoxe sur les tièdes conseils d’un homme qui n’avait pourtant pas péché par un excès de libéralisme.

Les changemens semblaient d’abord ne pas devoir s’arrêter là. Il y avait un autre membre du gouvernement qui paraissait au moins aussi menacé que M. Golovnine : c’était le ministre de l’intérieur, M. Valouief, qu’on s’attendait à voir disparaître, lui aussi, dans la bourrasque du lendemain de l’attentat, et on désignait même M. Milutine pour le remplacer ; mais le jour de la défaite de M. Valouief n’était pas encore venu. Le ministre de l’intérieur était un homme de ressource, et l’esprit de l’empereur Alexandre II n’est pas de ceux qui vont d’un seul coup au bout d’une politique. Au lieu de disparaître, M. Valouief se raffermissait promptement au pouvoir ; il sortait victorieux de la crise, et il en profitait même pour reprendre une affaire momentanément oubliée avec intention, pour briser la résistance de M. Katkof, qui continuait à ne pas vouloir des avertissemens qu’on lui prodiguait. Des deux adversaires officiels que M. Katkof poursuivait depuis si longtemps, l’un venait de tomber en partie sous ses coups, l’autre en revanche le frappait en suspendant pour deux mois la Gazette de Moscou, La déception suivait de près le triomphe pour l’intraitable journaliste. Il n’est pas moins vrai qu’il devenait assez difficile de comprendre ce système, d’un côté donnant des gages au parti ultra-russe, de l’autre réduisant au silence son plus vigoureux organe. C’était la suite inévitable de ce dualisme qui subsistait après comme avant la crise du mois d’avril, qui est resté et reste encore aujourd’hui la clé de la politique officielle de la Russie dans ses évolutions successives. En réalité, après les changemens qui venaient de s’accomplir, quel était le caractère de ce gouvernement ainsi renouvelé ? quels personnages le composaient, et quelle était la part des influences diverses qui s’agitaient dans les conseils du tsar ?


II

Dans cet ensemble d’hommes formant un gouvernement sous un maître, il y avait ceux qui ne représentaient rien et ceux dont la présence au pouvoir avait assurément quelque signification. Le président du conseil ou plutôt du comité des ministres, le prince Gagarin, était un vieillard vert encore, doué d’intelligence et de capacité, mais avant tout bon courtisan, facilement disposé à tout pour plaire, et au fond inclinant naturellement par son âge vers les idées de réaction. Le vieux comte Adlerberg, toujours ministre de la cour, n’était plus qu’une ruine, une ombre du passé, un demeurant du règne de Nicolas. Le ministre des postes, le comte Jean Tolstoy, n’avait guère plus d’importance politique que le ministre de la justice, M. Zamiatine, congédié depuis et remplacé par le comte Pahlen. Le ministre des domaines, le général Zelenoi, était un protégé de Mouraviev. Des anciens amis du grand-duc Constantin appelés au pouvoir il y a quelques années, avant l’insurrection de Pologne, le ministre des finances, M. Reutern, se maintenait seul encore, jouant d’ailleurs un rôle assez pâle, et on lui donnait pour adjoint le général Greigh. Sur ce fond assez effacé se détachaient les personnages essentiels, réellement influens.

D’un côté, c’était M. Nicolas Milutine, devenu ministre secrétaire d’état pour les affaires de Pologne. Celui-là certes représente quelque chose ; il a des amis, des cliens, sans être un grand seigneur, et il marche résolument à son but, qui est la création d’une vaste démocratie enrégimentée sous une autocratie intelligente. C’est son système, je l’ai dit. Très dédaigneux de la noblesse, dont il restreint le rôle tant qu’il peut, faisant peu de cas des nihilistes, qu’il ne craint guère et qu’il n’hésiterait pas à réduire par la force, s’ils tentaient de recourir à l’action, il est l’homme d’un certain progrès administratif, social, économique par l’absolutisme. Il a eu depuis quelques années une influence véritable, — indirecte, si l’on veut, dans les affaires intérieures de l’empire, — directe et prépondérante dans les affaires de Pologne, par lui-même et par son lieutenant, le prince Tcherkaskoi, qui a joué à Varsovie, aux côtés du comte Berg, lieutenant de l’empereur, le personnage d’un jeune réformateur à tout prix auprès d’un général du temps de Nicolas, Allemand d’origine, accoutumé aux vieilles routines. L’élévation de M. Milutine au poste de ministre secrétaire d’état ne pouvait que grandir son importance. Il trouvait d’ailleurs, pour le soutenir dans le cabinet, son frère, le général Dimitri Milutine, ministre de la guerre, homme opiniâtre, laborieux, imbu des mêmes idées, ambitieux sous un extérieur modeste. Le nouveau ministre de l’instruction publique, le comte Dimitri Tolstoy, était sans doute encore une force de plus pour le parti ultra-russe. Sa spécialité à lui était l’orthodoxie venant en aide à la nationalité et à l’autocratie.

D’un autre côté restait M. Valouief, devenu peut-être par une illusion de l’opinion le représentant d’une autre politique ou tout au moins d’autres traditions administratives, et auprès ou au-dessus de M. Valouief c’était surtout le nouveau chef de la 3e section de la chancellerie impériale, le comte Schouvalof, qui prenait rapidement une réelle importance. Je ne voudrais pas faire passer le comte Shouvalof pour un libéral, M. Katkof l’accuserait de m’avoir envoyé des documens, de fomenter des intrigues en Europe, et il le poursuivrait autant qu’il a poursuivi M. Golovnine ; mais enfin c’est un homme de lumières, d’une certaine modération, ayant peu de goût pour les théories de démocratie autoritaire, accoutumé à respecter les règles administratives, cette dernière garantie des peuples qui n’en ont pas d’autre. Placé dans des conditions à exercer de l’influence, il l’exerçait dans un sens modéré ; il se liait avec M. Valouief, et ne déclinait pas à l’occasion le rôle d’antagoniste de M. Milutine et de ses partisans. Si la politique russe pouvait jamais se résumer dans deux noms, ces deux noms auraient été à ce moment de l’été 1866 ceux de M. Nicolas Milutine et du comte Schouvalof.

Au milieu de ces influences, le chancelier de l’empire, ministre des affaires étrangères, le prince Gortchakof, avait et a gardé toujours une place à part. Il lui est arrivé un jour, il y a cinq ans, d’assurer au sentiment russe une victoire éclatante en déclinant cavalièrement l’intervention de l’Europe dans les affaires de Pologne, et il est resté avec le prestige de cette victoire diplomatique. Depuis, soit sous l’influence de l’âge, soit par un sentiment supérieur et prévoyant de la situation de la Russie, il est devenu prudent. Les amis du grand-duc Constantin lui préféreraient le prince Orlof, le parti russe extrême voudrait le remplacer par M. de Budberg ou par le général Ignatief, qui, depuis plusieurs années, étudie comme ambassadeur à Constantinople les moyens d’aborder cette redoutable question d’Orient ; mais il n’est pas facile de déloger cet habile homme. Il est assez fin pour ne pas se laisser supplanter, pour éloigner même les auxiliaires dangereux qui, à un jour donné, pourraient l’éclipser, et lorsqu’il a eu à remplacer son adjoint, M. Muchanof, qui venait de recevoir une haute charge de cour, il a choisi simplement un homme de bureau, M. Westman.

D’ailleurs le vieux chancelier joint depuis quelque temps au soin des affaires d’état d’autres soins plus aimables. On l’appelle familièrement à Pétersbourg le prince Serdetchkine, le prince au cœur doux. Ce n’est pas un déshonneur. Il s’est épris le plus sincèrement dm monde d’une jeune femme, sa nièce, dit-on, fort séduisante, qui dans ces dernières années faisait avec grâce les honneurs de sa maison, et dont il sollicitait le divorce afin de pouvoir l’épouser, lorsque par malheur d’autres rivalités sont survenues. La jeunesse est une dangereuse rivale, surtout quand elle touche à la famille impériale. L’affaire s’est embrouillée, s’est prolongée, et est restée en suspens, quoique l’empereur parût se prêter aux désirs de son ministre. Si la position du prince Gortchakof a pu sembler quelquefois ébranlée, c’est moins par des raisons politiques que par suite de ces petits événemens d’un ordre tout intime ; cela n’empêche pas que dans les grandes circonstances le vieux chancelier ne retrouve la parole, et c’est ainsi que dans l’été de 1866 il était l’organe naturel de la Russie au milieu des ovations dont on se plaisait à entourer la mission américaine chargée d’aller complimenter le tsar au sujet de l’attentat du 16 avril : mission étrange assurément, envoyée en messagère d’alliance par un peuple libre à un peuple qui a beaucoup à faire pour le devenir. Dans ces occasions, le prince Gortchakof sait trouver un langage élevé et fier ; par là il répond au sentiment russe sans tomber dans la phraséologie des partis, et il garde cette place distincte qui sourit peut-être à son ambition, c’est son rôle encore aujourd’hui, c’était son rôle en 1866, au lendemain de l’attentat du 16 avril. Etait-il avec le comte Schouvalof et M. Valouief, ou avec M. Milutine et ses amis ? Il n’était ni avec les uns ni avec les autres. Il représentait, si l’on veut, une personnalité indépendante au sein d’un gouvernement livré à des influences contraires dont chaque événement vient raviver l’antagonisme et les luttes obscures. En définitive, à travers ces incohérences et ce balancement d’influences contraires juxtaposées au sein même du gouvernement, qui avait le plus profité de la crise du mois d’avril ? C’était visiblement le parti ultra-russe. Il avait gagné du terrain, il avait fait acte d’ascendant, ne fût-ce que par cette sorte de dictature confiée au vieux Mouraviev et par l’élévation de M. Nicolas Milutine. Il n’était pas maître absolument du pouvoir, mais il dominait moralement, et au fond il exerçait une certaine fascination sur l’esprit du tsar lui-même. Par éducation, par habitude, l’empereur Alexandre II aurait sans doute du goût pour un gouvernement assez semblable à celui de son père, avec quelques réformes de plus, et c’est ce qui explique le soin avec lequel il garde toujours autour de lui certains hommes qui représentent l’ancienne tradition administrative, qui semblent modérés, presque libéraux, parce qu’ils ne se jettent pas dans toutes les innovations violentes ; par entraînement, par nécessité peut-être, il subit la pression de ce mouvement d’opinion qui s’est manifesté avec une impétuosité si bruyante depuis quelques années.

Peu fait par lui-même pour les initiatives hardies, il est porté, à accepter le concours de ceux qui lui épargnent la peine de penser et d’agir. Très jaloux de son pouvoir, il ne s’effraie pas plus qu’il ne faut des mesures qui limitent l’action de la noblesse et des systèmes de nivellement démocratique qui laissent l’autocratie intacte. Sensible à la popularité, flatté de ce titre de libérateur qu’on lui décerne sans cesse depuis l’émancipation des paysans, et ayant certainement l’amour de la Russie, il ne peut considérer comme des ennemis ceux qui se proclament Russes avant tout, qui le représentent comme le régénérateur de l’empire, ceux qui répètent sur tous les tons ce qu’un des principaux journaux, le Goloss, disait récemment encore pour la centième fois au moins : « Nous avons commencé par imiter l’Europe occidentale, sans nous demander si les formes politiques et sociales que nous lui empruntions s’adaptaient aux besoins de l’esprit national russe. Nous avons persévéré pendant un siècle et demi dans cette erreur. C’est au règne actuel qu’appartient la gloire de s’être délivré de l’imitation aveugle de l’Occident, et de s’appuyer dans toutes ses entreprises sur le fonds solide de l’esprit national. Dans la plus grande de nos réformes, dans l’émancipation des paysans, les véritables exigences de la vie nationale ont obtenu une victoire complète. Pour cette grande œuvre, le grand monarque a surtout tenu compte de ces exigences et de l’histoire russe. Aussi combien nous avons dépassé ces cadres étroits dans lesquels s’est renfermée l’émancipation des classes rurales dans l’Europe occidentale ! Après ce que nous avons fait, le principe d’après lequel la civilisation de l’Occident résolvait ces questions apparaît comme tout à fait arriéré et sans valeur. Ce principe doit céder la place à un autre principe plus large et plus juste qu’a réalisé la Russie… » Ce n’est pas là sans doute ce qui pouvait effrayer le tsar dans la liberté de la presse.

Rien ne peint mieux les dispositions secrètes de l’empereur Alexandre II que ce qui se passait à Moscou vers le mois de juillet 1866, justement dans une affaire de presse. La Gazette de Moscou, disais-je, avait été suspendue par le ministère pour avoir résisté à tous les avertissemens. M. Katkof s’était senti d’abord exaspéré ; puis il avait fait un peu de diplomatie, parlant de voyager ou se servant de la modicité de sa fortune pour frapper le public dont il est l’oracle. Bientôt il prenait un ton plus acerbe, menaçant d’aller à Genève fonder un journal patriote pour dire la vérité sur les gens du gouvernement. Cela ne laissait pas d’être désagréable aux ministres, qui finissaient par être embarrassés de cette querelle. C’était justement l’époque où Alexandre II allait à Moscou avec le comte Schouvalof. Il voulut voir M. Katkof, et l’empereur reçut le journaliste de la manière la plus cordiale. Il lui dit qu’il s’intéressait vivement à la Gazette, qu’il la lisait assidûment, qu’il avait été affligé d’une suspension faite à son insu, et il engageait le journaliste à se remettre à l’œuvre. M. Katkof répondit qu’il était sans doute absolument dévoué, pénétré de son devoir, que les désirs de l’empereur étaient des ordres pour lui, mais qu’il avait des ennemis puissans et acharnés dans le ministère ; — puisqu’il avait été frappé une première fois à l’insu du tsar, qui lui garantissait qu’il ne serait pas frappé de nouveau de la même manière ? « Quelle garantie vous faut-il ? reprit Alexandre II ; quand vous aurez à l’avenir quelque affaire, venez me voir, je vous promets ma protection. » Si Alexandre II ne dit ces mots, il dit l’équivalent. M. Katkof fut naturellement touché, émerveillé, et il le fut bien plus encore lorsque l’empereur l’embrassa en le pressant d’oublier tout et de reprendre sa plume.

C’était certes une suspension galamment effacée. Ce jour-là, M. Katkof, qui a passé autrefois pour un anglomane, dut caresser un souvenir de l’histoire d’Angleterre. Il put se rappeler une scène où le roi George III cherchait à gagner lord Chatam, et à la suite de laquelle le grand ministre anglais, qui était nerveux et quelquefois emphatique, se montrait ému au point de fondre en larmes. Ce souvenir n’était pas fait pour rabaisser l’orgueil du journaliste russe et dut sourire à son ambition. Après la scène de Moscou, les ministres n’avaient plus qu’à s’exécuter en faisant cesser une suspension désavouée par l’empereur lui-même. Le fait est que la Gazette de Moscou reparaissait immédiatement, — ou plutôt elle retrouvait immédiatement son rédacteur, son athlète, car, étant une propriété de l’université, elle avait continué à paraître obscurément, — et cette rentrée en scène fêtée, célébrée par des banquets, par des manifestations, par des souscriptions, pouvait en vérité passer pour un succès personnel de M. Katkof et pour une victoire de la politique ultra-russe.

C’était cependant le moment où cette politique semblait entrer dans une période d’épreuves et allait être frappée à l’improviste, d’une façon presque tragique, dans quelques-uns de ses principaux représentans. D’abord on s’éloignait du 16 avril, et l’émotion laissée par l’attentat commençait à se calmer. Après ce trouble du premier instant, qui avait été accompagné de tant de manifestations, après ce mouvement de terreur qui avait produit la commission d’enquête, on en venait à se demander ce que faisait cette commission érigée en une sorte de dictature. La vérité est qu’elle n’avait rien découvert ; elle arrivait tout au plus, après quelques mois, à préparer laborieusement un rapport diffus qui avait la prétention de faire le procès du nihilisme sans rien dire de nouveau, sans rien préciser. C’était une véritable déception dont l’effet retombait sur Mouraviev. M. Katkof lui-même se montrait mécontent des travaux de la commission ; il commençait à douter de son héros, il mettait une sorte d’affectation à ne plus parler de lui, à ne plus même prononcer son nom. Mouraviev se voyait délaissé par l’opinion, livré par le gouvernement, abandonné par l’homme même qui l’avait toujours soutenu ; il voyait sa popularité diminuer et se perdre obscurément.

Chose curieuse, ce dictateur, ce proconsul accoutumé à ne tenir compte de rien, se montrait surtout sensible en ce moment au silence d’un journaliste ; il en était réellement peiné, il disait avec une naïveté étrange qu’il savait bien pourquoi M. Katkof lui en voulait, que c’était parce qu’il n’avait pas trouvé les Polonais dans le complot, — qu’il avait cependant fait tout ce qu’il avait pu et qu’il n’avait rien découvert. Effectivement il n’y avait qu’un Polonais compromis, simplement pour avoir donné asile à un malheureux. C’était une grande amertume pour Mouraviev. Mécontent, froissé, il s’était retiré momentanément à sa terre de Siéritz, non loin de Pétersbourg. Un soir du mois d’août, il avait commandé pour le lendemain un service funèbre en mémoire des soldats tués dans la dernière insurrection de Pologne. Que se passa-t-il dans cette nuit ? Lorsqu’un domestique alla pour le réveiller à cinq heures du matin, il le trouva inanimé et déjà glacé. Il était mort, a dit un Russe, « par une nuit sombre, sans témoins, sans parole de repentir, sans prêtre, sans larmes autour de lui et sans secours, à demi disgracié. » On s’était borné à lui envoyer la croix de Saint-André pour sauver son amour-propre, et je ne sais pas même si elle n’arrivait pas après sa mort. Par une coïncidence bizarre, Mouraviev s’était éteint sans pouvoir assister à ce dernier service funèbre qu’il avait ordonné en commémoration de ses exploits en Pologne, et quatre jours avant l’exécution de Karakosof, qui venait d’être jugé. Une fortune étrange s’est plu à entourer quelquefois de circonstances mystérieuses la fin de ces grands Russes qui ont joué un rôle sombre et tragique dans ces malheureuses affaires de Pologne.

Quelques mois étaient à peine écoulés qu’un autre homme considérable, le représentant le plus inflexible, le plus méthodique, des nouvelles tendances de la politique russe, M. Nicolas Milutine lui-même, était subitement frappé d’une attaque de paralysie qui tout au moins le mettait pour longtemps hors des affaires : c’était au mois de décembre 1866. M. Milutine avait remplacé M. Platonof comme secrétaire d’état pour les affaires de Pologne, et dans ce nouveau poste il n’avait fait que continuer l’application aux provinces polonaises du système de transformation sociale, politique, religieuse même, dont il avait été l’opiniâtre promoteur, lorsque ce coup imprévu venait l’arrêter brusquement au milieu de sa carrière. C’était une crise véritable pour la politique que représentait M. Milutine, et j’ajouterai pour la fortune de ses amis.

Il y avait surtout un homme qui devait se sentir menacé : c’était le prince Tcherkaskoi, qui agissait en maître à Varsovie tant qu’il pouvait compter sur l’appui de son patron, mais qui n’était pas moins hiérarchiquement subordonné au comte Berg, lieutenant de l’empereur dans le royaume. Le comte Berg se trouvait en ce moment à Pétersbourg. Le prince Tcherkaskoi, à peine informé de la maladie de M. Milutine, se hâta de demander par le télégraphe l’autorisation de quitter Varsovie ; mais le comte Berg mit tranquillement la dépêche dans sa poche et n’en tint compte. Il ne se souciait pas de voir arriver un homme dont les airs d’indépendance ou de supériorité l’avaient froissé plus d’une fois. Le prince Tcherkaskoi fut obligé de recourir à l’intervention de la grande-duchesse Hélène pour être autorisé à se rendre à Pétersbourg, Au fond, le directeur de l’intérieur de Varsovie nourrissait la secrète espérance de remplacer M. Milutine. De cette façon, il le croyait, rien ne serait changé dans la politique, et sa haute aptitude ne serait que plus à l’aise sur un plus grand théâtre ; il avait assez de suffisance pour ne douter de rien ; mais le prince Tcherkaskoi fut déçu dans son ambition, et de dépit il quitta la position qu’il occupait à Varsovie pour aller à Moscou recevoir les félicitations de M. Katkof. Pendant ce temps, le portefeuille de M. Milutine, qui avait été provisoirement remis au comte Schouvalof, était définitivement confié à un sénateur, M. Nabokof, qui avait autrefois accompagné le grand-duc Constantin en Pologne. Ce n’était pas le seul changement qui s’opérait en ce moment. Le général Kauffmann, gouverneur des provinces occidentales, c’est-à-dire de la Lithuanie, était remplacé par le général comte Baranof, et les observateurs de symptômes cherchaient dans ce fait un signe d’adoucissement. Enfin on disait qu’un comité venait de se constituer sous la présidence de l’empereur lui-même pour examiner de nouveau les affaires de Pologne. Quelle était la signification réelle de ces faits ? C’était tout au plus un moment d’incertitude, c’était une apparence, ce n’était pas un changement. Les adversaires du ministre frappé de paralysie, assez puissans pour garder une influence personnelle, pour retenir encore le gouvernement dans un certain équilibre de tendances, n’étaient pas assez forts pour livrer un combat décisif. Le système de M. Milutine lui survivait et devait lui survivre, parce qu’en définitive, quand on y regarde de près, c’est le système de l’empereur, autant que l’empereur Alexandre II peut avoir un système. C’est toute la politique russe engagée depuis quelques années dans une multitude de questions, s’attestant par les actes et par les polémiques de la presse, par des répressions implacables comme par des réformes, et poursuivant toujours un but invariable, même quand elle semble incohérente et décousue.


III

Cette politique en effet, elle éclate dans tout un ensemble de choses, en Pologne, dans les provinces baltiques comme dans l’intérieur de l’empire, par la russification de tous les élémens étrangers ou par des réformes réelles, sérieuses sous certains rapports sans doute, mais incomplètes, confuses et trop souvent décevantes. Je voudrais la montrer à l’œuvre, cette politique, dans ses traits saillans, sur deux ou trois points où elle est le plus caractéristique. Qu’arrivera-t-il de la Pologne ? Le droit d’une nation a parfois de mystérieuses revanches dont l’avenir a le secret. La Russie se flatte aujourd’hui de résoudre ce douloureux, problème dans la plénitude de sa liberté et de son omnipotence devant une Europe muette, devenue indifférente et résignée à tout.

Il y avait jusqu’ici dans cette malheureuse Pologne deux parties assez distinctes, ce que la Russie appelle les provinces occidentales, provinces du nord-ouest ou du sud-ouest, et cette région qu’une bonne volonté diplomatique a désignée sous le nom de royaume. Les provinces occidentales, je n’ai pas besoin de le rappeler, sont depuis longtemps censées annexées à l’empire, et on se souvient que, dans le dessein trop clair de faire de cette annexion une incorporation réelle et définitive, un oukase du 22 décembre 1865 avait disposé que les biens de tous les Polonais plus ou moins compromis dans la dernière insurrection seraient vendus avant l’expiration de deux années, que les Russes de la foi orthodoxe pourraient seuls les acquérir, et en général qu’aucun Polonais ne pourrait désormais devenir propriétaire dans ces provinces. Il était bien facile devoir que c’était là une mesure aussi violente qu’impraticable, conduisant à une expropriation en masse par raison d’état, c’est-à-dire à un acte de véritable socialisme. Elle était à la fois une iniquité et une impossibilité. Il est arrivé en effet ce qui était facile à prévoir. L’administration russe a fait sans doute ce qu’elle a pu pour pousser à ce violent déplacement de propriété ; elle a créé une société destinée à favoriser l’acquisition des terres dans les provinces de l’ouest, et elle a donné à cette société une subvention de 5 millions de roubles. Les journaux ont mille fois sonné la trompette pour jeter toutes les cupidités russes sur ce vaste marché. En définitive, on n’a pas même réussi à demi. Le délai de deux ans a expiré à la fin de 1867 ; peu de biens se sont trouvés vendus, soit par impossibilité de la part des propriétaires internés, déportés ou exilés, soit par suite de l’absence de tout acquéreur, et le gouvernement est resté en possession d’une masse de terres tombées sous le séquestre de l’état. Et maintenant que va-t-on faire ? Va-t-on mettre ces propriétés en vente sur des estimations dérisoires, à 2 roubles, à 8 roubles, comme cela s’est vu déjà ? Le gouvernement va-t-il les donner tout simplement à ses employés, comme on l’a souvent proposé ?

Ainsi, — d’un côté des propriétaires plus ou moins compromis, autocratiquement dépouillés pour cause de nationalité, — d’un autre côté les propriétaires qui restent ruinés par les contributions arbitraires qui se succèdent, par les conséquences de l’émancipation des paysans telle qu’elle a été faite, par la diminution du travail, voilà la situation, voilà ce qu’a fait de ces provinces occidentales la politique inaugurée par Mouraviev, appliquée pendant deux ans par le général Kauffmann, continuée depuis 1866 par le général Baranof, et c’est ce qui a fini par arracher des cris de détresse aux propriétaires russes eux-mêmes, qui se sont sentis atteints dans leurs intérêts, dans leur sécurité, tout aussi bien que les propriétaires polonais. Jusqu’ici cependant le royaume semblait échapper à une russification complète et garder une dernière force préservatrice, un dernier signe de nationalité dans une certaine autonomie d’institutions. Entre les provinces dites occidentales et le royaume, il restait une sorte de distinction, de frontière idéale, devant laquelle le gouvernement de Pétersbourg paraissait s’arrêter encore, même après l’insurrection. En portant sur la Vistule les procédés à la russe dans toutes les affaires de propriété, d’éducation, de religion, on avait l’air de maintenir encore une apparence d’autonomie, une organisation administrative distincte dont Varsovie restait le centre, qui avait pour chef un lieutenant de l’empereur. Ce nom de royaume avait une valeur dont la diplomatie, à bout de ressources, se payait souvent. Cette valeur a cessé d’exister. Le nom disparaît aujourd’hui ; depuis deux ans, c’est la chose elle-même qui disparaît obscurément, jour par jour, sous l’action opiniâtre, envahissante, de la russification.

Dès la fin de 1866 commençait une série d’actes s’attaquant aux derniers retranchemens, tendant, comme on le disait, à la « fusion complète du royaume de Pologne avec la Russie par la suppression des distinctions administratives qui séparaient les sujets russes de l’idiome polonais des sujets russes de la langue russe… » C’était ce qu’on appelait faire disparaître « un ordre onéreux et suranné. » Un jour, c’étaient les postes qui allaient se fondre dans l’administration générale de l’empire. Un autre jour, une réforme plus importante supprimait la commission des finances du royaume pour ne laisser à Varsovie qu’une section du trésor relevant désormais directement du ministère des finances de Pétersbourg. En même temps c’était un remaniement complet de l’organisation administrative du royaume par une distribution nouvelle du territoire. Au lieu de 39 districts, il y en avait 85 ; au lieu de 5 gouvernemens, on en créait 10 avec des noms nouveaux. On voulait à tout prix briser un vieux moule pour en refaire un nouveau. Après cela, le dernier mot était simple et logique ; il vient d’être dit aujourd’hui. Un récent oukase fait disparaître définitivement toute trace d’administration distincte. De royaume de Pologne, il n’en existe plus l’ombre, — administrativement, j’entends ; il n’y a plus que le pays de la Vistule. Tous les gouverneurs devront désormais correspondre directement avec le ministre de l’intérieur de Saint-Pétersbourg. Varsovie cesse d’être une capitale, pour n’être plus qu’un chef-lieu de province, comme Lublin ou Kalish. « Voilà, s’écrie un journal russe, un pas complètement rationnel, tout à fait juste et salutaire vers la réconciliation. Quand toute différence de régime aura disparu, il n’y aura plus de motif de discorde entre l’empire et une de ses parties… » Cela dit, il ne reste vraiment que l’esprit à vaincre ! Là commence la difficulté.

Et ce que la Russie fait en Pologne, elle le fait aussi dans les provinces baltiques, la Livonie, la Courlande, l’Estlande, dans ces pays à l’esprit grave, fidèle et nullement inquiétant. Elle le fait ici sans doute avec moins d’emportement et d’éclat, mais avec la même opiniâtreté, par la guerre déclarée à tout élément germanique, par la propagande de la foi orthodoxe, par l’introduction des idées et des pratiques russes dans les questions de propriété. Pour ne citer qu’un exemple, une mesure assez récente encore, s’appuyant sur une ordonnance de l’empereur Nicolas, a interdit l’usage de la langue allemande dans les bureaux d’administration. Cette mesure a été adoptée il y a moins d’un an, pendant le voyage de l’empereur Alexandre à Paris. Elle a froissé d’autant plus la population qu’elle est la violation d’un droit consacré par les traités mêmes d’annexion des provinces baltiques, et qu’elle est le signe sensible des desseins toujours poursuivis par la Russie. Dernièrement la diète de la Livonie a protesté contre cette introduction forcée de la langue russe dans l’administration. Le gouverneur-général des trois provinces, M. Albedinsky, a conseillé à l’empereur de ne pas recevoir une députation chargée d’aller lui remettre une adresse dans ce sens, et c’est ce qui a eu lieu. D’un autre côté, le gouverneur civil de la Livonie, M. Auguste d’OEttingen, Livonien de naissance, homme de mérite en même temps que patriote des plus modérés, estimé de tout le pays, a été destitué pour avoir eu le courage de défendre le vote de la diète. Son successeur s’appelle Lysander ; il est de religion russe et naturellement prêt à pousser la guerre contre l’élément germanique tant qu’on le voudra à Pétersbourgr Une des conséquences de ce système est de susciter partout des questions extrêmes, sous prétexte de patriotisme, au nom de je ne sais quel esprit de nationalité aussi vague que superbe, menaçant pour les plus simples et les plus légitimes instincts d’indépendance morale.

Qu’on se représente la politique russe sous un autre aspect, dans ce qu’elle a de plus particulièrement intérieur. Ici sans doute je ne veux pas dire que le règne de l’empereur Alexandre II n’ait été marqué par un progrès aussi considérable qu’inattendu. Il suffirait de songer à ce qu’était la Russie il y a vingt ans encore et de voir ce qu’elle est aujourd’hui pour comprendre quel chemin a été fait. Il y a vingt ans, une Russie silencieuse, morne, en apparence indifférente, menaçante seulement par son poids et sa masse ; aujourd’hui, une Russie remuée, agitée, intervenant par la parole comme par l’action. Est-ce un progrès réel et sûr qui s’accomplit ? C’est du moins un vaste travail où toutes les questions se débattent, et c’est dans ce travail même que l’esprit russe se surexcite, s’anime à toutes les ambitions. Évidemment de sérieuses réformes ont signalé ces dix dernières années, et, n’y eût-il que celle qui a émancipé vingt-cinq millions d’hommes amortis dans la servitude, elle suffirait à rehausser un règne, indépendamment des conséquences immédiates qu’elle peut avoir, et qui sont visiblement aujourd’hui un des embarras de la Russie. D’autres réformes sont venues depuis, comme une suite naturelle de la première. Tout un système d’assemblées locales a été organisée C’est en 1866 même que de nouvelles institutions judiciaires ont été pour la première fois mises en pratique.

Malheureusement le progrès est souvent un mirage en Russie. Ce qui paraît à la surface, ce qui retentit dans un oukase ou dans la presse n’est pas toujours ce qui est le plus réel. Il en est de tout un peu comme de cette institution du jury qui a été décrétée : elle existe, oui sans doute ; seulement l’empereur peut soustraire au jury tout ce qu’il ne veut pas laisser juger par lui, crimes contre les personnes ou les propriétés, même les vols. Consultez les lois civiles de la Russie, la peine de mort n’y est point inscrite ; seulement les cours martiales, à peu près en permanence et saisies à volonté, prononcent la peine de mort comme partout et même plus que partout, elles font ce que la justice civile ne peut faire. Rien ne laisse mieux voir ce qu’il y a de peu solide et de décevant dans le progrès russe que l’histoire des institutions territoriales ou assemblées locales. Au premier moment, ces institutions ont eu une certaine popularité ; on y voyait presque le germe du régime parlementaire. Que sont-elles devenues bientôt ? Elles ont cessé d’intéresser, elles ont flotté entre l’insignifiance et le danger d’être dissoutes pour cause d’intempérance séditieuse.

Aux premiers jours de 1867, l’assemblée de Saint-Pétersbour : g faisait un peu parler d’elle. Peu auparavant, le 3 décembre 1866, une loi, qui était sans doute une des dernières œuvres de M. Milutine, avait singulièrement restreint les prérogatives de ces modestes institutions en matière d’impôt. L’assemblée de Pétersbourg, réunie le 15 janvier 1867, prenait feu à ce sujet, discutait fort vivement la loi et demandait qu’elle fût revue par le conseil de l’empire de concert avec des délégués des assemblées électives. C’était presque demander la formation d’une assemblée générale de l’empire, ce cauchemar de l’absolutisme russe. À cette occasion, M. Kruse, un libéral quelque peu démocrate, prononçait un discours d’une vive et habile opposition, et les harangues se succédaient passablement confuses, amusant le public sans le passionner, lorsqu’un jour le gouverneur de Saint-Pétersbourg, le comte Lévachof, arrivait botté et éperonné en pleine séance avec un décret de dissolution qu’il lut de sa voix la plus militaire. Le président de l’assemblée, le comte Orlof-Davidof, s’émut extrêmement, et les députés ne s’émurent pas moins ; puis on se dispersa devant ce petit 18 brumaire accompli par un gouverneur qui n’avait pas même attendu la réponse à son message. C’était comme un dernier et pâle éclair de vie parlementaire. Les assemblées provinciales reprendront sans doute quelque jour vie et intérêt ; pour le moment, elles sont passées de mode. Au fond, c’est l’autocratie qui règne et gouverne, et elle gouverne avec l’appui de cet esprit ultra-russe qui est devenu pour elle une force de plus, en attendant de devenir sa faiblesse.

Au moment où elle s’accomplissait, cette dissolution de l’assemblée de Pétersbourg n’était pas même un embarras. Le public avait vu dans cette courte session, si brusquement interrompue, moins une manifestation sérieuse répondant à un instinct profond qu’un spectacle sur lequel la toile pouvait tomber sans émouvoir personne, et c’est là justement une remarque à faire : dans la vie politique ou dans ce qu’on nomme la vie politique de la Russie nouvelle, les institutions n’en sont pas venues à s’identifier avec la nation ; elles n’ont qu’un médiocre rôle et une place restreinte. C’est le propre des pays où l’opinion, les intérêts, ne se sont point encore créé un cours régulier, où il n’y a pas d’attachemens fixes et persévérans, où il n’y a que des engouemens : un jour les assemblées provinciales, un autre jour le jury, maintenant Mouraviev, demain Komissarof, puis les Américains, puis l’insurrection crétoise, ou bien le congrès ethnographique et le panslavisme. Les esprits s’agitent vaguement et cherchent une issue à tout propos. Bientôt ce fut le voyage de l’empereur Alexandre II à Paris qui vint remuer cette opinion mobile et inquiète. Pourquoi ce voyage ? C’est là ce qu’on se demandait d’abord. Si on avait bien cherché, on aurait trouvé peut-être une cause bien simple, tout humaine, mais qui n’aurait pas suffi aux chercheurs de mystères : c’est que l’empereur, ennuyé de la monotonie de son rôle de tsar, voulait se distraire ; il avait le goût de Paris et de l’exposition. Autour de lui, les impressions étaient assez diverses et singulièrement complexes. Le parti ultra-russe était au premier moment très opposé à ce voyage, puis il finit par se dire que rien n’attestait mieux la prépondérance de la Russie. Le prince Gortchakof était peu favorable ; il craignait qu’au milieu des entrevues impériales, sous le voile des plaisirs et des fêtes, il ne survînt des occasions, des possibilités d’engagemens politiques dont il n’était pas partisan. Le comte Schouvalof n’était nullement contraire au désir du tsar.

Il restait toujours, il est vrai, cette terrible question de Pologne, s’élevant comme un nuage sombre entre la Russie et la France. On crut rendre tout facile par une amnistie, et c’était sans doute un bon mouvement de la part d’Alexandre II de penser qu’il ne pouvait mieux payer sa bienvenue en France que par un acte d’adoucissement ou d’équité. Par malheur, il en est des amnisties comme des progrès en Russie ; il y a toujours quelque condition qui annule tout. D’abord cette amnistie, elle ne s’appliquait ni aux exilés ni aux déportés en Sibérie ; elle ne pouvait profiter qu’aux internés par voie administrative, et encore pour ceux-ci y avait-il l’obligation d’un certificat de bonne conduite délivré par les autorités locales. C’était, à tout prendre, une amnistie plus apparente que réelle. Je n’insisterai pas sur les détails d’un voyage ainsi préparé et bientôt troublé par un incident douloureux. Quinze mois auparavant, Pétersbourg, un jeune Russe avait attenté à la vie du tsar ; le 6 juin 1867, au bois de Boulogne, c’était un jeune Polonais, d’une vie reconnue pure, qu’un fanatisme solitaire exaspéré par le malheur de son pays conduisait à un crime pénible pour l’hospitalité française. Il est certain que l’effet fut immense en Russie, et qu’à peine connu, l’attentat du 6 juin devenait le signal d’une explosion d’opinion semblable à celle de l’année précédente.

Quant à l’empereur Alexandre II lui-même, il ressentit évidemment une vive impression ; sous l’apparence du sang-froid, il fut fortement ébranlé. Pendant qu’il était encore à Paris, une députation polonaise vint de Varsovie pour lui remettre une adresse dont la rédaction avait donné lieu à quelque débat. Le tsar reçut cette députation avec courtoisie, en déclarant qu’il ne rendait nullement le pays responsable du crime d’un seul homme, et on assure même qu’il ajouta : « Vous pouvez dire cela comme venant de votre empereur et roi. » Cependant, dès qu’il atteignait à son retour le territoire polonais, il ne paraissait plus se souvenir aussi bien qu’il était roi de Pologne. Soit par ses ordres, soit par un mouvement spontané des autorités, on avait eu soin d’effacer partout les armes polonaises à son entrée à Varsovie, et peu après il arrivait à Saint-Pétersbourg en laissant voir une humeur impatiente et sombre. Les précautions qu’on se croyait obligé de prendre pour sa sûreté l’irritaient. Il partit bientôt pour la Crimée, et c’est alors, si l’on s’en souvient, que se répandait en Europe le bruit d’une maladie mystérieuse du tsar. C’était uniquement peut-être la preuve de la vive et durable impression qu’avaient laissée dans l’esprit d’Alexandre II des tentatives auxquelles il n’était pas accoutumé jusque-là.

L’effet avait été dès le premier jour immense en Russie, je le disais. Cet attentat du 6 juin était naturellement pour le parti ultra-russe une occasion nouvelle de se déchaîner, de reprendre ses thèmes habituels. Une circonstance surtout venait exciter son étonnement et sa fureur : c’était la condamnation mitigée du jeune Berezowski par la cour d’assises de Paris. Il lui semblait que dans cet étrange procès ce n’était plus le meurtrier qui avait comparu en accusé, c’était la Russie elle-même qui s’était trouvée sur la sellette, mise en cause dans sa politique et dans ses tendances. Du reste, à part cette émotion naturelle causée par l’attentat du 6 juin, qu’était-ce que ce voyage dans la pensée des patriotes moscovites ? C’était une « victoire morale » de la Russie, « l’expression de la puissance de la Russie, » l’attestation éclatante de l’ascendant russe « sur des puissances qui récemment contestaient son existence même. » Mieux encore, au dire de M. Katkof, ce voyage avait été « une charge volontaire assumée sur lui par le puissant monarque dans de larges vues d’intérêt général, » un acte de prévoyante sollicitude qui avait délivré l’Europe de terribles commotions, ou qui du moins avait ajourné ces commotions. « Jamais peut-être, disait M. Katkof, la visite d’un souverain à un autre souverain n’a eu autant de portée et de force que le voyage de l’empereur Alexandre II à Paris dans les circonstances au milieu desquelles il a été entrepris. Une guerre européenne semblait inévitable, tous les intérêts étaient alarmés, tous les esprits en fermentation…… la situation générale était telle qu’elle s’embrouillait de minute en minute, et que d’elle-même elle ne pouvait s’améliorer… L’Europe ne pouvait attendre de secours que de la Russie, et ce secours lui est venu dans la personne de son souverain… »

Je ne sais trop si le voyage de l’empereur Alexandre II à Paris en 1867 a eu exactement ce caractère et ces résultats. C’est beaucoup voir sans doute dans une excursion où le plaisir a eu sa part. Ce qui est certain, c’est que le voyage du tsar n’a pas changé une situation intérieure où l’influence du parti ultra-moscovite grandit chaque jour. Depuis cette époque en effet, ce parti semble plus que jamais en faveur, et le terrain qu’il gagne, ses adversaires plus modérés le perdent. D’abord M. Milutine, qui depuis son attaque de paralysie s’était retiré à Bade, a paru retrouver la santé, et il a été aussitôt entouré de tous ceux qui espèrent encore le voir rentrer dans la vie active. Même dans son état, il est toujours la tête de ce parti dont son frère, le général Milutine, est resté le bras dans le gouvernement, et qui voudrait voir arriver le général Ignatief au ministère des affaires étrangères. C’est visiblement dans ce sens que vient de se dénouer, il y a quelques jours à peine, une crise où disparaît enfin M. Valouief, si longtemps poursuivi par M. Katkof. On avait parlé d’abord, pour entrer au ministère de l’intérieur, du général Potapof, qui était attaman ad latus des cosaques du Don, et qui a été autrefois sous-chef de la police secrète, adjoint de Mouraviev en Lithuanie ; mais ce n’était qu’un bruit propagé par des amis indiscrets ou trop pressés. Le général Potapof va pour le moment remplacer le général Baranof dans le difficile et épineux gouvernement des provinces occidentales. Le successeur de M. Valouief est le général Tinaschef, ministre depuis quelques mois des postes et télégraphes, et qui n’est pas moins dévoué au jeune parti russe.

C’est du reste un personnage qui peut avoir de l’avenir, quoiqu’il ne soit pas d’une haute naissance. Il a fait sa fortune par son adresse, par son esprit caustique et peut-être aussi par son talent dans la caricature. Au commencement du règne actuel, il a été adjoint du chef des gendarmes, et il ne laissait pas d’avoir un rôle actif. Il a été ensuite gouverneur de Kasan, puis il est resté quelque temps effacé, soit par suite de maladie, soit pour toute autre raison. Il faisait volontiers parade d’un libéralisme en disponibilité. Il était encore en France il n’y a pas longtemps, lorsqu’il fut appelé pour entrer au ministère des postes, et en se rendant à Pétersbourg il passa, dit-on, à Bade pour voir M. Milutine. C’est un libéral de la même école, de plus un homme ambitieux et habile, destiné peut-être à un rôle brillant. Ainsi le parti de la nouvelle Russie gagne chaque jour en influence. La disgrâce de M. Valouief est sa plus récente victoire, et il a certainement des chances, si, comme on le dit, le tsarévitch est tout à fait dans les idées de M. Katkof, si, comme on l’assure encore, la femme du futur empereur, la princesse Dagmar, s’est elle-même adonnée tout entière à ces influences. Il y a bien de quoi ouvrir de flatteuses perspectives devant le rédacteur de la Gazette de Moscou, choyé tout à la fois par l’empereur et par le grand-duc héritier.

Ce n’est pas l’orgueil qui manque à ce parti grandissant. Il voit déjà pour la Russie des destinées merveilleuses. A ses yeux, il n’y a que la civilisation russe. L’Occident est fini, c’est la grande patrie slave qui s’avance, et il y a peu de jours encore, dans son impatience de propagande, M. Katkof en était à ouvrir toute sorte de souscriptions, « au profit de la solidarité slave, » pour « les Croates opprimés, » pour subvenir à « l’entretien des écoles, russes chez les Slovènes. » La Russie est un grand empire, je le veux bien. Par malheur, au moment où on fait pour elle de si beaux rêves, voilà la réalité tragique qui se fait jour et qui se dresse comme une ombre redoutable. C’est la famine qui éclate dans une grande partie de l’empire. Le terrible fléau a paru concentré d’abord dans les gouvernemens du nord, puis il a gagné les gouvernemens du nord-est qui avoisinent la Sibérie, puis il a fini par se répandre dans les provinces centrales considérées comme les plus riches, Toula, Tver, Orel, Riasan, Smolensk, etc. ; au midi, il va jusqu’à Tambov. Il y a maintenant dix-neuf gouvernemens en pleine famine, menacés de mort. Il n’y a plus de grains ni pour manger ni pour semer. Des milliers de paysans n’ont d’autre ressource que de faire un pain grossier avec le chaume de leurs toits mêlé à un peu de farine d’avoine qui leur reste, et ceux-là sont encore les plus heureux ; beaucoup d’autres sont réduits à se nourrir de mousse, d’écorce d’arbre. Ces malheureux meurent de faim, du typhus, dans leurs cabanes, ou se réunissent par bandes courant les chemins. Encore aujourd’hui l’hiver est une saison favorable où on peut faire arriver quelques ressources ; demain, avec le dégel, toutes les communications seront impossibles. Ces malheureuses populations risquent de périr étouffées dans leur misère[2]. Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que le gouvernement est resté jusqu’au dernier moment dans une complète ignorance de cette situation. C’est le consul anglais à Arkangel qui a donné le premier signal de détresse, et c’est, à ce qu’il paraît, par l’ambassade britannique à Saint-Pétersbourg que le gouvernement russe a appris cette effroyable détresse. La charité s’est éveillée aussitôt de toutes parts ; des comités de secours se sont organisés. Que peuvent quelques secours quand un fléau prend de telles proportions, quand pour une province seule il faudrait près de 10 millions, lorsqu’il faut songer aux hommes qu’on doit nourrir et aux terres qu’il faudra ensemencer sous peine de voir se renouveler périodiquement la disette ?

Voilà où en est aujourd’hui ce vaste empire. Que ce désastre soit dû en partie à des causes naturelles et accidentelles, c’est possible ; il est malheureusement aussi le résultat de causes plus profondes. En Lithuanie, tout est ruiné par la faute évidente d’une destruction systématique. Dans d’autres provinces, il y avait autrefois des approvisionnemens que les propriétaires étaient chargés d’entretenir ; ces dépôts n’existent plus depuis que les paysans, comme citoyens de la commune, ont à s’en occuper. L’émancipation est assurément un bienfait ; seulement elle a commencé par une immense diminution de travail et un développement outré de l’ivrognerie. Il y a des provinces où la production a diminué de 6 millions et où la vente de l’eau-de-vie a augmenté d’une somme à peu près égale, de telle sorte que la disette est le résultat de toute une situation économique autant que d’une inclémence de saison. C’est un grand empire pour qui ses patriotes rêvent le superflu et qui n’a même pas aujourd’hui le nécessaire. La famine ! tragique et sombre moralité de cette politique de faux orgueil national qui, au moment où la Russie meurt de faim, la berce de cette idée qu’elle a une civilisation supérieure à toutes les civilisations, et, au moment où elle violente tous les droits chez elle, lui présente le rôle de protectrice des opprimés de l’Autriche et de la Turquie !


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1866.
  2. Voyez la Correspondance du Nord-Est, qui se publie à Paris, et qui abonde en informations exactes sur tous ces pays du Nord et de l’Orient.