La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 721-752).
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L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

V.
L’ADMINISTRATION.

I.
LA COMMUNE RURALE ET LE SELF-GOVERNMENT DES PAYSANS[1].

De toutes les libertés la plus malaisée à fonder chez un peuple, c’est la plus humble, celle qui semblerait devoir être la base cachée des autres, la liberté communale. Tocqueville l’a remarqué, la difficulté d’établir l’indépendance des communes, au lieu de diminuer à mesure que les nations s’éclairent, augmente avec leurs lumières[2]. La liberté communale n’a peut-être jamais été créée, elle naît en quelque sorte d’elle-même et grandit presqu’en secret au sein des sociétés demi-barbares; c’est de ces dernières que l’ont reçue la plupart des peuples civilisés qui la possèdent encore. Grâce au régime de la communauté des terres, qui, dans les campagnes de l’Occident, s’est longtemps aussi associé aux franchises communales, les villages de la Russie ont conservé dans leur mir l’habitude de se gouverner, de s’administrer eux-mêmes. Les paysans moscovites ont gardé cette première liberté qui fait défaut à des peuples plus libres. Comme ces temples de la vieille Égypte demeurés intacts pendant des siècles sous le sable du désert ou sous le limon du Nil, la commune russe, enfouie sous l’autocratie et sous le servage, s’est d’autant mieux préservée qu’elle échappait mieux aux regards et à la main des hommes.

L’antiquité du mir en fait l’originalité. Chose rare en Russie, le régime communal, dans les campagnes au moins, est tout russe, est tout national. Ce n’est pas, comme tant d’autres institutions de l’empire, un emprunt fait à l’étranger, une copie ou une imitation d’autrui. La commune de la Grande-Russie est née et a grandi sur place; à proprement parler, c’est, en dehors de l’autocratie, la seule institution indigène, la seule tradition vivante du peuple russe. Quoique au moyen âge il se rencontre chez les peuples de l’Occident bien des coutumes analogues, si quelque chose en Russie mérite encore aujourd’hui le nom de slave, c’est la commune et l’administration rurale. À ce titre, le mir russe peut en ce moment exciter un intérêt particulier, car, si la Russie essaie de faire passer le Danube à ses institutions en même temps qu’à ses armées, ce sera surtout à son régime agraire et à ses procédés d’administration locale. A la tête des slavophiles qui suivent les troupes du tsar se trouvent des hommes qui, lors de l’émancipation des serfs, ont dirigé la réorganisation de l’administration nationale, et qui chez les Bulgares du Balkan se chargeraient volontiers d’introduire ou de restaurer la vieille commune slave.


I.

La commune russe dérive tout entière de la communauté des terres encore en vigueur chez le paysan; le mode d’administration n’y est en grande partie qu’une conséquence du mode de propriété[3]. La communauté des terres et la solidarité des impôts nouent entre les habitans d’un même village, entre les copropriétaires du sol, des liens beaucoup plus étroits qu’il n’en peut subsister au sein de nos campagnes entre des voisins isolés, dont les champs séparés par des barrières fixes sont indépendans les uns des autres. Sous un pareil régime, la commune est naturellement une famille ou un clan, une association autant et plus qu’une circonscription administrative. Sous un pareil régime, la commune a naturellement aussi une sphère d’activité bien plus large, une compétence bien plus étendue qu’en Occident; elle tient une bien autre place dans la vie des hommes et affecte bien plus profondément leurs intérêts et leur bien-être.

Cette commune russe n’a pas été créée par la loi, elle a précédé toute législation, et la loi n’a fait qu’en reconnaître, qu’en enregistrer l’existence. Le pouvoir central a voulu la réglementer, mais en fait elle reste sous l’empire de la coutume, vivant dans ses formes archaïques de sa vie propre et spontanée. Antérieure au servage, la commune lui a résisté et survécu, persistant, grâce à son caractère économique, à travers les trois siècles d’asservissement du paysan. Le servage s’est superposé au mir, sans le détruire ; la commune rurale ne pouvait pas cependant ne point se ressentir de la condition civile de ses membres. Ayant subi les effets du servage, elle a dû ressentir les effets ou le contre-coup da l’émancipation. La servitude de la glèbe l’avait naturellement déprimée, l’émancipation la devait relever et affranchir elle-même comme les paysans dont elle était composée.

Au temps du servage, l’administration, comme la justice locale, était en grande partie aux mains du seigneur ou de son intendant. Le seigneur, étant le tuteur-né de ses paysans, exerçait sur les communes de ses domaines une véritable tutelle. Le mir, sous ce régime paternel, était plutôt une institution économique qu’une institution administrative. L’émancipation, en rompant les liens du paysan et du propriétaire, posait à nouveau la question de l’administration rurale. En rendant aux paysans la liberté personnelle, beaucoup des anciens maîtres eussent voulu conserver une part de l’administration, un droit de surveillance ou de contrôle sur leurs affranchis. Certains propriétaires réclament encore aujourd’hui, dans l’intérêt même des paysans, qu’ils considèrent comme d’incapables mineurs, le patronat ou la tutelle plus ou moins déguisée de la noblesse. Le gouvernement impérial n’a point admis ce point de vue en 1860, et depuis lors il est demeuré sourd à toutes les objurgations de ce genre. Le moujik a reçu à la fois l’émancipation civile et l’émancipation administrative : les doléances de ses détracteurs ne semblent lui devoir enlever ni l’une ni l’autre.

L’acte d’émancipation, qui est resté la charte des paysans, affranchit les communes rurales de toute dépendance, de toute autorité étrangère. L’administration communale fut abandonnée à l’élection, et le mir choisit ses fonctionnaires dans son sein, c’est-à-dire parmi les villageois, car les hommes des autres classes, n’ayant point de droit à la propriété commune, ne sont pas membres du mir et demeurent ainsi légalement en dehors de la commune où ils habitent. Le gouvernement avait, pour l’administration des serfs affranchis, un modèle dans l’administration des paysans de la couronne. L’acte d’émancipation n’a guère fait qu’étendre aux premiers les institutions appliquées et expérimentées chez les derniers. Le principal trait de ces institutions, c’est un régime communal à deux degrés ou à deux étages. Les petites agglomérations sont réunies en grandes communes administratives ou bailliages (volost), au sein desquels chaque communauté conserve son individualité.

La propriété collective du sol est une des causes de ce mode de groupement des villages. Les terres possédées en commun par les paysans sont de dimensions fort inégales, et le nombre des copropriétaires du mir varie singulièrement. Si ces associations économiques avaient toujours été adoptées comme unité administrative, on eût eu des circonscriptions étrangement inégales, et l’on eût abouti fréquemment à un morcellement communal excessif, aussi peu avantageux pour l’action du pouvoir central que pour le self-government local. D’un autre côté, l’on ne pouvait toujours annexer les uns aux autres et fondre ensemble des hameaux ayant chacun des propriétés d’inégale étendue et d’inégale valeur. Le système adopté a paré ingénieusement à l’un et à l’autre inconvénient. Les paysans, unis par la double chaîne de la propriété collective et de l’impôt solidaire, forment une communauté de village ou commune du premier degré (selskoé obchtchestvo). D’après l’acte d’émancipation, cette commune primaire se compose d’ordinaire des paysans qui jadis avaient le même seigneur et qui aujourd’hui possèdent les mêmes terres. Plusieurs de ces communautés voisines sont réunies en circonscriptions appelées volost. Ce mot est souvent traduit par canton, ou encore par bailliage ; en réalité, la volost russe, comme le township américain, tient le milieu entre le canton et la commune de France; par ses dimensions, comme par son rôle administratif, elle se rapproche même davantage de la commune. D’après la loi, la volost doit compter au minimum 300 âmes mâles soumises à la capitation, et autant que possible ne pas dépasser un maximum de 2,000; par suite le nombre des habitans y oscille entre 600 et 4,000. Le plus souvent la circonscription de la volost est la même que celle de la paroisse ecclésiastique, ce qui pour nous la fait encore ressembler plutôt à la commune qu’au canton. Parfois enfin, dans les gros villages, la volost n’est formée que d’une seule communauté, et alors les attributions de l’une et de l’autre se confondent comme leur circonscription.

La volost est d’introduction récente, au moins parmi les paysans naguère soumis au servage; chez les paysans de la couronne même, la création n’en est pas ancienne et ne remonte qu’à l’empereur Nicolas. Le nom s’en retrouve dans les vieilles chroniques russes, mais avec un sens assez différent et pour des régions notablement plus étendues. La volost représente dans l’administration rurale l’élément nouveau et, pour ainsi dire, artificiel, la part de l’initiative gouvernementale et de la charte d’émancipation. C’est par le groupement de leurs petites communautés que la loi a voulu assurer aux moujiks les moyens de s’administrer eux-mêmes, et qu’elle a cherché à suppléer à l’abolition de la tutelle seigneuriale. Par là, l’autorité impériale a donné à la classe des paysans une force, une consistance que n’eût pu lui procurer le morcellement en petits villages et en minces communautés. Dans les pays mêmes les plus civilisés de l’Occident, en certaines régions de la France par exemple, une des raisons de la débilité, de l’anémie de la vie communale, est souvent la petitesse, la maigreur excessive et l’isolement des communes.

La volost et l’obchtchestvo ont un rôle différent, leur mode d’organisation est analogue. La petite commune a surtout des attributions économiques, la grande des attributions administratives. A la première appartient tout ce qui concerne la jouissance de la terre, la répartition de l’impôt solidaire[4]; à la seconde tout ce qui regarde les intérêts généraux de la volost, tout ce qui touche aux rapports avec les autorités supérieures, et enfin tout ce qui concerne la justice, car les paysans ont, dans une certaine mesure, hérité du droit de justice et du droit de police de leurs anciens seigneurs. Pour les impôts et le recrutement, pour l’assistance publique et les écoles par exemple, certaines des attributions de l’une et l’autre commune sont analogues; la grande ne fait que surveiller ou contrôler la petite. C’est une double instance administrative.

Les principes qui régissent la volost et l’obchtchestvo sont identiques. La loi, en groupant en faisceau les communautés de paysans, a introduit dans ces nouvelles créations les usages, les règles, l’esprit qui régnaient traditionnellement dans le mir russe. Toutes les fonctions y sont à l’élection, tous les membres de la double commune peuvent être également appelés à tous les emplois. Communautés de villages ou volost sont ainsi de véritables démocraties où toutes les affaires des paysans sont traitées par eux en famille, sans intervention du gouvernement central, sans immixtion des autres classes sociales. Tel est dans ses traits généraux le régime communal de l’empire autocratique. Ce self-government traditionnel, cette autonomie rurale et villageoise, le moujik, longtemps asservi, en est manifestement redevable au maintien de la propriété collective. Tous les droits, toutes les coutumes et les mœurs de la commune découlent de cette même source. Une des conséquences naturelles de la communauté des terres, c’est l’égalité de tous les membres de la commune, et par suite l’égale participation de tous à toutes les affaires du mir. De là, dans les villages de la Grande-Russie, le régime démocratique sous sa forme la plus simple et la plus pure, sans intermédiaire et sans représentation, le régime de la démocratie directe où chacun prend personnellement part à toutes les délibérations, à toutes les décisions. En certains pays, chez les Arabes par exemple, la propriété collective, la propriété patriarcale ou familiale, a pu s’accommoder d’un gouvernement aristocratique, le pouvoir étant abandonné au chef de la tribu ou du clan, comme au père, au chef de la famille. En Russie, rien de semblable; aucune autorité héréditaire, aucune autorité individuelle ou oligarchique dans le mir moscovite. A cet égard, Haxthausen et ses émules ont tort de donner à la commune russe le caractère et le titre de patriarcal ; M. Tchitchérine a toute raison de le lui refuser[5]. Dans ces communautés de paysans asservis régnait l’égalité la plus complète; aussi loin qu’on puisse remonter dans l’histoire, on n’y voit pas de chef désigné par la naissance ou la coutume. Grâce au servage, la commune avait bien un maître, mais ce maître était en dehors d’elle; il en était le seigneur, parfois le tyran, il n’en était point le chef. Le droujinnik et le pomêchtchik, les serviteurs de l’état pourvus de terres par le souverain et depuis transformés en propriétaires nobles, étaient simplement superposés aux paysans, superposés aux communes de leurs domaines. Cela est si vrai qu’en affranchissant les villageois, la loi n’a point encore trouvé au milieu d’eux de place pour les anciens seigneurs. Après l’émancipation, le pomêchtchik est demeuré en dehors du mir des moujiks, comme il était en dehors et au-dessus jadis; il est demeuré isolé de ses anciens paysans, en dehors de la commune, en dehors de la volost où lui-même réside. On a étudié les moyens de faire rentrer les propriétaires dans la commune ou la volost qui les entoure ; mais la difficulté est grande : cela ne peut guère se faire sans forcer et sans rompre l’ancien cadre communal.

Dans la commune solidaire, il n’y a de place en effet que pour les membres participant à tous les droits et à toutes les charges de la communauté. Le mode de rachat des terres pratiqué à la suite de l’émancipation a encore resserré ce nœud de la solidarité. Le sol détenu en commun ne peut appartenir qu’aux anciens serfs qui l’ont payé de leurs deniers. Pour être membre d’une telle communauté, il ne suffit pas d’y transporter son domicile. On n’y est admis qu’avec le consentement de la communauté et en achetant le droit à une part de terre. La solidarité devant le fisc enclôt le mir moscovite d’une barrière plus épaisse encore. La commune russe, telle qu’elle est sortie du servage et de l’émancipation, est une société fermée dont ni l’entrée ni la sortie n’est libre. Absens ou présens, nomades ou sédentaires, les membres du mir sont dans une grande mesure responsables les uns des autres. En ce sens, tous les hommes qui en habitent le territoire ne sont pas de la commune, et beaucoup de ceux qui en vivent éloignés en sont encore membres. Par contre, les communautés de villages et les volostes ne sont composées que de paysans égaux en droits; tout autre habitant est pour elles un étranger, à peu près dans la même situation vis-à-vis de la commune qu’un homme demeurant dans un pays qui n’est pas le sien. La commune ainsi construite est une maison dans laquelle on n’a pu encore faire de place à tout le monde; elle se ressent encore de l’ancienne division des sujets du tsar en classes, en compartimens sociaux, et par son cadre naturellement exclusif elle tend à maintenir ces anciennes distinctions.

Les droits et privilèges d’une telle commune sont, d’après les anciens usages et par la force même des choses, nombreux et étendus. Comme association, elle a une personnalité civile, elle peut acheter, louer, vendre des terres; bien plus, elle a ses règles, ses coutumes, ses lois particulières qui obligent dans son sein, elle a son droit privé au milieu du droit public national. Comme garant et caution de ses membres vis-à-vis de l’état et du fisc, elle a sur eux droit de correction et d’expulsion; maîtresse de les laisser aller et venir, elle les tient dans une sorte de tutelle. Comme détenteur du sol enfin, la commune a sur les paysans l’autorité d’un propriétaire sur ses tenanciers, et, tout comme un propriétaire ou mieux encore, elle peut faire subir aux cultivateurs telle condition qu’il lui plaît, surveiller leur exploitation, leur imposer ou leur interdire telle ou telle culture. De cette triple qualité de personne civile, de libre propriétaire et de caution légale, elle tire vis-à-vis de ses propres membres une autorité qui, rendue plus rude par les mœurs du servage, va parfois jusqu’au despotisme, et vis-à-vis du pouvoir central une autonomie, une indépendance pratique qui va presque jusqu’à la souveraineté.

La réunion des paysans formant une commune porte chez le peuple russe le nom de mir[6]. Ce mot a des sens divers, il désigne les communautés de paysans et en même temps il signifie le monde, l’univers; il comporte une idée d’ordre et de beauté, et par là il a pu être rapproché du grec ϰοσμος. Ce n’est point en vain que ce terme de mir a ces multiples significations. Le mir russe, tel qu’il a traversé les siècles au-dessous du servage local et de l’autocratie centrale, est vraiment un petit monde au milieu du grand, un monde enclos, fermé, complet en soi et se suffisant à lui-même, un véritable microcosme. Pendant des siècles, le paysan russe n’a vécu que la vie du mir. Selon une remarque de Herzen, le moujik n’a connu de droits et ne s’est connu de devoirs que vis-à-vis de sa commune[7]. Le mir était pour le paysan comme la petite et la vraie patrie, le reste, la Russie des seigneurs et des employés, lui apparaissait comme un monde étranger et souvent ennemi.

En Russie plus qu’ailleurs, on peut dire que la commune ainsi conservée dans ses formes anciennes est la cellule primitive, la monade initiale de la nation, sinon de l’état. Toute la vie russe semble avoir été originairement modelée sur ce type traditionnel dont la Moscovie des tsars et la Russie impériale ont de plus en plus dévié. Aux communautés de villages et à l’état, au mir du moujik et à l’autocratie tsarienne, l’on peut cependant trouver un prototype commun, la famille, modèle initial et encore vivant de toute la société russe, au fond de laquelle il s’est conservé jusqu’à nos jours dans son intégrité primitive[8]. Entre ces trois termes, ces trois degrés de la vie sociale, entre la famille, la commune et l’état, on a découvert en Russie une ressemblance de principe, une analogie de constitution, qui ont fait considérer les deux derniers comme provenant directement de la première. État, commune et famille ont paru comme les trois anneaux consécutifs d’une même chaîne, trois anneaux faits sur le même patron et ne différant guère que par la dimension[9]. La commune n’est que la famille agrandie, l’état enfin, ou mieux le peuple russe n’est que la réunion de toutes les communes formant une grande famille, dont primitivement tous les membres étaient égaux et dont le père est le grand prince, le tsar, l’empereur. Le pouvoir du souverain est illimité, comme le pouvoir du chef de famille, l’obéissance envers le tsar comme envers le père est sans condition. L’autocratie n’est ainsi que le prolongement de l’autorité paternelle. De la part des Russes, c’est du reste à tous les degrés de l’échelle une obéissance d’enfant plutôt qu’une obéissance d’esclave. Le langage populaire à cet égard est instructif, et il n’y faut pas voir de vaines et vides formules. A son égal, le Russe dit : mon frère; à son supérieur de tout rang, à son seigneur jadis, aux fonctionnaires, au tsar même, l’homme du peuple dit : père, petit-père, batiouchka. De la base au sommet, l’immense empire du Nord paraît dans toutes ses parties et à tous les étages construit sur un même plan et dans un même style; toutes les pierres en semblent provenir d’une seule carrière et l’édifice entier repose sur une seule assise, l’autorité patriarcale. Par ce côté, la Russie se rapproche des vieux états de l’Orient et s’éloigne décidément des états modernes de l’Occident, tous édifiés sur la féodalité et l’individualisme.

Il y a dans ces vues de nombreux écrivains russes ou étrangers une part considérable de vérité et une certaine part d’erreur ou d’exagération. La Russie à bien des égards est un état patriarcal, et il est difficile de parler d’elle sans avoir recours à ce bon vieux mot. Entre l’état, la commune, la famille, il y a un lien continu, et une visible filiation. Le principe d’autorité est le même à tous les échelons de la vie sociale, et l’on en pourrait dire autant du principe d’égalité, qui, préservé dans la famille et la commune, est en train de renaître en son intégrité dans l’état. Il y a là de réelles et frappantes analogies, mais en toutes choses, plus les analogies sont vraies, et plus il importe de ne pas laisser l’esprit s’y absorber et perdre tout de vue en ne voyant qu’elles. A côté des ressemblances originaires, il y a les différences successivement marquées par les siècles, et lentement creusées par l’histoire. Plus il est tentant de ramener tout l’état social d’un grand peuple à un seul et même principe, et moins il faut oublier que les hommes et les nations se laissent malaisément représenter et résumer en une formule. Les états modernes les moins complexes et les plus isolés ont trop vécu, ont trop subi d’influences pour avoir une telle unité de structure, une telle simplicité d’ordonnance.

Le peuple russe conserve encore dans ses usages, dans ses manières de voir, le caractère, ou mieux l’esprit, le sentiment patriarcal; mais sous la pression de besoins nouveaux et au contact du dehors, l’état russe s’est singulièrement modifié, il s’est dépouillé des vieilles formes, il est devenu ce qui répugne le plus à l’esprit patriarcal, un état bureaucratique. Si la famille peut être regardée comme le prototype des deux seules institutions vraiment nationales de la Russie, de la commune et de l’autocratie, l’une et l’autre ne ressemblent plus à leur modèle que par une face, et par une face opposée. La famille russe, la famille patriarcale a deux traits distinctifs : l’autorité illimitée du père de famille, et la propriété indivise entre les enfans. De ces deux traits, l’état, l’autocratie, a retenu l’un, le premier; la commune, le mir, a gardé l’autre, le second. L’état a non-seulement laissé tomber la communauté primitive, il a laissé s’obscurcir l’égalité conservée dans le mir. La commune, en gardant la communauté et l’égalité, a laissé dans son sein dépérir l’autorité; le chef élu porte bien encore le titre de chef de famille, le nom d’ancien (starosta, starchina), il n’en a plus le pouvoir absolu. État et commune, suivant deux chemins divergens, se sont simultanément éloignés du type initial, et aujourd’hui la famille russe elle-même, demeurée si longtemps comme le modèle intact de tout l’organisme social, la famille du paysan est en train de perdre son caractère primitif, son caractère patriarcal.


II.

Dans la commune russe, de même que dans toute démocratie, le pouvoir législatif est aux mains des assemblées, le pouvoir exécutif aux mains de fonctionnaires élus. Le régime démocratique y est poussé si loin que les attributions judiciaires concédées à la volost y sont également remises à l’élection. Ces fonctionnaires du mir, il ne faut point l’oublier, ne sont pas seulement choisis par les paysans, ils sont du premier au dernier pris dans leur propre sein. Ce ne sont du reste que les exécuteurs de la volonté du mir, sauf dans les cas assez rares où ils servent d’instrumens ou d’intermédiaires au pouvoir central. Celui-ci n’a rien à redouter de l’élection des magistrats communaux ; il trouve dans ces fonctionnaires élus autant de docilité, autant de bonne volonté que dans des fonctionnaires nommés directement par lui. La raison en est simple, ce n’est pas seulement le respect et la crainte qu’ont pour l’autorité, pour les représentans du tsar tous les paysans, c’est que le gouvernement ne songe point à s’immiscer dans les affaires intérieures des communes rurales, et que de leur côté les communes n’ont aucune velléité de toucher aux questions étrangères à leur sphère d’action naturelle. Elles demeurent volontairement enfermées dans les limites étroites de leur compétence, et, comme il n’y a point encore d’élections politiques, ni le gouvernement ni les particuliers n’ont intérêt à les en faire sortir et à changer les fonctionnaires communaux en instrumens du pouvoir ou des partis. Ainsi s’explique le maintien de ces petites démocraties dans un état autocratique, et la coexistence séculaire de ces deux forces, de ces deux autorités également respectées et presque également souveraines dans leur domaine respectif, l’autorité du mir et l’autorité du tsar. Entre elles, il n’y a pas de lutte, pas de conflit, parce qu’il n’y a pas de frottement, qu’il n’y a même pour ainsi dire pas de contact.

Ainsi s’explique, ce qui est peut-être plus remarquable encore, cette pleine autonomie communale dans un pays où règne une bureaucratie omnipotente et minutieuse, jalouse de mettre partout sa main et sa marque. Le dédain des hautes classes pour le moujik, leur longue ignorance des choses du mir, ont été pour ce dernier une barrière et une protection. Les communes rurales semblent cependant n’avoir pas toujours été à l’abri de l’ingérence ou des rapines des employés inférieurs, et, avant l’émancipation, les paysans des domaines de l’état qui avaient à compter avec les tchinovniks n’étaient pas toujours beaucoup plus libres que les serfs des propriétaires qui avaient à compter avec l’arbitraire du seigneur ou avec la rapacité de son intendant. À ce point de vue, l’ensemble des réformes opérées dans l’empire n’a pas été sans profit pour l’indépendance ou la dignité du mir.

Les fonctionnaires de la commune sont tous élus, et d’ordinaire sont tous payés. C’est encore là une des conséquences naturelles de la constitution même du mir, de l’égalité de ses membres et du régime de la communauté. Des paysans choisis par leurs voisins ne pourraient guère, le plus souvent, exercer gratuitement des fonctions qui exigent du temps et imposent de la responsabilité. A cet égard aussi, la commune russe est un type vivant et obscur de l’extrême démocratie ; ce qui est plus singulier, c’est que sous ce rapport le mir ne fait pas exception en Russie. Dans toutes les institutions provinciales ou municipales, du haut en bas de l’échelle sociale, les fonctions électives sont d’ordinaire salariées; celles qui ne le sont point sont rares ou peu importantes. La Russie, en entrant dans la voie du self-government, a ainsi du premier coup adopté le principe de la rémunération de tous les services publics, du salariat de toutes les fonctions électives. Il n’est pas besoin de recourir aux traditions ou aux instincts démocratiques des Slaves pour expliquer cette apparente anomalie; l’éloignement pour les fonctions non salariées a des causes plus tangibles dans le peu de développement de la richesse publique, le peu d’hommes instruits et aussi le manque de carrières politiques, et par suite l’absence de ces petites ambitions locales qui en d’autres pays font rechercher les fonctions gratuites.

Les fonctionnaires communaux ont des avantages de deux sortes : ils sont d’abord exemptés par la loi de tous les impôts en nature à la charge de la commune, exemptés de tout châtiment corporel, car chez ces petites républiques rustiques, moins soucieuses de la dignité humaine qu’économes du temps ou de l’argent, l’usage des verges, aboli dans la juridiction criminelle ordinaire, est maintenu ou plutôt toléré par la loi[10]. Les fonctionnaires de la commune reçoivent en outre d’ordinaire une gratification en argent ou en nature dont le chiffre est laissé à la décision des assemblées communales. Malgré cette indemnité et ces privilèges les charges communales ne semblent pas d’ordinaire fort enviées; les paysans les plus capables de les remplir s’en montrent souvent peu jaloux, souvent les candidats manquent, et les fonctionnaires en place mettent des prétextes en avant pour en déposer le fardeau. Il faut parfois l’autorité et la violence du mir, auquel personne n’ose désobéir, pour trouver des maires de villages. Parfois dans ces petites démocraties illettrées se montre un dégoût des fonctions publiques qui rappelle les répugnances des sujets de Rome pour les charges municipales à la fin de l’empire romain[11]. Le mal cependant est loin d’être aussi profond et aussi général; l’on aurait tort d’y voir pour les institutions rurales un germe de décadence. Il est des fonctionnaires communaux qui s’attachent à leurs fonctions ; si plusieurs en abusent, quelques-uns les remplissent avec un dévoûment qui sur une scène plus vaste ou moins obscure leur vaudrait les applaudissemens des hommes[12]. L’attachement au mir et le respect pour ses décisions sont chez d’ignorans paysans le principe de naïves et simples vertus, sans lesquelles le mir, comme la république de Montesquieu, aurait peine à vivre.

Les fonctionnaires de la commune sont nombreux, et par suite l’administration rurale est relativement compliquée et dispendieuse; c’est là du moins un des reproches que lui font ses adversaires. A la tête de chaque communauté de village est une sorte de maire ou de bailli portant le titre d’ancien ou de vieux (starosta). A la tête de la grande commune ou volost est un fonctionnaire analogue dont le rang supérieur dans la hiérarchie villageoise est indiqué par une sorte de superlatif ou d’augmentatif de ce titre patriarcal : on l’appelle starchina. A l’origine, quand la communauté n’était encore qu’une famille agrandie, le chef était le plus âgé; alors même que ce ne fut pas toujours le plus vieux, il en garda le nom. Comme marque de leur autorité, ces anciens portent en tout temps à leur cou une chaîne et une médaille de bronze. Staroste et starchine sont, chacun dans sa circonscription, et le premier sous le contrôle du second, chargés de la police et du maintien de l’ordre; ils ont en certaines circonstances le droit d’imposer aux perturbateurs du repos public soit une légère amende, soit un ou deux jours d’arrêts ou de corvée au profit de la commune. Staroste et starchine veillent à la rentrée des impôts et à l’entretien des chemins, administrent les caisses communales, les écoles, les hospices et toutes les fondations du mir. A leurs obligations vis-à-vis de leurs administrés s’en joignent quelques-unes vis-à-vis du pouvoir central, mais ces dernières sont, par bonheur pour les franchises communales, peu nombreuses et fort limitées. Elles se bornent presque à la dénonciation des vagabonds dépourvus de passeports et à l’arrestation des coupables poursuivis par la justice. La propriété collective impose naturellement aux chefs de la commune, au staroste surtout, des occupations d’un genre particulier et tout économique. L’ancien est dans une certaine mesure l’homme d’affaires, l’intendant, parfois même le chef de culture de la communauté. Quelles que soient leurs attributions, ces maires ou baillis de villages ne sont jamais que les exécuteurs des ordres du mir, auquel ils doivent en toute occasion demander des instructions ou rendre des comptes. Ces fonctionnaires communaux sont souvent sans influence sur leur commune; l’ascendant qu’ils peuvent posséder, ils le doivent moins à leur titre et à leur médaille de métal qu’à leur expérience ou à leur considération personnelle.

La constitution de la volost est naturellement un peu plus compliquée que celle de la simple communauté de village, où il est toujours aisé de réunir l’assemblée souveraine des pères de famille. Le starchine et le staroste, tous deux nommés pour trois ans, peuvent l’un et l’autre avoir des adjoints ou assesseurs, mais le premier a de plus près de lui une sorte de commission ou de conseil permanent appelé administration de volost (volostnoié oupravlenié). Cette commission est composée de tous les starostes de villages ou de leurs adjoints, et des collecteurs d’impôts, fonctionnaires également nommés par le mir. Au lieu de leurs starostes, les communautés de villages sont libres d’envoyer à ce conseil un ou deux assesseurs spéciaux (zasédatel). Dans les petites affaires, cette commission permanente n’a que voix consultative; dans les questions de quelque importance, la décision lui appartient, sauf recours à l’assemblée de la volost. L’on voit que de précautions prennent contre l’arbitraire des baillis de villages la législation et la coutume ; aucune constitution peut-être n’est plus ingénieuse en garantie, plus riche en contre-poids. Les fonctionnaires se surveillent et se contrôlent les uns les autres. Les starostes ou leurs assesseurs réunis forment le conseil du starchine, qui est leur chef hiérarchique, et au-dessus de ces fonctionnaires ou de ces conseils, tous élus, il y a les assemblées de commune et de volost, omnipotentes et fréquemment convoquées. Certes, s’il y a souvent encore des abus, des fraudes ou des tyrannies locales, la faute n’en peut être imputée à la loi, au manque de surveillance et de frein[13].

La commune élit tous ses fonctionnaires; elle choisit aussi ses juges, ses tribunaux de volost, car, ainsi que nous l’avons annoncé, les paysans ont leur justice comme leur administration. Je ne puis étudier aujourd’hui ces tribunaux rustiques, je ferai seulement remarquer combien cette justice villageoise complète et rehausse l’autonomie des communes russes et l’indépendance de la classe rurale. Cette prérogative n’est pas seulement un des droits seigneuriaux dont l’abolition du servage a fait hériter les communes émancipées, c’est encore une des conséquences indirectes de la propriété collective et de la constitution traditionnelle du mir. La communauté de la terre et les partages périodiques du domaine communal, la solidarité des impôts et les rapports étroits des paysans attachés les uns aux autres par tant de nœuds, donnent lieu à des difficultés et à des contestations dont un tribunal de paysans peut seul connaître, parce que de telles affaires sont souvent soumises à des coutumes locales.

Outre leurs fonctionnaires et leurs juges, les communes russes ont des employés qui, selon la décision du mir, sont élus par les assemblées ou pris à gages par les autorités. Tels sont les surveillans ou inspecteurs des magasins de la commune, les gardiens des bois ou des prairies, les bergers communaux et enfin l’écrivain ou greffier. Ce dernier a dans la vie du mir un rôle important ; il est le but de beaucoup des traits lancés contre le libre gouvernement des paysans. Cet écrivain (pisar), qui n’est qu’un commis à gages, sans pouvoir légal, est souvent en fait la première autorité du village, le véritable arbitre de la commune. Le paysan et le fonctionnaire abdiquent tout en ses mains. La grande enquête agricole est remplie de dénonciations et de doléances à son sujet. Le scribe est d’ordinaire étranger à la commune, étranger même à la classe des paysans par l’éducation et les habitudes, si ce n’est par la naissance. C’est souvent un employé chassé d’une chancellerie de l’état ou des bureaux d’une administration et réfugié dans les campagnes, où il fait descendre avec lui les abus de la bureaucratie russe. Dans les villages, où tout le monde porte le vieux costume moscovite, le long caftan ou la chemise rouge, le pisar se distingue par ses vêtemens à l’allemande, à l’occidentale. Ce chétif greffier semble ainsi se désigner lui-même comme un représentant de la culture européenne exilé au milieu des moujiks. Ce n’est point de là que lui vient son influence, elle lui vient naturellement d’une double supériorité, la supériorité de l’homme lettré et de l’homme au fait de la loi.

L’instruction, on le sait, est, malgré de continuels progrès, encore loin d’être fort répandue dans les campagnes de Russie. En beaucoup de villages, il est peu d’hommes, surtout parmi les gens âgés, parmi les anciens, qui possèdent la science de la lecture ou l’art de l’écriture. Le mir, avec ses usages naïfs et ses traditions orales, ne ressentirait peut-être pas fréquemment le besoin de recourir à la plume, mais la loi, qui en sanctionne l’existence, oblige assemblées et fonctionnaires de commune ou de volost à enregistrer la plupart de leurs décisions. L’intervention d’un scribe est ainsi nécessaire, et plus la loi exige de paperasses, plus elle confère d’autorité au commis qui les peut seul déchiffrer ou rédiger. En y voulant introduire plus de régularité, le législateur a ainsi temporairement introduit dans ces ignorantes démocraties un principe de corruption. Dans un milieu illettré, l’homme seul en possession de la clé de la loi écrite, seul en état de correspondre avec les autorités gouvernementales, prend naturellement et inévitablement une influence qui naturellement aussi tombera et diminuera peu à peu, au fur et à mesure des progrès de la science de lire parmi les paysans. L’apparente autonomie des communes rurales n’aboutit, dit-on aujourd’hui, qu’à la domination des fripons de greffiers (ploutovatykh pisarei), comme les appelle le général Fadéief[14]. Le moujik, affranchi de la tutelle de l’ancien seigneur et du contrôle de l’homme réellement civilisé, tombe sous le joug d’un scribe ignorant et intrigant. Cela n’est souvent que trop vrai, mais ce règne souverain du pisar n’est qu’éphémère; pour y mettre fin, il n’est pas besoin d’abolir les franchises des villageois, il suffit de multiplier chez eux les écoles. Lorsqu’ils n’auront plus besoin du secours d’autrui pour connaître leurs droits et leurs devoirs, les moujiks cesseront de signer naïvement d’une croix les décisions ou les sentences rédigées en leur nom par leurs scribes. Selon le mot du regretté M. Samarine, les paysans apprendront avec le temps à se tenir sur leurs pieds, et le moment où ils seront en état de marcher tout seuls viendra peut-être plus vite que ne se l’imaginent leurs anciens maîtres[15].


III.

Ce qu’il y a de plus intéressant, de plus original dans la commune russe, ce sont ses assemblées délibératives. Le mir moscovite garde encore intacts et saillans beaucoup de traits qui, dans presque tous les autres pays de l’Occident, ont été effacés par les derniers siècles. Dans la commune rurale, pas de conseil, pas d’assemblée élue; les paysans se réunissent en libres assemblées, discutent, s’entendent entre eux sans l’intermédiaire de représentans. C’est le régime de la démocratie dans sa forme la plus simple et la plus primitive, le régime jadis en usage dans le vetchê des villes russes, encore subsistant aujourd’hui dans les landgemeinde des vieux cantons suisses et naguère dans les anteiglesias des provinces basques, longtemps conservé dans la plupart des pays de l’Occident, et en partie transporté par les colons anglais au-delà de l’Atlantique[16]. Dans la commune russe (selskii obchtchestvo), comme dans le township américain, il n’y a pas de conseil municipal. Les fonctionnaires, élus directement par les habitans, recueillent directement les instructions et les volontés de leurs électeurs.

Cette absolue démocratie, ce contrôle immédiat et perpétuel des électeurs par les élus, des mandataires par les mandans, n’est naturellement possible que dans un champ restreint. En Russie, où la population dépasse rarement trente habitans par kilomètre carré, les limites au-delà desquelles un tel mode de gouvernement devient impraticable sont bientôt atteintes. Aussi les antiques formes du mir russe, religieusement conservées dans les communes primaires pour l’assemblée de village (selskii skhod), n’ont-elles pu être appliquées dans des circonscriptions plus étendues aux assemblées de volost. En créant cette nouvelle unité administrative, la loi y a introduit le système représentatif. L’assemblée de la volost se compose de tous les fonctionnaires élus du bailliage, joints aux délégués choisis par les assemblées de villages, à raison d’un membre par dix feux, ou, comme disent les Russes, par dix cours (dvor). Ce conseil doit en tout cas compter au moins un représentant de chaque hameau, et, comme nous l’avons indiqué plus haut, il possède une sorte de commission permanente formée des chefs des diverses communautés. L’assemblée de la volost a pour principale fonction l’élection des fonctionnaires et des juges du bailliage; c’est elle aussi qui désigne les représentans des paysans aux assemblées de district, sorte de conseils généraux communs à toutes les classes. Ces assemblées de volost peuvent entreprendre les travaux ou les fondations au-dessus des forces de chaque communauté isolée, construire des chemins, élever des écoles ou des hospices; à cet effet, elles ont le droit de voter des taxes locales.

Grâce à la propriété collective et au maintien des usages traditionnels du mir, l’assemblée de village (selskii skhod) reste à la fois la plus importante pour les habitans, la plus intéressante pour l’étranger. Elle se compose non point de tous les paysans de la communauté, mais seulement des chefs de ménage (domokhosiaîne). À ce titre, les femmes veuves ou temporairement privées de leurs maris y peuvent prendre place. Dans les villages des ingrates régions du nord, où les hommes vont chercher du travail au loin, les assemblées communales comptent ainsi un grand nombre de femmes. Ce n’est pas l’individu à titre personnel qui intervient dans la délibération des intérêts communs, c’est la famille représentée par son chef. À ce point de vue, l’on peut dire que cette assemblée, dont les membres ne sont point élus, est en réalité une chambre représentative, chacun de ses membres étant le délégué de droit ou le mandataire ne d’une maison, d’une famille. Ce mode de composition par feu ou par ménage découle encore du principe initial de la commune russe, de la propriété collective. Comme le plus souvent c’est par ménage, par tiaglo ou par dvor, que se fait la répartition des terres, c’est la famille en tant que membre de la communauté qui délibère sur les affaires communes ; c’est la famille et non l’individu qui est l’unité sociale et possède une voix dans les conseils de la société. Parfois du reste, quand autour du même foyer se réunissent un ou plusieurs ménages, la maison qui reçoit plusieurs lots de terre peut, du consentement d’autrui, déléguer à l’assemblée deux ou plusieurs membres.

Il est oiseux de montrer combien ce régime de démocratie patriarcale diffère de la démocratie individualiste, telle qu’elle est comprise ou constituée ailleurs. En fait, ce vote par unité domestique, par famille ou par ménage, est bien plus équitable et plus naturel que le vote par tête d’individu mâle et adulte; en fait, il représente bien mieux tous les intérêts, tous les droits et même toutes les personnes que notre suffrage universel qui, ne tenant aucun compte des femmes et des mineurs, ne représente réellement qu’un sexe et qu’un âge, et additionne comme des unités de même ordre des quantités numériquement inégales. Le système du mir, plus réellement égalitaire et représentatif, est en même temps plus conservateur. C’est à lui sans doute que la commune russe doit en grande partie le maintien de ses franchises et son autonomie séculaire, à lui qu’un jour le peuple russe pourra devoir une liberté sage et progressive. Cette attribution du droit ou de la fonction d’électeur à la famille et non à l’individu corrige ce qu’il peut y avoir d’excessif ou de périlleux dans ce régime d’une démocratie s’administrant directement elle-même, sans le secours de représentans élus. L’assemblée de village des moujiks est un sénat rustique dont les anciens de chaque famille sont les membres de droit.

Tous les chefs de maison sont, par la coutume et la loi, convoqués aux assemblées de village; il n’y a aujourd’hui d’exception qu’à l’égard des condamnés pour vols ou autres délits graves. Une certaine école voudrait voir étendre la liste de ces exclusions et restreindre le nombre des membres de l’assemblée. Dans la presse et dans les réunions de la noblesse, des écrivains et des orateurs ont demandé avec instance que le droit de vote à l’assemblée communale fût enlevé aux contribuables arriérés et même aux mauvais débiteurs, afin, dit-on, de laisser tout le règlement des affaires aux paysans ordonnés et laborieux[17]. Sous prétexte d’éloigner des délibérations les mauvais sujets ou les ivrognes, on arriverait ainsi à supprimer pratiquement l’égalité traditionnelle des membres du mir, à créer dans les communes rurales une sorte de cens; car, grâce au poids des taxes, l’on sait que dans beaucoup de villages le nombre des contribuables en retard est considérable, et que parfois le village entier est hors d’état d’acquitter les taxes dues à l’état, La commune aurait peut-être quelque avantage à voir le législateur grossir la liste des cas d’exclusion; mais la loi ne saurait sans inconvénient beaucoup resserrer l’accès des assemblées de village : ce serait se mettre en contradiction avec les mœurs et la coutume sur laquelle repose le mir.

La commune est une institution essentiellement populaire et traditionnelle, il serait dangereux d’en ébranler les fondemens sous le prétexte de la consolider ou d’en rectifier l’ordonnance. La présence de tous les chefs de famille au conseil communal est la conséquence naturelle du principe de la communauté ; ceux qui veulent exclure des assemblées un grand nombre de paysans tendent par là, sciemment ou non, à la dissolution du mir, à la suppression de la propriété collective au profit d’une sorte d’aristocratie villageoise. Les familles qui ne seraient plus représentées dans les réunions où se fait la répartition des terres et des impôts risqueraient fort d’être lésées dans ces partages ; elles perdraient pratiquement leurs droits au domaine commun, et verraient la propriété collective tomber indirectement en désuétude. Quelque opinion que l’on ait sur le maintien des communautés de villages, cette manière détournée de les dissoudre serait de tous les procédés d’abrogation le plus arbitraire et le plus inique.

L’ignorance, l’ivrognerie et la paresse ne sont point du reste les seules plaies du mir, ou pour mieux dire, ces vices trop fréquens se manifestent souvent d’une manière inattendue par la domination d’une minorité de paysans aisés sur la majorité de leurs coassociés. Contribuables en retard, débiteurs insolvables et hôtes assidus du kabak (cabaret), tombés dans la dépendance de leurs voisins plus sages ou plus habiles, deviennent pour leurs créanciers comme une clientèle docile. De là parfois dans une constitution éminemment démocratique le règne d’une sorte d’oligarchie villageoise ; de là la fâcheuse domination de ces exploiteurs du paysan, de ces mangeurs du mir (miroiédy) si souvent signalée dans la grande enquête agricole[18]. De tels faits montrent une fois de plus combien il est difficile de toujours prévoir les conséquences pratiques d’une législation ou d’une constitution. Les mœurs et les circonstances ont souvent beaucoup plus d’influence que tous les articles de loi ou les règlemens d’administration. Le mir russe est, malgré sa constitution, exposé à deux inconvéniens inverses : il peut servir d’instrument à une envieuse et paresseuse démagogie de village ; il peut aussi bien être mis au service d’une petite et rapace oligarchie de clocher. Le mir est, comme bien d’autres institutions, placé entre deux écueils voisins et opposés ; nous verrons plus loin quels sont les moyens suggérés pour l’en mettre à l’abri.

Les communautés de villages sont aujourd’hui même loin d’être entièrement désarmées contre les mauvais sujets ou les perturbateurs. L’assemblée communale possède vis-à-vis de ses membres un droit d’exclusion. La coutume lui donne la faculté d’interdire à qui bon lui semble de prendre part à ses délibérations, et la loi lui reconnaît ce singulier privilège, pourvu qu’elle n’en use pas pour plus de trois ans de suite vis-à-vis de la même personne[19]. Un tel droit d’ostracisme peut nous paraître excessif, il est peut-être indispensable à des diètes villageoises, dont aucun mandat n’ouvre les portes. Le pouvoir de la commune sur ses membres va plus loin encore. L’assemblée n’est pas seulement libre d’exclure de son sein tel ou tel individu, elle est maîtresse de le bannir de la communauté et du territoire même de la commune, ce qui pour le malheureux expulsé aboutit d’ordinaire à la déportation en Sibérie. Ce droit d’exil, qui aux mains d’une si chétive autorité nous paraît exorbitant, n’est encore qu’une conséquence logique du principe générateur du mir, de la propriété indivise et de la solidarité de l’impôt. La commune, responsable des taxes de tous ses membres, doit être maîtresse de les retenir dans son sein, maîtresse de les en rejeter, afin de n’être pas surchargée par la désertion des uns, ou appauvrie par les vices des autres[20]. En dépit de quelques abus, le gouvernement impérial n’a pas cru pouvoir dépouiller les communes de cette double prérogative; il a seulement cherché à en contrôler et borner l’exercice. C’est ainsi qu’un règlement récent (22 avril 1877) soumet les arrêts de bannissement prononcés par les communes contre leurs membres vicieux à la confirmation d’une autorité spéciale. Une circonstance particulière avait dans ces dernières années accru l’utilité d’un contrôle. D’après la loi, les frais de transports en Sibérie des paysans exclus de leur commune restent à la charge de cette dernière. Cette considération restreignait beaucoup le nombre des expulsions avant qu’un certain nombre d’assemblées provinciales (zemstvos) eussent imaginé de prendre cette dépense à leur charge pour permettre aux communes pauvres de se débarrasser des mauvais sujets et en particulier des voleurs de chevaux. L’intention était louable, mais en devenant gratuit le bannissement était devenu plus fréquent, et l’on avait vu se multiplier les sentences arbitraires ou iniques.

Dans des réunions d’un caractère aussi primitif que les assemblées de villages, ce serait une erreur que d’attacher une trop grande importance à la présence ou à l’absence de tel ou tel membre, au droit de vote de telle ou telle catégorie de paysans. Il ne faut point se représenter ces réunions de moujiks comme des séances de conseils solennellement convoqués, où l’on n’est admis qu’avec une carte d’électeur, où les suffrages des votans sont religieusement recueillis et comptés. Le mir est le produit de la coutume, les mœurs et l’habitude y tiennent lieu de loi. La législation peut édicter dans des oukazes en tant et tant d’articles les règles à observer dans la convocation et les délibérations de ces assemblées de village ; il faudra beaucoup de temps pour que tout y soit scrupuleusement conforme aux édits et aux lois. Rien de moins formaliste que ces réunions de paysans; on n’y connaît point de règlemens à la façon de ceux qui président à nos assemblées ou à nos conseils électifs. On n’y observe ni cérémonial, ni étiquette. L’assemblée est entièrement maîtresse d’admettre à la discussion et au vote qui bon lui semble.

Les réunions ont lieu d’ordinaire en plein air, le plus souvent le dimanche, après l’office, aux environs de l’église, ou sur ces longues places qui servent de rues aux villages russes. Toute la population, hommes et femmes, adultes et enfans, assiste à la délibération. Les pères de famille, répartis en groupes ou formés en cercles, discutent les questions du jour pendant que les jeunes gens se tiennent un peu à l’écart ou écoutent en silence, car le respect de l’âge et de l’expérience est un des traits distinctifs du moujik, et une des conditions de la stabilité de son gouvernement. Dans ces séances, il n’y a ni bureau, ni président; le staroste, qui convoque la réunion et est censé la présider, est souvent confondu dans la foule. Quand il ne leur rend pas compte de ses actes ou de ses projets, le staroste ne fait guère qu’interroger les assistans et leur demander s’ils approuvent telle ou telle mesure, telle ou telle décision. On parle de tous côtés, tour à tour, ou tous à la fois sans demander la parole; d’ordinaire on fait peu de phrases et peu d’éloquence. Le plus souvent les affaires se préparent ou se terminent au kabak, au cabaret; c’est là que discutent les fortes têtes du village, là que se tiennent, pour ainsi dire, les commissions d’étude de l’assemblée. Comme dans toutes les réunions des paysans, l’on boit beaucoup avant, beaucoup surtout après. Les amendes imposées par les starostes des assemblées, ou les juges de volost sont le plus souvent bues au cabaret après la séance. Ce serait cependant une erreur que de se représenter ces réunions comme des assemblées d’ivrognes; d’ordinaire un homme ivre n’y serait point admis. Dans la discussion, le langage n’est point toujours parlementaire, il est souvent véhément et imagé : les railleries, les quolibets, les personnalités n’y sont pas hors d’usage. La douceur du caractère, les formes patriarcales ou les locutions bibliques de la langue, la politesse à demi orientale du paysan, donnent néanmoins à la plupart des séances de ces rustiques sénats une dignité simple et naïve qui ne se retrouve pas toujours dans les chambres des états parlementaires de l’Occident.

Dans ces assemblées, il n’y a point le plus souvent de vote régulier. On n’y connaît ni urnes ni bulletins de vote, ni scrutin public ou secret. L’empereur Nicolas avait voulu introduire chez les paysans de la couronne les bulletins ou les boules de l’Occident, la volonté du tsar échoua devant l’autorité de la coutume. Cette répugnance des moujiks pour les formes régulières de la liberté occidentale ne tient pas seulement à leur ignorance ou à leur simplicité, elle tient à leur conception même du mir et de l’autorité de la commune. D’après la loi écrite, la plupart des décisions des communes peuvent être prises à la simple majorité; d’après la coutume, il en est autrement. Le paysan russe a peine à comprendre que dans une assemblée la moitié des membres plus un puisse faire la loi à l’autre moitié. Sa conscience se révolte contre le joug brutal des majorités, contre ce que d’autres ont appelé la tyrannie du nombre. Il semble que pour lui il y ait dans les décisions omnipotentes d’une simple majorité une sorte de violence morale. Aux yeux du moujik, tout dans le mir doit se faire d’accord; c’est le concert et la volonté commune des membres de l’assemblée qui en font l’autorité. De là dans ces réunions patriarcales l’habitude séculaire de voter ou, mieux, de décider toute chose à l’unanimité, par acclamation.

Pour qu’une décision soit regardée comme valable, comme exempte d’erreur ou de contrainte, comme obligatoire pour tous, il faut dans cette démocratie primitive qu’elle ait l’appui ou du moins l’aveu de tous. Il va sans dire que, tous ne pouvant toujours être du même avis, une telle unanimité ne peut s’obtenir que par l’acquiescement du petit nombre à la volonté du plus grand nombre. C’est ainsi que les choses se passent en effet dans le mir, la minorité s’en remet volontairement ou tacitement à l’avis de la majorité. Les orateurs qui se sentent isolés n’osent même maintenir longtemps leur dire contre l’opinion générale ; agir autrement serait à leurs yeux de l’infatuation ou de l’entêtement. Cette soumission volontaire tient en même temps au respect de l’individu pour la communauté, et au respect de la communauté pour les hommes d’âge, d’expérience ou de savoir, dont elle suit les conseils. Quels qu’en soient les mobiles, ces habitudes traditionnelles rendent d’ordinaire tout vote inutile. S’agit-il d’élire un staroste ou un autre fonctionnaire, l’on jette un nom, puis un autre en l’air, et le nom qui trouve le plus d’écho est bientôt répété par toutes les bouches, et le staroste ainsi élu est proclamé. S’agit-il d’une affaire délicate sur laquelle l’accord est malaisé, après avoir en vain tenté de s’entendre, l’assemblée renvoie la discussion à une autre séance, et dans l’intervalle on continue à discuter la question entre soi, l’on cherche des compromis, et si l’on n’en trouve pas, le parti qui se sent en minorité se retire et se soumet. Quand, par hasard, on éprouve le besoin de se compter, on le fait en rangeant de deux côtés différens les partisans des deux avis contraires; d’ordinaire l’on n’est pas obligé d’en venir à cette extrémité. Lorsque les opinions ont été exposées et que l’une semble avoir la faveur de l’assemblée, le staroste dit aux assistans : «Orthodoxes, en décidez-vous ainsi? » L’assistance répond par des cris d’approbation; en certains pays, l’on se découvre, l’on fait le signe de la croix, et la motion ainsi adoptée est acceptée de tous.

Cette coutume de prendre toutes les décisions à l’unanimité ne pourra probablement longtemps se maintenir devant l’invasion des idées et des usages de l’Occident. En attendant c’est un des traits les plus originaux, et l’un des moins remarqués ou des moins bien compris du mir russe. Aux yeux de certains slavophiles, c’est une tradition slave, qui se retrouve chez la plupart des peuples slavons. Cette primitive coutume semble expliquer des usages pour nous souvent inintelligibles et en particulier le célèbre et fatal liberum veto des diètes polonaises. La république de Pologne ou mieux la noblesse polonaise, qui était tout le pays légal, pourrait à ce point de vue être considérée comme un mir d’hommes libres et égaux, où, de même que dans la commune russe, rien ne pouvait se faire que du consentement et de l’aveu de tous[21]. Dans les villages russes, ce système patriarcal tempérait utilement le pouvoir de la commune sur ses membres. Pour ces petites démocraties presque souveraines dans leurs étroites limites, c’était un frein contre l’arbitraire du plus grand nombre, et une garantie pour la liberté de l’individu.

La loi écrite, qui admet dans les assemblées communales le vote à la simple majorité, exige pour les décisions les plus graves les deux tiers des voix. C’est là une sage concession à la coutume et une protection contre les mesures précipitées et les entraînemens de la foule. Il faut ainsi les deux tiers des voix des ayans droit pour le partage périodique des terres, et à plus forte raison pour l’abrogation de la propriété collective et la distribution définitive du domaine communal entre les individus ou les familles. Il faut les deux tiers des voix pour la fixation des taxes locales et l’emploi des fonds du mir, il faut enfin la même majorité pour l’exclusion des paysans vicieux. Dans les assemblées de volost, qui sont de vrais conseils électifs et dont les votes n’ont pas la même importance pour la vie privée du paysan, toutes les questions peuvent être tranchées à la simple majorité. La loi permet aujourd’hui en certains cas d’en appeler de la décision des assemblées de village, mais en dehors des sentences de bannissement, cet appel ne doit porter que sur l’irrégularité des résolutions de l’assemblée, sur la procédure, et non sur le fond même de l’affaire. De tels appels sont du reste fort rares, plus rares que les injustices ou les excès de pouvoir. L’attachement du moujik pour le mir lui en fait accepter toutes les décisions, il n’aime point à recourir contre lui à une autorité étrangère. Dieu seul juge le mir, dit un proverbe populaire.

L’assemblée de village est ainsi souveraine dans son étroit domaine, et son autorité, presque égale à celle de l’ancien seigneur, est peut-être plus respectée. La commune délivre des congés temporaires à ceux de ses membres qui veulent gagner leur vie ailleurs, et souvent impose en échange des charges communales, une sorte de redevance fort analogue à l’obrok du servage[22]. Ce n’est point en effet le lieu du domicile qui détermine toujours à quelle commune l’on appartient, mais le lieu d’origine. Jusqu’à ces dernières années, la commune pouvait arbitrairement, capricieusement, simplement pour en tirer quelque argent, rappeler au village ceux de ses habitans qui, après l’avoir quitté, vivaient et prospéraient ailleurs. Comme au temps du servage, un simple ordre de retour, sans considérans ni justification des motifs, obligeait tout paysan à revenir à son village ; des règlemens de police récens ont cherché à mettre un terme à ces abus et une limite à ce droit de rappel aussi bien qu’au droit de bannissement. L’assemblée admet les nouveaux membres qui veulent s’établir sur ses terres comme elle congédie les anciens; elle nomme des tuteurs aux enfans mineurs, car dans toutes les classes de la société russe la tutelle des mineurs appartient à la communauté. Un vote de l’assemblée de village autorise ou interdit sur le territoire communal la présence d’un cabaret et prohibe l’usage des liqueurs fortes en dehors du domicile. Un vote institue des écoles et au besoin en rend, sous peine d’amende, la fréquentation obligatoire pour les enfans de la commune. Bien des villages ont dans ces dernières années recouru à ces remèdes radicaux contre les deux plus grandes plaies des campagnes, l’ivrognerie et l’ignorance[23].

La grande, la principale affaire des assemblées de villages reste toujours le partage des terres et la répartition de l’impôt. Cette question est d’autant plus complexe et délicate que le plus souvent elle n’est pas soumise à des règles fixes. Quelle que soit la coutume locale, que la distribution des terres se fasse par âme et par tête mâle ou par ménage et tiaglo, elle se fait rarement d’une manière mécanique, selon une proportion mathématique et un barème inflexible. Le nombre des habitans, des familles ou des unités de travail n’est presque nulle part la seule et unique base de la répartition de la terre et de l’impôt. Les considérations d’âge, de santé, de richesse, jouent un grand rôle dans tous les partages de cette sorte[24]. La distribution du domaine commun ne se fait pas, comme dans nos sociétés anonymes, par titre d’action et part de propriété; elle s’y fait plutôt comme dans une famille où l’on chercherait à compenser les avantages naturels des uns et des autres, et à donner à chacun une part proportionnelle à ses forces et à ses aptitudes. Cette manière de tenir compte de la situation personnelle de chacun donne parfois au mir un rôle singulièrement compliqué et difficile. Sous prétexte d’être plus équitable, ce système ouvre parfois la porte à l’injustice et donne en tout cas accès à l’arbitraire. L’assemblée de village discute, pèse, tranche les prétentions et les réclamations de chacun. Souveraine et omnipotente en tout ce qui concerne les époques et le mode de partage des terres, l’assemblée en décide sans appel comme sans contrôle. Sa compétence même est, comme son autorité, d’autant plus étendue que les bornes en sont plutôt marquées par la coutume que par la loi. L’autorité de la commune appuyée sur la propriété collective suit le paysan dans toute sa vie, dans ses travaux et son économie rurale, dans le khoziaistvo, comme disent les Russes; elle s’arrête à peine aux portes du foyer domestique, car il faut son consentement pour opérer les partages de familles.

Nulle part peut-être en Europe ou en Amérique la commune n’a vis-à-vis du pouvoir central une telle autonomie, nulle part assurément elle n’a sur ses membres une telle puissance. C’est là le double caractère de la commune russe, aucune n’est aussi peu gouvernée du dehors et autant gouvernée en dedans, aucune n’est plus indépendante et ne laisse à ses membres moins d’indépendance. Toutes les franchises, tous les droits, sont pour la communauté et non pour l’individu. La libre constitution du mir rappelle ainsi la libertas telle que la comprenaient les cités antiques plutôt que le self-government tel que l’entendent les peuples modernes. Voilà comment la liberté des paysans de la Grande-Russie est, dans une certaine mesure, de même que leur propriété, collective et indivise. Tant que durera le communisme agraire, tant que durera du moins la solidarité de l’impôt, il n’en saurait guère être autrement.


IV.

Aux yeux du pouvoir, le but principal, le but unique de l’administration rurale en Russie, a longtemps été d’assurer les rentrées du fisc. Telle est encore aujourd’hui pour le gouvernement central la principale fonction ou la principale utilité des communes de paysans. La commune est à cet égard l’héritière, la légataire du servage. Grâce à la solidarité des taxes entre tous les membres du mir, le gouvernement trouve dans la commune le plus zélé, le plus exact, le plus impitoyable des percepteurs. L’impôt serait toujours soldé à heure fixe, s’il ne dépassait parfois manifestement les forces du paysan. C’est à ce titre d’intermédiaire, de percepteur ou de fermier de l’état que la commune doit en grande partie son autonomie administrative, c’est à lui surtout qu’elle doit son pouvoir presque sans frein sur ses propres membres. Pour être sûr d’être payé par elle, l’état lui doit abandonner les moyens de lever les taxes, il doit lui laisser répartir les charges selon les facultés de ses membres et lui concéder tous les moyens de force et de rigueur à la disposition de l’autorité.

La solidarité des paysans devant le fisc est ainsi le principe de leur sujétion dans la commune. C’est là plus encore que dans la communauté des biens qu’est la raison manifeste du despotisme intéressé du mir, qu’est l’obstacle au développement de la liberté personnelle, de l’individualité, de l’esprit d’initiative. La solidarité se rattache, il est vrai, au régime de la communauté, mais, ainsi que je l’ai précédemment démontré, solidarité et communauté ne sont pas inséparables, elles ne le seraient point du moins, si l’impôt solidaire ne représentait qu’une fraction du revenu normal de la terre[25].

La solidarité des taxes n’est qu’un procédé de perception aussi vicieux que simple et primitif. C’est elle qui lie le paysan à la terre en le liant à sa commune, et par là continue indirectement le servage. Comme avant l’émancipation, le paysan est par là fixé au sol, il est, selon l’expression russe, prikréplen ou krépostny, aussi bien qu’au temps de la krépostnost, c’est-à-dire du servage. La corde qui le retenait attaché a été allongée et allégée, elle n’a pas été coupée, et ne saurait l’être tant que dureront les redevances de rachat. Les paysans, solidaires les uns des autres devant le fisc ou devant leurs anciens propriétaires devenus leurs créanciers, ne peuvent aisément se dégager de cette double chaîne et se sentir pleinement libres dans leur individualité. La commune, responsable des taxes de tous ses membres, est obligée d’exercer sur eux un contrôle sévère et incessant, elle ne peut se dépouiller du droit de chasser les uns, de retenir les autres, avant que ceux qui la quittent n’aient assuré à la communauté leur part de la dette commune. Ce régime de solidarité, de mutualité forcée, tant vanté par certaines écoles, maintient les hommes qui y sont soumis sous une étroite et perpétuelle tutelle.

A l’inverse de ce qui se voit en France, les communes sont libres et majeures, le paysan qui les compose est mineur. Au dire des adversaires du système actuel, le joug de la commune est plus lourd que le joug du servage, il est plus odieux au moujik. A les entendre, ces paysans réunis en libres communes aimeraient mieux avoir comme jadis un seul maître d’une autre classe que d’être dans la dépendance de leurs pareils et des intrigans de village. Il est toujours facile de faire parler le peuple et toujours difficile de connaître sa réelle opinion. Le paysan sent probablement beaucoup moins le poids des chaînes qu’il est habitué à porter que ne le sentent pour lui ceux qui l’en voient chargé; beaucoup même croient ne pouvoir marcher sans les entraves dont certains philanthropes voudraient les débarrasser.

Le moyen le plus simple de rendre au moujik la plénitude de la liberté individuelle serait évidemment d’abolir le régime de la communauté des terres. Ce serait là en vérité trancher d’un coup le nœud gordien. Il y a bien un autre moyen, moins brusque, moins radical, mais demandant plus d’étude et de patience, c’est l’abrogation de la solidarité. Le taux excessif des impôts, et pour la plupart des serfs émancipés les redevances de rachat envers les anciens seigneurs, rendent une telle mesure malaisée jusqu’à la fin de la longue opération de rachat, ou jusqu’à une dispendieuse réforme de l’impôt[26]. La solidarité des paysans devant le trésor ne semble pas près de prendre fin, ce barbare procédé fiscal est encore trop commode au gouvernement. Si la communauté des terres elle-même n’est point encore en sérieux danger, elle le doit en partie à cette solidarité dont on devrait s’efforcer de la dégager.

Aux maux du régime actuel, il n’y a qu’un seul remède, l’abrogation de l’impôt solidaire; en dehors de là tout n’est que palliatif. Constituée comme elle l’est, la commune ne saurait être privée de ses droits vis-à-vis de ses membres; tout ce que peut faire l’état, c’est d’en tempérer et d’en surveiller l’exercice. C’est là le seul remède actuellement possible, et en Russie comme partout ce remède est un péril. Il est à craindre qu’en les voulant réglementer et contrôler, on ne débilite et ne compromette les libertés communales. Le danger de toute entreprise de ce genre, c’est, sous prétexte de soustraire les paysans à la tutelle des communes, de mettre les communes elles-mêmes en tutelle.

L’acte d’émancipation avait créé pour cette grande liquidation du servage des magistrats spéciaux appelés arbitres ou mieux médiateurs de paix (posredniki). Ces fonctionnaires, choisis parmi la noblesse locale, avaient pour mission dérégler les différends des anciens serfs avec leurs anciens seigneurs, et en même temps de contrôler la nouvelle administration des communes de paysans. Les arbitres de paix n’ont que médiocrement réussi dans ces doubles fonctions. Accusés par la presse d’incurie, d’arbitraire, voire de vénalité, ces médiateurs ont été licenciés en 1874. À ces juges individuels, une loi a, pour plus de garantie, substitué dans chaque district un bureau ou comité pour les affaires des paysans[27]. Ce bureau est présidé par le maréchal de la noblesse du district; il est composé de quelques autorités locales, et en particulier de l’ispravnik, ou chef de police, d’un juge de paix honoraire, nommé par le ministre de la justice, et enfin d’un membre permanent (nepremennyi tchlen) nommé par le gouvernement sur la présentation des zemstvos, assemblées plus ou moins analogues à nos conseils généraux. Ce membre permanent, véritable successeur des médiateurs de paix, est chargé personnellement de l’allotissement des terres et des conventions de rachat provenant de la liquidation non encore achevée du servage. Toutes les autres affaires sont soumises au comité.

C’est au comité de surveiller la régularité des élections communales, et de confirmer dans leurs fonctions les starchines élus des volostes; c’est à lui de déférer aux tribunaux les fonctionnaires ruraux coupables d’un crime ou d’un délit, et de recevoir les réclamations contre les décisions vexatoires des assemblées communales; c’est à lui enfin de sanctionner les sentences d’expulsion prononcées par les communes contre un de leurs membres, et de casser les arrêts des tribunaux de volost dans le cas où cette justice villageoise dépasse les limites de sa compétence. Les droits accordés à ces nouveaux comités sont ainsi considérables, et il serait difficile de les étendre sans empiéter sur les franchises des paysans. Au-dessus de ces bureaux de district et comme un tribunal d’appel est placé un comité provincial présidé par le gouverneur et composé des principales autorités de la province. Les Russes ne redoutent point la complication, ils aiment dans tous les ressorts, dans toutes les branches de l’administration, ces conseils superposés et ces instances successives. S’ils savent se maintenir étroitement dans leurs attributions de contrôle, les nouveaux comités de district et de province peuvent rendre aux communes rurales d’importans services; si, dans le dessein de supprimer tous les abus, ils prétendent s’immiscer dans les affaires intérieures du mir, ces comités de surveillance en pourront à la longue entraver le fonctionnement et paralyser les mouvemens. Le régime bureaucratique serait seul à en profiter, et ce n’est point là ce que veut personne en Russie.

Tout en les plaçant aujourd’hui sous le contrôle des classes plus instruites, la loi abandonne aux paysans le règlement des affaires de la commune, en dehors des autres habitans de la campagne. Ce système, qui laisse le plus grand nombre des propriétaires individuels et tous les anciens seigneurs en dehors de la commune et de la volost, est à la fois une conséquence de l’émancipation et de la propriété collective. Il était difficile de réunir dans une même circonscription administrative les serfs affranchis et leurs maîtres de la veille sans que les souvenirs de l’ancienne domination ou les rancunes de l’esclavage ne nuisissent à la liberté des uns ou des autres. L’absence dans les campagnes de classes moyennes, le manque d’anneau intermédiaire entre les propriétaires et les paysans, rendait un tel rapprochement plus malaisé. Entre l’ancien seigneur propriétaire à titre personnel et héréditaire et le paysan simple usufruitier temporaire d’un domaine collectif, la communauté des terres élève encore aujourd’hui une barrière difficile à renverser.

Une des conséquences des communautés de village, c’est en effet de perpétuer dans les campagnes des distinctions de classes qui vont s’effaçant dans les villes. Tant qu’un grand nombre de paysans des communes ne seront point par libre acquisition devenus propriétaires personnels, l’ancien seigneur, le barine, demeurera au milieu de ses anciens sujets comme un homme à part, un homme d’une autre caste, étranger aux intérêts de ceux qui l’entourent, étranger à la commune où il vit. Cette disparité de constitution entre la grande et la petite propriété enlève à l’une la meilleure part de son influence sur l’autre. L’isolement moral et social reste ainsi dans les campagnes le lot de la noblesse russe : la chaîne du servage brisée, rien ne la lie plus aux paysans.

Cet isolement est réciproque, et, selon beaucoup de membres de la noblesse, c’est là la vraie cause des défauts de la libre administration des paysans, ainsi privés de l’influence et du concours des classes éclairées. Cette coopération des classes instruites, il faut, dit-on, la rendre au paysan en faisant participer les propriétaires à l’administration rurale, en réunissant dans une même juridiction, dans une même commune, le moujik et le barine. Le mode de propriété empêche de faire ce rapprochement dans la commune restreinte, dans les communautés de village; c’est dans la volost, dans la grande commune administrative, que tous les habitans d’une même paroisse, nobles, marchands, paysans, devront être réunis sans distinction de caste. Partant de ce principe, des assemblées de la noblesse et des assemblées provinciales se sont demandé dans ces dernières années s’il n’y avait pas lieu de créer une volost embrassant toutes les classes (vsesoslovnaïa volost).

Rien de plus libéral, rien de plus démocratique semble-t-il au premier abord que de tels projets. Au fond, cette nouvelle volost n’a dans les vues de ceux qui la défendent rien d’égalitaire que le titre. Cette formule de volost commune à toutes les classes abrite des prétentions aristocratiques et un retour plus ou moins déguisé vers l’ancienne tutelle seigneuriale. C’est un lien légal, une sorte de lien de vasselage que l’on veut renouer entre la grande propriété et les paysans, à la place du lien rompu du servage. L’ancien seigneur, en effet, ne veut point rentrer dans la volost des paysans à titre de simple unité n’ayant d’autre rôle ou d’autre place qu’un moujik. Tantôt l’on réclame pour lui une influence proportionnelle à l’étendue de ses terres, et l’on fait dépendre le chiffre des voix de la grandeur des domaines, tantôt l’on crée pour lui des fonctions nouvelles, ou bien on lui concède le droit de nomination aux fonctions d’anciens de village[28]. Tous ces projets, modérés ou excessifs, aboutissent directement ou indirectement à remettre plus ou moins le moujik sous la tutelle seigneuriale. Plusieurs propriétaires ont même été jusqu’à réclamer franchement le rétablissement à leur profit du droit de police ou de justice domaniale, citant l’exemple de la Prusse orientale au lendemain du jour où la plupart de ces prérogatives ont été enlevées à la Ritterschaft prussienne. Irritée de pareilles prétentions, la presse a été presque unanime à signaler dans ce mouvement un retour hypocrite vers le servage. La cause de la volost commune est en ce moment perdue et abandonnée ; elle ne sera probablement pas longtemps sans être remise sur le tapis, car en dehors des velléités aristocratiques de quelques grands propriétaires, la question des rapports de la propriété individuelle et de la propriété collective est pour l’avenir de la Russie d’une importance capitale. Si l’on ne peut dire encore de quelle façon seront administrativement rapprochés l’ancien maître et l’ancien serf, l’on peut prédire que le rapprochement se fera tôt ou tard, et qu’un jour viendra où tous deux seront compris dans la même volost, si ce n’est dans la même commune. Ce qui est à souhaiter pour les libertés locales, c’est que l’introduction des classes cultivées dans les communes de paysans ne brise pas le mir en en voulant élargir le cadre.

Et maintenant ce self-government rural si merveilleusement préservé sous le servage et l’autocratie peut-il servir d’assise à de libres institutions politiques? A en juger par l’histoire séculaire du mir, cela n’est pas vraisemblable. L’exemple de la Russie montre que les libertés locales et les libertés politiques peuvent être deux choses différentes, isolées, sans lien ; elles ne se prêtent un mutuel appui que lorsqu’elles reposent sur un même principe. Or les institutions parlementaires, le self-government tel que l’entendent les peuples modernes et les institutions rurales, le samo-oupravlénié tel que le pratique la commune russe, ont une base toute différente : l’un est fondé sur le respect des droits de l’individu, l’autre sur l’autorité de la communauté.

Ainsi s’explique comment les franchises de ces petites républiques villageoises n’ont jamais conduit à la liberté politique, ainsi s’explique comment le mir s’est accommodé de l’autocratie aussi bien que du servage. Ces petites démocraties absorbant l’individu au profit de la communauté ont façonné le peuple russe au despotisme autant qu’à la liberté. Dans l’ancienne Moscovie, avant même l’établissement du servage, les paysans avaient leur mir, leurs assemblées, leurs starostes, leurs juges, leurs prêtres élus; mais tout cela n’empêchait pas leur oppression par les agens du prince et du fisc[29]. Les apologistes du 7nir ne peuvent le dissimuler, la commune, en enchaînant la liberté individuelle, a entravé le développement de la personnalité morale et émoussé le sentiment même du droit. A ce titre, la commune moscovite a eu sur toute la vie nationale une influence capitale et partout sensible. En Russie, dit Herzen, le droit personnel n’a jamais été juridiquement déterminé, l’individu a toujours été absorbé par la famille, par la commune, plus tard par l’état et par l’église, de sorte que l’histoire russe est l’histoire du développement de l’autorité comme l’histoire de l’Occident est l’histoire du développement de la liberté[30].

C’est là contre la commune russe, contre la propriété collective qui en est le principe, un sérieux grief, mais ce grief a plus de valeur contre le passé que contre le présent ou l’avenir. Depuis l’émancipation l’individualisme, avec ses qualités et ses défauts, a franchi la porte de l’izba du moujik, il est en train de dissoudre l’ancienne famille patriarcale et commence à menacer la propriété commune. Les inconvéniens du mir n’en doivent pas du reste faire perdre de vue les services. Dans le passé, s’il a énervé l’initiative personnelle du moujik, le mir a donné à la classe des paysans une remarquable consistance et lui a permis de supporter sans en être écrasée trois siècles de servage. Dans le présent, au point de vue même des libertés modernes, la commune a donné au paysan deux habitudes, deux aptitudes, sans lesquelles toute liberté est stérile, l’habitude de traiter lui-même ses propres affaires, l’habitude de l’association. À ce double titre, le mir n’est pas pour le peuple russe un vain apprentissage : s’il ne porte pas en lui-même le germe de la liberté politique, il peut préparer à en goûter les fruits.

Un des grands problèmes de la Russie contemporaine c’est d’adapter son ancienne organisation communale aux mœurs modernes et aux nouveaux besoins de la civilisation. Tant que subsistera la propriété collective, la commune russe est sûre de vivre dans ses traits essentiels; le jour où la communauté des terres serait abrogée, tout le régime communal risquerait fort de tomber avec elle, pour faire place à des institutions d’emprunt, sans sève ni racines. Quel que soit l’avenir réservé au mir du moujik, le gouvernement et l’opinion n’y sauraient toucher sans précautions et sans crainte. Il est de vieilles maisons qu’il n’est point facile de restaurer à neuf ou d’accommoder aux habitudes modernes sans les défigurer, les dénaturer, leur enlever tout caractère : le mir moscovite est du nombre.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, du 15 décembre 1876, du 1er janvier et du 15 juin 1877.
  2. Tocqueville, la Démocratie en Amérique, t, Ier, Système communal.
  3. Voyez spécialement sur le régime de la propriété et le communisme agraire la Revue du 15 décembre 1876.
  4. Nous devons rappeler qu’il s’agit partout ici des provinces où subsiste la propriété collective, c’est-à-dire de la Grande-Russie, de l’ancienne Moscovie.
  5. Tchitchérine, Opyty po istorii rousskago prava.
  6. Ce mot ne désigne pas uniquement la commune restreinte (obchtchestvo, gemeinde ou communitas en polonais gmina), encore moins les terres possédées par la commune. Il s’applique aussi bien au bailliage (volost) qu’aux communautés de villages. On pourrait en rapprocher le mot mir, paix, s’il ne s’écrivait pas d’une autre manière et ne paraissait pas avoir un autre radical.
  7. Herzen, le Peuple russe et le socialisme, lettre à Michelet, 1852.
  8. Sur la famille et la communauté domestique chez les paysans, voyez la Revue du 15 novembre 1876.
  9. Voyez particulièrement Haxthausen, Studien, t. III, p. 120, 152, 198, 200.
  10. Nous indiquerons, en étudiant les institutions judiciaires, pour quels délits et dans quelles limites l’usage des verges reste autorisé.
  11. L’on peut voir à ce sujet quelques exemples cités par M. Mackenzie Wallace dans son nouvel et savant ouvrage Russia, t. Ier, p. 200, 202. Les fonctions pour lesquelles les paysans ont le plus de répugnance sont, croyons-nous, celles de collecteur d’impôts. Le poids et la solidarité des taxes, la difficulté de les recouvrer, n’expliquent que trop une pareille répulsion ; elle est si naturelle que la fonction de collecteur des taxes n’est imposée que pour un an, tandis que tous les autres fonctionnaires sont élus pour trois ans.
  12. Un récit de M. Alexis Potiékhine, récemment publié dans le Vestnik Evropy (avril et mai 1877) sous le titre de Po Mirou, représente en traits vivans un de ces héros rustiques, un de ces Washington de village.
  13. Le starchine, ou chef de volost, est soumis à la confirmation d’une administration spéciale dont nous parlerons tout à l’heure. — Sur les injustices des communes et les tyrans de village, les miroiédy, voyez la Revue du 15 novembre 1876.
  14. Fadéief, Rousskoé obchtchestvo v nastoiachtchem i boudouchtchem.
  15. Iou. Samarine et F. Dmitrief : Revolutsionny conservatizm.
  16. Voyez l’Ancien régime et la Démocratie en Amérique de Tocqueville.
  17. Voyez à ce sujet les ouvrages cités plus haut du général Fadéief, et de MM. Samarine et Dmitrief.
  18. Voyez la Revue du 15 novembre 1876.
  19. Articles 47 et 51 de l’édit d’émancipation.
  20. Sous le régime militaire récemment aboli, le recrutement était, pour la commune et les assemblées de villages, qui désignaient elles-mêmes les conscrits, un moyen de châtiment et d’exil. La nouvelle loi militaire, en enlevant au mir le choix des recrues, l’a dépouille d’une de ses principales et plus excessives prérogatives.
  21. Voyez à ce sujet Gerebetsof, Histoire de la civilisation en Russie. On trouve encore aujourd’hui des traces de semblables traditions chez des peuples non slaves, en Angleterre par exemple, dans l’unanimité exigée du jury pour une condamnation.
  22. La plupart des paysans des régions du nord répandus dans les villes sont dans cette situation, les terres, allouées à leurs familles, ne suffisant pas à payer leur part d’impôt. Un de mes amis avait par exemple à Moscou un portier qui gagnait 12 ou 15 roubles par mois et devait envoyer annuellement près de 50 roubles à sa commune.
  23. Ce double mouvement, qui a pris de grandes proportions dans certains gouvernemens de l’est, dans celui de Penza par exemple, semble en partie l’effet de la propagande de certains fonctionnaires; le progrès qui en résulte est souvent tout extérieur, plus apparent que réel.
  24. Voyez la Revue du 15 novembre 1876. — M. Mackenzie Wallace insiste beaucoup sur ces pratiques et en donne des exemples. A côté de cela se rencontre des actes d’un esprit opposé, par exemple l’habitude de beaucoup de communes de distribuer les fonds de secours par têtes d’habitans, en inscrivant sur la liste des gens à secourir les plus riches paysans du village. — Voyez Dmitrief, Revolutsionny conservatizm, p. 97.
  25. Voyez la Revue du 15 novembre 1876.
  26. Voyez notre étude sur les Finances de la Russie, Revue du 15 novembre 1876.
  27. Ouezdnoé po krestianskim dêlam prisoutstvié.
  28. L’assemblée de la noblesse de Pétersbourg s’est à cet égard fait soumettre, en 1874, des projets dont le plus modéré et le plus ingénieux semble celui du comte Orlof Davydof. — Voyez la belle étude de M. Dmitrief : Revolutsionny conservatizm.
  29. Voyez Solovief, Istoria Rossii, p. 135, 136.
  30. Herzen, Idées révolutionnaires en Russie, appendice.