La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/11


CHAPITRE XI.


ROYAUTÉ ET FILIATION. — PROPHÉTISME. — LES TROIS SACREMENTS DES DROITS DE L’HOMME.


Si la papauté, à l’image de la paternité divine, doit engendrer un second pouvoir social, ce n’est pas celui des évêques, qui sont pères eux-mêmes, mais un pouvoir essentiellement filial, dont le représentant n’est nullement père spirituel et, à aucun degré ; comme dans la Trinité le Fils éternel est absolument Fils et ne possède la paternité en aucun sens. Le second pouvoir messianique est la Royauté chrétienne. Le prince chrétien, roi, empereur ou autre, est par excellence le Fils spirituel du pontife suprême. Si l’unité de l’État se concentre et se réalise dans le pontife suprême, et s’il y a un rapport de filiation entre l’État chrétien comme tel et l’Église, ce rapport doit exister réellement et pour ainsi dire hypostatiquement entre le chef de l’État et le chef de l’Église. Il appartient à la science historique d’examiner dans le passé et à la politique opportuniste de déterminer pour le moment présent les rapports entre l’Église et l’État païen. Mais s’il s’agit de l’État chrétien, il est incontestable qu’il représente le second pouvoir messianique, la Royauté du Christ et qu’il est comme tel engendré (en principe) par le premier pouvoir messianique, la paternité universelle.

La mission positive de l’État chrétien est d’incarner dans l’ordre social et politique les principes de la vraie religion. Ces principes sont représentés et gardés par l’Église (dans le sens strict du mot), la société religieuse qui a pour base la paternité spirituelle concentrée dans le pape, organisée dans l’épiscopat et dans le sacerdoce, et pieusement reconnue par le corps des fidèles. L’Église, dans ce sens, est le fait religieux fondamental et la seule voie de salut que le Christ a ouverte à l’humanité. Mais le Christ, dans son œuvre non moins que dans sa personne, ne divise pas la voie de la vérité et de la vie. Et si la vérité est basée pour nous sur la doctrine de l’Église, et la vie spirituelle sur ses sacrements, il ne faut pas oublier que les fondements n’existent pas pour eux-mêmes, mais pour l’édifice complet. La religion véritable et vivante n’est pas une spécialité, un domaine séparé, un coin à part dans l’existence humaine. Révélation directe de l’absolu, la religion ne peut pas être quelque chose : elle est tout ou rien. Dès qu’on la reconnaît on est obligé de l’introduire, comme principe suprême et dirigeant, dans toutes les sphères de la vie intellectuelle et pratique, de lui subordonner tous les intérêts politiques et sociaux.

Car le Christ est non seulement prêtre, mais encore Roi ; et son Église doit au caractère sacerdotal unir la dignité royale. En réconciliant avec Dieu par le sacrifice perpétuel la nature humaine viciée, en régénérant et en élevant les hommes par le ministère de la paternité spirituelle, l’Église doit encore prouver la fécondité de cette paternité en associant à Dieu la vie collective tout entière.

Pour sauver le monde qui « repose dans le malin », le Christianisme doit se mêler à ce monde ; mais pour que les représentants humains du fait divin, les gardiens et les organes terrestres de la vérité transcendante et de la sainteté absolue, ne compromettent pas dans la lutte pratique contre le mal leur dignité sacrée, et pour qu’ils n’oublient pas les cieux en voulant sauver la terre, — leur action politique ne doit pas être immédiate. Comme le Père divin agit et se manifeste dans la création par le Fils son Verbe, — de même l’Église de Dieu, la paternité spirituelle, la papauté universelle doit agir et se manifester dans le for extérieur au moyen de l’État chrétien, par la Royauté du Fils. L’État doit être l’organe politique de l’Église, le souverain temporel doit être le Verbe du souverain spirituel. De la sorte, la question de la suprématie entre les deux pouvoirs tombe d’elle-même : plus ils sont ce qu’ils doivent être, plus ils sont égaux entre eux et libres tous deux. Quand l’État, tout en se limitant au pouvoir séculier, demande et reçoit sa sanction morale de l’Église, et quand celle-ci, en s’affirmant comme autorité spirituelle suprême, confie son action extérieure à l’État, il y a un lien intime entre les deux, une dépendance mutuelle, et cependant toute collision et toute oppression sont également exclues. Quand l’Église garde et explique la loi de Dieu, et quand l’État s’applique à exécuter cette loi en transformant l’ordre social selon l’idée chrétienne, en produisant les conditions pratiques et les moyens extérieurs pour réaliser la vie divino-humaine dans la totalité de l’existence terrestre — il est évident que tout antagonisme de principes et d’intérêts doit disparaître, en laissant la place à la division pacifique du travail dans une œuvre commune.

Mais si cette dépendance mutuelle de l’Église et de l’État, qui constitue leur vraie liberté, est une condition indispensable pour réaliser l’idéal chrétien sur la terre, ne paraît-il pas évident que cette condition elle-même, cet accord et cette solidarité des deux pouvoirs n’existent que dans l’idéal, en dehors du fait religieux et de l’actualité politique ?

L’Église proprement dite (représentée par le sacerdoce), ayant pour base générale la tradition sacrée, considère la vérité religieuse principalement comme un fait accompli, elle tient surtout à la donnée primordiale de la révélation. À ce point de vue, l’incarnation du Christ, la réalité de l’Homme-Dieu (principe fondamental de la vraie religion) est avant tout un événement historique, un fait du passé se rattachant à l’actualité pour ainsi dire sub specie præteriti — par une série d’autres faits religieux qui se produisent régulièrement dans un ordre immuable établi dès l’origine une fois pour toutes (l’enseignement traditionnel reproduisant le depositum fidei, la succession apostolique transmise d’une manière uniforme, le baptême et les autres sacrements déterminés, par des formules invariables, etc.)[1]. Ce principe traditionnel, ce caractère immuable et absolument déterminé, est essentiel à l’Église (dans le sens strict) ; c’est son propre élément. Mais si elle s’y renferme exclusivement et, contente de son origine supérieure, ne veut savoir rien de plus, elle donne raison à l’absolutisme de l’État qui, voyant dans la religion une chose du passé, vénérable mais sans portée pratique, se croit en droit de prendre pour lui toute l’actualité vivante et de l’absorber toute entière dans la politique des intérêts temporels.

« Je suis l’unité, dit l’Église ; j’embrasse toutes les nations comme une seule famille universelle. » — « Je le veux bien, répond l’État : que toutes les nations de la terre s’unissent dans l’ordre mystique et invisible, je ne m’oppose pas à la communion des saints, ni à l’unité des âmes chrétiennes dans une seule foi, une seule espérance et un seul amour. Quant à la vie réelle, il en est autrement. Ici la nation séparée et indépendante est tout ; son propre intérêt est le but suprême, sa force matérielle est le principe, et la guerre est le moyen. Ainsi les âmes chrétiennes divisées en armées ennemies n’ont qu’à s’entretuer sur la terre pour réaliser plus vite dans les cieux leur union mystique. » —

« Je représente la vérité immuable du passé absolu, » dit l’Église. « Parfaitement, répond l’État plus ou moins chrétien : je ne demande pour moi que le domaine relatif et mobile de la vie pratique. Je vénère l’archéologie sacrée, je m’incline devant le passé s’il veut l’être pour tout de bon. Je ne touche pas aux dogmes ni aux sacrements, pourvu qu’on ne se mêle pas des actualités profanes qui m’appartiennent sans partage : l’école, la science, l’éducation sociale, la politique intérieure et extérieure. Je suis la justice : suum cuique. Une institution divine n’a rien à voir à toutes ces choses purement humaines. À Dieu les cieux, — le temple au prêtre, — et tout le reste à César. »

Mais que donnera-t-on au Christ, qui est Homme et Dieu à la fois, prêtre et roi, souverain des cieux et de la terre ? Cette justice égoïste, ce divorce anti-chrétien des deux mondes est naturel et logique tant qu’on s’arrête à la dualité indéterminée et abstraite du spirituel et du séculier, du sacré et du profane, en oubliant le troisième terme, la synthèse absolue de l’Infini et du fini, éternellement accomplie en Dieu et s’accomplissant dans l’humanité par le Christ. C’est l’esprit même du christianisme qu’on oublie — l’accord harmonique du tout, l’union nécessaire et libre, unique et multiple, — avenir véritable qui satisfait le présent et ressuscite le passé.

L’Église et l’État, le pontife et le prince, actuellement séparés et hostiles, ne peuvent trouver leur unité véritable et définitive que dans cet avenir prophétique dont ils sont eux-mêmes les prémisses et les conditions déterminantes. Pour être solidaires, deux pouvoirs différents doivent avoir un seul but qu’ils ne peuvent atteindre que d’un commun accord, chacun selon son propre caractère et ses propres moyens. Or le but commun de l’Église et de l’État, du sacerdoce et de la royauté, n’est vraiment représenté ni par l’un ni par l’autre de ces deux pouvoirs pris en soi ou dans leur élément spécifique. À ce point de vue, chacun des deux a son but particulier qui ne regarde pas l’autre. S’il s’agit pour l’Église de perpétuer la tradition religieuse, elle peut bien le faire à elle seule sans aucun secours de l’État. S’il s’agit pour celui-ci de défendre ses sujets contre l’ennemi et de maintenir par les tribunaux et la police un bon ordre extérieur il peut bien se suffire à lui-même sans appeler à son aide l’Église chrétienne.

Mais le Christ n’a pas réuni le divin et l’humain dans sa personne individuelle pour les laisser séparés dans son corps social. Prêtre, Roi et Prophète, il a donné à la société chrétienne sa forme absolue dans la monarchie trinitaire. Avant fondé l’Église sur son Sacerdoce, ayant sanctionné l’État par sa Royauté, il a pourvu aussi à leur unité et à leur progrès solidaire en laissant au monde l’action libre et vivante de son esprit prophétique. Et comme le sacerdoce et la Royauté de l’Homme-Dieu manifestent son essence divine au moyen d’organes humains, il ne peut pas en être autrement pour son prophétisme. Il faut donc admettre dans le monde chrétien un troisième ministère principal — unité synthétique des deux premiers, offrant à l’Église et à l’État l’idéal parfait de l’Humanité divinisée, comme but suprême de leur action commune.

L’esprit prophétique n’a pu s’épuiser et s’éteindre dans le corps universel du Christ. Il souffle où il veut et il parle à tout le monde, aux prêtres, aux rois et aux peuples. Il dit aux gardiens de la tradition sacrée : « Ce n’est pas une tradition morte et inerte qui vous est confiée ; la révélation du Dieu vivant et de son Christ ne peut être un livre fermé et scellé. Le Christ n’est pas un fait du passé seulement, mais surtout le principe de l’avenir, du mouvement libre et du vrai progrès. Vous avez le dépôt de la foi ; est-ce un capital qu’on cache dans un coffre ou qu’on enfouit dans la terre ? Ministres fidèles du Seigneur, vous n’imiterez pas le serviteur trop prudent de la parabole évangélique, vous ne réduirez pas la doctrine du Christ à un fait accompli. Dans la doctrine aussi, qui est sa vérité, le Christ est le principe et la pierre angulaire. Faites donc du dogme chrétien la base solide mais large, le principe inaltérable mais vivant de toute philosophie et de toute science ; ne le confinez pas dans un domaine séparé, indifférent ou hostile à la pensée et à la connaissance humaines. La théologie est la science divine, mais le Dieu des chrétiens s’est uni à l’humanité d’une union indissoluble. La théologie de l’Homme-Dieu ne peut pas être séparée de la philosophie et de la science des hommes. Vous êtes orthodoxes dans votre profession de foi, vous rejetez également l’hérésie de Nestorius et celle d’Eutychès : soyez donc orthodoxes dans l’application de votre foi. En réalisant la vérité du Christ dans le domaine intellectuel de la chrétienté — distinguez, mais ne séparez pas les natures, maintenez dans vos idées et dans vos doctrines l’union intérieure, organique et vivante du divin et de l’humain, sans confusion et sans division. Prenez garde d’admettre, en nestoriens inconscients, deux sciences et deux vérités complètes et indépendantes l’une de l’autre. N’essayez pas non plus, à la façon des monophysites, de supprimer la vérité humaine, la raison philosophique, les faits de la science naturelle et historique ; n’exagérez pas leur importance, mais ne rejetez pas de parti pris la certitude de leur témoignage au nom du dogme chrétien : c’est un sacrifice déraisonnable que la Raison incarnée ne vous demande pas et qu’Elle ne saurait accepter.

« Mais ce n’est pas seulement le principe absolu de la science, c’est encore le principe de l’ordre social qui vous est confié, pères de l’humanité régénérée ! Et ici encore, en vrais orthodoxes, vous avez à suivre la voie royale entre les deux hérésies opposées : le faux libéralisme nestorien et le faux piétisme monophysite. Le premier voudrait séparer définitivement l’État de l’Église, le profane du sacré, comme Nestorius séparait dans le Christ l’humanité de la divinité. Le second voudrait absorber l’âme humaine dans la contemplation du divin, en abandonnant à leurs destinées le monde terrestre, les États et les nations ; c’est l’application sociale du monophysitisme, qui faisait disparaître la nature humaine du Christ dans son être divin. Mais vous, pontifes orthodoxes, qui avez dans le vrai dogme christologique la formule infaillible de l’union libre et parfaite, vous maintiendrez toujours le lien intime qui rattache l’État humain à l’Église de Dieu comme l’humanité du Christ était rattachée en Lui au Verbe divin. À l’absolutisme de l’État, qui veut devenir païen et athée, vous n’opposerez pas un cléricalisme absolu qui se renferme en soi-même et se complait dans son isolement ; vous ne combattrez pas l’erreur avec une vérité incomplète, vous maintiendrez la vérité sociale absolue qui demande, à côté de l’Église, un État chrétien, la Royauté du Christ, image et instrument de la filiation divine, comme vous êtes l’image de la paternité éternelle. Vous ne vous soumettrez jamais au pouvoir séculier, car le Père ne peut pas être soumis au Fils, mais vous ne tenterez pas non plus de l’asservir, car le Fils est libre.

« Pontifes et prêtres, vous êtes les ministres des sacrements du Christ. Dans le dogme révélé, le Christ est le principe de toutes les vérités ou de toute la vérité, — unique au fond, infiniment multiple dans son contenu matériel et triple dans sa forme constitutive : théologique, philosophique et scientifique (comme le Christ est un dans son hypostase, infiniment multiple en tant qu’il contient et manifeste le cosmos idéal, et triple en tant qu’il réunit la substance divine avec l’âme rationnelle de l’homme et avec la corporéité matérielle) — de même, dans les saints sacrements, le Christ est le principe de la vie, de toute la vie, non seulement spirituelle, mais aussi corporelle, non seulement individuelle, mais encore sociale. Vous, vous êtes établis pour déposer dans l’humanité le germe mystique mais réel de la vie divino-humaine, vous semez dans notre nature la matière divinisée, la corporéité céleste. Le commencement de cette œuvre, la source première de la vie surnaturelle dans le corps de l’humanité terrestre, doit être un fait absolu, dépassant la raison humaine — un mystère. Mais tout mystère doit être révélé ; les éléments mystiques que la grâce des sacrements implante dans la nature humaine par votre ministère doivent germer, croître et se manifester dans l’existence visible, dans la vie sociale de l’humanité en la transformant de plus en plus en vrai corps du Christ. Cette œuvre de sanctification n’appartient donc pas au sacerdoce tout seul : elle demande aussi la coopération de l’État chrétien et de la société chrétienne. Ce que le prêtre commence par son rite mystérieux, le prince séculier doit le continuer par sa législation et le peuple fidèle doit l’accomplir dans sa vie. »

L’esprit prophétique du christianisme dira donc aux princes et aux peuples chrétiens : « L’Église vous donne les mystères de la vie et du bonheur, c’est à vous de les révéler et d’en jouir. Vous avez le baptême qui est le sacrement ou le mystère de la liberté. Le chrétien racheté par le Christ est avant tout l’homme libre. Le principe éternel et absolu de cette liberté est conféré par la grâce sacramentale et ne peut pas être détruit par les rapports extérieurs, par la situation sociale de l’homme. Mais dans le monde chrétien ces rapports extérieurs doivent-ils rester en contradiction avec le don de Dieu ? Le chrétien baptisé garde sa liberté même s’il est esclave, mais doit-il l’être dans une société chrétienne ? Abolissez donc, rois et peuples chrétiens, les dernières traces de l’ignominie païenne, supprimez l’esclavage et la servitude sous toutes ses formes, directes et indirectes, car elles sont toutes la négation du baptême — négation qui, tout impuissante qu’elle est pour détruire la grâce intérieure, empêche cependant sa réalisation extérieure. Mais notre Dieu n’est pas un Dieu caché, et s’il s’est manifesté et incarné, ce n’est pas sans doute pour maintenir la contradiction entre l’invisible et le visible. Ne souffrez donc pas que l’homme émancipé par le Dieu vivant soit forcé de redevenir un serviteur des choses mortes, un esclave des machines.

« Vous avez la confirmation — sacrement ou mystère de l’égalité. L’Église du Christ communique à chaque chrétien sans distinction la dignité messianique (perdue par le premier Adam et restaurée par le second) — en donnant à chacun l’onction sacrée des souverains. Nous savons que l’état social parfait préfiguré par ce sacrement (l’état de malkhouth cohanim — regnum sacerdotale) ne saurait être réalisé immédiatement ; mais vous, puissants de la terre, n’oubliez pas de votre côté que c’est là le but réel du christianisme. En maintenant à tout prix par intérêt égoïste les inégalités sociales, vous justifierez la réaction envieuse et haineuse des classes déshéritées. Vous profanez le sacrement du Saint-Chrême si vous transformez les oints du Seigneur en esclaves révoltés. La loi de Dieu n’a jamais sanctionné l’inégalité de naissance ou de fortune, et si dans votre conservatisme impie vous érigez en principe absolu et éternel ce qui n’est qu’un fait passager — vous prenez sur vous tous les péchés du peuple et tout le sang des révolutions.

« Et vous, peuple chrétien, sachez que l’Église en vous donnant, par la confirmation, la dignité messianique, en faisant de chacun parmi vous, l’égal des pontifes et des rois, ne vous a pas conféré un titre vain et dérisoire, mais une grâce réelle et permanente. C’est à vous d’en profiter ; car en vertu de cette grâce chacun peut devenir un organe de l’Esprit-Saint dans l’ordre social. En dehors du sacerdoce et de la royauté, il y a dans la société chrétienne un troisième ministère souverain — le ministère prophétique qui ne dépend ni de la naissance, ni d’une élection publique, ni de l’ordination sacrée. Il est validement conféré à chaque chrétien par la confirmation et peut être licitement exercé par ceux qui ne résistent pas à la grâce divine, mais coopèrent à son action par leur liberté. Ainsi chacun de vous, s’il le veut, peut de droit divin et par la grâce de Dieu exercer le pouvoir souverain à l’égal du Pape et de l’Empereur[2]. »

Est-ce la faute du christianisme si ce droit suprême qu’il offre à tout le monde est vendu par la masse humaine à Satan pour un plat de lentilles ?

L’égalité de dignité souveraine, qui appartient de droit à chaque chrétien, n’est pas l’égalité de l’indifférence. Tous ont une importance égale, chacun a un prix infini aux yeux de tous ; mais tous n’ont pas la même fonction. L’unité du peuple chrétien, basée sur la paternité divino-humaine, est l’unité d’une famille idéale. L’égalité morale parfaite entre les membres d’une telle famille n’empêche pas les fils de reconnaître pieusement la primauté et l’autorité du père commun, ni de se distinguer entre eux par des vocations et des caractères différents. L’égalité véritable et positive, ainsi que la vraie liberté, se manifeste et se réalise dans la solidarité ou la fraternité, qui fait que plusieurs deviennent comme un seul. Le baptême de la liberté et la confirmation de l’égalité sont couronnés par le grand sacrement de la communion, accomplissement de la prière du Christ : « qu’ils soient tous un comme Je suis un avec toi, mon Père. » — En réunissant tous ses disciples dans une seule communion, Jésus-Christ n’a pas voulu s’arrêter devant les divisions nationales, Il a étendu sa fraternité sur toutes les nations. Et si cette communion mystérieuse du corps divin est véritable et réelle, nous devenons, en y participant réellement, des frères sans distinction aucune de race et de nationalité ; et si nous nous entretuons au nom des soi-disant intérêts nationaux, nous sommes, non pas métaphoriquement mais tout à fait réellement, des fratricides.

  1. La présence réelle du Christ dans la Sainte-Eucharistie est sans doute une actualité vivante, mais essentiellement mystique et, comme telle, ne détermine pas directement et manifestement l’existence pratique et sociale de l’humanité terrestre.
  2. Il va sans dire que le ministère prophétique dont l’exercice est déterminé uniquement par des conditions intérieures et purement spirituelles ne peut avoir aucun caractère extérieurement obligatoire. Représentant dans la société humaine l’idéal absolu, le prophète chrétien serait inconséquent et infidèle à sa mission s’il agissait par des moyens qui ne sont propres qu’à un état social imparfait.