La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 803-835).
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L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

VI.
LE SELF-GOVERNEMENT EN RUSSIE.[1]

II.
LES VILLES ET LES MUNICIPALITÉS.

La loi qui règle le self-government des villes est postérieure à celle qui établit le self-government des communes rurales et des provinces. L’organisation des états provinciaux a précédé la constitution des municipalités urbaines. La raison en est simple, elle est dans le petit nombre, dans la petitesse, dans la pauvreté des villes russes. Des causes physiques, économiques, historiques ont retardé en Russie le mouvement qui chez tous les peuples modernes tend à agglomérer la population dans l’enceinte des villes. Comparé aux états de l’Occident, l’empire russe est demeuré un état essentiellement rural. La rareté et la petitesse relatives des villes russes n’en doivent cependant pas faire méconnaître le rôle et l’importance ; à certains égards, cette importance est même plus grande qu’en Occident. Dans ce vaste et compacte empire, si récemment colonisé par la civilisation européenne, les villes semblent les foyers naturels de la culture moderne. Si pour le chiffre de leur population, si pour l’éducation et le genre de vie de la plupart de leurs habitans, beaucoup de chefs-lieux de district et même de chefs-lieux de gouvernement, méritent peu le titre de villes, la Russie possède, outre ses deux capitales, quelques grandes cités de province, telles qu’Odessa, Kief, Kazan, qui ont un vaste rayon d’influence et sont de petites capitales régionales. Elles ont beau comprendre à peine le dixième de la population totale de l’empire, les villes peuvent en Russie plus qu’ailleurs prétendre à personnifier l’esprit du pays et à former l’opinion. A cet égard, on pourrait dire que toute la Russie tient dans une dizaine de villes, qui au milieu de l’isolement et du silence général ont seules une société et seules une voix. Peut-être même devrait-on dire que toute la Russie tient dans ses deux capitales.

En tout pays centralisé, la capitale a sur les idées, sur les mœurs de la nation, une autorité considérable et souvent outrée. A force de tout rassembler dans une ville, la centralisation menace d’aboutir à une sorte d’hypertrophie de la tête aux dépens des membres. En Russie, la capitale exerce une domination non moins incontestée, non moins absolue que Paris en France, mais en Russie cette royauté est dédoublée. L’autorité de la capitale s’y partage entre deux villes rivales qui se disputent l’influence. Comme l’aigle noire de ses armes impériales, la Russie a deux têtes à peu près d’égale grosseur[2]. Dans aucun état unitaire, il n’y a deux villes tenant une aussi grande place et se faisant ainsi contre-poids. Si l’une est la capitale officielle, l’autre se peut vanter d’être toujours la capitale naturelle ; si l’une a l’avantage de posséder le siège du gouvernement, la cour, les ministères, les grandes administrations, l’autre garde le bénéfice de sa situation centrale au cœur de l’empiré et le prestige de sa vieille histoire. Si Saint-Pétersbourg est la demeure respectée du pouvoir d’où dérive toute autorité et descendent tous les ordres, Moscou reste la ville nationale par excellence, la ville vers laquelle convergent tous les sentimens et toutes les affections du peuple, la cité sainte, la mère des villes russes[3]. Et pour être l’ancienne capitale délaissée depuis plus d’un siècle et demi, pour être une sorte de Rome ou de Jérusalem slave, Moscou est loin de n’être qu’une reine détrônée ou une veuve enveloppée dans son deuil et ses souvenirs ; ce n’est pas seulement la ville du passé, la ville des boïars et des vieux Russes, Moscou a retrouvé dans le commerce, dans l’industrie, une richesse et une jeunesse, une puissance et une royauté nouvelles, qu’aucun pouvoir ne lui saurait retirer. Si le vaste système des canaux de l’empire aboutit à la Neva et fait de Saint-Pétersbourg la tête et le débouché du réseau fluvial, les longues lignes de fer qui unissent la Finlande au Caucase et la Pologne à l’Oural ont leur centre et leur nœud médian à Moscou et en font l’entrepôt naturel, le grand emporium intérieur de la Russie.

Comme les deux têtes de l’aigle russe, les deux grandes cités rivales semblent souvent regarder en sens opposé, l’une tournée vers le dehors, vers l’occident, l’autre vers le dedans ou vers l’orient. Avec ses monumens classiques, avec ses palais bâtis sur pilotis et ses colonnades à l’italienne, avec ses larges perspectives qui se déploient en éventail, Saint-Pétersbourg, la ville au nom allemand, bâtie dans des marais finnois, est une cité tout occidentale, toute moderne, tout européenne ; c’est la vivante image du gouvernement qui l’a fondée, la digne capitale d’une dynastie dont la mission est d’européaniser la vieille Moscovie. Saint-Pétersbourg est, selon le mot du poète, la large fenêtre ouverte sur l’Europe par où le jour de l’Occident pénètre dans l’immense empire ; Moscou est demeurée la ville des souvenirs, si ce n’est des traditions, elle est devenue le refuge des mœurs russes et des prétentions à l’originalité slave, et reproche volontiers à la résidence de la Neva ce qu’elle appelle le cosmopolitisme pétersbourgeois. Avec son Kremlin, qui dans une enceinte gothique aux tours ogivales enferme des églises byzantines aux coupoles d’or, avec ses différens gorods ou ses divers quartiers enchâssés les uns dans les autres comme des anneaux concentriques autour du vieux noyau de pierre, Moscou se sent toujours le cœur de la Russie, elle est fière de son passé et même en imitant autrui elle prétend rester elle-même, elle est jalouse de sa nationalité et affecte volontiers de vanter ce qui est russe ou slave, de dédaigner ce qui vient de l’ouest, ce qui est latin ou germain. Le génie et l’influence des deux capitales sont aussi différens que leur histoire et leurs monumens. En elles se personnifient les deux esprits, les deux tendances qui depuis Pierre le Grand se disputent la Russie. Pour le bien de l’empire et le repos du monde, il serait à désirer que ces deux influences rivales se pussent toujours équilibrer, et Saint-Pétersbourg et Moscou se faire contre-poids, l’un assurant le triomphe de la civilisation libérale et progressive de l’Europe, l’autre gardant le précieux dépôt de la nationalité.

Dans ces dernières années, c’est l’esprit de Moscou qui semble être redevenu prépondérant. C’est Moscou qui a remué le peuple russe en faveur de ses frères du Balkan, alors que dans la ville de Pierre le Grand presque personne ne songeait encore aux Bulgares ou aux Serbes. C’est Moscou qui de tout temps a été le foyer des slavophiles et des panslavistes, s’il est des panslavistes en Russie ; c’est elle qui à chaque occasion s’est plu à ramener les sympathies, si ce n’est les ambitions du peuple russe, vers le sud-est de l’Europe, vers ce monde slave qu’elle regarde comme son monde à elle, et dont elle se considère volontiers comme le centre ou l’ombilic. En 1867, Moscou réunissait dans son sein un congrès des Slaves de tous pays et elle en gardait comme souvenir un musée ethnographique où sont représentés dans leur costume national tous les membres dispersés de la grande famille slavonne. Il y a quelques années, le conseil municipal de Moscou votait l’envoi d’une cloche à Prague, la Moscou tchèque, et plus récemment la vieille capitale était à la tête des souscriptions russes pour les volontaires serbes. Aussi est-ce au Kremlin qu’aux applaudissemens de tout un peuple l’empereur Alexandre a fait aux Slaves du Balkan les solennelles promesses de la Russie. Moscou se peut vanter d’avoir été pour beaucoup dans la dernière guerre d’Orient et dans les inquiétudes persistantes de l’Europe. Chaque fois que la Russie cède à un mouvement national, on peut être sûr que l’impulsion part de Moscou, et l’influence de la grande cité moscovite ne fera sans doute que croître avec le développement politique de la nation.


I

Quand des villes ont sur un peuple un tel ascendant, il paraît difficile de ne pas attribuer d’importance aux assemblées et aux municipalités qui les représentent. Or aujourd’hui, je dois le dire, ces assemblées urbaines sont loin d’être en possession de l’autorité morale qui semblerait devoir appartenir aux élus des villes dans un pays encore dénué de toute représentation politique. Cette apparente anomalie tient en partie aux mœurs, en partie à la loi et au mode de composition des assemblées municipales, qui, en dépit des dernières réformes, ne sont pas encore une sincère et complète représentation de tous les intérêts et de toutes les classes.

Dans les états provinciaux ou zemstvos, les représentans des diverses classes de la nation délibèrent en commun, mais chaque classe conserve ses représentans particuliers. Il n’en est plus de même dans les villes, dans les municipalités urbaines. Là toute distinction d’origine a été abolie entre les électeurs aussi bien qu’entre les élus ; les hommes chargés de gérer les affaires municipales ne sont plus les délégués d’une classe déterminée, mais les élus de la ville sans distinction de caste ou de condition. Un tel contraste entre des institutions nées vers le même temps et sous les mêmes influences ne saurait étonner que les hommes ignorais des habitudes et des procédés du gouvernement russe. Les nombreuses réformes du règne de l’empereur Alexandre II ont été d’ordinaire étudiées et exécutées d’une manière isolée et fragmentaire, sans plan d’ensemble et sans principes définis, si ce n’est sans idées générales. Rien n’a été plus étranger à ces grandes réformes, pourtant animées d’un même souffle libéral, que l’esprit systématique qui lie et coordonne les institutions ; elles ont beau être sœurs et être du même âge, ces institutions nouvelles semblent parfois n’être pas filles du même père, tant elles manquent d’air de famille. Sous ses deux grands réformateurs, sous Alexandre II comme sous Pierre le Grand, le peuple russe nous fait souvent l’effet d’un peuple sonnais à des expériences. La Russie possède ainsi simultanément deux modes divers de représentation qu’elle expérimente concurremment. Il serait prématuré de décider lequel des deux systèmes triomphera le jour où l’empire autocratique sera mis en possession d’élections politiques.

En certains pays, en France notamment, les communes urbaines et les communes rurales sont organisées sur le même type, comme si elles ne différaient que par les dimensions ou le nombre d’habitans. Il en est autrement en Russie, et dans aucun pays une telle diversité de régime n’est mieux justifiée. Entre les villes et les villages, entre les municipalités urbaines et les communes rurales, tout est contraste. Tandis que les communes rurales restent le domaine exclusif d’une classe, le domaine particulier du paysan, les municipalités urbaines sont ouvertes à toutes les conditions sociales, sans distinction d’origine. En Russie, cette diversité d’organisation a sa principale raison d’être dans la diversité du mode de propriété. Dans les villes, il n’y a point, comme dans les campagnes, deux modes distincts de tenure du sol ; il n’y a point de classe vivant de la propriété communale et en ayant le monopole[4]. Dans les villes, les habitans ne diffèrent les uns des autres que par le degré de richesse et par l’éducation ; n’étant pas séparés par des intérêts divers ou opposés, ils peuvent aisément être tous réunis dans le même corps électoral.

Cette suppression des anciennes barrières de classes dans les municipalités est cependant toute récente. Du règne de Catherine II au règne d’Alexandre II, les villes ont été regardées comme le domaine propre des classes urbaines, de même que les villages sont aujourd’hui le domaine exclusif du paysan. Sous le régime institué par Catherine II, le noble et le paysan étaient exclus de l’administration de la ville qu’ils habitaient, de même qu’aujourd’hui le propriétaire foncier reste en dehors de la commune où il réside. L’administration municipale appartenait entièrement aux classes dites urbaines (gorodskiia soslaviia). Dans l’enceinte de la ville, le marchand, le bourgeois notable (potchenny gragdanine), le petit bourgeois (mêchtchanine), l’artisan, avaient seuls droit de cité[5]. Comme au moyen âge en Occident, toutes les libertés locales étaient exercées par un groupe déterminé, ce qui faisait de chacune une sorte de privilège et de monopole spécial à une catégorie d’habitans. C’était là le système jadis en usage dans toute l’Europe, et Catherine le lui avait en partie emprunté. En Russie du reste, toutes ces franchises locales, souvent assez étendues en droit, étaient restées débiles, nominales, presque illusoires en fait. Les corporations municipales n’usaient guère plus des droits qui leur étaient concédés dans l’administration de la ville que les assemblées de la noblesse n’usaient des prérogatives qui leur avaient été octroyées dans l’administration du district et de la province.

Dans les villes en effet, le self-government n’a ni les mêmes racines ni la même sève que dans les villages des campagnes. Les institutions municipales des communes urbaines sont une œuvre moderne et artificielle, imitée de l’étranger et entièrement privée de la force que donnent les traditions et les mœurs. Dans la Russie primitive, les villes étaient loin de le céder aux villages en franchises locales ; elles avaient, elles aussi, leur assemblée, leur vetché, leurs chefs élus et leurs juges élus, leurs starostes ou leurs posadniks. De ces libertés municipales, accrues à la faveur des luttes intestines des princes apanages, il était même sorti chez quelques cités de l’ouest, telles que Novgorod la grande et Pskof sa voisine, d’activés et turbulentes républiques municipales, non sans analogie avec les cités antiques, ou les communes italiennes du moyen âge. Toutes ces libertés avaient disparu à la longue, sous la domination tatare, sous l’unité moscovite, sous l’administration impériale[6]. Il n’en restait plus aucun vestige lorsque, par son statut de 1785, Catherine II donna aux villes de l’empire des institutions municipales en même temps qu’une organisation corporative.

D’après le statut de Catherine II, chacun des cinq ou six groupes entre lesquels étaient répartis les habitans des villes élisaient séparément des représentais dont la réunion formait le conseil de la ville (gorodskaïa douma). C’était le mode d’élection séparée et de délibération commune en usage aujourd’hui pour les états provinciaux (zemstvos)[7]. Ces institutions municipales avaient été plus ou moins remaniées sous les prédécesseurs d’Alexandre II, sans perdre leur caractère fondamental. Ce n’est qu’en 1870 qu’un nouveau statut (gorodovo e polojenie) a définitivement renversé les bases de l’administration urbaine. Selon les habitudes du gouvernement russe, qui applique rarement d’un coup les institutions nouvelles à toute la surface du territoire, la nouvelle loi municipale avait été expérimentée dans les trois grandes villes de l’empire, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Odessa, avant d’être étendue à la généralité des villes de province[8].

La loi qui a récemment enlevé aux élections urbaines tout caractère corporatif n’a point pour cela supprimé l’organisation corporative donnée aux différens groupes des citadins par Catherine II. Ces anciens cadres, élevés au XVIIIe siècle à l’imitation de l’Allemagne, n’ont pas été brisés : marchands, petits bourgeois, artisans[9], ont, comme par le passé, conservé leurs assemblées et leurs chefs élus. La noblesse n’a pas seule ainsi le privilège de posséder une organisation corporative et de tenir des assemblées. Les mêmes droits se retrouvent, à un degré plus modeste, chez les autres classes ; mais les assemblées de ces dernières font peu parler d’elles. On s’y borne à traiter des affaires intéressant la communauté. Dans un pays où la vie publique serait active, où les citoyens seraient jaloux de se servir de tous les moyens d’influence laissés en leurs mains, une telle organisation, déjà presque séculaire, pourrait donner aux différens groupes de la population une singulière force avec une plus grande cohésion. En Russie il n’en est rien ; le cadre de certaines de ces corporations est du reste tout artificiel et déjà suranné. Loin de former autant d’états dans l’état ou de villes dans la ville, les communautés de marchands, de bourgeois, d’artisans, se bornent d’ordinaire à voter des secours pour leurs membres besoigneux, ou des fonds pour des souscriptions patriotiques. Au lieu de les redouter, l’administration s’en sert comme d’un instrument commode, pour faire exécuter les règlemens administratifs sur le commerce et sur les métiers[10]. Telles qu’elles existent aujourd’hui, ces corporations sans vie ne peuvent porter ombrage à personne, c’est à leur innocuité, c’est à leur insignifiance même qu’elles doivent de conserver l’existence.


II

A la représentation par classe ou corporation, le statut de 1870 a substitué la représentation de la propriété et des intérêts. Ce sont les taxes municipales qui confèrent le droit de voter dans les élections urbaines. Tout propriétaire d’immeuble, tout possesseur ou directeur d’établissement industriel ou commercial, tout homme payant une patente au profit de la cité est électeur municipal. Comme en Angleterre, et de même que pour les assemblées territoriales, les femmes peuvent participer au scrutin au moyen d’un chargé de pouvoirs. Bien que le droit de vote soit ainsi fondé sur les rôles des contributions, il n’y a pas à proprement parler de cens électoral, point de minimum d’impôt déterminé par la loi. Les villes russes diffèrent tellement par la richesse, et beaucoup d’entre elles sont si pauvres, qu’il eût été difficile de trouver pour toutes une mesure commune, ou même de fixer une échelle graduée. Aussi a-t-on adopté un autre système. Tout impôt direct, acquitté au profit de la ville, donne aux habitans le droit de prendre part aux élections municipales, mais la part de tous ces électeurs est loin d’être la même. Les contribuables sont inscrits sur les listes électorales dans l’ordre du chiffre des contributions acquittées par eux, en commençant par les plus imposés. Les listes une fois dressées, les électeurs sont divisés en trois catégories, dont chacune paie une égale part de contributions et nomme un égal nombre de représentons. Chaque électeur est éligible dans l’un ou l’autre des trois collèges. Le premier groupe ou collège comprenant les plus imposés élit un tiers des membres de la municipalité ; le moyen collège en nomme un autre tiers, le dernier groupe, formé des moins imposés, choisit de même le dernier tiers. Toute la différence est dans le chiffre des électeurs compris dans chaque collège. Chacune de ces trois catégories, numériquement fort inégales, ayant droit à un même nombre de représentans, possède le même nombre de voix dans la municipalité ; le suffrage de chacun des membres du premier collège, qui compte le moins d’électeurs, a naturellement bien plus de poids que le suffrage de chacun des électeurs du second et surtout du troisième collège. Si chaque groupe a une égale représentation, les moins imposés ne possèdent individuellement qu’une minime fraction du vote attribué personnellement aux gros contribuables[11]. Cette division des électeurs en trois groupes aboutit ainsi à une sorte de vote gradué selon le chiffre des impositions et selon la fortune. La Russie a emprunté ce système électoral à la Prusse, où il est en usage pour les élections législatives, et la Prusse, en l’adoptant, s’était souvenue des vieilles centuries romaines. Ce mode ingénieux de représentation proportionnelle désintérêts a partout des partisans ; chez nous même, il avait été préconisé dans les commissions de l’ancienne assemblée nationale comme le meilleur moyens de limiter la souveraineté du nombre, tout en permettant de laisser à chaque citoyen un bulletin de vote. En France, après une longue pratique du suffrage universel, toute tentative de diviser ainsi les électeurs en plusieurs groupes superposés se heurterait au sentiment le plus vif, le plus ombrageux du pays, l’égalité[12]. En Russie même, où la classification hiérarchique a pour elle l’ancienneté et la coutume, l’opinion publique a été peu favorable à un tel mode de répartition. La presse a fait remarquer qu’au moyen de ces trois catégories le statut municipal rétablissait indirectement les distinctions de classe qu’il supprimait officiellement, et livrait les villes aux mêmes influences que l’ancienne loi. Toute la différence est qu’au lieu d’être classés selon leur origine ou leur profession, les électeurs sont classés selon leur fortune ; mais cette innovation même n’a pas trouvé bon accueil auprès du sentiment public. On reproche à ces catégories censitaires d’introduire dans la vie russe un principe nouveau, sans précédent dans l’histoire nationale, sans raison d’être dans les conditions économiques ou politiques du pays. On accuse même cette précaution conservatrice de tourner parfois contre le but du législateur en isolant les hautes influences sociales et en abandonnant à elles-mêmes les classes les moins cultivées et les moins intéressées à l’ordre. Aux yeux de certains publicistes, un tel système, s’il devait triompher et recevoir de nouvelles applications, constituerait pour l’avenir de l’empire un sérieux danger, il en pourrait un jour sortir une latte de classes, une lutte du capital et du travail[13].

De même que pour les états provinciaux, chaque catégorie d’électeurs municipaux se réunit en assemblée électorale, qui procède aux élections en séance, sous la présidence du maire. D’ordinaire, le zèle des électeurs n’est pas grand, et va en diminuant du premier au dernier collège, qui se sent plus ou moins annihilé par les deux autres. Dans la capitale même, l’assemblée des plus imposés réunit parfois à peine un tiers des ayans droit, celle du second collège moins d’un quart, celle des petits contribuables moins d’un dixième[14]. De telles habitudes d’abstention font que les élus sont les représentans d’une infime minorité. Quand il n’y a pas plus d’empressement dans la capitale, on se demande ce que peut être une élection dans les petites villes. Le mode de scrutin, à la fois primitif et compliqué, explique en partie cette incroyable apathie des habitans des villes à se servir des droits que leur concède la loi. Pour les élections municipales, comme pour les élections provinciales, tous les électeurs de même catégorie doivent voter pour tous les représentans accordés à leur groupe, quel qu’en puisse être le nombre. De tels choix sont d’autant plus malaisés que, sous prétexte d’assurer la sincérité et la spontanéité du vote, la loi n’autorise ni réunions préparatoires, ni comités électoraux, ni discussions dans l’assemblée électorale. Quelle peut être la confusion d’un pareil scrutin, alors que dans certaines villes, à Saint-Pétersbourg au moins, chacun des trois collèges, et par suite chacun des électeurs a plus de quatre-vingts délégués à choisir ! On sait ce que devient le scrutin de liste quand il comporte autant de noms : les voix finissent par se répartir au hasard ; la plupart des intéressés restent indifférens devant une telle suite de noms souvent inconnus ou reculent devant le travail de composer une liste aussi longue.

L’assemblée des plus imposés, qui est toujours peu nombreuse, se laisse d’ordinaire plus ou moins dominer par les influences de familles ou les relations personnelles. L’assemblée des moins imposés, qui en dépit des abstentions reste souvent trop nombreuse, est en proie à la confusion et au désordre. Les mêmes élections réunissent ainsi deux défauts opposés. Le nombre des hommes à élire étant considérable et celui des électeurs présens étant souvent relativement très faible, on peut retrouver dans ces comices municipaux le même phénomène que dans les assemblées des propriétaires pour les élections provinciales. Il arrive parfois, dans le premier collège du moins, qu’il y ait autant d’élus que de votans. C’est ainsi qu’à Saint-Pétersbourg, en 1873, l’assemblée des gros contribuables n’avait réuni que 86 électeurs pour nommer 84 conseillers. Si, dans les autres collèges, l’abandon des urnes ne suffit point à maintenir cette bizarre égalité entre les votans et les élus, on y rencontre un autre phénomène non moins étonnant pour nous : il y a souvent plus de candidats proposés que d’électeurs à prendre part au vote[15]. Le grand nombre des candidats peut d’ordinaire être regardé comme un signe de l’activité électorale et de l’intérêt public ; ici ce semble plutôt une marque de l’indifférence publique. Quand il y a moins d’électeurs à déposer leur bulletin que de candidats offerts aux suffrages de leurs concitoyens, il faut que beaucoup des votans veuillent rejeter sur d’autres le léger fardeau des fonctions municipales.

Les électeurs de chaque catégorie montreraient sans doute plus d’empressement à participer aux élections urbaines, si, au lieu d’être tous réunis et confondus en une assemblée unique, ils étaient divisés en assemblées partielles, selon les différens quartiers des villes. La représentation par quartier, telle qu’elle se pratique en d’autres pays, pourrait avec avantage être substituée à la représentation par groupes de contribuables. Elle n’a du reste rien d’incompatible avec la lettre ou avec l’esprit du vote par catégorie, aujourd’hui en vigueur. Dans toutes les villes un peu populeuses, un tel sectionnement paraît indispensable au moins pour le second, et surtout pour le troisième collège, qui peut compter plusieurs milliers d’électeurs. En restreignant les assemblées électorales, en y attirant plus de votans et en bornant le nombre des choix, on améliorerait la valeur du scrutin. Ce serait là un des moyens les plus simples de ramener aux élections municipales l’intérêt public, en leur rendant plus de sérieux, plus de vérité, plus d’équité. Dans les grandes villes en particulier, dans les deux capitales, dont les différens quartiers pourraient être regardés comme autant de villes, ayant chacune leur population, leur esprit, leurs intérêts, une liste unique ne peut assurer une représentation sincère et complète. Pour des agglomérations aussi étendues et souvent aussi disparates, c’est déjà beaucoup d’une municipalité unique[16].

Les réformes de l’empereur Alexandre n’ont encore pu communiquer aux institutions municipales la vie et l’activité dont elles étaient dépourvues sous le régime antérieur. Ce n’est pas seulement que la législation ne possède point le pouvoir d’animer les institutions, c’est que certaines clauses, certaines lacunes de la loi nouvelle en altèrent ou en détruisent l’efficacité. En changeant le mode d’élection, le statut de 1870 n’a pas en effet beaucoup modifié la composition des conseils municipaux. Certaines villes ont aujourd’hui pour maire un noble ou un ancien fonctionnaire ; mais dans presque toutes la prépondérance est, comme par le passé, demeurée aux classes proprement urbaines, demeurée surtout aux kouptsy, aux marchands. Dans la plupart des grandes villes, on rencontre au sein des assemblées municipales des représentans de toutes les classes, nobles et fonctionnaires, marchands et bourgeois notables petits bourgeois, artisans et paysans, car en beaucoup de cités russes une grande partie de la classe ouvrière est, on le sait, formée de paysans qui n’en continuent pas moins à rester membres de leur commune natale. Comme les autres classes, le clergé lui-même a parfois ses représentans dans les conseils élus, car ni la loi ni les mœurs n’en interdisent l’accès aux ecclésiastiques.

Il y a fort peu de conseils municipaux où domine la noblesse, le dvorianstvo, aujourd’hui encore la classe la plus éclairée de la nation, la couche cultivée, comme dit le général Fadéief[17]. Dans ces dernières années, il y avait à peine trois ou quatre doumas, celle de Kief entre autres, où la noblesse fût en possession de la majorité des sièges, et dans l’ensemble des élections municipales, la part proportionnelle du dvorianstvo n’était guère que de 15 ou 20 pour 100. Je pourrais citer des conseils où les classes inférieures et d’ordinaire à peine lettrées, mêchtchane, paysans, artisans, l’emportaient sur les nobles et les classes instruites. Partout au contraire le nombre des marchands est considérable ; dans la plupart même des conseils, les kouptsy ont à eux seuls la majorité, en sorte qu’ils n’ont qu’à demeurer d’accord pour être maîtres de résoudre exclusivement à leur avantage les affaires de la ville et toutes les questions d’impôt. Ce n’était pas là le but du statut de 1870, qui prétendait au contraire enlever les municipalités à la domination exclusive des commerçans, des kouptsy, pour en aplanir l’accès à des hommes plus cultivés. Chose que le législateur n’a point su prévoir, un système électoral destiné à assurer la prépondérance des hautes classes a souvent abouti à l’exclusion ou à la subordination des classes les plus instruites et les plus propres à la direction des affaires. En Russie en effet, l’éducation est encore moins que partout ailleurs en raison de la fortune, ou les lumières en proportion de la cote des impôts.

Cette prépondérance d’une classe souvent encore peu cultivée, parfois même hostile à la culture européenne, indique l’influence que commencent à prendre en Russie le commerce et l’industrie. On pourrait voir là un indice de ce déplacement de fortune, de ce déplacement d’influence, aux dépens de l’ancienne noblesse que nous avons plus d’une fois eu l’occasion de signaler[18]. Les marchands ont déjà l’importance que donne partout la richesse. Le rôle de cette classe longtemps dédaignée pourra grandir encore avec les progrès du self-government et surtout avec sa propre éducation. Aujourd’hui cependant, l’infériorité de culture de la plupart des hommes voués au commerce leur enlève encore aux yeux de leurs compatriotes une bonne part de la considération ou de l’autorité que vaut ailleurs la richesse. Aussi n’est-ce pas uniquement à leur ascendant et à leur influence sociale qu’il faut attribuer l’énorme prépondérance numérique des marchands dans les municipalités urbaines. Cet avantage, les koupsy et les commerçans de tout ordre le doivent avant tout à la loi municipale, à la loi qui ne concède de franchises électorales qu’aux propriétaires et aux négocians patentés. À ce double égard, la supériorité appartient en effet aux kouptsy et aux commerçans ou industriels de tout rang[19].

Comme tout système censitaire uniquement fondé sur la propriété et les contributions directes, le statut de 1870 semble avoir oublié que le propriétaire foncier et le marchand patenté ne sont en somme que des intermédiaires entre le public et le fisc, que des collecteurs de l’impôt, qui leur est remboursé au moins partiellement par les locataires et les consommateurs. Une loi qui n’attribue de vote qu’à la propriété immobilière ou au commerce a le défaut de laisser en dehors du corps électoral beaucoup des hommes les plus capables de diriger les affaires publiques. Comme les villes russes n’ont point aujourd’hui de taxes municipales sur les loyers, les employés de l’état, les avocats, les médecins, les professeurs, les artistes, les écrivains, les militaires, les rentiers même, la plupart des hommes voués aux carrières libérales, demeurent le plus souvent à la porte de l’étroite enceinte électorale. Grâce à cette exclusion non préméditée, la plupart des municipalités sont abandonnées à ce que certains écrivains russes appellent un peu ambitieusement une aristocratie d’argent, une plutocratie souvent ignorante, immorale et intrigante[20] La nouvelle loi aurait à faire une place à ce que sous le régime censitaire nous appelions les capacités. Pour cela il suffirait du reste d’introduire un nouvel impôt, dont les grandes villes russes auraient singulièrement besoin, il suffirait de l’adoption d’une taxe locative[21]. La loi pourrait ainsi être corrigée par la fiscalité. Peut-être aussi l’équité commandera-t-elle un jour de se souvenir qu’en Russie comme ailleurs l’impôt direct est loin de fournir la totalité des ressources municipales, et que dans les cités soumises à des taxes de consommation, tout habitant est contribuable et personnellement intéressé à la juste répartition des charges[22]. On ne saurait désirer cependant que le droit de suffrage soit prématurément étendu aux plus basses couches de la population urbaine. Ce n’est point que les villes russes recèlent un prolétariat à l’esprit turbulent, révolutionnaire, ennemi de l’ordre et de la société. En dépit de l’active propagande de quelques jeunes gens des deux sexes, il n’y a encore dans le bas peuple russe rien de redoutable de ce côté. Les défauts de la plèbe urbaine sont tout autres : l’ignorance, le manque de culture, l’inintelligence même des premières conditions de la civilisation la rendent de longtemps incapable de prendre une part efficace ou même un vif intérêt à l’administration municipale. Déjà sous le régime censitaire cette indifférence se trahit d’une manière trop visible dans le collège des petits contribuables dont si peu fréquentent les urnes. Le menu peuple des villes n’a pas comme le moujik des campagnes l’habitude de traiter lui-même les affaires communes. Sous ce rapport, il n’y a aucune assimilation possible entre le citadin des villes et le paysan du mir. La sphère étroite de la commune rurale permet à l’un ce que le vaste domaine de la municipalité urbaine interdit à l’autre, alors même que tous deux ne seraient qu’un seul et même homme, ainsi qu’il arrive souvent en Russie. Il ne faut point oublier en effet qu’un bon nombre des habitans des villes russes, n’étant que des paysans en résidence à la ville, beaucoup des citadins auxquels la loi municipale refuse le droit de suffrage gardent un droit de vote en même temps qu’un coin de terre dans la commune rurale où le plus souvent ils ont laissé leur famille.


III

L’assemblée municipale porte en Russie l’antique nom de douma (gorodskaia douma), jadis donné au plus haut conseil de l’état moscovite, au conseil des boïars (boiarskaïa douma)[23]. La durée du mandat de ces assemblées municipales est de quatre ans. Les doumas russes ne sont d’ordinaire astreintes ni à des séances périodiques ni à des sessions régulières ; elles se réunissent, selon le besoin des affaires, sur la convocation du maire de la ville, ou sur la demande d’un certain nombre de conseillers. La douma de Saint-Pétersbourg avait naguère dans son règlement fixé le nombre de ses séances à deux par semaine ; mais sur ce point elle n’était pas très fidèle à son règlement, et dans les villes de province il s’en faut de beaucoup que les conseils municipaux s’assemblent aussi fréquemment.

En France, un vote précipité et non encore acquis, par lequel la chambre des députés adoptait en première lecture le principe de la publicité des conseils municipaux, a été l’un des principaux motifs ou l’un des principaux prétextes de l’acte inutile du 16 mai et de la dissolution de la chambre. En Russie, comme en beaucoup d’autres pays, les séances des conseils municipaux sont toujours publiques[24]. Il est vrai que c’est dans les petites communes rurales que la publicité des séances peut avoir le plus d’inconvéniens, et dans les villages russes, il n’y a point de conseil municipal ; tous les chefs de famille faisant de droit partie de l’assemblée communale, la publicité est inséparable du régime même du mir[25]. La Russie semble s’être ralliée au principe, que les élus doivent toujours délibérer sous les yeux de leurs électeurs. Si dans les doumas, ou les zemstvos, la publication des débats par la presse rencontre parfois de fâcheuses restrictions, il n’y a aucune restriction, croyons-nous, pour la publicité même des séances. De même que le zemstvo du district ou de la province, la douma des villes est en tout temps ouverte au public. Les séances de ces assemblées attirent parfois l’élite de la société, et, lorsqu’il s’y discute quelque question importante, on y peut voir se presser une foule attentive. Dans un pays qui ne possède encore qu’une représentation municipale et provinciale, l’intérêt excité par ces modestes organes de la vie publique peut être parfois d’autant plus vif que l’attention du pays n’est pas absorbée par des débats plus solennels. Les discussions de ces assemblées locales ont quelquefois plus d’ampleur et plus d’écho qu’en des contrées plus largement dotées de libertés ; aussi a-t-on vu des hommes tels que le défunt Jouri Samarine se faire une véritable réputation d’orateur dans l’étroite enceinte de la douma ou du zemstvo de Moscou. Par malheur, le temps et les déceptions ont déjà singulièrement refroidi la curiosité et l’intérêt du public pour des institutions qui, par la faute de la loi ou par la faute des hommes, sont loin d’avoir répondu aux espérances des premiers jours.

Le nombre des membres du conseil (glassnye)[26] dépend du nombre des électeurs municipaux. Pour les villes qui comptent moins de 300 électeurs, la douma n’est composée que de 30 membres, 10 pour chacun des trois collèges. C’est là le minimum. Les contribuables ayant droit au titre d’électeurs sont-ils plus nombreux, le conseil reçoit six membres de plus par 150 électeurs, jusqu’à ce qu’on arrive au chiffre de 72, qui est le maximum. Dans beaucoup de chefs-lieux de gouvernement, la douma atteint ce maximum légal. Les villes de 30 ou 40,000 habitans possèdent ainsi un conseil presque aussi nombreux que le conseil municipal de Paris. Certains esprits trouvent cependant ce chiffre de 72 trop bas, et il est dépassé dans les trois plus grandes villes de l’empire, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Odessa, qui, à quelques égards, demeurent en possession d’institutions particulières. Si la douma d’Odessa ne compte encore que 75 membres, la douma de Moscou en possède 180 et celle de Saint-Pétersbourg 252, soit plus de trois fois plus que le conseil de Paris.

Une disposition accessoire de la loi municipale décide que dans aucun conseil les conseillers non chrétiens ne peuvent excéder le tiers des membres. Cette regrettable restriction, qui nous semble une atteinte à la liberté ou du moins à l’égalité religieuse, est dirigée contre les juifs de l’ouest, et contre les Tatars musulmans de l’est. Juifs et musulmans forment en effet dans plus d’une ville la portion la plus nombreuse ou la plus riche de la population. Ces communautés non chrétiennes sont d’ordinaire fort bien organisées et animées d’un esprit de corps qui se rencontre rarement en dehors d’elles. Comme de plus juifs et Tatars s’adonnent surtout au commerce, la loi a cru devoir prendre contre eux d’autant plus de précautions qu’elle remet en somme la direction des affaires aux marchands. Il est juste de le reconnaître, en Russie comme en Roumanie, ces communautés, israélites ou musulmanes, qui forment encore une classe, une caste et comme un peuple à part au milieu de la population environnante, ont des mœurs et des intérêts si différens de ceux de leurs compatriotes, ont un esprit de secte ou de coterie si prononcé, qu’il serait difficile de leur abandonner entièrement les affaires municipales.

Les doumas russes tiennent d’ordinaire peu de séances, et la plupart de leurs membres montrent peu d’assiduité à siéger. Il est difficile de décider si le grand nombre des conseillers a pour objet de suppléer à leur peu de zèle ou si au contraire le zèle des membres de la douma n’est pas refroidi par leur nombre même. Ce qui est certain, c’est que les élus montrent souvent aussi peu d’empressement à se rendre au conseil que les électeurs à participer aux assemblées électorales. A Saint-Pétersbourg même, les plus graves décisions ont été prises en présence d’un tiers ou d’un quart seulement des membres du conseil, et il n’est pas rare que la discussion ou le vote sur les affaires les plus urgentes soient ajournés parce que l’assemblée n’est pas en nombre. Pourtant, dans les deux capitales, la loi n’exige pour les affaires courantes que la présence d’un cinquième des membres de la douma. A Saint-Pétersbourg, sur 252 conseillers, il en siège à peine 100 à chaque séance, et il est arrivé que le nombre des conseillers présens descendait au-dessous de 60[27]. Une pareille négligence dans la capitale donne une triste idée des petites municipalités de province.

Les doumas des villes nous montrent peut-être mieux encore que les assemblées territoriales le peu d’application des Russes aux affaires publiques, leur peu de goût pour les fonctions électives, pour les fonctions gratuites du moins. Les marchands des villes ne semblent point à cet égard différer beaucoup des propriétaires de la campagne ou la bourgeoisie de la noblesse. Dans toutes les classes, les services non rétribués rencontrent peu d’amateurs, et, si la vanité ou l’ambition font accepter un mandat électif, on apporte peu de conscience et peu de scrupule à le remplir. Cette négligence, cette égale incurie de l’électeur et de l’élu, est aujourd’hui un obstacle à l’établissement du self-government local en Russie. Aux conseillers municipaux de même qu’aux membres des zemstvos, on a proposé d’allouer une indemnité pécuniaire en vertu du principe démocratique que tout service mérite rétribution. Une chose paraît certaine, c’est que toutes les doumas de l’empire ne tarderaient pas à se voter une subvention ou des jetons de présence, si la loi ou le mauvais état des finances municipales n’y mettait obstacle. Déjà les maires touchent d’ordinaire une indemnité aux frais de la commune. Dans les grandes villes, à Saint-Pétersbourg en particulier, les membres qui siègent dans les commissions et sous-commissions (et ces commissions sont fort nombreuses) reçoivent des appointemens. Autrement on aurait du mal à trouver des hommes de bonne volonté pour l’étude des affaires. Ce système pèse naturellement sur des finances déjà souvent obérées, et rend les libertés municipales dispendieuses. A Odessa par exemple, le traitement de l’édilité imposait au budget municipal une charge annuelle de 50,000 roubles.

Faute de pouvoir les payer tous, il avait été naguère question à Saint-Pétersbourg de s’assurer de la présence des conseillers municipaux à l’aide d’un procédé inverse, en mettant à l’amende tout conseiller absent sans motifs. La douma ne s’est pas souciée de ce moyen de rigueur. D’autres demandaient que tout membre qui ferait défaut durant cinq séances fût considéré comme démissionnaire. Cette proposition n’a pas été davantage du goût de la douma pétersbourgeoise, pas plus qu’un projet de prendre les conseillers par l’honneur et de publier dans le bulletin municipal les noms des membres négligens et inexacts. Bref, après avoir nommé une commission spéciale pour étudier les moyens d’assurer l’assiduité de ses membres, la douma de la capitale s’est ainsi reconnue sans force ou sans volonté pour remplir les vides de ses bancs.

Des assemblées souvent aussi nombreuses et aussi négligentes ne sauraient suffire au soin des affaires, si elles ne se déchargeaient d’une bonne partie de leur tâche et de leurs pouvoirs sur un nombre restreint de leurs membres. Comme les zemstvos provinciaux, les doumas municipales ont une délégation permanente, appelée ouprava, qui imprime aux affaires une impulsion et une unité de direction que le conseil serait trop souvent incapable de leur donner[28]. Dans chaque municipalité, la douma représente le pouvoir législatif et délibérant, l’ouprava le pouvoir exécutif ; l’une est la chambre, l’autre le ministère de la ville. Cette commission exécutive est nommée par le conseil municipal, qui est libre d’en prendre les membres dans son propre sein ou en dehors. L’ouprava doit compter au moins deux membres en plus du maire, qui en est de droit le président. Dans les villes importantes, cette délégation est naturellement beaucoup plus nombreuse, elle formé comme un conseil restreint au milieu du conseil dont elle émane. Moins grand est le rôle de la douma, et plus grand est le travail de l’ouprava. Les fonctions de cette dernière ne sont pas une sinécure. En une seule année, l’ouprava de Saint-Pétersbourg a parfois eu plus de 300 séances. Quelque étendus qu’en soient les pouvoirs, ce comité permanent ne peut en droit prendre aucune mesure de quelque importance sans l’approbation et la sanction de la douma. Dans les villes où le conseil peut toujours être convoqué, l’ouprava est naturellement moins puissante que ne l’est dans les états provinciaux la délégation analogue vis-à-vis d’assemblées qui n’ont régulièrement qu’une session annuelle.

A la tête de chaque municipalité est un maire élu, appelé golova (gorodskoï golova), ce qui signifie proprement la tête de la ville[29]. Il y a dans les états modernes deux systèmes d’administration municipale ; l’un concentre tous les pouvoirs dans une même main pour donner plus d’unité à la direction des affaires ; l’autre préfère diviser les pouvoirs et répartir les charges municipales entre un grand nombre de personnes, pour mieux assurer les libertés et l’indépendance des habitans. De ces deux systèmes opposés, le premier, le plus simple, est en vigueur en France, où toutes nos communes urbaines ou rurales n’ont à leur tête qu’un seul magistrat municipal ; le second, plus compliqué, règne en Angleterre et aux États-Unis, dans les pays qui ont su le mieux assurer, le mieux fonder et conserver l’autonomie municipale[30]. Les Russes étaient ici, comme en presque toute chose, libres de choisir entre les différens modèles, ils semblent avoir voulu combiner les deux systèmes contraires sans que l’on puisse dire qu’ils y aient réussi.

Au lieu de plusieurs comités ou de plusieurs selectmen à l’anglaise ou à l’américaine, les villes russes ont à leur tête un magistrat unique, un maire à la française, qui concentre entre ses mains tous les pouvoirs ; mais à côté du maire il y a la délégation municipale, l’ouprava, sorte d’administration collective, dont le contrôle est permanent. Dans la pratique, ces deux pouvoirs sont loin de se faire équilibre. L’ouprava russe n’a point l’autorité des conseils municipaux anglais, qui dirigent tout et exécutent tout par leurs comités. Le plus souvent aujourd’hui, c’est un frein qui ne semble pas beaucoup gêner la liberté des maires. Le golova est de droit président des assemblées électorales de la ville, président du conseil municipal, président de la commission exécutive ('ouprava). Comme beaucoup de ces assemblées, surtout dans l’intérieur des provinces, montrent peu de zèle ou peu d’indépendance, cette triple présidence confère au maire un singulier ascendant. Le golova est maître de convoquer le conseil municipal à sa volonté ; il peut arrêter les décisions de la douma en les faisant déclarer inexécutables ou illégales par la délégation qu’il préside. Le législateur a remis en effet à l’ouprava le soin de veiller à la légalité des décisions du conseil dont elle émane. Par là le maire et le comité permanent sont érigés en juges ou en accusateurs de l’assemblée qui les a nommés ; par là cette dernière se trouve placée sous le contrôle des fonctionnaires municipaux qu’elle a pour mission de contrôler. Si, comme il arrive d’ordinaire, le maire est d’accord avec les représentans du pouvoir central et domine l’ouprava, il peut s’ériger en despote ou en tyran local, surtout dans les petites villes de province, où l’inertie de la société et le défaut de presse indépendante privent les habitans de tout moyen de résistance. Aussi entend-on parfois dire en Russie que le golova est moins le ministre docile des volontés de la douma que le tuteur de la ville. A en croire les pessimistes, la loi n’aurait donné de tels pouvoirs au maire que pour en faire l’instrument de l’administration et par là remettre indirectement les municipalités sous l’ancien joug de la bureaucratie et du tchinovnisme.

De pareilles doléances ne semblent pas sans exagération. En dehors même du contrôle incessant de l’ouprava, il y a une chose qui mitigé l’autorité peut-être excessive du golova : le maire est partout l’élu de ses concitoyens, l’élu de la douma qu’il préside. En Russie, dans la Russie proprement dite au moins, en dehors des provinces acquises par Catherine II et ses successeurs, il n’y a pas d’exception à cette règle. Saint-Pétersbourg et Moscou nomment leur golova, de même que chaque village nomme son staroste. Dans les chefs-lieux de province, le maire ou son suppléant doit toutefois être confirmé par le ministre de l’intérieur, dans les autres villes par le gouverneur. Ce droit d’élection des maires est un de ceux dont les Russes sont justement fiers, mais quelques-uns ont le tort de s’en trop prévaloir vis-à-vis de peuples dont les conditions d’existence sont singulièrement plus complexes que les leurs. En d’autres pays, en France particulièrement, ce qui rend difficile au gouvernement central de se désintéresser partout du choix des magistrats municipaux, c’est moins l’importance que la variété et la dualité des fonctions du maire. Chez nous, le maire a deux qualités fort différentes, et sous certains rapports opposées : il agit tantôt comme délégué du pouvoir central et sous l’autorité dû préfet, tantôt comme administrateur de la commune et sous le contrôle du conseil municipal. « Notre maire, avec la diversité de ses fonctions, a comme deux faces et deux natures, c’est un fonctionnaire hybride[31]. » Il en est de même à quelques égards en Russie, au moins dans les villages où le staroste et le starchine servent d’intermédiaires entre le paysan et le gouvernement central[32] ; mais en Russie le pouvoir n’a encore rien, à redouter de l’élection : pour lui, des maires nommés ne seraient pas des agens beaucoup plus dociles que des maires élus. L’autorité incontestée du pouvoir peut ainsi aider à l’établissement de certaines libertés, de certaines franchises locales. Un gouvernement qui se sent au-dessus de toute attaque peut aisément se dépouiller des armes que l’on n’oserait tourner contre lui. C’est ce qui se voit souvent en Russie ; l’autorité y peut sans inquiétude octroyer aux villes, aux communes rurales, aux provinces, des droits que ne leur pourrait peut-être point toujours accorder un gouvernement plus libre, mais plus contesté. A la couronne de tels présens ne coûtent rien, ils ne coûtent en réalité qu’à la bureaucratie et au tchinovnisme. En revanche, si la force du pouvoir central lui rend certaines concessions, certaines générosités plus faciles, elle en rend aussi la valeur singulièrement moindre. Lorsque en Russie il y a un dissentiment entre les représentans élus des municipalités et les représentans du tsar, il n’y a point de doute sur l’issue du différend, la chose est si certaine qu’il ne saurait y avoir de conflit de pouvoirs.

Dans les villes russes, d’autres raisons assurent encore aujourd’hui l’innocuité de l’élection des maires. D’abord le suffrage est restreint, puis aucune ville, grande ou petite, ne forme encore de ces agglomérations révolutionnaires ou socialistes comme il en existe en Occident. Pour les habitans comme pour le pouvoir central, l’élection du chef de la municipalité ne présente ni les inconvéniens, ni les dangers qu’elle peut offrir en d’autres pays. Si l’abandon du choix des maires aux villes offre aujourd’hui quelques inconvéniens, ce ne sont pas d’ordinaire ceux qui se rencontrent ailleurs. En d’autres pays, en France par exemple, le défaut des maires élus c’est le plus souvent de dépendre trop de leurs électeurs, de les ménager jusque dans leurs fautes et leurs délits pour ne s’en pas faire d’ennemis. En Russie, c’est plutôt le contraire, ce sont les électeurs qui manquent d’indépendance vis-à-vis du golova qu’ils ont nommé. Ce dernier a une telle autorité, il possède, grâce au mode de scrutin, tant de moyens d’influence dans l’assemblée électorale, dont i) est le président, qu’il peut aisément faire nommer ses créatures et ses partisans, et assurer ainsi sa propre réélection. Pour un golova, dans les petites villes surtout, l’important est d’être bien vu de l’administration, bien vu des tchinovnicks, qui se plaisent à regarder le chef de la municipalité comme un auxiliaire, si ce n’est comme un instrument.

Les villes donnent d’ordinaire à leur golova une indemnité pécuniaire, un traitement. Cette rétribution est parfois assez élevée. A Moscou, le traitement annuel du maire était, croyons-nous, de 12,000 roubles[33]. Le gouvernement donne au golova un uniforme et un rang dans la hiérarchie officielle. Dans ce pays du tchine, on a cru par là relever les magistratures municipales et attirer vers elles plus d’hommes capables en flattant leur vanité ou leur amour de la représentation. En France, où en outre de leur écharpe tricolore nous donnons aux maires des villes une épée avec un habit brodé, nous ne saurions nous étonner de les voir en Russie porter un uniforme. L’inconvénient de toutes les distinctions de ce genre, c’est d’assimiler extérieurement les représentans des municipalités aux fonctionnaires du gouvernement, et ainsi d’en dénaturer le caractère aux yeux du public. L’uniforme, qui en Russie plus qu’ailleurs semble avoir quelque chose de la livrée, ne paraît en tout cas convenir qu’à des maires nommés par le gouvernement ; des maires élus ne devraient avoir que de simples insignes, tels que notre écharpe[34].

Si en Russie, comme ailleurs, il se rencontre des maires heureux d’endosser un habit brodé, quelques-uns se montrent peu flattés d’une distinction qui semble les absorber dans les rangs du tchinovnisme. Le port de l’uniforme fut, il y a quelques années, l’occasion d’un différend qui fit beaucoup de bruit en Russie. Moscou avait un nouveau gouverneur, que venaient saluer les nombreux fonctionnaires de l’ancienne capitale ; le maire de la ville crut plus digne du représentant de la vieille cité de ne pas se mêler en telle circonstance à la foule des tchinovniks, au milieu desquels il ne savait trop quel rang lui serait assigné. Pour ne prêter à aucune confusion, il se rendit à cette réception non en uniforme, mais en simple habit noir. Le gouverneur se montra choqué d’une telle liberté, comme d’un sans-gêne inconvenant, et laissa si bien voir son mécontentement qu’à quelques jours de distance le magistrat municipal se démit de ses fonctions. À la suite de cet incident, une circulaire du ministre de l’intérieur a déclaré le port de l’uniforme obligatoire pour tous les maires à toutes les réceptions officielles. Vers la même époque, le maire d’une autre des grandes villes de l’empire, celui de Perm, donnait également sa démission à la suite d’un désaccord avec les autorités locales. De pareils traits montrent que, pour être l’élu de ses administrés, le golova n’est pas toujours à l’abri du mauvais vouloir ou de la mauvaise humeur de l’administration. Dans ce cas, le gouverneur ou le ministre n’ont pas besoin de le révoquer, le golova se retire de lui-même.

L’autorité ou la vigilance des gouverneurs de province s’étend jusque sur les décisions de la douma. Le statut de 1870 les charge de veiller à la légalité des actes ou des résolutions des municipalités. Le droit de veto suspensif dont il est armé vis-à-vis des assemblées provinciales, le gouverneur en est également investi vis-à-vis des conseils municipaux. Il n’a pas, ainsi que notre préfet français, le droit de casser de sa propre autorité les décisions des conseils municipaux ou les arrêtés des maires, il a seulement le droit de les attaquer comme entachés d’illégalité ou nuisibles au bien de l’état. Quand le gouverneur s’oppose aux résolutions des états provinciaux, l’affaire est portée au premier département du sénat, qui juge sans appel. Pour les affaires urbaines plus compliquées, plus minutieuses, souvent plus urgentes, le législateur a trouvé cette marche trop lente. Au lieu de déférer directement ces affaires au sénat, on a institué sur place dans chaque gouvernement un comité spécialement chargé de prononcer sur la légalité des décisions des conseils municipaux, comme sur les différends qui peuvent s’élever entre les doumas et les autres institutions ou administrations publiques. À ce tribunal administratif, on donne le nom de conseil provincial pour les affaires des villes[35]. Cette nouvelle création ajoute un comité de plus aux quatre ou cinq comités spéciaux dont le gouverneur est déjà entouré et aggrave ainsi la complication et la cherté de l’administration locale. L’utilité d’un pareil tribunal dépend avant tout de sa composition et de son impartialité. Or quels en sont aujourd’hui les membres ? C’est d’abord le gouverneur, auquel revient de droit la présidence, le gouverneur qui le plus souvent défère lui-même l’affaire au tribunal qu’il convoque, et est ainsi juge et partie. C’est ensuite le vice-gouverneur et un ou deux autres fonctionnaires presque également soumis à l’influence du gouverneur, et qui eux-mêmes, comme chefs de service, peuvent avoir des questions à débattre avec les municipalités. C’est enfin le président de l’assemblée des juges de paix, le président de la commission permanente des états provinciaux, et le maire du chef-lieu de la province, trois personnes dont l’indépendance est mieux assurée, mais dont les deux dernières sont par leurs fonctions mêmes exposées encore à entrer en conflit avec les doumas des villes et par suite à être elles aussi juges dans leur propre cause. Un tel tribunal semble offrir bien peu de garanties aux libertés municipales ; le législateur a trouvé qu’il n’en offrait pas assez à l’administration. Le gouverneur a reçu le droit d’en appeler au sénat des décisions d’un conseil sur lequel il possède lui-même tant de moyens d’influence, et comme les municipalités ont naturellement le même droit d’appel, ce tribunal, destiné à épargner aux villes les lenteurs d’un pourvoi auprès du sénat, ne fait guère que compliquer la procédure administrative d’une instance le plus souvent inutile.

L’autorité de l’administration centrale et de la bureaucratie n’est pas la seule borne à la libre initiative des municipalités. Elles rencontrent parfois une autre barrière dans les autres assemblées représentatives, dans les zemstvos de district et de gouvernement[36]. Les pouvoirs de ces assemblées s’étendent à quelques égards sur les villes, qu’elles peuvent astreindre à certains services et à certains impôts. Il y a là pour les municipalités une cause de sujétion dont le législateur a eu le bon esprit d’affranchir les grandes cités de l’empire. Il en est trois aujourd’hui, Saint-Pétersbourg, Moscou et Odessa, qui, au lieu de rester confondues avec le district ou arrondissement qui les entoure, en ont été détachées pour être elles-mêmes érigées en zemstvos de district. Les grandes villes rendues indépendantes des campagnes voisines jouissent ainsi d’une plus large autonomie.

Ce système, justement respectueux de l’individualité des villes, est tout l’opposé de celui qui prévaut si souvent en France dans nos circonscriptions cantonales et parfois même dans nos circonscriptions électorales. Au lieu de couper, comme le font nos cantons, les villes en morceaux et d’en coudre un fragment à un fragment de campagne, la législation russe assure aux agglomérations urbaines une représentation distincte dans les assemblées provinciales. Pour les villes plus considérables, la loi fait plus ; en les érigeant en zemstvos de district, elle accorde aux municipalités les plus importantes des droits qu’elle n’abandonne point aux plus petites. C’est là un procédé tout autre que notre méthode française qui assimile artificiellement les unes aux autres toutes les communes du territoire. A nos yeux, l’érection des grandes villes russes en zemstvos de district est une mesure qui n’a d’autre tort que d’être encore trop exceptionnelle. Le bénéfice en pourrait être étendu à nombre d’autres cités ; des villes comme Kief ou Kazan par exemple ont assez d’individualité pour mériter un tel privilège. En fait, cette dignité de zemstvo de district pourrait être conférée à toutes les villes de quelque importance, à la plupart des chefs-lieux de province qui pourraient être constitués en centres indépendans et complets. Comme l’Angleterre, bien que d’une autre façon, la Russie pourrait ainsi séparer les bourgs des comtés et l’élément urbain de l’élément rural, qui partout d’ordinaire diffèrent tant l’un de l’autre par les habitudes et les intérêts. En tout pays, c’est là le meilleur moyen de garantir aux villes et aux campagnes une égale indépendance et une équitable représentation, le meilleur moyen d’empêcher l’oppression de l’un des deux élémens par l’autre. Si pour l’esprit et pour les mœurs la population des villes se distingue beaucoup moins de celle des campagnes en Russie qu’en Occident, elle en diffère déjà notablement par les besoins et les ressources. La composition même des zemstvos, où prédominent les influences rurales et la propriété foncière, est une raison de plus de soustraire les villes aux zemstvos de district, qui peuvent être tentés de les imposer davantage. Cette distinction des deux principaux élémens de la population ne saurait du reste aboutir à leur isolement, puisque pour tout ce qui concerne les besoins généraux de la province, les villes et les districts ruraux ont un centre et un rendez-vous commun dans les zemstvos de gouvernement. A cet égard la dualité de ces assemblées provinciales offre à la Russie un précieux avantage ; en lui permettant de dénouer les liens qui rattachent les villes aux districts ruraux, elle lui rend plus facile l’autonomie réciproque des municipalités et des assemblées provinciales et le self-government local.


IV

Autrefois les municipalités urbaines ne pouvaient prendre une décision ni faire une dépense sans l’autorisation de l’administration impériale qui les tenait en tutelle. Il n’en est plus de même aujourd’hui, les restrictions légales peuvent encore entraver leur liberté, elles ne la paralysent plus. L’obstacle à leur initiative et à leur progrès vient d’ailleurs, il vient d’un empêchement que la loi ou le gouvernement ne peuvent à volonté écarter. Les municipalités urbaines sont pour la plupart arrêtées par la même barrière que les états provinciaux, par le manque d’argent. Ce n’est point d’ordinaire la faute de la loi, qui leur reconnaît le droit de se taxer elles-mêmes et de disposer librement de leurs ressources ; c’est la faute de l’état économique de la population et en partie la faute du climat et du ciel. Avec de lourdes charges et de grands besoins, les villes russes ont pour la plupart de minces ressources. Chez elles, les soins ordinaires de l’édilité, l’entretien et le nettoyage des monumens, des voies publiques, des égouts, des conduites d’eau, le pavage, l’éclairage même, sont rendus par le climat plus nécessaires et plus coûteux qu’ailleurs. Une ville n’est en tout pays qu’une conquête sur la nature, et la nature russe est plus rebelle et plus ennemie des œuvres de l’homme. Aux difficultés apportées à la voirie publique par la longueur et les rigueurs de l’hiver, par la glace, par les neiges, par le dégel, s’ajoutent des difficultés apportées par les dimensions mêmes de la plupart des villes russes, par la largeur de leurs rues et la grandeur de leurs places ; beaucoup de ces chefs-lieux de province ou de district ayant, comme les cités américaines, été construits ou dessinés pour l’avenir, en vue d’une population qui se fait souvent attendre. Aussi pour nombre de ces soi-disant villes des bords du Don ou du Volga, ce qui dans nos vieilles villes d’Occident semble une nécessité paraît un objet de luxe.

Le gaz est encore loin d’éclairer de sa vulgaire lumière tous les chefs-lieux de district, et la plupart même des capitales de province n’ont que peu ou point de rues pavées[37]. Avec une pareille pénurie pour les besoins les plus élémentaires, il reste aux villes russes bien peu de fonds pour les grands travaux d’assainissement ou d’embellissement : Saint-Pétersbourg attend en vain qu’on dessèche ses marécages, et Odessa est demeurée jusqu’à ces dernières années sans eau potable. Comme les zemstvos de province, les municipalités urbaines ont des dépenses imposées par la loi et qui souvent prélèvent le plus clair de leurs recettes : tel est l’entretien de la police et des prisons, tels sont aussi les subsides aux institutions judiciaires locales. A Saint-Pétersbourg, les dépenses de cette sorte absorbent au-delà de 1 million 1/2 de roubles, soit environ le tiers du budget municipal[38]. Il y a encore les hôpitaux, qui sont à la charge de la ville et qui dans l’insalubre cité de la Neva exigent des frais considérables. Les municipalités voudraient, non sans raison, rejeter sur l’état une bonne part des charges qu’il leur impose ; mais l’état, depuis la dernière guerre surtout, est lui-même trop besoigneux pour reprendre à son compte des dépenses dont il peut se décharger sur autrui.

La pauvreté de la plupart des municipalités est extrême, presque toutes sont endettées et peu trouvent encore à emprunter. Quelques-unes de ces prétendues villes n’ont pour tout revenu annuel que quelques centaines de roubles et ne pourraient compter leurs recettes par milliers de francs[39]. On comprend que de pareilles cités aient peine à soutenir leur titre de ville. Dans les chefs-lieux de gouvernement, le revenu est naturellement plus élevé, mais reste encore fort au-dessous de celui des villes de même ordre ou de même population en Occident. La même infériorité se rencontre jusque dans les plus grandes et les plus riches cités de l’empire, jusque dans les capitales. Sous l’ancienne loi municipale, il y a moins de dix ans, le budget de Vilna par exemple ne s’élevait qu’à 60,000 roubles, celui de Nijni-Novgorod à 150,000, celui de Kazan à 210,000, celui de Kief à 225,000, celui d’Odessa à 540,000, celui de Moscou à 2 millions, celui de Saint-Pétersbourg à 3 millions de roubles[40]. Tous ces chiffres se sont élevés, mais le revenu des villes s’est beaucoup moins accru que leurs dettes et leurs besoins. Les recettes de la capitale, qui vers 1865 ne montaient encore qu’à 2 millions 1/2 de roubles, dépassaient en 1876 4 millions 1/2[41]. C’est là un notable progrès et l’indice de l’augmentation de la richesse de la capitale ; mais que sont ces 4 ou 5 millions de roubles, comparés aux 220 millions de francs du budget municipal de Paris ? Saint-Pétersbourg, qui a près du tiers des habitans de Paris, n’a pas encore la treizième ou quatorzième partie des ressources de Paris. Encore aujourd’hui la capitale de la Russie n’a guère que le quart du revenu de Vienne ou le tiers de celui de Berlin. Aussi, malgré l’accroissement normal de ses recettes, Saint-Pétersbourg a-t-il beaucoup de peine à mettre son budget en équilibre. Jusqu’ici, la municipalité n’est arrivée à couvrir l’excédant de ses dépenses qu’à l’aide de fonds de réserve, aujourd’hui à peu près entièrement épuisés.

Comparée à celle de plusieurs autres grandes villes de l’empire, la situation de la capitale est cependant bonne. La plupart des chefs-lieux de gouvernement ont profité de leur récente liberté pour se livrer à des travaux d’embellissement, à des dépenses de luxe souvent mal entendues, qui les ont obérés sans accroître leurs ressources. À l’exemple de leurs émules d’Occident, les grandes cités russes ont voulu avoir des monumens publics, et le premier soin de la plupart des doumas a été de se construire un vaste et somptueux hôtel de ville. De là des dépenses exagérées et des mécomptes, de là des déficits, que les édiles ont d’abord masqués à l’aide d’expédiens de comptabilité et qu’ils ont ensuite comblés en mettant en vente les terres ou les immeubles des villes. C’est ainsi que Kief, Kazan, Saratof, Odessa, les municipalités les plus riches de l’empire, sont tombées dans l’embarras ou la détresse en voulant rivaliser avec les villes d’Allemagne, de France et d’Italie, et, elles aussi, faire grand[42]. Odessa, la troisième ville de l’empire, la métropole du sud, a dans ces dernières années offert un spectacle particulièrement affligeant. Le déficit annuel a été de 200,000 ou 300,000 roubles. Après avoir contracté une dette de près de 5 millions de roubles, la municipalité s’est vue contrainte d’interrompre la plupart des grands travaux d’embellissement ou d’assainissement qu’elle avait entrepris, pavage, éclairage au gaz, canalisation, conduite d’eau, etc. Pour faire face aux dépenses urgentes et aux exigences de chaque jour, la douma en détresse a dû solliciter du gouvernement des avances sur un emprunt qui n’était pas encore placé. Plusieurs millions de roubles avaient déjà ainsi été absorbés avant que la nouvelle guerre d’Orient vînt fermer le port d’Odessa et tarir les sources habituelles du revenu de ses habitans[43].

Si, grâce à sa position géographique et au mauvais état de ses finances, Odessa a particulièrement souffert de la guerre, la capitale de la nouvelle Russie est loin d’en avoir souffert seule. Tous les ports de commerce de la mer Noire et de la mer d’Azof, Nikolaïef, Kherson, Sébastopol, Taganrog, Rostof, ont été presque au même degré atteints du même mal, et les villes de l’intérieur en ont ressenti le lointain contre-coup. Aux municipalités en effet comme aux zemstvos, la loi militaire impose des charges non prévues par leur budget. La mobilisation des troupes retombe en partie sur les villes, ainsi que les secours à donner aux familles des soldats absens, aux femmes et aux enfans des morts et des blessés. À ces dépenses prévues, les démonstrations patriotiques des doumas et des zemstvos en ont ajouté de surcroît ; sur le signal donné par le tsarévitch, les municipalités se sont, comme les états provinciaux, empressées de souscrire pour la flotte volontaire qu’en cas de conflit avec la Grande-Bretagne la Russie se flattait d’improviser. De même que les zemstvos, les municipalités ont ainsi vu du fait de la guerre leurs dépenses grossir en même temps que leurs ressources diminuer.

En venant inopinément renverser le frêle équilibre des budgets municipaux, la nouvelle guerre d’Orient va faire remettre à l’étude une question déjà souvent agitée dans les grandes villes, mais qui, sans l’impulsion de la nécessité, eût pu traîner encore longtemps dans d’interminables discussions théoriques ; je veux parler de la réforme des taxes municipales. A la suite de la guerre, les villes auront, tout comme l’état, à remanier leur système fiscal.

Ce qui caractérise aujourd’hui le budget des municipalités, c’est que la plus grande partie de leurs recettes provient de l’impôt direct. Les taxes indirectes, les taxes de consommation, qui jouent le principal rôle dans nos budgets municipaux, n’ont encore dans le budget des villes russes qu’un rôle nul ou accessoire. Ce seul fait explique déjà en partie l’infériorité de leurs ressources et le peu d’élasticité de leurs revenus. Beaucoup des impôts existant aujourd’hui n’ont dans la capitale au moins qu’un caractère provisoire. Lors de l’introduction du nouveau statut municipal à Saint-Pétersbourg, il avait été décidé que les anciennes contributions prélevées au profit de la ville seraient temporairement maintenues pendant une période de quelques années. Ce délai écoulé, l’administration municipale, instruite par l’expérience, devait décider lesquels de ces impôts méritaient d’être définitivement adoptés, lesquels devaient être abrogés ou remplacés. La douma pétersbourgeoise n’a point perdu de vue ce grave problème, elle en a durant les dernières années préparé la solution sans s’être encore arrêtée à aucun parti. Voilà comment s’est maintenu un système fiscal reconnu par tous vicieux ou insuffisant. Aujourd’hui les deux principales sources du revenu des villes sont l’impôt immobilier et l’impôt des patentes de commerce. Saint-Pétersbourg possède en outre beaucoup de petites taxes municipales, parfois plus vexatoires que productives. Le rendement annuel de dix ou onze de ces taxes secondaires (taxes sur les marchands ambulans, sur les cochers de fiacre, sur les artèles ou associations de portefaix, sur les courtiers maritimes, les notaires, les agens de change etc.), ne dépassait pas beaucoup la maigre somme de 200,000 roubles, et cependant le conseil municipal s’est prononcé pour le maintien de la plupart. Il y a encore des ressources affectées à des dépenses spéciales : ainsi une taxe pour l’éclairage des rues, une autre au profit des hospices de la ville. Il est à remarquer qu’à Saint-Pétersbourg même la rentrée de ces impôts ne s’opère pas toujours avec une parfaite régularité. L’impôt immobilier en particulier présente d’ordinaire des mécomptes ; de ce côté il y a souvent, dans les budgets municipaux comme dans le budget de l’état ou dans celui des provinces, un arriéré considérable dont le recouvrement ne s’effectue que les années suivantes.

Les projets de réforme fiscale discutés dans la presse ou dans la douma de Saint-Pétersbourg s’accordent d’ordinaire à demander, comme par le passé, les principales ressources de la municipalité aux contributions directes. Deux impôts surtout sont mis en avant, deux impôts qui tendent également à frapper le revenu et qui sans doute seront l’un ou l’autre, et peut-être l’un et l’autre à la fois prochainement adoptés. Le premier est une taxe sur les locations, qui, sauf pour les bâtimens affectés au commerce, sont aujourd’hui exemptes de taxes. D’après un mémoire publié en 1876 par le Bulletin du conseil municipal de Saint-Pétersbourg, le montant total des loyers représenterait annuellement dans la capitale une somme de 38 ou 39 millions de roubles, y compris les logemens habités par les propriétaires. En défalquant de ce chiffre les loyers des locaux affectés au commerce et déjà taxés ainsi que les logemens dont le loyer est inférieur à 180 roubles par an, il resterait encore d’après ces calculs une vingtaine de millions à soumettre à la taxe. En les frappant d’un droit uniforme de 2 pour 100 ou d’un droit moyen de 3 pour 100, selon les divers projets mis en avant, les loyers donneraient ainsi à la capitale un revenu de 400,000 ou de 600,000 roubles qui pourrait s’accroître avec l’agrandissement de la ville ou l’élévation de la taxe.

Le second des impôts mis à l’étude par la douma pétersbourgeoise paraît à la fois plus compliqué et moins équitable ; en revanche il a l’avantage de n’être pas entièrement étranger aux pratiques fiscales actuelles et de sembler ainsi aisément applicable. C’est une contribution sur les salaires et sur le travail personnel qui se rapprocherait beaucoup de l’impôt des classes existant en Prusse. D’après les projets présentés à la douma de Saint-Pétersbourg, cet impôt atteindrait tous les habitans de la capitale, hommes et femmes, indigènes ou étrangers, qui exercent un métier ou occupent un emploi rétribué. Avocat, professeur, médecin, écrivain, artiste, commis, domestique, manœuvre, ouvrier ou artisan, tout homme vivant de son travail serait astreint à la taxe. Les fonctionnaires de l’état, l’on ne voit pas trop pourquoi, en seraient seuls affranchis[44]. Cet impôt sur le travail serait substitué à l’impôt sur les passeports (adresnii sbor), impôt personnel qui, bien que n’atteignant point tous les habitans ou tous les métiers, donne aujourd’hui à la ville un revenu d’environ 350,000 roubles. Le droit prélevé par la municipalité sur les passeports varie selon le sexe et la profession des habitans. Il en serait de même de la taxe sur le travail[45]. Tous les contribuables seraient répartis en six ou sept catégories, selon le taux de leur traitement, ou selon les gains présumés de leur métier ou profession. Les traitemens fixes, compris dans la première classe, seraient frappés d’un droit proportionnel de tant pour 100, par exemple de 1, 2 ou 3 pour 100. Les gains et profits variables seraient, comme les petits salaires, astreints à un droit fixe, différent selon la classe et gradué selon une certaine échelle. En fixant l’impôt à un taux minime, à une vingtaine de roubles par exemple pour la catégorie la plus élevée, à 1 ou 2 roubles, voire à un 1/2 rouble pour les catégories inférieures, Saint-Pétersbourg en pourrait encore, d’après les statistiques de la douma, tirer aisément un revenu de 500 à 600,000 roubles, c’est-à-dire une somme à peu près équivalente au produit supposé d’une légère taxe sur les loyers et également susceptible d’élévation.

L’impôt ainsi projeté serait une sorte d’impôt sur le revenu, avec cette singularité qu’il laisserait indemnes les fortunes acquises, les capitalistes ou les rentiers sans profession qui vivent de leur revenu plus que de leur travail. Ce serait là une inégalité ou mieux une iniquité à laquelle on chercherait sans doute à remédier dans la pratique. Un tel impôt sur le travail a beau avoir été préparé par le droit sur les passeports et à certains égards par l’obrok ou redevance des serfs à leur seigneur, il ne saurait manquer d’être impopulaire. En tout autre pays, une taxe locative semblerait plus simple, plus équitable, plus facile à percevoir ; mais en Russie la taxe sur le travail aurait l’avantage d’atteindre plus sûrement tous les contribuables jusqu’aux plus petits et aux plus pauvres, jusqu’à ceux dont on n’oserait taxer les misérables demeures. Or, ainsi que nous l’avons déjà remarqué à propos des finances de l’état, dans un pays comme la Russie, où les classes riches et aisées sont encore relativement peu nombreuses, l’impôt n’est productif qu’à condition de descendre très bas et de frapper tout le monde[46].

Dans les villes comme dans l’empire, le fisc n’a plus que le choix entre les différentes taxes. Stimulé par des besoins nouveaux, le génie fiscal semble du reste enclin à s’attaquer directement au revenu et au travail. Avant la dernière guerre, il n’était question d’un impôt de ce genre que pour Saint-Pétersbourg ou pour les villes au profit des municipalités ; depuis la double campagne de Bulgarie et d’Arménie, la presse russe parle d’appliquer des taxes de cette sorte à tous les habitans de l’empire au profit du trésor impérial. La Russie doit maintenant aviser au moyen de solder les frais de ses coûteuses victoires. Le trésor ne peut longtemps se passer de ressources nouvelles, et il est probable qu’avant de procéder à leur réforme fiscale les villes attendront que l’état ait procédé à la sienne, qui est plus urgente et plus difficile encore.

C’est aux municipalités à choisir entre les différentes taxes mises à l’étude, puisque les villes comme les provinces sont en possession d’une faculté dont ne jouit pas encore la nation, celle de se taxer elles-mêmes. C’est là un droit dont les municipalités les plus importantes devront largement user. Dans les villes, une réforme fiscale peut avoir un double avantage, car, en accroissant le nombre des contribuables, elle pourrait indirectement entraîner une réforme électorale et ouvrir l’accès des urnes aux classes les plus éclairées, à ce qu’en d’autres pays on nomme les capacités. Ce n’est en tout cas qu’en se procurant de plus amples ressources que les municipalités russes sauront maintenir leur rang et justifier leurs titres de cités modernes. Alors seulement les villes pourront entreprendre ou mettre à exécution ce qu’on pourrait appeler les améliorations nécessaires, pour leur assainissement, pour leur voirie publique, pour l’instruction populaire surtout. Déjà plusieurs villes, usant d’une prérogative qui nous paraîtrait peut-être excessive, ont adopté le principe de l’enseignement obligatoire. Aux municipalités comme aux états provinciaux, le gouvernement ne conteste pas en effet le droit de voter des mesures de ce genre[47]. Il est vrai que, pour mettre de telles résolutions en pratique, les villes comme les zemstvos semblent trop dépourvus de moyens coercitifs, à moins que les fonctionnaires ou les tribunaux ne consentent à leur venir en aide. En tout cas, pour faire passer l’instruction obligatoire du domaine de la théorie dans celui de la réalité, les ressources pécuniaires ont jusqu’ici fait défaut aux villes comme aux provinces.

La loi municipale a vu le jour à une époque de désenchantement, où la plupart des Russes étaient déjà revenus des orgueilleuses espérances suscitées par les premières réformes de l’empereur Alexandre II. Quoique l’opinion eût moins d’exigences vis-à-vis d’elles, les institutions municipales ont encore moins que les états provinciaux répondu à l’attente du public. D’où est venue cette nouvelle déception ? D’où vient cette atonie, cette langueur, cette apathie parfois si justement reprochées aux doumas urbaines ? Est-ce de la loi ou du peuple ? Est-ce de l’incapacité des Russes à se servir des libertés régulières et à se gouverner eux-mêmes ? Les défauts reprochés aux nouvelles municipalités proviennent en partie des défauts mêmes de la loi, en partie de la pauvreté et du manque de ressources de la plupart des villes. Ce ne sont pas là cependant les seules raisons du peu d’activité et du peu d’efficacité de la plupart des doumas. Il y a une cause plus générale, une cause supérieure, qui a pesé sur les municipalités aussi bien que sur les états provinciaux. Ce n’est ni l’inaptitude de la nation, ni la paresse ou l’inertie des classes dominantes, c’est l’absence d’institutions et de libertés politiques, c’est le manque d’esprit public. Cela paraît d’abord un paradoxe. Il semble que les franchises municipales doivent être d’autant plus respectées et d’autant plus fécondes qu’elles sont moins exposées à l’immixtion de questions étrangères et irritantes, qu’il n’y a rien pour en détourner l’intérêt et en déranger le jeu régulier. Par malheur, il n’en est pas toujours ainsi, et l’exemple de la Russie prouverait plutôt le contraire.

Nous nous plaignons souvent en Occident, et non sans raison, de la manière dont la politique s’insinue partout, faussant et dénaturant les libertés locales, substituant trop souvent aux intérêts des municipalités ou des départemens les passions et les divisions des partis. En Russie, l’on rencontre l’inconvénient inverse. Les provinces et surtout les villes russes nous font voir ce qu’en l’absence des libertés politiques peuvent devenir les libertés locales. La politique, qui complique si dangereusement toutes les affaires municipales ou provinciales, la politique, qui dans le champ paisible des intérêts locaux sème des germes de haine, de lutte et de désordre, y apporte en revanche un serment d’activité, un principe de vie qui sans elle ferait parfois entièrement défaut. Dans tous ces petits organes du self-government, dans ces mille corps épars, trop naturellement enclins à la somnolence et à l’engourdissement, la liberté politique fait circuler la vie, une vie souvent agitée et fiévreuse il est vrai, mais souvent aussi préférable à la torpeur et à la léthargie. En éveillant partout l’esprit public, elle le tient partout en haleine dans les petites comme dans les grandes affaires ; en stimulant le zèle ou l’ambition des hommes, elle les attire à d’obscures ou d’ingrates fonctions, qui sans elle pourraient souvent demeurer dédaignées et délaissées. Il n’y a pas à le nier, souvent la politique anime et féconde les institutions que parfois elle semble vicier et mettre en péril. Sans elle, les libertés locales, peut-être les plus précieuses de toutes, courent le risque de devenir des formes vides ou un aveugle et inerte mécanisme. Nous aboutissons ainsi, pour les institutions municipales, à la même conclusion que pour les institutions provinciales. Loin de toujours grandir plus sûrement à couvert de l’agitation des partis, le self-government local ne peut s’épanouir dans toute sa plénitude et donner tous ses fruits qu’au grand air de la liberté politique.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, du 15 décembre 1876, du 1er janvier, du 15 juin, du 1er août, du 15 décembre 1877 et du 15 juillet 1878.
  2. Moscou compte aujourd’hui près de 600,000 habitans, Saint-Pétersbourg près de 100,000.
  3. Le Russe dit familièrement la petite mère Moscou, Matouchha Moskva.
  4. Voyez la Revue du 15 novembre 1876.
  5. Sur toutes ces dénominations et toute la nomenclature sociale de la Russie, voyez, dans la Revue du 1er avril 1876, l’étude ayant pour titre : les Classes sociales en Russie.
  6. D’après M. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 99, à l’époque même où le citadin était attaché à la ville, comme le paysan à la glèbe, ces villes de l’ancienne Moscovie répartissaient encore elles-mêmes leurs impôts, et il était défendu au voïévode de disposer de leurs fonds ou de s’immiscer dans leurs élections.
  7. Aux yeux du regretté M. Jou. Samarine, Revolutsionny conservatizm, ce rapprochement des classes urbaines dans une seule assemblée indiquait le penchant de Catherine II pour les assemblées communes à toutes les classes, pour ce que les Russes appellent vsesoslovnost.
  8. Le nouveau statut ne doit pas encore être appliqué partout ; un oukase de 1877 en a ordonné l’introduction dans les villes des trois provinces baltiques, Livonie, Courlande, Esthonie, qui conservaient encore leur vieille organisation allemande du moyen âge.
  9. Kouptsy, méchtchane, tsekhovye, voyez la Revue du 1er mai 1876.
  10. Chaque métier formant un tsekh a un chef élu, un ancien et tous les chefs de métiers nomment un chef commun appelé rémeslennyi golova (maire des artisans) qui est chargé de veiller à l’exécution des nombreux règlemens sur le travail, sur les apprentis, etc.
  11. En 1873, par exempts, les listes électorales de Saint-Pétersbourg donnaient 224 électeurs pour le premier groupe, 887 pour le second et 17,439 pour le dernier. Une voix du premier collège valait ainsi 4 voix du second et 80 du troisième.
  12. C’est la raison pour laquelle toutes les propositions de ce genre avaient été repoussées dans les commissions de l’assemblée nationale, malgré leur désir de réformer notre système électoral. « Classer les habitans d’une même ville en catégories d’après leurs richesses, faire siéger dans les mêmes conseils les élus de quelques citoyens opulens et les élus du grand nombre a semblé dépasser ce que nos mœurs comportent. » Ainsi s’exprimait M. Batbie dans un rapport déposé le 21 mai 1874.
  13. Voyez en particulier M. Golovatchef : Deciat lét reform, p. 228, 229.
  14. En 1873, par exemple, 18,590 électeurs avaient été portés sur les listes électorales de Saint-Pétersbourg. Dans le premier collège, comprenant 224 électeurs, il n’y avait eu que 86 votans ; dans le second comptant 887 électeurs inscrits, 177 votans seulement ; dans le troisième enfin, comptant 17,479 électeurs, 1,148, c’est-à-dire un quinzième à peine, avaient pris part au vote. Je n’ai point encore les chiffres exacts pour les dernières élections, mais je ne crois pas qu’ils diffèrent beaucoup des précédens.
  15. A Saint-Péterbourg, dans cette même année 1873, on avait porté 238 candidats dans le premier collège, 298 dans le second et 1,019 dans le troisième, de sorte que le nombre total des candidats mis aux voix (1,555) était supérieur au chiffre total dès électeurs ayant pris part au scrutin (1,411).
  16. Dans ces dernières années, en 1877 croyons-nous, le conseil municipal de Saint-Pétersbourg a été saisi d’une proposition réclamant le sectionnement de la ville. Le conseil l’a repoussée. Ce serait, nous semble-t-il, au gouvernement, d’accord avec les zemstvos, de prendra l’initiative de pareilles mesures.
  17. Fadéief : Rousskoé obtchestvo v nastoiachtchem i boudouchtchem.
  18. Voyez en particulier nos études sur la noblesse russe, sur les conséquences de l’émancipation et la distribution de la propriété immobilière, Revue du 15 mai, du 1er août 1876 et du 1er août 1877.
  19. Sur 8,533 immeubles que compte Pétersbourg, les marchands en possèdent 4,471, la noblesse 2,795, les paysans 631, et le reste appartient au méchtchane et aux autres classes inférieures, d’ordinaire également vouées au commerce. (Golos du 1er juin 1877.)
  20. Le terme de ploutocratie est affectionné de certains Russes, parce que dans leur langue il prête à un jeu de mots peu bienveillant pour les Crésus moscovites. Le mot plout signifie en effet fourbe, fripon.
  21. A Saint-Pétersbourg, il a déjà été question d’une taxe municipale sur les loyers ; mais ce projet a jusqu’ici été repoussé.
  22. Sur une population de plus de 600,000 habitans, Saint-Pétersbourg ne comptait guère en 1877 que 20,000 électeurs municipaux. (Golos, 12 février 1877.)
  23. Ce mot dans son acception primitive signifie pensée, idée, du verbe doumat, penser. Ce terme grand-russien ne doit pas être confondu avec le même vocable petit-russien, qui dans le dialecte de l’Oukraine est le nom habituel des chants populaires.
  24. Il en est ainsi, par exemple, en Prusse et en Italie.
  25. Voyez, dans la Revue du 1er août 1877, notre étude sur le Mir et le self-government des paysans.
  26. Ce terme, dérivé du mot golos, glas, voix, désigne en Russie tous les hommes ayant voix dans une assemblée élective, et s’applique aux membres des doumas aussi bien qu’aux membres des zemstvos.
  27. Voyez les comptes-rendus donnés par quelques journaux russes, spécialement par le Golos, n° 264 de 1876.
  28. Ce dédoublement des assemblées municipales n’est pas sans analogie avec le système imaginé en 1789 ou 1790 par notre assemblée constituante, qui au-dessus du conseil général de la commune avait placé un corps municipal restreint.
  29. Du mot golova, tête, ici employé métaphoriquement à peu près comme le latin caput ou notre vieux français chef.
  30. Voyez à ce sujet la Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville, et l’Administration locale en France et en Angleterre, de M. Paul Leroy-Beaulieu, p. 107, 109.
  31. Voyez l’Administration locale en France et en Angleterre, de M. Paul Leroy-Beaulieu, p. 85-90.
  32. Voyez la Revue du 1er août 1877.
  33. Le rouble au pair vaut 4 fr. ; depuis la guerre, il a perdu près des deux cinquièmes de sa valeur nominale, mais avant le conflit oriental il valait encore 3 fr. 50.
  34. Cette distinction est d’autant moins motivée en Russie que les présidens des états provinciaux n’ont aucun uniforme, ce qui ne les empêche pas de figurer aux fêtes officielles.
  35. Goubernskoé po gorodskim dêlam prisoulstvié. Une bonne partie des reproches faits à ce conseil pourraient s’appliquer à notre conseil de préfecture.
  36. En Russie il y a en effet deux assemblées provinciales analogues à nos conseils généraux, l’une pour le district qui correspond à notre arrondissement, l’autre pour le gouvernement ou province. (Voyez à ce sujet la Revue du 15 Juillet 1878.)
  37. Le manque de pierre apporte dans beaucoup de régions un obstacle au pavage et à l’entretien des rues ou des routes. Aussi dans certaines villes, à Saint-Pétersbourg en particulier, a-t-on essayé le pavage en bois et même le pavage en fer.
  38. La police de Saint-Pétersbourg, qui sous la direction du général Trépof était du reste fort bien faite, coûtait à elle seule dans ces dernières années environ douze cent mille roubles dont l’état ne payait pas un quart.
  39. Dans plusieurs, le revenu ne dépassait pas 300 et même 200 roubles, c’est-à-dire moins de 1,000 fr. Un grand nombre de villes de district n’avaient encore il y a quelques années que 3,000 ou 4,000 roubles de revenu ; quelques-unes même moins de 1,000. Voyez le Statistilchestki Vrémenik de 1871. Les chiffres à ce sujet sont malheureusement assez difficiles à se procurer. Nous ne savons pourquoi dans son utile Annuaire des finances russes, publié sous les auspices du ministère des finances, M. Vesselovsky ne fait aucune place aux villes et aux provinces.
  40. En défalquant les ressources extraordinaires fournies par des réalisations de capitaux ou des ventes d’immeubles. Beaucoup de villes en effet possèdent, outre les revenus provenant des taxes, un revenu provenant de capitaux et de biens fonciers. Saratof par exemple possédait il y a quelques années 1 million de roubles en capital et 77,000 dessiatines (environ 80,000 hectares) de terre.
  41. Voici, d’après le Bulletin municipal publié par la douma de Saint-Pétersbourg, la moyenne des recettes quinquennales de la capitale depuis la guerre de Crimée :
    de 1851 à 1855 1,976,000 roubles
    de 1856 à 1960 2,293,000
    de 1861 à 1865 2,521,000
    de 1866 à 1870 3,093,000
    de 1871 à 1875 3,974,000


    Pour l’année 1876, le Bulletin municipal portait le total des recettes effectuées à plus de 5 millions, en excédant de près de 250,000 roubles sur les évaluations budgétaires. Cette plus-value n’était malheureusement qu’apparente, elle s’expliquait par l’inscription aux recettes de ressources extraordinaires applicables à la construction d’un pont.

  42. A Kief, par exemple, les dépenses pour l’année 1877 étaient estimées à 712,000 roubles et les recettes évaluées à 637,000. Il est à regretter que, dans un récent tableau de la situation financière des principales villes de l’Europe, un statisticien hongrois, M. Körösi, ait laissé entièrement de côté la Russie.
  43. Plusieurs années de mauvaises récoltes dans la Russie méridionale et l’ouverture au commerce des grains de nouveaux débouchés sur la mer Noire et la mer Baltique avaient déjà singulièrement affecté la prospérité longtemps croissante d’Odessa.
  44. Les marchands et industriels qui acquittent un droit de patente ne seraient pas non plus assujettis au nouvel impôt, lequel autrement ferait double emploi.
  45. Nous rappellerons que l’état, de son côté, perçoit sur les passeports et indirectement sur le travail des droits fort élevés qui lui rapportent annuellement plusieurs millions de roubles. (Voyez la Revue du 15 décembre 1876.)
  46. Voyez la Revue du 15 décembre 1876 et du 1er janvier 1877.
  47. On doit remarquer à ce sujet que le principe de l’obligation de l’enseignement peut aisément être tiré du code russe, qui est plus explicite que le nôtre sur les devoirs des pères de famille vis-à-vis de leurs enfans. Voyez à cet égard M. Lioubanski, Jouriditcheskia Monografii, t. III.