La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 176-211).
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L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

VII.
LA RÉFORME JUDICIAIRE.

IV.[1]
LA PÉNALITÉ : LES CHATIMENS CORPORELS, LA PEINE DE MORT, LA DÉPORTATION.

Nous pensions en avoir fini avec les lois et les mœurs judiciaires de la Russie. Après le droit coutumier et les rustiques tribunaux des paysans, après la nouvelle justice de paix et la nouvelle magistrature élective, après les tribunaux ordinaires, le barreau et la magistrature inamovible, après la procédure criminelle, le jury et les tribunaux d’exception récemment érigés pour les causes politiques, que pouvait-il rester d’intéressant pour l’étranger dans l’enceinte de la justice russe? Il restait cependant quelque chose, et à nos précédentes études il nous faut ajouter une sorte d’épilogue. On m’a fait remarquer que dans ce travail j’avais négligé tout un côté et non le moins obscur et le moins curieux des lois et des mœurs judiciaires de l’empire : nous n’avons rien dit de la pénalité et des châtimens qui attendent les crimes privés ou publics au sortir de l’audience. Pour combler cette lacune, nous demandons la permission d’achever notre visite aux tribunaux, par un coup d’œil sur les prisons, les bagnes, les lieux de détention. C’est là en effet une des faces les moins connues de la vie russe, ou ce qui est pis, c’est une des plus mal connues, et à ce triste sujet les derniers attentats politiques et la répression qui les a suivis donnent en ce moment une fâcheuse actualité.


I.

Aux yeux du vulgaire, la Russie est toujours le pays du knout. Le knout a été aboli depuis environ un demi-siècle; peu importe, les impressions sont persistantes; pour le peuple, pour bien des hommes instruits ou des écrivains de l’Occident, la Russie restera longtemps encore l’empire du knout. L’on s’est habitué à la regarder comme la patrie des châtimens et des supplices barbares. Comme il arrive souvent, il y avait dans cette opinion une part de vérité et une part non moindre d’erreur ou d’exagération. Comparée aux législations de l’Europe occidentale avant la révolution, la législation russe de la fin du XVIIIe siècle était peut-être l’une des moins rigoureuses, l’une des moins sanguinaires, des moins raffinées en fait de supplices. Le bûcher, la roue, la mutilation, étaient encore en usage dans nombre des états les plus anciennement civilisés qu’ils étaient supprimés chez la dernière venue des nations européennes. Et cependant l’opinion vulgaire n’avait pas entièrement tort; malgré tous les adoucissemens du dernier siècle, la législation russe sous Alexandre Ier, sous Nicolas même, méritait en partie son triste renom.

Dans aucun code moderne, les châtimens corporels n’ont aussi longtemps tenu une aussi grande place. Jusqu’au règne de l’empereur Alexandre II, c’était là le caractère distinctif de la pénalité russe. Les châtimens n’étaient pas toujours cruels; comme ailleurs, ils étaient de diverse sorte et plus ou moins bien gradués selon la gravité des cas, mais d’ordinaire, pour les simples délits comme pour les plus grands crimes, c’était sur le corps, sur les membres, sur la peau du délinquant que tombait le châtiment. Il n’y avait plus de knout, il y avait encore les baguettes, il y avait les verges. La culpabilité des condamnés s’évaluait ainsi en coups de verges. La Russie semblait vivre sous la férule d’un maître qui la corrigeait paternellement avec le fouet et le bâton; c’était chez elle une des formes du régime patriarcal. Selon l’éloquent tableau tracé par un avocat de Saint-Pétersbourg dans un des plus fameux procès des dernières années, la verge régnait en maîtresse[2]. « La verge conduisait l’école de même que l’écurie du propriétaire; elle était en usage dans les casernes, dans les bureaux de la police, dans les administrations communales. Il courait même alors le bruit que dans un certain endroit la verge était mise en mouvement par un mécanisme d’invention anglaise que l’on employait dans des circonstances spéciales. Dans les livres de droit criminel et civil, les verges figuraient à chaque page et comme un refrain perpétuel en compagnie du fouet, du knout et des baguettes. »

D’où venait cette fâcheuse prédominance des punitions corporelles dans une législation qui semblait ainsi traiter le peuple moitié en enfant, moitié en esclave? On en a cherché les causes ou les origines dans un passé lointain; le plus souvent on s’est plu à en rejeter la responsabilité sur la domination mongole. C’est aux envahisseurs asiatiques par exemple que les historiens ont fait remonter l’horrible supplice du knout; il n’en est pas, croyons-nous, fait mention dans les annales de la Russie primitive de Kief ou de Novgorod[3]. A cet égard comme à beaucoup d’autres, avant l’espèce de déviation, de déformation que lui fit subir la conquête mongole, la Russie des Varègues et des kniazes ressemblait beaucoup plus à l’Europe occidentale que la Russie des tsars moscovites. C’est sous les grands princes de Moscou, sous les Ivan et les Vassili, que furent introduites les peines répugnantes et raffinées conservées sous les premiers Romanof. Sous ce rapport, l’oulogénié zakonof, le code du pieux Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, ne le cède en rien au soudebnik d’Ivan III et d’Ivan IV le Terrible. La première influence de l’Europe, où la torture et les supplices atroces étaient encore en vigueur, ne fit même qu’accroître la sévérité de la législation moscovite. Pierre le Grand limita l’emploi de la peine de mort; mais, au lieu de supprimer ou d’adoucir les peines corporelles, il s’en servit plus que personne pour imposer à ses sujets les coutumes de l’Occident. Usant sans scrupule de moyens barbares au profit de la civilisation, le grand réformateur employait contre ses adversaires, voire contre ses auxiliaires, les instrumens de correction que lui avaient légués ses aïeux. On sait qu’au besoin il ne dédaignait pas le métier de bourreau et contraignait ses courtisans à manier la hache à son exemple. Les verges avaient toutes ses sympathies, aucun de ses prédécesseurs n’en avait fait un tel emploi, et il ne répugnait pas à les appliquer lui-même au dos de ses favoris ou de ses plus hauts fonctionnaires, tels que le prince Menchikof.

Est-ce au long esclavage national de l’époque tatare que la Russie a dû l’introduction des châtimens corporels? C’est du moins à l’esclavage domestique du servage qu’elle en doit le maintien jusqu’à nos jours. La verge était l’auxiliaire et le complément indispensable du servage moscovite. Le pomêchtchik russe fouettait ses serfs comme le planteur des colonies ses esclaves, et le droit de correction qu’ils laissaient à la discrétion du propriétaire foncier, l’état et le souverain s’en servaient à leur tour vis-à-vis de leurs sujets, tous plus ou moins considérés comme serfs de l’état. La législation s’étant tout entière formée sous l’empire des mœurs serviles, les verges devaient naturellement perdre de leur autorité à mesure que s’introduisaient les mœurs libres et les notions morales et juridiques de l’Occident.

C’est ce qui advint sous les successeurs de Pierre le Grand, alors qu’ayant une cour plus ou moins policée ils essayèrent d’instituer une noblesse à l’occidentale. Leurs serviteurs, leurs ministres, leurs fonctionnaires ne pouvaient continuer à être fustigés comme des esclaves. De là vinrent les mesures qui au XVIIIe siècle exemptèrent successivement des châtimens corporels les classes dites privilégiées, la noblesse et le clergé, puis une partie de la bourgeoisie des villes. La noblesse le fut en 1762 par le malheureux Pierre III, qui, en qualité d’étranger, répugnait à ces peines grossières[4]. Les exemptions, élargies avec les années, s’étendirent non-seulement à certaines classes, mais aux fonctions publiques les plus humbles. Les degrés inférieurs du tchine, conférant la noblesse personnelle, affranchissaient du fouet tous les fonctionnaires compris dans les quatorze classes du tableau des rangs. De là le mot du diplomate qui, lors du traité de Vienne, conseillait à l’empereur Alexandre Ier ou à l’un de ses ministres d’élever par un ukase tous les Russes à la XIVe classe. C’eût été un moyen de supprimer les verges en faisant rentrer toute la nation dans les classes privilégiées : cette suppression, l’émancipation devait l’accomplir en élevant tous les Russes au rang d’hommes libres.

Le knout, instrument cruel et meurtrier, avait été supprimé dès les premières années du règne de Nicolas, les verges devaient l’être par l’empereur Alexandre II. L’acte d’émancipation est de février 1861, l’ukase abolissant les verges est de 1863. La verge étant le corollaire naturel du servage devait naturellement disparaître avec lui. Cette petite réforme avait son importance, elle ne devait pas seulement rétablir dans le code pénal le principe de l’égalité devant la loi, elle devait rendre à tout Russe le sentiment de l’honneur et de la dignité personnelle, lui apprendre à se respecter lui-même et à respecter autrui.

La verge, comme tout ce qui tenait au bon vieux temps, a gardé ses partisans et ses défenseurs. Des conservateurs attardés se demandaient avec anxiété « comment un empire qui a dû sa grandeur aux verges pourrait se passer d’un tel agent de cohésion[5]. » En dehors de ces esprits timorés prêts à s’effrayer de tout changement, plus d’un homme cultivé se ferait volontiers l’apologiste de cet instrument de correction qui n’atteignait que les épaules du peuple. Où trouver, dit-on, une peine plus simple et plus rapide, une peine plus économique pour la société qui l’inflige et le coupable qui la reçoit, une peine plus morale et plus moralisatrice? Fallait-il, pour de pures et abstraites considérations de point d’honneur, pour un faux sentiment de dignité que ne comprend pas l’homme du peuple, renoncer à un mode de correction qui ne laissait pas plus de trace sur son âme que sur son corps, qui, pour lui et pour sa famille, était moins pénible, moins dommageable, moins corrupteur que la prison par laquelle on l’a remplacé[6] ?

Ces doléances auraient beau contenir une part de vérité, on ne saurait regretter la suppression de pareils châtimens. Quels qu’en fussent les avantages pratiques, les corrections corporelles avaient en Russie comme partout le grand inconvénient d’encourager chez le peuple la rudesse et la brutalité des mœurs. Inscrits dans les lois et appliqués sur l’ordre des tribunaux, le fouet et les verges se maintenaient plus aisément dans la vie domestique. Habitué à y voir un instrument de répression pour l’homme fait aussi bien que pour l’enfant, le père de famille avait moins de scrupules ou moins de honte à faire usage du bâton pour ses corrections paternelles ou conjugales. A la suppression des verges les mœurs privées non moins que les mœurs publiques avaient tout à gagner.

Il se peut que sur ce point le réformateur ait devancé les mœurs; peut-être une sorte de respect humain pour l’opinion de l’Europe n’a-t-il pas été étranger à cette réforme; mais depuis Pierre le Grand le respect humain a fait faire à la Russie plus d’un progrès, et pour les états comme pour les individus, l’amour-propre, le souci de l’opinion d’autrui peut à certaines heures être de bon conseil. Qui sait où en serait la Russie, qui sait où elle en resterait sans un pareil aiguillon?

Les avocats des vieilles coutumes ont du reste de quoi se consoler, les verges ont été supprimées théoriquement, légalement; dans la pratique elles n’ont pas encore entièrement disparu. Les châtimens corporels, knout, baguettes, verges, ont été rayés du code pénal, ils ne sont plus infligés par les tribunaux ordinaires; mais la verge, bannie du code et du droit écrit, a trouvé un dernier refuge dans les rustiques tribunaux de bailliage et dans le droit coutumier. Le paysan, le simple moujik, peut toujours être condamné au fouet par le jugement de ses pairs, de ses juges élus[7]. Comme nous l’avons déjà fait remarquer à propos de cette justice villageoise, c’est là une concession aux mœurs des paysans affranchis et aux idées populaires qui, dans les dernières couches de la nation, demeurent encore trop souvent favorables aux châtimens corporels. Le gouvernement en tolère l’usage dans ces obscurs tribunaux du moujik où la coutume règne en maîtresse et où la loi écrite a peu d’autorité. Le législateur s’est contenté de fixer le maximum des coups de verges à vingt, jadis on en donnait trois ou quatre fois davantage. En même temps la loi interdit d’appliquer cette peine à ceux des paysans qui en pourraient souffrir le plus dans leurs sentimens ou dans leur corps; elle en a exempté les vieillards au-dessus de soixante ans, les femmes de tout âge et tous les fonctionnaires ruraux, anciens de bailliage ou de commune (starchines et starostes), maîtres d’école, sacristains d’église, en sorte que dans les villages mêmes où elle reste tolérée, la verge ne peut plus atteindre que la minorité des habitans[8].

La peine des verges a été effacée du code pénal; mais, dira-t-on, a-t-elle pour cela, en dehors même des communes de paysans, entièrement disparu? En Russie, nous devons le constater, il y a plus d’intervalle qu’ailleurs entre la loi et les mœurs, entre ce qui est permis officiellement et ce qui est pratiqué journellement. Pour les châtimens corporels cependant il y a, croyons-nous, moins de contradictions, moins de dérogations à la loi qu’on ne le suppose souvent en Occident. Les lois même admettent les châtimens corporels en quelques cas exceptionnels; à l’armée par exemple, dans les compagnies de discipline, ou encore dans les prisons lorsque l’insubordination contraint l’autorité à recourir à cet argument suprême. Sous ce rapport, la Russie ne fait guère autre chose que ce que font d’autres états de l’Europe, l’Angleterre notamment. Ce qui ne se voit que chez elle, car il serait injuste de lui comparer la Turquie, c’est l’emploi arbitraire de moyens de correction légalement interdits envers des personnes que la loi en exempte expressément. L’on ne saurait nier en effet que jusqu’en ces dernières années il s’est présenté quelques cas de ce genre, surtout dans les provinces reculées où l’autorité a quelque peine à faire respecter les lois même par ceux qui ont la charge de veiller à leur exécution.

Dans certaines localités, la police s’est parfois fait peu de scrupule d’appliquer elle-même aux moujiks les verges que la loi tolère dans leurs modestes tribunaux. Un procès récent a dans le centre même de l’empire, dans le gouvernement de Riazane, révélé au public et au pouvoir des faits de ce genre, accompagnés de circonstances qui leur donnaient une gravité particulière. Il s’agissait d’un agent de police appelé, croyons-nous, Popof, qui, spécialement pour hâter la rentrée des contributions en retard, avait l’habitude de faire fustiger les paysans, sans égard pour leur âge ou leur faiblesse. Afin de donner plus d’efficacité à ce procédé renouvelé du temps de Nicolas, ce Popof y avait apporté quelques ingénieux perfectionnemens; il se servait de verges brûlantes chauffées à cet effet dans un poêle, ou encore de verges trempées dans un bain d’eau salée ou enduites à dessein d’une couche de sel. Par un autre raffinement, il coupait d’ordinaire l’exécution du patient en plusieurs séances successives, de façon que les verges lui fussent plus sensibles. Ce fonctionnaire trop zélé, traduit en jugement il y a quelques mois, a été cette année même reconnu coupable par le jury. Si la peine qui lui a été infligée par le tribunal, trois mois de prison, nous semble bien légère pour un tel délit, cela suffit pour montrer aux paysans qu’ils ne sont plus tenus de se laisser sans mot dire fouetter ou bâtonner par le moindre fonctionnaire et qu’au besoin ils peuvent trouver les tribunaux pour punir, si ce n’est pour prévenir, les violences dont ils sont victimes. Autrefois de pareilles causes n’eussent jamais été soumises aux tribunaux ordinaires ni de pareils faits livrés à la publicité de la presse.

Dans les régions écartées ou au fond des campagnes, quelques violences isolées et ignorées n’auraient pas de quoi beaucoup nous surprendre; mais on a signalé des illégalités de cette sorte jusque dans les grandes villes, dans la capitale même, en des circonstances qui ont donné à cette infraction aux lois un grand retentissement en Russie et à l’étranger. Je citerai deux cas de ce genre, les deux plus notables, en dehors du moins des anciennes provinces polonaises qui toujours soumises à un régime d’exception, privées d’assemblées provinciales et de presse indépendante, demeurent particulièrement exposées aux abus de toute sorte[9]. Quelques années avant la dernière guerre d’Orient, la police d’Odessa, sans doute encore imbue des anciens usages, imaginait de faire entrer dans la ville des voitures chargées de verges, et à l’aide de cette provision, des agens ivres faisaient une exécution publique, frappant dans les rues tout ce qui se rencontrait sous leur main, hommes, femmes et enfans. Un fait plus récent et d’une plus grande notoriété quoique en réalité d’une moindre gravité, c’est celui qui a donné lieu à l’attentat et au procès de Vêra Zasoulitch en 1878. Ici, nous ne le dissimulerons pas, l’opinion européenne nous paraît s’être quelque peu méprise dans son appréciation des agissemens de la police pétersbourgeoise, L’Occident, qui n’en a guère entendu qu’un écho lointain et indistinct, a tiré des débats de ce curieux procès des conclusions peu d’accord avec la vérité ou la logique.

On se rappelle encore les faits : l’acte d’illégale violence qui avait armé contre le général Trépof le bras de la jeune illuminée s’était passé au fond d’une prison, lors d’une visite du préfet de police de Saint-Pétersbourg. Irrité de l’attitude provocante de certain détenu politique qui refusait de se découvrir devant lui, le général Trépof, voulant faire un exemple, avait ordonné d’infliger à l’insolent une correction corporelle. C’était dans une prison, et là même, pour recourir aux verges, il a fallu un ordre direct, et les débats l’ont établi, un ordre écrit du préfet de police de la capitale. Et comment cet ordre a-t-il été accueilli des détenus? Par une sorte d’émeute, qui ne céda qu’à la force. Quelle a été l’impression du public quand l’incident a été connu? Loin de voir là un fait normal et régulier ou du moins un fait ordinaire ou habituel et par cela même peu digne d’attention, la presse russe s’en est émue. Les journaux l’ont signalé au public et au pouvoir comme un acte blâmable ou une rumeur regrettable qu’il importait de démentir. La juste popularité que valait au maître de police une habile administration de plusieurs années s’est évanouie en quelques jours. C’est par une feuille de la capitale qu’au fond de la province, dans le gouvernement de Penza, la jeune Vêra Zasoulitch apprit qu’un prévenu politique avait été fouetté de verges dans une prison de Saint-Pétersbourg; c’est dans cette lecture que la jeune enthousiaste a puisé l’indignation qui l’a conduite aux bords de la Neva et armée d’un revolver pour venger la dignité humaine dans la personne d’un de ses coreligionnaires politiques.

Et sur l’attentat de Vêra, quelle a été l’impression de la société, impression exprimée officiellement par le jury? Malgré la gravité du crime, malgré l’évidence de la culpabilité, le jury, aux applaudissemens de l’auditoire, a rendu un verdict d’acquittement en faveur de la fanatique ennemie des verges. Tout donc dans ce procès, jusqu’à la démission du général Trépof, regardé comme un des meilleurs fonctionnaires de l’empire, tout s’est réuni pour montrer que, si dans la Russie actuelle un haut fonctionnaire peut encore user arbitrairement des verges, cela, dans l’enceinte même des prisons, n’est plus assez accepté pour passer inaperçu. Aux yeux de tout observateur non prévenu, ce que l’inattention distraite du vulgaire a pris comme un signe de la fréquence des verges et du peu de concordance des lois et des mœurs bureaucratiques prouvait plutôt le contraire; c’était le cas ou jamais de dire que l’exception confirme la règle.

Les verges, quoi qu’on en pense en Occident, ne sont plus d’un emploi habituel et journalier. Le Russe a cessé d’offrir complaisamment son dos au fouet ou à la bastonnade. Cette remarque a été confirmée pour moi par une aventure personnelle que je me permettrai de raconter; c’était dans un de mes premiers voyages en Russie. Comme tout le monde, j’avais entendu répéter, j’avais lu chez les auteurs les plus sérieux, russes ou étrangers, que dans les états du tsar le grand argument était le bâton et que pour se faire respecter il fallait y recourir au besoin. J’avais été particulièrement frappé d’un passage où le consciencieux Nicolas Tourguénef affirme que, dans sa patrie, lorsque les chevaux de poste ne marchent pas assez vite au gré des voyageurs, ces derniers s’en prennent au dos du cocher[10]. « il n’y a que les paresseux qui ne nous rossent pas, » disait avec une cuisante naïveté un postillon à l’écrivain russe. Pour un voyageur, le renseignement m’avait paru bon à noter. Je m’étais gardé cependant d’en faire usage, lorsque traversant les steppes qui s’étendent du Don au Caucase, avant l’ouverture du chemin de fer actuel, un jour que j’étais las d’attendre en vain que ma troïka fût attelée[11], la cynique maxime du postillon de Nicolas Tourguénef me revint subitement à la mémoire, et, à bout de patience, je levai ma canne, ou, pour plus d’exactitude, mon parapluie sur le iamchtchik trop lent à partir. Mal m’en prit, car au lieu de se venger sur ses chevaux, l’homme se fâcha tout rouge, ses camarades s’ameutèrent et faillirent me faire un mauvais parti. Évidemment ils ne connaissaient pas la maxime du postillon de Nicolas Tourguénef et j’eusse été mal venu à leur citer mes autorités. Enfin grâce à l’intervention du staroste, je fus heureux d’en être quitte pour des excuses et un nouveau retard.

C’est que les mœurs se modifient peu à peu, le bâton est dépouillé de son ancien prestige. Le postillon n’accepte plus les coups du voyageur, et le préfet de police qui donne l’ordre de fouetter un prisonnier impoli s’expose à recevoir une balle de revolver de la main d’une jeune fille enthousiaste. Les vieux moyens de discipline domestique et de discipline gouvernementale ont singulièrement perdu de leur popularité. Les verges s’en vont, des idées nouvelles se sont glissées dans les têtes moscovites, et le sentiment de l’honneur, ce sentiment jadis inconnu de ce peuple de serfs, s’éveille dans la Russie émancipée. L’armée et le service militaire ne sont pas étrangers à cette transformation ; le soldat, qui jadis n’était mené qu’à la baguette (un noble comme un serf pouvait toujours être fouetté en uniforme), le soldat qui se voit aujourd’hui condamné aux verges se regarde comme déshonoré[12]. De l’armée et des tribunaux civils ces notions nouvelles se répandent dans le peuple et s’infiltrent peu à peu jusqu’au fond de la nation, qui dans une ou deux générations en sera tout entière pénétrée. Au milieu de tous les motifs de tristesse et des trop fréquentes déceptions que donne aux nationaux comme à l’étranger la Russie des réformes, c’est là un des aspects consolans sur lesquels on peut reposer les yeux avec la joie de constater un progrès réel et durable.


II.

Les châtimens corporels ont été abolis, et depuis lors la législation russe est probablement la plus douce de l’Europe. Quand en 1863 un ukase impérial a effacé les verges du code pénal, il y avait déjà plus d’un siècle que la plus grave des peines corporelles, la seule qui ait été conservée dans la plupart des états modernes, la peine capitale, avait été légalement supprimée en Russie. Il est assez singulier que ce soit le pays le plus barbare de l’Europe, le pays dont la législation passait justement pour la plus cruelle, qui ait pris l’initiative de l’abolition de la peine de mort, qui le premier, longtemps avant la Toscane de Léopold, ait prétendu appliquer les maximes de Beccaria, avant même que l’auteur Des délits et des peines n’eût proclamé que, pour protéger celle des honnêtes gens, on n’est pas obligé d’enlever la vie aux homicides[13].

Peut-être pourrait-on de ce côté découvrir en Russie, sinon une tradition ininterrompue, du moins des antécédens remontant assez haut dans le passé. Déjà Ivan IÎI, le rassembleur de la terre russe, réservait au souverain le droit de prononcer la peine de mort. En revanche on sait que les tsars ses successeurs, Ivan IV le Terrible en particulier, ne se faisaient pas faute d’en user et abuser; mais déjà la mort semble surtout la peine des crimes politiques. Un moment, au XVIIe siècle, sous l’influence même de l’Europe occidentale, le code draconien d’Alexis Mikhaïlovitch, l’oulogénié zakonof, prodigue à toute sorte de crimes et de délits le dernier supplice. Pierre le Grand, qui envers ses ennemis publics ou privés fut si peu avare de la peine capitale, en limite l’application dans la loi; sa fille, la sensuelle et grossière Elisabeth, l’abolit entièrement en 1753. C’est à la sensibilité plus affectée que réelle, c’est aux nerfs des impératrices du XVIIIe siècle que la Russie est redevable de cette suppression de la peine de mort. Il est vrai que, redoutant surtout les émotions pénibles, Elisabeth Pétrovna supprima plutôt le nom que la chose. Aussi longtemps que dura l’usage du knout, la dureté de la répression ne perdit rien aux lois humanitaires d’Elisabeth et de Catherine. Le knout suppléait parfaitement à la hache ou à la corde. Pour tuer un condamné, il suffisait de ce redoutable fouet dont la rude langue de cuir enlevait à chaque coup d’épais lambeaux de chair et mettait les os à nu. Le juge auquel la loi interdisait une sentence de mort condamnait à cent coups de knout, sachant parfaitement que le condamné ne les pourrait supporter. Dans ce cas, l’hypocrisie du magistrat et de la justice ne faisait que rendre plus cruelle et plus odieuse l’apparente mansuétude de la loi. Le condamné auquel la sentence était censée laisser la vie expirait dans un supplice atroce. Telle était la force et l’efficacité du knout qu’aux bourreaux expérimentés il suffisait d’un ou deux coups bien appliqués pour tuer un homme. Aussi, comme la vénalité se glissait jusque dans les supplices, les condamnés qui se savaient destinés à périr sous le terrible instrument achetaient-ils souvent à prix d’argent la compassion du bourreau pour que d’un coup vigoureux il mît plus tôt fin à leurs tourmens au lieu de s’amuser à découper dans leur chair de sanglantes lanières[14].

L’abolition de ce supplice meurtrier sous le règne de l’empereur Nicolas a rendu à la loi toute sa sincérité. La peine capitale a depuis lors été réellement supprimée; à l’inverse de ce qui se voit en beaucoup d’autres pays, elle n’existe plus que pour les crimes politiques, pour les attentats contre la vie du souverain ou la sûreté de l’état. Doit-on mesurer la sévérité de la répression aux conséquences du crime et au dommage apporté à la société, cette aggravation de peine pour les délits en apparence les moins pervers s’explique aisément. Dans les insurrections contre son autorité en Pologne, en Lithuanie ou ailleurs, le gouvernement ne s’est du reste jamais fait faute d’appliquer la peine capitale. En dehors de là au contraire, en dehors des séditions et des prises d’armes, même vis-à-vis des condamnés politiques, si nombreux dans ces dernières années, on n’y avait jamais eu recours avant l’année courante. La mansuétude de la législation ordinaire réagissait sur les causes d’exception.

Durant tout le règne de l’empereur Alexandre, de 1855 aux premiers mois de 1879, l’échafaud n’avait, croyons-nous, été redressé dans une ville russe qu’une seule fois, en 1866, pour Karakasof, l’auteur du premier attentat sur la personne du tsar.

Les mœurs russes étaient demeurées si contraires à la peine de mort qu’elles ne la laissaient même pas appliquer dans la Finlande, où la législation l’a conservée jusqu’en ces derniers temps. Les tribunaux finlandais avaient beau prononcer, conformément aux lois du grand-duché, des sentences de mort, aucun condamné n’a, croyons-nous, été exécuté depuis la cession de la Finlande à la Russie en 1809, le souverain ayant toujours commué la peine[15]. S’il fallait juger de la civilisation d’un peuple par la douceur des lois pénales, la Russie eût pu réclamer la première place en Europe.

Cette suppression de la peine de mort n’a peut-être pas été étrangère aux restrictions récemment apportées aux garanties légales et aux tribunaux ordinaires. La bénignité de la loi civile semble l’un des motifs qui ont décidé le législateur à recourir à un code spécial en même temps qu’aux tribunaux militaires. La mansuétude des lois peut ainsi tourner indirectement contre les organes chargés de les appliquer, contre les tribunaux réguliers. En temps de troubles, cette abolition de la peine capitale pousse le pouvoir à transmettre à des tribunaux d’exception le jugement des crimes commis contre ses agens, et de cette façon la douceur même du code pénal tend à rendre la répression plus sévère pour les attentats inspirés par le fanatisme et l’utopie que pour les forfaits provoqués par les passions les plus basses ou les plus perverses. C’est ce qui s’est vu récemment lors des ukases qui, en 1878 et 1879, ont dans nombre de cas substitué les conseils de guerre au jury et aux tribunaux civils. Dans la justice militaire, en Russie comme ailleurs, règne encore souverainement la peine de mort : aussi lorsque le gouvernement impérial remettait aux cours martiales le jugement de tous les crimes contre la personne des fonctionnaires, il ne modifiait pas seulement la compétence des tribunaux et la procédure judiciaire, il changeait, il aggravait la pénalité. La peine capitale était tellement tombée en désuétude que, dans les causes politiques où elle demeurait autorisée par la loi, elle n’était pas prononcée par les juges. La déportation avec les travaux forcés restait la peine la plus élevée qui pût atteindre les assassins des gouverneurs de provinces ou des chefs de la police. Quand le gouvernement a jugé nécessaire de répondre par l’échafaud au poignard et au revolver de ses adversaires intérieurs, c’est aux tribunaux militaires et à la loi martiale qu’il a dû recourir. C’était là une conséquence presque inévitable du duel engagé entre l’administration et la révolution ou les sociétés secrètes. Pour les adversaires du pouvoir, ce recours aux tribunaux militaires qui les dévouait à la mort est devenu la cause ou le prétexte de nouveaux attentats. C’est une chose caractéristique des mœurs et de l’état social que de voir le gouvernement impérial et les comités révolutionnaires se rejeter mutuellement la responsabilité de cet appel au dernier supplice. Des deux côtés on tient devant l’opinion à se présenter comme en état de légitime défense, à persuader qu’où n’use que de justes et inévitables représailles envers des antagonistes sans scrupules.

Les dates montrent avec quelle promptitude les deux adversaires se sont porté et rendu les coups dans cette lutte inégale. C’est à Odessa, alors placé en état de siège par suite de la guerre de Bulgarie, que pour la première fois des prévenus politiques ont été déférés à un tribunal militaire. A la fin de juillet 1878, huit accusés, cinq jeunes gens et trois jeunes filles, étaient traduits devant le conseil de guerre d’Odessa comme coupables de complot et de résistance armée à l’autorité. Le principal prévenu, un certain Kovalski, un fils de prêtre, comme tant de ces agitateurs anarchiques, était, en vertu de l’état de siège, condamné à la peine de mort. Le 2 août Kovalski était fusillé dans la métropole de la Mer-Noire, et deux jours après, le 4 du même mois d’août 1878, à l’autre bout de la Russie, les coreligionnaires du condamné répondaient à son exécution par l’assassinat du chef de la III section, le général Mezentsef. Le maître de la haute police avait été prévenu par des avis anonymes que sa vie devait payer pour celle du condamné d’Odessa. En réponse au meurtre du 4 août, le 9 du même mois, un ukase impérial déférait aux tribunaux militaires tous les attentats commis contre les fonctionnaires. Si durant quelques semaines les assassinats politiques cessaient, ce n’était pas que l’ukase du 9 août eût terrifié les révolutionnaires, c’était bien plutôt que, les meurtriers du général Mezentsef n’ayant été ni découverts ni punis, personne n’avait à les venger. Quelques mois plus tard en effet les comités montraient qu’ils n’avaient point varié de doctrines ni menti à leurs menaces, ils rendaient de nouveau au gouvernement et à la police œil pour œil, dent pour dent, répondant à chaque condamnation, si ce n’est à chaque arrestation, par un nouvel assassinat. Les plus hauts fonctionnaires de l’empire recevaient mystérieusement l’avis qu’un tribunal occulte les avait condamnés à mort, et il se trouvait des bras pour exécuter la terrible sentence. La Russie revoyait ainsi le Vehmgericht et les francs-juges du moyen âge.

Trois ou quatre mois après l’assassinat du général Mezentsef, de nouveaux forfaits sont, à la suite de nouvelles arrestations, venus montrer que les mêmes juges et les mêmes bourreaux inconnus veillaient toujours sur l’empire. En février 1879, dans le gouvernement de Kharkof, on arrêtait un certain Fomine, prévenu d’avoir pris part à une attaque contre les gendarmes pour la délivrance d’un prisonnier politique. Le gouverneur de la province, prince Krapotkine, fut averti par écrit que, si le prévenu était livré à la cour martiale, il en serait rendu responsable sur sa vie. Fomine n’en fut pas moins traduit devant le conseil de guerre, mais avant même qu’il eût été jugé, le prince Krapotkine tombait frappé d’une balle au sortir d’une fête officielle[16]. Quelques semaines après, le gouverneur de Kharkof, le chef de la IIIe section, général Drenteln, puis le souverain lui-même, étaient successivement dans la capitale l’objet des plus audacieux attentats. La perspective de la peine de mort semblait n’avoir fait que surexciter les colères des anarchistes; il est vrai que jusqu’alors aucun de ces assassins n’ayant été arrêté, aucun n’avait pu être exécuté. L’impunité était sans doute pour beaucoup dans leur hardiesse. Depuis l’arrestation du régicide Solovief et la mise en état de siège des grandes villes, les choses ont changé de face. Les conseils de guerre ont commencé leur sinistre besogne. Pour la première fois depuis de longues années, les bords de la Neva ont vu dresser un échafaud. L’exécution du lieutenant Doubrovine, pendu le 20 avril (2 mai) 1879, a déjà été suivie de celle de trois condamnés à Kief, de celle de Solovief à Pétersbourg[17]. Quand elle aura prouvé aux assassins politiques que leur vie peut répondre de celle des fonctionnaires, la peine de mort pourra retrouver son efficacité et contribuer temporairement au rétablissement de la sécurité publique.

Les ukases qui défèrent certains crimes aux cours martiales n’altèrent pas la législation. L’on peut se demander si la Russie doit beaucoup se féliciter de la douceur d’une législation qui, en certaines circonstances, se retourne contre les tribunaux ordinaires et à la justice civile fait substituer la justice militaire. Dans cette guerre entre la révolution et la haute police, les organes réguliers de la loi se trouvent en effet indirectement compromis par la mansuétude même des lois.

En d’autres pays, en Suisse et en Italie, par exemple, les attentats révolutionnaires ou l’accroissement de la criminalité menacent également de ramener la législation à des peines plus sévères, et, malgré les efforts de certains philanthropes, de rétablir ou de conserver la peine de mort dans des codes dont elle avait disparu ou dont elle allait disparaître[18]. En Russie la suppression de la peine capitale ne se maintient que grâce à des mesures d’exception, grâce au régime des ukases qui permet de suspendre ou d’éluder la loi à l’aide d’un changement de juridiction pour toute une catégorie de crimes. Nous sommes ici ramené à une remarque que nous avons dû faire plus d’une fois à propos de l’administration ou de la justice, à propos de l’élection des maires ou de l’élection des juges de paix, par exemple, à une remarque qui, dans les choses dont ils sont le plus disposés à s’enorgueillir, doit rappeler les Russes à la modestie. Les lois en Russie sont parfois plus libérales ou plus démocratiques, plus progressives ou humanitaires que chez beaucoup de peuples d’Occident ; mais dans ce cas ce que la législation officielle a d’imprudent, d’excessif ou de prématuré en apparence, est aisément corrigé dans la pratique par l’omnipotence gouvernementale, toujours maîtresse de suspendre comme d’appliquer la loi. L’abolition de la peine de mort est une de ces témérités que le gouvernement impérial a pu se permettre impunément parce qu’il est toujours libre de recourir à des mesures d’exception. Aussi l’expérience de la Russie ne saurait beaucoup prouver en cette matière pour des états qui ne peuvent prendre avec les lois ou les tribunaux les mêmes libertés.

L’on sera peut-être curieux cependant de connaître les résultats de cette expérience presque séculaire, de savoir quels effets a sur la criminalité russe l’abolition de la peine de mort. En Russie on n’est pas toujours d’accord sur ce point, les uns regrettent la douceur de la législation, la regardant comme un encouragement au crime; les autres, plus nombreux, maintiennent que le code pénal a eu peu d’influence sur la criminalité et que rien n’autorise à conclure en faveur du rétablissement de l’échafaud. L’homme russe, le paysan du moins, est, dit-on, d’ordinaire assez indifférent à la mort; grâce au rustique stoïcisme du moujik, la peine capitale ne serait pas en Russie un épouvantail bien efficace. Pour une raison ou une autre, il est certain que les faits et les statistiques se prêtent assez bien à la défense de la législation actuelle. On a remarqué que, sous le règne d’Alexandre II, le nombre des meurtres est à peu près dans le même rapport au chiffre de la population que durant la période du règne de Nicolas (1838-1847), où la peine capitale, temporairement rétablie, planait sur la tête des assassins. La comparaison avec les états de l’Occident donne des résultats fort analogues et peut-être encore plus inattendus. Les relevés officiels qui, depuis 1871 au moins, sont dressés avec beaucoup de soin et de détail constatent qu’en Russie, avec l’abolition de la peine de mort, il n’y a pas plus d’homicides, pas plus de crimes contre les personnes que dans les pays de l’Europe où règne une pénalité plus sévère. Aux statisticiens russes, les chiffres ont même semblé souvent plus favorables à leur pays qu’à la France ou à la Prusse[19]. En 1870, on trouvait en Russie un peu plus de sept individus sur un million d’âmes (7,4) condamnés pour homicide, ce qui vers la même époque était presque exactement la même proportion que dans les îles britanniques (7,5)[20]. Depuis, s’il faut en croire les statistiques du ministère de la justice, la proportion des homicides à la population est demeurée en Russie sensiblement la même. De pareilles comparaisons entre la Russie et l’étranger il résulterait en apparence que non-seulement la potence et la guillotine, mais que le degré de civilisation, que le régime politique, que l’état religieux et économique des peuples européens n’ont sur le développement de la criminalité qu’une imperceptible influence. Ce serait là une conséquence forcée, aisée à battre en brèche au moyen d’autres comparaisons et d’autres statistiques. Aussi n’osons-nous pas tirer de pareils rapprochemens des conclusions trop précises, d’autant plus qu’en pareille matière, pour prétendre à quelque exactitude, il faudrait tenir compte de la régularité du service de la police aussi bien que de la sévérité des tribunaux.

Ces résultats n’en sont pas moins instructifs; ils fournissent des armes commodes aux adversaires du rétablissement de la peine de mort, qui, parmi les Russes, est d’autant plus impopulaire que la suppression en est souvent regardée comme un titre d’honneur national. L’on ne saurait donc s’étonner de voir les jurisconsultes de Saint-Pétersbourg et de Moscou repousser presque unanimement la pendaison ou la décapitation et n’y voir qu’un reste des coutumes barbares du passé. C’est ce qu’a fait cette année même, dans une de ses séances, la société des juristes russes (iouriditcheskoé obchtchestvo). A l’heure même où, par l’ukase du 9 août 1879 et par l’intermédiaire des cours martiales, le gouvernement élargissait le cercle des crimes encore punis du dernier supplice, les juristes russes, sur un rapport de l’un d’eux, se prononçaient catégoriquement contre la peine de mort, la déclarant d’une manière absolue inutile au maintien de l’ordre public et contraire aux saines notions de la morale et du droit pénal[21]. Nous n’avons pas à chercher ce qu’il peut y avoir d’outré dans des affirmations aussi décidées. La science pénale, comme toutes les sciences qui touchent à la politique, n’a pas, croyons-nous, de solutions aussi absolues. Pour la pénalité comme pour les autres parties de la législation, comme pour toutes les branches de la vie publique, c’est aux faits et aux mœurs de décider ce qui à tel moment de l’histoire convient à tel peuple et à tel état social. Cette réserve faite, nous sommes heureux de reconnaître que dans la Russie contemporaine, en dehors peut-être des assassinats politiques, lorsque le fanatisme révolutionnaire s’attaque systématiquement aux personnes, cette redoutable et répugnante peine de mort ne paraît pas aujourd’hui l’indispensable auxiliaire de l’ordre et de la loi. C’est là une sorte de supériorité dont il est permis aux Russes d’être fiers vis-à-vis des peuples qui ont trop souvent pour eux un injuste dédain. Je ne chercherai point quelles sont les causes qui leur assurent cet avantage. La douceur des mœurs du paysan, en dépit de certains penchans à la brutalité, et plus encore sans doute l’influence de la religion toujours vivante et souveraine dans la masse du peuple, sont pour l’ordre public de plus sûres garanties que la sévérité de la législation et peuvent le plus souvent suppléer au glaive de la loi. En dehors de la Russie, on sera tenté de chercher à ce phénomène d’autres explications. Eh quoi! nous dira-t-on, la peine qui en Russie remplace le dernier châtiment, la peine que la loi fait planer sur de simples délits aussi bien que sur les crimes, la déportation dans les déserts glacés de la Sibérie, ne serait-elle pas aussi efficace que la potence et l’échafaud pour arrêter le bras des malfaiteurs? Si les cours d’assises russes n’ont point besoin de recourir à la peine de mort, n’est-ce point que cet exil dans les affreuses solitudes du nord est pour le commun des hommes un supplice plus cruel et non moins redouté que la mort même?


III.

La Sibérie a dans les deux hémisphères une sombre réputation; elle la doit moins à son climat qu’à la multitude d’exilés de tout âge et de tout sexe qu’elle a engloutis depuis des siècles, qu’aux légendes dont la pitié publique ou l’imagination des écrivains ont entouré les déportés. Aux yeux de l’étranger, la Sibérie, avec ses blanches et silencieuses solitudes, avec ses steppes durcies par le froid, apparaît de loin comme une immense prison de neige, où l’homme est à jamais perdu, comme une sorte d’enfer de glace, pareil au dernier cercle de l’Inferno de Dante. Certes peu de contrées au monde ont reçu de la nature moins de charmes, moins d’attraits pour l’étranger. Un tiers de ces immenses surfaces est compris dans le cercle polaire, et, plus au sud, le relief élevé du sol rend souvent le climat aussi rude qu’au nord, en sorte que la moitié même de la Sibérie méridionale demeure impropre à l’agriculture ou à la vie civilisée. Les régions les plus chaudes, ouvertes tour à tour au vent glacial du pôle et au souffle desséché des déserts de l’Asie centrale, ont la température moyenne de la Finlande, mais avec un climat notablement plus continental, c’est-à-dire avec de plus grands écarts entre les saisons extrêmes, de façon qu’aux hivers les plus rigoureux peuvent succéder des étés brûlans[22].

Avec tous ces désavantages, la Sibérie n’a pour l’homme du Nord ni les mêmes terreurs, ni les mêmes souffrances que pour les habitans de l’occident et du sud de l’Europe. Cette terre, une des plus déshéritées du monde, n’est pas un désert inhabitable, ce n’est en somme qu’une Russie renforcée et outrée, une Russie plus froide que l’autre, mais où néanmoins le Russe peut fort bien vivre, travailler, prospérer. En passant l’Oural, l’on ne change pas brusquement de climat, et tout en empirant à mesure que l’on avance vers l’est ou le nord, les conditions physiques et hygiéniques de la vie ne sont pas considérablement modifiées. Comme lieu de déportation, les abords du cercle polaire sont pour les Russes de Saint-Pétersbourg, de Moscou, d’Odessa même beaucoup moins redoutables, beaucoup moins meurtriers que ne le sont pour les riverains de l’Atlantique ou de la Méditerranée les luxuriantes contrées tropicales où les états de l’occident de l’Europe ont souvent établi leurs bagnes et leurs colonies pénales. Tobolsk, Tomsk, Irkoutsk même sont pour les habitans des bords de la Neva ou du Volga des résidences infiniment moins pénibles et plus saines que ne le sont, par exemple, pour un Français Cayenne, Sinnamari ou Noukahiva.

Les immenses bassins de l’Obi, de l’Iéniséi, de l’Amour, renferment bien des régions plus aisément habitables et naturellement plus riches et plus fertiles que telle ou telle contrée du nord de la Russie d’Europe. Aussi la Sibérie n’est-elle pas le seul lieu de bannissement ou de déportation du gouvernement impérial, les provinces septentrionales de la Russie européenne, celles d’Arkangel et d’Olonets en particulier, sont souvent employées pour l’exil des condamnés ou l’internement des suspects politiques. La Russie ne manque pas de lieux de détention, de prisons ou de bagnes naturels. Le Caucase sous Nicolas, le Turkestan sous Alexandre II ont ouvert à la transportation pénale et administrative de nouvelles et vastes régions.

La déportation, comme châtiment pénal ou comme moyen de gouvernement, est fort ancienne en Russie ; on pourrait la faire remonter aux premiers tsars qui, avant d’avoir la Sibérie à leur disposition, transplantaient fréquemment des populations entières d’une partie de leurs états à l’autre[23]. C’est sous le règne d’Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, vers le milieu du XVIIe siècle, que la Sibérie reçut le premier convoi de malfaiteurs. Depuis lors ces lugubres caravanes de criminels ou de malheureux sont devenues annuelles et n’ont cessé de grossir. Dès l’origine, la déportation a eu moins pour objet d’imposer aux condamnés ou aux ennemis du pouvoir les souffrances d’un climat rigoureux que de délivrer la société ou le gouvernement de tous les hommes qui pouvaient troubler l’une et inquiéter l’autre. Aussi pourrait-on dire d’une manière générale que la peine était à peu près graduée selon la distance ; à mesure que se sont accrus les moyens de communications, à mesure que s’est élargi le domaine de la colonisation nationale, le champ de la déportation s’est étendu, reculant toujours vers l’est ou le nord au fond des solitudes de l’Asie.

Le code pénal appliquait jusqu’à ces derniers temps la peine du bannissement (ssylka) aux plus grands crimes et aux simples délits, tels que le vagabondage. Les déportés, en vertu d’une sentence judiciaire, sont ainsi divisés en deux grandes classes : les criminels condamnés aux travaux forcés qui d’ordinaire subissent leur châtiment en Sibérie, et les condamnés à des peines moins sévères qui, de même que les suspects politiques et les internés de la IIIe section, sont simplement transportés d’une partie de l’empire à l’autre, ordinairement du centre aux extrémités, avec interdiction de sortir de la résidence qui leur est fixée. Entre ces deux catégories, ces forçats et ces colons obligés, il y a légalement un grand intervalle qui, grâce à l’adoucissement des mœurs, avait depuis la fin du règne de Nicolas été en diminuant sans cesse. Les forçats ou galériens (silno-katorgniki), sont naturellement de beaucoup les moins nombreux et les moins libres. La peine des travaux forcés remplace la peine de mort, supprimée en 1753 par l’impératrice Elisabeth. Non contente de renverser l’échafaud, la loi russe n’admet point de travaux forcés à vie, la durée des travaux forcés ne peut excéder vingt ans; ces vingt années passées, le forçat rentre dans la classe des condamnés colonisés. Autrefois, sous l’empereur Nicolas et ses prédécesseurs, les galériens subissaient d’ordinaire leur peine dans les mines de Sibérie, et spécialement dans les mines d’argent de Nertchinsk, situées à plus de deux cents lieues au delà d’Irkoutsk et du lac Baïkal. Les criminels, associés parfois aux condamnés politiques, travaillaient enchaînés et demeuraient jour et nuit au fond des humides galeries des mines où ils semblaient ensevelis vivans. Affreuse était la peine, et ce n’était pas seulement dans la législation qu’elle était l’équivalent de la mort. Les tempéramens les plus robustes ne réussissaient pas toujours à résister aux fatigues et aux privations de cette vie souterraine. Comme pour le knout, le maximum légal fixé par la loi semblait le plus souvent une ironie amère ou une hypocrisie ; bien peu des exilés qui descendaient dans les mines de Nertchinsk atteignaient le terme de vingt ans.

Une cruelle aggravation de ce bannissement pénal, pour les condamnés aux travaux forcés du moins, c’est la mort civile, et en Russie la mort civile n’est pas un vain mot; elle brise tous les liens de famille. Sous Nicolas, l’on enlevait parfois aux déportés, à leurs enfans mêmes, jusqu’à leur nom ; les héritiers du condamné pouvaient s’emparer de ses biens, si toutefois ces biens n’étaient pas confisqués; sa femme devenait veuve et comme telle pouvait se remarier. L’église et le gouvernement admettent encore cette cause d’annulation du mariage. A l’honneur du peuple russe, à l’honneur des femmes russes en particulier, il faut dire que, si cette mort légale a parfois donné lieu à d’écœurans spectacles, elle a le plus souvent suscité les plus généreux dévoûmens. C’est ainsi qu’après la conspiration de décembre 1825, qui fit envoyer en Sibérie tant des membres les plus brillans de l’aristocratie, les femmes de déportés appartenant aux premières familles de l’empire, des Troubetskoï, des Shakhovskoï et d’autres, loin de profiter du triste privilège que leur concédait la loi, demandèrent comme une grâce d’échanger, à la suite de leurs époux, les salons de Saint-Pétersbourg ou de Moscou contre les solitudes glacées de la Sibérie orientale où beaucoup sont mortes, où les autres ont vieilli pour ne rentrer dans le pays de leur jeunesse que sous le règne d’Alexandre II, après trente années d’exil. Depuis, des centaines et peut-être des milliers de femmes ont suivi ce noble exemple ; celles qui ne le feraient point se verraient mises au ban de la société.

Si les mines d’argent de Nertchinsk n’ont pas été abandonnées, elles n’occupent plus qu’un petit nombre d’ouvriers qui y vivent au-dessus de terre et y jouissent d’une liberté relative. La plupart des forçats de Sibérie sont employés à différentes sortes de travaux qui n’ont rien de particulièrement pénible, soit dans les établissemens de l’état (zavody), dans les fabriques ou les salines, soit à la construction ou à l’entretien des routes. D’après les règlemens, les forçats ne sont retenus dans la prison de l’établissement ou dans les casernes (vkazarmakh) que durant le commencement de leur peine, durant le premier quart de leur temps, alors qu’ils sont compris dans la classe dite des condamnés à l’épreuve ou à l’essai (ispytouemye). Durant les trois autres quarts de leur temps, ils vivent aux environs de la maison de force dans des chambres libres, ils sont seulement astreints jusqu’à l’expiration de leur peine à se présenter chaque jour à l’établissement. D’ordinaire cette faculté de loger en dehors de la prison leur est accordée beaucoup plus tôt ; dans certains endroits, les forçats sont admis à demeurer au dehors dès qu’ils peuvent se louer un logement[24].

Ces adoucissemens ne sont pas les seuls : la coutume s’est introduite de compter pour les criminels ordinaires dix mois comme une année entière, ce qui abrège encore d’un sixième la durée de ces travaux forcés ainsi mitigés[25]. Cette peine, la plus élevée du code, est devenue presque nominale; aussi le gouvernement est-il accusé par ses adversaires politiques tantôt de retenir dans les forteresses de la Russie d’Europe des agitateurs légalement condamnés aux travaux forcés en Sibérie, tantôt de déployer vis-à-vis d’eux au delà de l’Oural une sévérité inconnue des criminels de droit commun. Presque tout ce qui faisait jadis l’horreur de ce châtiment redouté a disparu peu à peu, comme le knout et les verges ; la législation pénale, ainsi dégagée de ses tristes accessoires, ainsi amendée ou corrigée dans la pratique par les règlemens ou l’usage, est restée, avec les ukases humanitaires d’Elisabeth et de Catherine, la plus douce et la plus indulgente de l’Europe. Les criminalistes se sont préoccupés de cet adoucissement, de cet énervement de la pénalité ; le gouvernement, se sentant trop mal armé contre le crime, a été obligé de songer aux moyens de rendre au code pénal plus d’efficacité, et l’utilité de la déportation s’est trouvée mise en question.

De tout temps la discipline a naturellement été beaucoup plus relâchée, et le bannissement moins pénible pour les déportés de la seconde catégorie, les condamnés simplement colonisés en Sibérie ou ailleurs. Ils ne sont guère soumis à d’autre obligation qu’à celle de ne point quitter la résidence qui leur a été fixée[26]. Une fois transportés au lieu désigné pour leur séjour, ces colons forcés (silno poselentsy) y demeurent à peu près en liberté sous la surveillance souvent somnolente d’une police peu sévère ou peu exacte. Ceux qui ont quelque fortune peuvent vivre de leurs revenus, louer une habitation ou s’en faire construire une, avoir des livres ou des instrumens de musique, des chevaux ou des voitures, se donner tous les plaisirs que comportent le climat et l’exil ; les autres peuvent reprendre leur ancien métier, travailler à la terre ou bien louer leurs bras dans les mines d’or, où ils font concurrence aux ouvriers libres. Ils jouissent du fruit de leur travail, peuvent devenir propriétaires et sont autorisés à se marier avec des femmes déportées ou avec des femmes du pays. Chaque année, le gouvernement consacre une certaine somme, 2,000 roubles environ, aux frais de mariage des colons forcés qui n’y peuvent subvenir. Les condamnés se donnent parfois des fêtes dont l’eau-de-vie fait le principal agrément et où ils invitent souvent les soldats ou les employés préposés à leur garde. En Sibérie plus encore qu’en Russie, le grand mal est l’arbitraire des agens du pouvoir, qui, là aussi, trouve son correctif habituel dans la vénalité. Arbitraire et vénalité ont un champ d’autant plus large que dans ces solitudes le contrôle est plus difficile et que beaucoup des fonctionnaires de Sibérie sont des hommes tombés en disgrâce qui expient au delà de l’Oural d’anciennes peccadilles administratives.

La vie des colons obligés est fort analogue à celle des Sibériens du voisinage; pour l’homme du peuple, elle n’a rien de particulièrement pénible; aussi a-t-on vu des malfaiteurs aggraver leur cas de propos délibéré pour avoir le bénéfice de cette liberté du bannissement. Les déportés politiques sont souvent les plus surveillés et, par là même, les plus à plaindre. C’est pour eux que la déportation garde toutes ses tristesses ou ses rigueurs, pour l’homme du monde ou l’homme d’étude subitement transplanté dans une contrée déserte ou au milieu de gens grossiers, loin de toutes les ressources de la civilisation; pour le Russe ou le Polonais instruit, isolé de ses amis, de sa famille, et parfois du monde entier, privé de lettres et de nouvelles ou ne pouvant correspondre avec les siens qu’à de rares intervalles. C’est pour les exilés politiques, pour les prisonniers d’état, et non toujours pour ceux qui ont été condamnés par un tribunal civil ou militaire, que l’on réserve les stations les plus boréales, à l’extrême limite des établissemens russes. Dans les dernières années même, des écrivains ou des savans tels que Tchernychevski, Chtchapof, Koudiakof, ont ainsi été relégués aux confins du cercle polaire, au milieu de peuplades barbares et idolâtres, dans des localités où la poste même n’arrive qu’une ou deux fois l’an[27].

Ce qu’il y a de plus effrayant ou de plus pénible dans la déportation en Sibérie, c’est peut-être le voyage. Du centre de la Russie, où se forment les convois de prisonniers, à Tiumen, la première ville de la Sibérie occidentale, il y a plus de cinq cents lieues; il y en a plus de quinze cents aux villes et aux districts de la Sibérie moyenne. Autrefois la plus grande partie de ce triste exode s’accomplissait à pied sous le fouet de cosaques à cheval, et pour les forçats du moins, les fers aux jambes ou les menottes aux mains. On se nourrissait de biscuits, de salaisons et des pauvres aumônes de la pitié des paysans, on dormait sur la terre humide ou sur la neige durcie. Le voyage durait souvent toute une année, parfois plus. C’était une rude épreuve, beaucoup des condamnés, beaucoup des infortunés (nestrhastnyé), comme disent dans leurs bienveillant euphémisme les paysans russes, succombaient avant d’atteindre le district éloigné où ils devaient subir leur peine. Aujourd’hui le voyage se fait en grande partie par eau, sur des barques ou chalands remorqués par des steamers. J’ai rencontré sur le Volga de ces convois de condamnés, vêtus de souquenilles de toile et entassés sur de grands bateaux; je ne crois pas que dans ce trajet ils aient plus à souffrir que nos forçats, transportés à fond de cale par delà l’Océan, à nos antipodes. Le voyage a lieu d’ordinaire dans la belle saison, afin d’utiliser les communications fluviales par le Volga et la Kama, puis au delà de l’Oural, par la Tobol, l’Obi et les rivières de Sibérie. Les condamnés passent l’hiver dans la prison des villes où ils ont été mis en jugement; au printemps, ils sont de tous les coins de l’empire dirigés sur Moscou, d’où on les expédie par détachemens sur la Sibérie à travers Nijni, Kazan, Perm et Tobolsk[28]. Durant la période de navigation, de mai à septembre, ces lugubres caravanes d’été, composées de centaines de personnes de tout rang, de tout sexe et presque de tout âge, se succèdent à de courts intervalles, souvent tous les huit ou dix jours. Le nombre des condamnés des diverses catégories est fort considérable. C’est vers 1825, avant même le règne de Nicolas, que la déportation a commencé à prendre un grand essor, et depuis, le contingent annuel du bannissement a grossi d’année en année. Sous Nicolas, de 1830 à 1848 par exemple, le chiffre annuel des déportés montait en moyenne à huit mille environ, dont près de la moitié étaient des vagabonds ou des serfs en fuite. Vers 1830, le nombre total des exilés en Sibérie était de plus de quatre-vingt mille (83,000), en 1855 on l’estimait à près de cent mille âmes (99,860 dont 23,000 femmes), soit une véritable armée, disséminée il est vrai sur toute la surface de la Sibérie[29].

Dans l’été de 1878, malgré la diminution des cas où est appliquée la peine du bannissement, malgré l’emploi plus fréquent de la prison, le gouvernement a expédié de Moscou à Nijni Novgorod, durant la période de navigation, près de douze mille condamnés des deux sexes[30]. A Nijni ou à Kazan, ces douze mille condamnés ont été rejoints par les recrues du bas Volga au nombre de près de quatre mille, et avant de quitter Perm les provinces de la Kama leur avaient apporté un nouveau renfort de plusieurs centaines de prisonniers. Grâce aux arrestations et déportations politiques de l’année courante, le nombre des personnes, hommes ou femmes, contraintes de passer l’Oural dans l’été de 1879 doit être plus élevé de plusieurs milliers de têtes. En outre, au chiffre de la Sibérie, il faut ajouter le chiffre, bien inférieur il est vrai, des hommes relégués en résidences forcées dans les provinces frontières de l’Asie. De huit mille environ, vers le milieu du règne de Nicolas, le nombre total des déportés s’est élevé annuellement sous Alexandre II à seize mille, à dix-huit ou dix-neuf mille et, en y comprenant les pays autres que la Sibérie, à plus de vingt mille[31]. Depuis le commencement du siècle, la levée annuelle de la déportation aurait septuplé.

Sur ces dix-huit ou vingt mille déportés, quelle est la part de l’arbitraire administratif? D’après les documens publiés par les journaux officiels ou officieux[32], cette proportion jusqu’à l’année 1878 était très faible, à peine un sur cent, ou même un sur cinq cents. En huit années, de 1870 à 1878 exclusivement, le total des personnes transférées en Sibérie par mesure administrative n’aurait pas monté à seize cents (1,599). Encore le plus grand nombre, soit 1,328, étaient-ils des montagnards du Caucase, exilés au-delà de l’Oural en vertu de lois ou de raisons spéciales, en sorte que, dans toute la Russie d’Europe, il n’y aurait eu en sept ans que 271 individus, russes ou polonais, déportés par la haute police, soit en moyenne trente-huit par année. En vérité, l’institution admise, la IIIe section ne pouvait guère user de ses pouvoirs avec plus de modération. Il est vrai qu’à ces déportés en Sibérie il faut ajouter un nombre peut-être supérieur d’internés de toute sorte dans les provinces extrêmes de la Russie d’Europe[33].

Outre les bannis par voie administrative, il y a en Sibérie une classe de colons forcés beaucoup plus considérable, que l’on confond souvent à tort avec les premiers ; ce sont les déportés par sentence des communes ou des corporations de bourgeois, également investies du droit d’exclure de leur sein les membres vicieux ou dangereux[34]. Les communes de paysans usent encore largement de cette espèce d’ostracisme, car pour les sept années antérieures à 1878, le total des transportés de cette catégorie s’élevait à plus de trente-six mille, soit en moyenne de plus de cinq mille par an, et ces trente-six mille exilés du village natal avaient été accompagnés par plus de vingt-sept mille personnes de leur famille. Cette énorme population pénale se répartit d’une manière très inégale sur les diverses régions de la vaste Sibérie. Le gouvernement de Tobolsk seul reçoit encore près de la moitié des déportés, 8,000 environ pour chacune des dernières années, Tomsk environ 2,500, Jéniseisk 3,500, Irkoutsk un peu moins de 4,000, les territoires du Transbaïkal et de Jakoutsk un peu plus de 500[35]. De 1870 à 1875, on aurait déporté dans la Sibérie occidentale 40,000 condamnés et un peu moins de 36,000 dans la Sibérie orientale, bien que cette dernière, beaucoup plus vaste et beaucoup moins peuplée, semble plus propre à la colonisation pénale. Dans une telle armée de déportés, dispersés sur d’immenses espaces, et la plupart condamnés seulement à un séjour forcé en telle ou telle localité, il n’est pas aisé de toujours maintenir la discipline et d’empêcher les désertions. Aussi y a-t-il souvent un écart considérable entre le chiffre officiel de la déportation et l’effectif réel des déportés. A la date du 1er janvier 1876 par exemple, plus de 51,000 individus étaient inscrits comme colons forcés sur les registres du gouvernement de Tobolsk, et à la même date l’administration locale n’avait pu constater la présence que de 34,000[36]. Dans la province de Tomsk, l’écart était à la même époque de 4,651 personnes. Ces chiffres attestent, avec la négligence d’une administration trop peu nombreuse ou trop mal rétribuée, le peu d’efficacité de cette captivité tant redoutée des étrangers. Dans beaucoup de bailliages (volost) du gouvernement de Tobolsk, le tiers, parfois la moitié des condamnés inscrits sur les registres des communes rurales, avait disparu. Parmi ceux qui restaient, la grande majorité n’avaient ni profession régulière ni occupation constante. Les rapports des gouverneurs généraux le reconnaissent, la paresse, l’ivrognerie, le vagabondage règnent en maîtres dans un grand nombre de ces colonies pénales, qu’on se représente de loin comme menées à la baguette et soumises à une sévère et minutieuse discipline.

En de telles conditions, rien d’étonnant si, dans les provinces servant de lieux de déportation, la criminalité atteint d’effrayantes proportions. Dans le gouvernement de Tobolsk, il se commet en moyenne chaque année un crime par soixante-douze déportés, dans le gouvernement de Tomsk, un par soixante-sept. Pour ces deux provinces, les statistiques judiciaires constatent annuellement près d’un crime par mille habitans. Dans la Sibérie prise en bloc, il se commet un vol à main armée sur 31,000 habitans et un homicide sur moins de 9,000, ce qui fait que dans l’Asie russe la sécurité des personnes est environ dix fois moindre que dans l’occident de l’Europe. Comme école de moralisation, le bannissement a donc mal réussi; a-t-il mieux servi la sécurité de la mère patrie, qui, grâce à ce système d’expulsion, cherche à rejeter sur ses dépendances asiatiques tous ses élémens vicieux ou dangereux?

La mince barrière de l’Oural est loin de retenir dans les steppes ou les montagnes de Sibérie les milliers de criminels et d’aventuriers que la mère patrie y transporte régulièrement. N’étant qu’une continuation de la Russie d’Europe, dont ne la sépare aucun obstacle naturel, l’Asie russe est pour les déportés une prison bien moins sûre que les îles ou les contrées transocéaniques qui nous servent de colonies pénitentiaires. Quelque effrayantes qu’elles semblent de loin, les distances qui séparent les provinces sibériennes du centre de l’empire n’arrêtent point les condamnés désireux de revoir la terre natale ou de recommencer une aventureuse existence. Le Russe, l’homme du peuple du moins, est un grand marcheur, et, s’il ne saurait lutter de vitesse avec les Anglais ou les Américains savamment entraînés pour une marche rapide, le pèlerin russe, à l’allure souvent lente et indolente, sait à petites journées franchir d’immenses espaces. Depuis la Jeune Sibérienne de Xavier de Maistre, on a vu bien des condamnés en rupture de ban traverser à pied toute l’étendue de l’empire et du fond de la Sibérie se rendre à Moscou ou à Saint-Pétersbourg en mendiant ou en volant. Toutes les entraves mises à la libre circulation par le régime compliqué des passeports n’arrêtent pas ces échappés de Sibérie. Dans leur lutte avec la police, ils ont d’ordinaire pour auxiliaire la commisération du peuple, qui, grâce au mélange des criminels et des prisonniers politiques, grâce à une oppression de plusieurs siècles, est encore enclin à voir dans les prisonniers de l’état des frères injustement persécutés. Il y a dans le nord-est de la Russie des villages où les paysans ont, dit-on, conservé l’habitude de laisser le soir à la porte ou à la fenêtre de leur izba un morceau de pain et une cruche d’eau pour les fugitifs qui peuvent passer dans la nuit.

La police arrête annuellement un grand nombre de ces déserteurs de la déportation. Plus de 10 pour 100 des gens expédiés chaque été de Moscou en Sibérie sont des évadés qu’on y réintègre. Beaucoup réussissent néanmoins à dérouter toutes les recherches et mènent une vie errante dans les contrées reculées de l’empire ou louent leurs bras au rabais dans les mines de l’Oural et de l’Altaï. La déportation tant employée comme un sûr remède contre le vagabondage, recrute ainsi, pour la Russie comme pour la Sibérie, une classe nouvelle de dangereux vagabonds.

Avec de tels résultats, il n’est pas étonnant que le système de déportation, si largement pratiqué jusqu’ici, rencontre aujourd’hui peu de faveur parmi les juristes et les criminalistes préoccupés de la répression, comme parmi les politiques ou les publicistes préoccupés de la colonisation. La Sibérie, qui, pendant des siècles a reçu le rebut de la population russe, criminels, vagabonds, paysans en fuite, mêlés aux condamnés politiques et aux sectaires religieux, la Sibérie, qui compte une population libre de quatre millions de Russes, se lasse d’être regardée comme une sentine où la Russie européenne rejette toutes les matières infectantes ou dangereuses. A l’exemple de l’Australie anglaise, la Sibérie commence à repousser les déportés qui pour elle sont moins une ressource qu’une cause de démoralisation et d’insécurité. A une certaine époque peut-être, alors qu’on y internait surtout d’inoffensifs suspects politiques ou de tranquilles sectaires religieux, la colonisation a pu tirer quelque parti du flot régulier de cette immigration pénale. Aujourd’hui il n’en est plus de même; les colons forcés éloignent les libres colons. Selon l’expression d’un écrivain russe, en faisant de la Sibérie un lieu de punition, on en a fait dans l’imagination du peuple une terre d’horreur et d’effroi où personne ne se rend volontiers[37]. La déportation, qu’on regardait comme le plus sûr procédé de colonisation, a pu ainsi être rendue responsable de la lenteur de la colonisation russe en Asie. Cet afflux séculaire de matières impures et putrides, cette sorte d’accumulation de fumier humain dont on espérait la fertilisation et l’enrichissement de la Sibérie, ne fait plus par ses félidés émanations qu’en corrompre l’air et en éloigner les habitans. Aussi a-t-on parlé de substituer à la Sibérie pour cette triste mission pénale des terres moins peuplées de colons russes, et sinon plus éloignées, du moins mieux séparées du centre de l’empire par des déserts de sable. Le Turkestan et les contrées nouvellement acquises dans l’Asie centrale ont plus d’une fois été désignés comme devant à cet égard devenir une seconde Sibérie[38]. La déportation telle qu’elle a été pratiquée en grand depuis un demi-siècle n’a réussi ni à la Sibérie qui en devait bénéficier, ni à la Russie qu’elle devait débarrasser, ni aux condamnés qu’elle devait moraliser. Cette peine, qui semblait mieux que toute autre répondre au double but de correction morale et de défense sociale que se propose toute législation pénale, n’a donné en Russie que de tristes et décourageans résultats. A quelque point de vue qu’on se place, intérêt de la société, intérêt du condamné, intérêt de la colonisation, le régime suivi depuis si longtemps s’est montré inefficace. La chose est si certaine qu’en dépit de la routine, en dépit de la commodité de ce système de débarras, on y aurait peut-être déjà renoncé sans les besoins de la IIIe section, sans la difficulté de savoir que faire des prisonniers politiques.

Si la déportation doit continuer, c’est sur une moindre échelle et dans d’autres conditions. Une révision du code pénal est devenue manifestement indispensable, c’est une de ces réformes accessoires, politiquement inoffensives, dont le gouvernement russe s’occupe volontiers dans la seconde moitié du règne actuel, une de ces menues réformes qui complètent et au besoin corrigent et restreignent les grandes. La révision des lois pénales devait être la contre-partie de l’abrogation des châtimens corporels, qui tenaient trop déplace dans la législation pour en pouvoir disparaître sans affaiblir et énerver la loi.


IV.

L’étude de la réforme pénale a été confiée vers 1876 à une commission présidée par l’un des esprits les plus éclairés de l’empire, M. de Grote. Les travaux de cette commission, aujourd’hui terminés, doivent servir à une réforme pénitentiaire en même temps qu’à une révision du code pénal. Le principal problème était une plus juste gradation des châtimens. La législation actuelle pèche à la fois par deux excès opposés, par trop d’indulgence pour de grands crimes, par trop de sévérité pour de petits délits. Les punitions étaient disproportionnées à la faute, la Sibérie comme jadis les verges se trouvant au bout de presque toute condamnation. D’après la nouvelle échelle des peines, telle qu’elle a été arrêtée dans les travaux de la commission, la mort doit rester à l’état de châtiment exceptionnel réservé pour les attentats contre la vie du souverain et la sûreté de l’état. Les travaux forcés devront comme par le passé constituer le plus terrible des moyens de répression ordinaires. Considérée comme remplaçant la peine de mort, cette peine ne pourra plus être infligée qu’aux plus odieux criminels, elle deviendra en même temps moins fréquente et plus sévère qu’aujourd’hui; au lieu d’être subie dans les mines ou les établissemens de Sibérie, elle le serait dans des maisons de force dispersées sur divers points du territoire.

La déportation simple doit être abolie comme peine ordinaire, elle ne subsisterait plus qu’en des cas spéciaux, à titre de mesure administrative contre les suspects politiques et à l’égard des sectes nuisibles. On pourra toujours être envoyé en Sibérie ou ailleurs par ordre de la III section. Pour les suspects politiques ou les sectaires religieux qu’il est difficile de frapper d’une peine régulière, la Russie continuerait l’ancien système d’expulsion. La Sibérie pourra de ce chef continuera recevoir longtemps un contingent régulier de colons forcés. La déportation, cessant d’être une peine régulière infligée aux coupables ordinaires demeurerait, aux mains de l’administration, un moyen de police et de gouvernement. A l’égard des suspects politiques, le pouvoir, qui en avait été sobre dans les dernières années, en use aujourd’hui d’autant plus largement que, dans sa lutte avec les sociétés secrètes, son impuissance à saisir les vrais coupables le contraint souvent d’arrêter et de bannir tout ce qui excite ses soupçons. A l’égard des sectes religieuses, il en est certaines, comme les skoptsy ou mutilés, comme les coureurs ou errans, qu’aucun gouvernement civilisé ne pourrait tolérer. Si les tribunaux ou l’administration n’usaient de la déportation que contre ces immondes et insensés fanatiques, la tolérance ou l’humanité n’auraient rien à leur reprocher[39]. L’on ne saurait malheureusement dire qu’il en a toujours été ainsi. A toutes les extrémités de la Russie, au delà de l’Oural comme au delà du Caucase, le voyageur rencontre d’innocentes colonies d’hérétiques russes, dont tout le crime est de rejeter les dogmes ou les cérémonies de l’église dominante. Avec cette colonisation forcée de tous les élémens réfractaires, politiques ou religieux, le gouvernement risque à la longue d’inoculer aux provinces lointaines, à la Sibérie en particulier, un dangereux esprit d’indépendance ou d’opposition.

A la déportation doit être substituée, dans la plupart des cas, l’incarcération. Cette peine n’est pas nouvellement inscrite dans la loi, mais en fait on s’en servait peu. Il y avait à cela plusieurs raisons dont l’une dispense des autres. La Russie, représentée si souvent comme un vaste bagne, est en réalité relativement pauvre en prisons et en cachots. Elle n’avait point nos vieilles abbayes ou nos anciens châteaux pour y installer ses criminels. Les prisons y étaient trop peu nombreuses ou trop petites, elles étaient presque toujours encombrées par les prévenus en sorte qu’il restait peu d’espace pour les condamnés. Cela s’explique tant par les habitudes de la police que par des considérations d’économie. A l’incarcération prolongée, qui coûte cher, on préférait le châtiment corporel, qui ne coûte rien, ou la déportation qui semblait débarrasser des coupables. Jadis, quand d’après la loi un malfaiteur était condamné à la prison et qu’il n’y avait point de place pour lui dans les maisons de détention, on lui appliquait cinquante coups de verge et on le renvoyait en liberté si la peine était légère; on l’expédiait en Sibérie si la détention devait être longue. Avec la suppression des châtimens corporels et les restrictions mises à la déportation, on est forcé de recourir de plus en plus à l’emprisonnement. Pour cela, il faut ériger de nouvelles maisons d’arrêt et de détention; et tant qu’on n’en possédera pas davantage, la Sibérie restera forcément comme par le passé la ressource de la justice et du gouvernement[40].

Beaucoup de plaintes ont été élevées contre les prisons russes, on les dépeint comme d’horribles et infects cachots où les détenus sont soumis aux traitemens les plus rigoureux et aux plus cruelles privations. De pareils tableaux ne sont pas toujours d’une exacte vérité. Les prisons que visite le voyageur dans les grandes villes, celles du moins qui ont été récemment construites à l’imitation de l’Europe, ne diffèrent guère de nos établissemens du même genre. Dans ces mornes palais du crime on retrouve l’espèce de luxe architectural et parfois même le confort relatif que l’on se plaît aujourd’hui à procurer aux condamnés. Il n’en est point toujours ainsi dans l’intérieur des provinces, dans les vieilles constructions, où faute de place l’on est obligé d’entasser pêle-mêle prévenus et condamnés. Les conspirateurs se plaignent beaucoup du régime des prisons et des traitemens inhumains dont leurs amis y seraient victimes. A en croire, les proclamations révolutionnaires, les souffrances des détenus politiques seraient un des motifs de l’exaspération des nihilistes et des attentats des derniers temps. Dans un empire aussi vaste, de telles doléances peuvent avoir plus d’une fois quelque chose de fondé, bien que les griefs allégués d’ordinaire semblent eux-mêmes en montrer l’exagération[41]. Le reproche que, dans les provinces du moins, semblent le plus mériter les prisons, c’est comme presque partout en Russie, le manque de propreté et le manque d’hygiène. A cet égard, il en est plus d’une qui, en temps d’épidémie, pourrait être regardée comme un foyer d’infection. À cette cause de souffrance pour les détenus il faut ajouter parfois la rudesse et l’arbitraire des geôliers ou des employés, grâce au défaut universel en Russie, le manque de contrôle efficace. Pour les maisons d’arrêt et de détention, le désordre et les abus étaient d’autant plus faciles qu’il y avait plus de confusion dans cet important service. Le ministère de la justice, le ministère de l’intérieur, la me section, avaient hier encore chacun leurs prisons particulières avec une administration séparée. Pour remédier à ce manque d’unité, on vient de concentrer tout le service des prisons dans les mains d’une direction spéciale, placée sous le contrôle de personnages nommés par le souverain.

L’épineuse et grave question du système pénitentiaire a depuis plusieurs années attiré l’attention du gouvernement et du public, et l’on peut espérer que tous les travaux théoriques récens ne resteront pas sans influence sur la pratique. A cet égard, la Russie n’est point, du reste, demeurée stationnaire : depuis 1870 en particulier, à Saint-Pétersbourg, à Kharkof, à Kazan, à Kief, à Nijni-Novgorod et ailleurs, des sociétés privées se sont chargées du patronage des jeunes détenus, ou ont entrepris pour eux l’établissement de colonies agricoles[42]. En 1874, un professeur de l’université de Pétersbourg a ouvert un cours sur la discipline pénitentiaire ; en 1875, on a fondé dans la capitale une prison modèle pouvant contenir sept cents individus et renfermant trois cents cellules, et vers le même temps sont nées des sociétés de patronage pour les détenus comme pour les libérés[43]. À l’aide de la réforme du système pénitentiaire et de la révision du code pénal, on se flatte de diminuer la criminalité ou du moins d’en arrêter la progression. Des espérances de ce genre ont été trop souvent déçues pour qu’on ose s’y fier. Ce n’est pas qu’au point de vue de la criminalité la situation de l’empire présente rien de particulièrement décourageant. Les sinistres prédictions faites lors de l’affranchissement des serfs ne se sont pas vérifiées. On disait qu’en rompant subitement le lien traditionnel des propriétaires et des paysans, on allait déchaîner dans la nation tous les vices et tous les crimes. Que n’avait-on pas à craindre d’un peuple ignorant et grossier, subitement débarrassé de chaînes séculaires ! Les faits n’ont point confirmé ces appréhensions. Les crimes ont pu changer de nature, la criminalité ne s’est pas beaucoup accrue ; à certains égards même, elle a, croyons-nous, diminué. La comparaison est difficile, car les statistiques ne lui fournissent pas de documens suffisans. En dehors des délits et des crimes jugés par les tribunaux, le servage avait sa criminalité spéciale, ses crimes souvent ignorés et impunis, attentats des seigneurs sur la vie de leurs serfs ou l’honneur de leurs serves, attentats des serfs sur la vie ou les biens de leurs maîtres, assassinats et incendies, désordres domestiques, meurtres des époux mal assortis, grâce au régime du mariage forcé auquel beaucoup de propriétaires soumettaient leurs serfs, donnant les plus belles filles aux meilleurs serviteurs.

On ne saurait donc prendre la criminalité comme un moyen facile d’évaluer les résultats de l’émancipation et des grandes lois qui ont touché presque toutes les branches de la vie nationale. Cette mesure, en apparence si simple et si commode, ne peut donner d’indication exacte puisqu’en réalité elle n’est pas la même pour la période antérieure aux réformes et pour la suivante. En dehors des changemens apportés dans l’état social, l’érection des nouveaux tribunaux, l’institution des juges d’instruction et des juges de paix, toutes les améliorations du service judiciaire rendent une telle comparaison incertaine ou trompeuse.

Et quand il n’en serait pas ainsi, quand il serait prouvé que depuis l’affranchissement du peuple certains délits, certains crimes même ont notablement augmenté, y aurait-il là de quoi con damner l’émancipation et les réformes ? Dans tous les pays remués par des commotions profondes, les bas-fonds de la société, la vase fangeuse tend naturellement à monter à la surface. Ces époques de transformation sociale, de révolution et de transition, où les idées traditionnelles et les vieilles croyances sont ébranlées, où les situations matérielles et les rangs hiérarchiques sont bouleversés ou confondus, toutes ces époques de changement et de trouble sont d’ordinaire, il faut bien le reconnaître, peu favorables à la moralité publique ou privée. En Italie par exemple, le pays de l’Europe qui, avec la Russie, a le plus changé dans les vingt dernières années, la criminalité a pris un essor redoutable[44]. De pareilles révolutions amènent presque partout de semblables effets.

Si en Russie quelque chose doit étonner, c’est que la criminalité n’ait pas pris de plus grandes proportions. Elle n’a pas assez varié, en effet, pour qu’on en puisse tirer des conclusions nettes. À en juger par elle, les réformes n’auraient influé sur les mœurs, ni dans un sens, ni dans l’autre. Cela s’explique à nos yeux parce que le fond du peuple a été moins profondément atteint qu’on ne le suppose d’ordinaire par les lois qui, avec la liberté, lui ont donné l’égalité civile. Ce qui a peut-être été le plus remué, le plus ébranlé dans la société russe, c’est moins l’ancien serf que l’ancien seigneur, ce ne sont pas les assises inférieures et le fond de la nation, ce sont plutôt les couches supérieures et moyennes. C’est là qu’il y a eu le plus de bouleversemens et de dislocations, le plus de trouble moral et matériel, le plus de perturbation dans les idées, les habitudes, les situations. La criminalité même, si peu sûr que puisse être un pareil indice, nous montre des traces de cette sorte de désordre ou de désarroi social. Des procès récens et des scandales de toute sorte, de grossiers ou honteux méfaits qui surprennent dans un certain milieu, nous ont trop souvent montré quelles secousses avait subies le sens moral dans certaines sphères de la société russe. De là un fait singulièrement triste qui, pour n’être point peut-être spécial à la Russie, n’en est pas moins un symptôme d’un mal réel. Le nombre des gens lettrés (gramotnye), des gens sachant lire et écrire, bien plus le nombre des gens ayant reçu une instruction moyenne ou supérieure, semble relativement plus considérable parmi les criminels que dans l’ensemble de la population. Les statistiques du ministère de l’instruction publique fournissant des données moins exactes et détaillées que celles de la justice, on ne saurait à cet égard rien dire de précis, mais, à en juger par la statistique, il semble en Russie qu’au lieu de diminuer, la propension au crime, l’instruction l’augmente. Ce résultat mérite d’autant plus d’attention, qu’en Russie comme partout, l’instruction tend à diminuer le penchant aux crimes accompagnés de violence[45]. Embrasse-t-on les diverses classes du peuple et l’ensemble de la nation, on trouve que la moralité n’a rien perdu à la suppression de la rude discipline du servage. Si l’émancipation, si les lois qui l’ont suivie et complétée n’ont pas amené dans la moralité un sensible progrès, elles n’ont pas non plus contribué à la démoralisation du peuple. Les relevés judiciaires ne sauraient de ce côté être tournés contre les réformes. La criminalité privée est restée à peu près stationnaire relativement au chiffre de la population. Ce qui a crû, ce qui a pris un rapide développement, surtout dans les dernières années, ce sont les crimes et délits politiques. Cette criminalité spéciale, les grandes réformes d’Alexandre II en doivent-elles être rendues responsables?

Certes entre les lois libérales du règne et l’agitation révolutionnaire de la jeunesse il y a un lien, une visible connexité; mais de quelle façon les réformes ont-elles fomenté dans certaines classes de la nation l’esprit de révolte et les passions révolutionnaires? Est-ce, comme on le dit parfois, que le gouvernement impérial a concédé au pays trop de libertés et de franchises en trop peu de temps? Ne serait-ce pas plutôt que la plupart des réformes sont demeurées incomplètes et inachevées, restreintes ou tronquées dans la pratique, en sorte qu’au lieu de satisfaire les esprits et d’apaiser les besoins qu’elles avaient éveillés, elles n’ont fait que les exciter et les irriter? Ne serait-ce pas que l’œuvre d’Alexandre II a été trop fragmentaire, trop dépourvue d’ensemble, en sorte qu’à certains yeux les lacunes et les défauts en sont plus sensibles que les beautés et les avantages? Ne serait-ce pas enfin que, faite d’un mélange de vieux et de neuf, composée de pièces toutes nouvelles et de débris usés d’un passé vieilli, la Russie actuelle reste incohérente et disparate, et qu’elle manque du couronnement réclamé par l’amour-propre national, la liberté politique, qui seule peut donner aux réformes administratives et judiciaires toute leur valeur et leur sincérité?


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du Ier août, du 15 novembre, du 15 décembre 1876, du 1er janvier, du 15 juin, du 1er août et du 15 décembre 1877, du 15 juillet, du 15 août, du 15 octobre, du 15 décembre 1878, du 15 mai 1879.
  2. Plaidoirie de M. Alexandrof dans le procès de Véra Zasoulitch en 1878.
  3. Le nom même de knout n’est pas de source slave, il serait d’origine turque.
  4. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 1er avril et du 15 mai 1876, les études sur les Classes sociales en Russie et sur la Noblesse. Je rappellerai qu’au point de vue pénal, ce privilège de certaines classes n’était pas sans contre-partie. Pour beaucoup de délits, le noble, exempt de châtimens corporels, était et reste encore, croyons-nous, passible de peines plus sévères que l’homme du peuple. Un délit par exemple n’entraînant, pour les classes non privilégiées, que deux ou trois ans de prison, exposait les membres des classes supérieures à la déportation perpétuelle. Depuis l’abrogation des verges, s’il subsiste encore une inégalité dans la législation, c’est au détriment des hautes classes.
  5. Plaidoyer de M. Alexandrof dans le procès de Véra Zasoulitch.
  6. Beaucoup de proverbes en effet attestent que le peuple, le moujik en particulier était fort peu sensible à ce que de pareilles peines ont d’humiliant.
  7. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1878, l’étude sur le Droit coutumier et tribunaux corporatifs en Russie.
  8. En fait, ces exemptions légales et ces restrictions imposées à la coutume ne sont pas toujours observées par les juges de village. Déjà cependant, comme nous l’avons indiqué dans l’étude mentionnée plus haut, beaucoup de paysans montrent pour l’ancienne discipline du servage une répulsion de bon augure. Dans nombre de communes rurales, on commence, dit-on, à préférer aux verges l’amende et surtout les arrêts. L’on peut ainsi espérer que, grâce aux leçons de la loi écrite et des tribunaux ordinaires, les mœurs rendront chez les paysans l’usage des punitions corporelles de moins en moins fréquent, si bien que la coutume les abolira peu à peu d’elle-même.
  9. On a beaucoup parlé en effet de violences semblables en Lithuanie et en Pologne, spécialement dans le gouvernement de Lublin, à propos de la triste affaire des derniers Grecs-unis que l’autorité impériale a voulu ramener officiellement à l’orthodoxie orientale, mais je n’ai pas eu le moyen de constater l’exactitude des méfaits prêtés en cette circonstance à la police russe.
  10. Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 88-89. Comparez Custine, la Russie en 1839.
  11. Attelage de trois chevaux de front fort en usage en Russie, et habituel dans les voyages en poste.
  12. Dans l’armée, les verges ne sont plus en usage que dans les compagnies de discipline ou pour les soldats qui ont déjà inutilement subi d’autres punitions.
  13. La publication du célèbre ouvrage de Beccaria est de 1763, postérieure de dix ans à l’édit d’Elisabeth Petrovna abolissant la peine capitale.
  14. Dans les dernières années de l’emploi du knout, le maximum légal de la peine avait été abaissé à trente-cinq coups, mais le patient succombait fréquemment au trentième. Il en était de même du supplice des baguettes, usité spécialement pour les troupes. On faisait passer le condamné entre deux lignes de soldats armés chacun d’une baguette de bois dont ils frappaient au passage le malheureux poussé en avant par les baïonnettes de deux sous-officiers. On ne survivait point d’ordinaire à un certain nombre de coups, à deux mille par exemple.
  15. La Finlande qui, grâce à la domination suédoise, a été si longtemps unie à l’Europe occidentale, avait conservé jusqu’à nos jours non-seulement la peine capitale, mais des peines barbares telles que la mutilation. Un nouveau projet de code pénal récemment élaboré par la diète finlandaise d’accord avec le gouvernement impérial supprime la peine de mort, sauf, comme en Russie, pour les crimes de haute trahison et les attentats sur la personne du souverain.
  16. Le jugement de Fomine, qui a eu lieu en mars de cette année, a montré que la justice militaire n’usait pas toujours envers les prévenus politiques de rigueurs excessives. C’était la première affaire de ce genre qui vînt devant un conseil de guerre depuis l’ukase du 9 août 1878. La cour martiale instituée pour la sévérité a usé d’une indulgence relative. Fomine a été condamné aux travaux forcés et non à mort, bien que, tout en niant avoir fait feu, il avouât avoir pris part à une attaque à main armée dans laquelle avait succombé un gendarme. Aux yeux du code militaire, c’en était assez pour une condamnation capitale.
  17. C’est la potence qui est le supplice ordinaire des condamnés politiques, alors même qu’ils sont jugés par un conseil de guerre. Sous l’empereur Nicolas, les chefs militaires de l’insurrection de décembre 1824 ont, comme le lieutenant Doubrovine, été pendus et non fusillés. La loi laisse du reste aux juges le choix du genre de supplice.
  18. En Suisse, on le sait, une modification constitutionnelle a tout récemment rendu aux cantons le droit de faire usage de la peine capitale. En Italie, sous le premier ministère Depretis, avant la mort du roi Victor-Emmanuel, M. Mancini étant ministre de la justice, l’abolition de la peine capitale, proclamée jadis en Toscane, devait être étendue à tout le royaume. Nous ne savons si la tentative d’assassinat sur le roi Humbert n’empêchera pas de donner suite à ce projet, qui en face du redoublement de la criminalité dans la péninsule paraît au moins prématuré.
  19. D’après une étude sur ce sujet du Vestnik Evropy (juillet 1871), le chiffre annuel des accuses pour meurtre de 1860 à 1867 oscillait entre 2,094 et 1,616, sans qu’il y eût progression ni diminution régulière, les variantes les plus fortes paraissant avoir des causes temporaires. L’année 1865 était celle qui donnait le chiffre le plus élevé.
  20. M. Maurice Block : l’Europe politique et sociale (Vestnik Evropy, ibid).
  21. Voyez (n° 4, février 1879) la nouvelle Revue critique (Krilitcheskoé obozrênie) publiée à Moscou sous la savante direction de MM. V. Miller et M. Kovalevski.
  22. Voyez entre autres M. Venioukof : Rossia i Vostok, p. 80 et suiv., Saint-Pétersbourg, 1877. La température moyenne de la ville la plus chaude de la Sibérie, Vladivostok, située par le 43e degré de latitude au sud de l’Amour, sur l’Océan-Pacifique, n’est pas plus élevée que celle de la capitale de la Finlande, Helsingfors, dont la latitude est de 17 degrés plus septentrionale.
  23. De pareilles migrations forcées d’une extrémité à l’autre de l’empire ont encore parfois lieu de nos jours. C’est ainsi qu’après la dernière guerre russo-turque, des milliers de familles, des tribus entières du Caucase qui s’étaient révoltées contre le tsar ont dû quitter les montagnes du Daghestan pour les plates et froides régions du nord de la Russie. Le Golos annonçait récemment que cinq cents de ces montagnards établis temporairement dans la province de Novgorod allaient être transférés dans celle de Perm.
  24. Les adversaires du gouvernement se plaignent de ce que ces faveurs habituelles n’aient pas été accordées à certains condamnés politiques, à Tchernychevski par exemple, le doctrinaire du radicalisme qui a passé huit ans aux mines de Nertchinsk. Voyez la revue révolutionnaire le Vpered, t. II, 1874, IIe part., p. 108.
  25. Vpered, même numéro.
  26. La durée minima de la déportation est, croyons-nous, de cinq années.
  27. Tous les déportés politiques russes ou polonais ne sont pas soumis aux mêmes rigueurs; on a vu de ces exilés se fixer volontairement à l’expiration de leur peine dans le lieu de leur exil, soit qu’ils y aient fait une petite fortune, soit même qu’ils devinssent les employés du gouvernement qui les avait bannis.
  28. Aujourd’hui, le transport d’un condamné des points les plus éloignés, de Tiflis, par exemple, à Irkoutsk, ne revient, assure-t-on, qu’à 50 roubles ; de Moscou à Tiurmen, le prix moyen du transport serait de moins de 22 roubles. Pour les paysans déportés par ordre de leurs communes, tous les frais restent à la charge de ces dernières. Une fois arrivés au lieu de leur détention, les déportés doivent subvenir à leur subsistance ; les forçats sont les seuls que l’état entretienne quand il ne loue pas leurs bras à des entreprises privées.
  29. Voyez Schnitzler, Empire des Tsars, t. III, p. 882. D’après des chiffres publics plus récemment, par M. Anoutkine, il y aurait eu, de 1829 à 1847, un peu moins de 100,000 déportés en Sibérie, dont la moitié seulement, 80,000, auraient été des criminels condamnés par les tribunaux, et le reste se serait composé de vagabonds, de serfs expulsés par leurs propriétaires, de forçats en rupture de ban, etc.
  30. Les chiffres de 1878 se décomposaient de la manière suivante : ¬¬¬
    Condamnés aux travaux forcés 853
    Condamnés à la déportation simple 9,847
    Évadés réintégrés l,064

    Il était resté à Moscou quelques centaines de malades.

  31. En 1875 par exemple, le contingent de la déportation sibérienne a monté à 19,183 individus. La durée moyenne de la déportation semble avoir diminué, car le nombre total des déportés ne paraît pas beaucoup plus considérable que vers le milieu du règne de Nicolas.
  32. Je citerai particulièrement le Journal de Saint-Pétersbourg (mai 1879).
  33. Le nombre des victimes de la IIIe section est naturellement fort variable : ains en 1875, le chiffre des déportés par voie administrative s’était élevé à soixante-neuf soit au double de la moyenne annuelle; en 1870, il aura probablement plusieurs fois décuplé.
  34. Voyez la Revue du 15 mai 1877.
  35. Ces cfiffres sont empruntés au Golos (n° du 8 juillet 1878.
  36. Sur les 34,293 individus formant en 1876 la population déportée effective du gouvernement de Tobolsk, 2,689 déclaraient n’exercer aucune profession, 1,247 étaient à la charge des communes urbaines ou rurales, 13,226 étaient inscrits sur les registres du dénombrement comme vagabonds, 12,502 étaient affranchis de toute redevance et les arriérés d’impôts pesant sur les autres montaient à 642,000 roubles.
  37. M. Vénioukof, ''Rossia i Vostok, p. 74-75. La plupart des déportés n’ont pas de famille et un fort petit nombre se livrent à la culture du sol. D’après l’article du Golos cité plus haut, 9,579 déportés dans les communes rurales du gouvernement de Tobolsk n’exploitaient en tout qu’une étendue de 775 desiatines, soit une desiatine (un hectare neuf ares) par plus de quatre déportés. On voit l’insignifiance de ce résultat au point de vue agricole.
  38. Pour rendre aux déportés toute évasion plus difficile, le gouvernement a dans ces derniers temps résolu d’interner certains prisonniers politiques dans la grande île déserte de Sakhaline au nord du Japon, Ils y seront employés à l’exploitation de mines de charbon récemment découvertes. Le voyage doit se faire d’Odessa à bord d’un des vaisseaux achetés par souscription lors des craintes de conflit avec l’Angleterre; l’itinéraire est par le Bosphore et l’isthme de Suez, en sorte que les déportés n’arriveront à cette sorte d’Islande asiatique qu’à travers les brûlantes mers du Sud.
  39. Dans le code pénal russe figurent encore pour les délits religieux certaines peines spéciales et d’un autre âge, qui devraient au moins être réservées pour le clergé ou les tribunaux de l’église. Telle est, par exemple, la pénitence ecclésiastique qui consiste en une sorte de réclusion dans un couvent avec assistance aux offices et remontrances des autorités ecclésiastiques. Cette peine peut être appliquée dans les cas d’adultère, de tentative de suicide, parfois aussi dans le cas d’apostasie de l’église orthodoxe. La loi va même jusqu’à condamner à la pénitence ecclésiastique le médecin qui, par ignorance ou impéritie, a tué ses malades.
  40. La loi qui vient cette année même d’abroger la contrainte par corps pour dettes a pu récemment donner quelques places dans les prisons.
  41. C’est ainsi qu’en février 1879 les placards séditieux affiches à Kharkof au lendemain de l’assassinat du gouverneur de la province, le prince Krapotkine, donnaient comme un des motifs de son exécution les traitemens barbares infligés par ses ordres aux détenus politiques de la ville. Or, d’après ces proclamations mêmes, ces traitemens inhumains de l’ostrog de Kharkof consistaient dans l’interdiction de recevoir des vivres du dehors et dans la mise des prisonniers en cellules.
  42. Un professeur de l’université de Kief, M. A. Kistiakovski, a en 1878 fait connaître l’organisation et les résultats des principaux établissemens fondés par ces sociétés aujourd’hui au nombre de neuf ou dix. Voyez la Krititcheskoé obozrénié, numéro d’avril 1879.
  43. Dans la Finlande, qui à cet égard est stimulée par le voisinage de la Suède où toutes ces questions ont été fort étudiées, on s’est, comme en Russie, occupé en même temps d’une réforme du système pénitentiaire et d’une révision du code pénal.
  44. D’après les statistiques italiennes, le nombre des criminels condamnés à mort ou aux travaux forcés à perpétuité avait plus que doublé de 1859 à 1869, et le nombre des crimes et délits du toute sorte aurait augmenté de 40 pour 100 de 1869 à 1876.
  45. Un autre trait digne de remarque dans les statistiques judiciaires de la Russie, c’est qu’à l’inverse de ce qui se voit ailleurs, il y a proportionnellement parmi les criminels plus de gens mariés que de célibataires, en sorte qu’en Russie le mariage pourrait être regardé comme exerçant une fâcheuse influence sur la criminalité. Cette regrettable bizarrerie doit sans doute s’expliquer par la trop grande précocité des mariages populaires et la brutalité des paysans qui, pour beaucoup de femmes, fait de l’union conjugale un enfer insupportable.