La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/09


CHAPITRE IX.


PRÉPARATION MESSIANIQUE CHEZ LES HINDOUS, CHEZ LES GRECS ET CHEZ LES HÉBREUX.


Au commencement de l’histoire, chaque père de la maison est prêtre ou sacrificateur, chaque fils de la maison est guerrier à droit égal avec tous les autres et n’obéissant qu’à des chefs temporaires. Mais, à mesure que l’unité sociale s’étend et s’organise, les prêtres particuliers commencent à se rassembler dans un seul corps formant une société spécialement religieuse, un clergé plus ou moins concentré dans la personne d’un prêtre principal, d’un pontife ; en même temps, la partie active de la population tend à se fixer et à s’organiser sous les ordres d’un souverain, qui n’est plus seulement commandant militaire en temps de guerre, mais aussi chef de la société pendant la paix, dans toutes les affaires et les questions pratiques qu’une vie sociale plus compliquée fait naître. Quand la société n’est plus une simple famille, les intérêts multiples, n’étant plus immédiatement conciliés par la parenté naturelle et la nécessité évidente d’une solidarité étroite, il se produit des collisions et des luttes et un pouvoir impartial devient indispensable pour établir l’équilibre. Ainsi la principale fonction pacifique du souverain est celle de juge — comme nous le voyons dans tous les états primitifs. Conduire les peuples aux champs de bataille et juger ses différends en temps de paix, voilà les deux besoins principaux auxquels devait satisfaire l’institution monarchique à son origine.

Tandis que les éléments fractionnés et dispersés du corps spirituel et du corps naturel de l’humanité se rassemblaient ainsi sous l’action du Verbe historique en des unités partielles d’Églises et d’États rudimentaires, l’âme de l’humanité, en répétant sur une échelle plus élevée les phases du processus cosmogonique, déployait ses efforts pour entrer en une conjonction de plus en plus intime avec l’Esprit de la Sagesse éternelle.

Dans l’Inde, l’âme de l’humanité se manifestant d’abord par les intuitions des sages et des saints du Brahmanisme orthodoxe, puis par la doctrine du sage orthodoxe Kapila, fondateur de la philosophie Sankhia, et définitivement par la religion nouvelle de Bouddha Shakhia-Mouni, reconnut et aima l’Absolu surtout sous sa forme négative, comme le contraire de l’existence extra-divine, de la nature du monde. Ce fut la première fois qu’elle sentit profondément la vanité de la vie matérielle, conçut un dégoût invincible pour cette vie illusoire qui est plutôt mort que vie, puisqu’elle se dévore continuellement sans jamais pouvoir se fixer et se satisfaire.

Mais le dégoût de la fausse vie ne révélait pas encore la vraie. Et l’âme humaine, dans sa manifestation indienne, tout en affirmant avec une certitude parfaite et une force admirable que l’absolu ne se trouve pas dans la vie matérielle, qu’il n’est pas la nature et le monde, ne fut pas capable de savoir et de dire où il se trouve et ce qu’il est. Mais au lieu de reconnaître cette incapacité et d’en rechercher les causes, la Sagesse indienne affirma son impuissance comme le dernier mot de la vérité et proclama que l’Absolu se trouve dans le Néant, qu’il est la non-existence — Nirvâna.

L’Inde, dans ses sages, a servi un moment d’organe national à l’âme universelle de l’humanité quand elle a compris la vanité de l’existence naturelle et s’est dégagée des liens du désir aveugle. C’était, en effet, un acte universel de cette âme que la pensée et le sentiment qui s’emparèrent de Bouddha et de ses disciples quand ils affirmèrent que l’Absolu n’est pas quelque chose, qu’il n’est rien de ce qui existe dans la nature. L’âme de l’humanité devait passer par cette vérité négative avant de concevoir l’idée positive de l’Absolu. Mais la sagesse ou plutôt la folie orientale consiste à prendre une vérité relative et provisoire pour la vérité complète et définitive. La faute n’en est pas à l’âme humaine mais à l’âme de ces sages et des nations qui adoptèrent leur doctrine. En s’arrêtant à un degré nécessaire mais inférieur du processus universel, ces nations n’arrêtèrent pas le progrès historique mais elles restèrent elles-mêmes en dehors du mouvement progressif de l’humanité plongée dans un particularisme barbare. L’âme universelle les abandonna et alla chercher chez d’autres nations des organes spirituels pour ses nouvelles unions avec l’essence divine. Par les sages, les poètes et les artistes inspirés de l’Hellade, elle comprit et aima l’Absolu, non plus comme le Néant du Bouddhisme, mais comme l’Idée platonique et le monde idéal, un système éternel des vérités intelligibles reflétées ici-bas dans les formes sensibles de la Beauté.

L’idéalisme hellénique était une grande vérité, plus positive et plus complète que le nihilisme indien, mais ce n’était pas encore la vérité parfaite et définitive, — tant que le monde idéal était considéré sous son aspect purement théorique et esthétique ; tant qu’il était seulement contemplé en dehors de la réalité et de la vie, ou réalisé exclusivement dans les formes superficielles de la beauté plastique. Si le monde idéal est plus vrai que le monde matériel, il ne peut pas être impuissant vis-à-vis de ce dernier. Il doit le pénétrer, le vaincre intérieurement, le régénérer. La lumière intelligible du monde supérieur doit se transfuser dans la vie morale et pratique du monde inférieur ; la volonté divine doit s’accomplir sur la terre comme dans les cieux. Le Verbe de Dieu n’est pas seulement le soleil de la vérité qui se reflète dans le torrent troublé de la vie naturelle : il est encore l’ange bienfaiteur qui descend dans ce torrent pour en purifier les eaux, pour ouvrir, sous la bourbe des passions et sous le sable des erreurs humaines, la source de l’eau vive qui coule dans l’éternité. — La sagesse grecque, comme celle des Hindous, voulut s’arrêter définitivement au degré de la vérité qu’elle avait atteint. Le dernier mot de cette sagesse hellénique — la philosophie des néoplatoniciens — insista plus encore que Platon lui-même sur le caractère purement théorique ou contemplatif de la vie pratique. Le vrai sage, selon Plotin, doit être étranger à tout but pratique, à toute activité, à tout intérêt social. Il doit fuir le monde pour s’élever d’abord par la méditation abstraite jusqu’au monde intelligible et pour être ensuite extatiquement absorbé par l’abîme sans nom de l’unité absolue. Le Protée des erreurs humaines est au fond un être identique et cette identité se manifeste surtout dans les résultats définitifs des systèmes en apparence hétérogènes. Ainsi l’absorption finale dans l’Absolu inénarrable du néoplatonisme ne se distingue que dans les termes du Nirvâna bouddhique. Si les deux grandes nations aryennes se bornèrent en dernier résultat à cette révélation négative de l’Absolu, la révélation positive se créa un organe national dans le peuple sémitique des Hébreux. La vie et l’histoire religieuse de l’humanité se concentrèrent dans ce peuple unique parce que lui seul cherchait, dans l’Absolu, le Dieu vivant, le Dieu de l’histoire : l’avenir définitif de l’humanité fut préparé et révélé dans ce peuple parce que lui seul voyait en Dieu, non seulement celui qui est mais aussi celui qui sera, Jahvé, le Dieu de l’avenir. Le salut est venu des Juifs et ne pouvait venir que d’eux parce qu’ils étaient les seuls à comprendre le vrai salut — non pas l’absorption dans le Nirvâna par un suicide moral et physique, non pas l’abstraction de l’esprit dans l’idée pure par une contemplation théorique, mais la sanctification et la régénération de tout l’être humain et de toute son existence par une activité vivante, morale et religieuse, par la foi et les œuvres, par la prière, le travail et la charité.

Si les Hindous et les Hellènes s’arrêtèrent à des aspects partiels de la divinité qu’ils eurent la folie de prendre pour le tout, transformant ainsi la vérité en erreur, les Hébreux avaient reçu, au moyen de leur religion révélée, le germe vivant de l’essence divine dans sa vérité complète et définitive.

Ce n’est pas que cette essence leur fût manifestée simultanément dans toute sa perfection absolue : au contraire ses manifestations étaient graduelles et très imparfaites, — mais elles étaient réelles et vraies. Ce n’étaient pas des reflets éloignés et des rayons épars de l’idée divine illuminant l’esprit d’un sage isolé, — c’étaient des manifestations substantielles de la sagesse divine elle-même, produites par l’action personnelle du Verbe et du Saint-Esprit, et s’adressant à toute la nation dans son être social. La sagesse divine entrait non pas seulement dans l’intelligence des Israélites, elle s’emparait de leur cœur et de leur âme, et en même temps elle leur apparaissait dans des formes sensibles.

Nous voyons en effet dans l’Ancien Testament une double série de manifestations divines : les phénomènes de la conscience subjective par lesquels Dieu parle à l’âme de ses justes, — les patriarches et les prophètes ; et les apparitions objectives par lesquelles la puissance ou la gloire divine (shékhinah) se manifeste devant tout le peuple en se fixant sur des objets matériels, comme l’autel du sacrifice ou l’arche d’alliance.

Ce double processus de la régénération morale et des théophanies extérieures devait atteindre son but ; ces deux courants théogoniques devaient se rencontrer et coïncider dans la création d’un être individuel qui, absolument saint et pur, dans son âme et dans son corps, pouvait incarner en soi Dieu non seulement moralement mais aussi physiquement, réunir en son seul être Jacob et la pierre de Béthel, Moïse et l’Arche d’alliance, Salomon et son temple.

Tous les peuples (ou presque tous) ont eu dans leurs religions l’idée d’une femme divine et d’un homme divin, d’une Mère-Vierge et d’un fils de Dieu descendant sur la terre pour lutter contre les forces du mal, pour souffrir et pour vaincre. Mais on ne peut nier que ces idées universelles ont pris corps, qu’elles se sont réellement hypostasiées seulement au sein du peuple juif, dans les deux personnes historiques la Vierge Marie et Jésus-Christ. Ce phénomène unique suppose bien une histoire unique, une préparation ou une éducation spéciale de ce peuple. Cette conclusion devrait être obligatoire pour les rationalistes eux-mêmes. Et en effet, en dehors de tous les faits miraculeux dans le sens propre du terme, il y a dans le domaine social et politique un fait général qui distingue l’histoire du peuple d’Israël et lui donne un avantage essentiel sur les deux grandes nations qui, par leur génie original et créateur, sembleraient être appelées à un rôle prépondérant dans les destinées de l’humanité. Tandis que le développement national des Hindous ainsi que des Grecs s’est fait par la voie essentiellement critique et révolutionnaire et n’a abouti qu’à des résultats négatifs, le développement du peuple hébreu s’accomplissait généralement d’une manière organique ou évolutionnaire et a abouti à un résultat positif d’une valeur universelle immense — le Christianisme. D’un côté, nous ne voyons que des images tronquées et défigurées de l’homme trinitaire, ou de la forme messianique, — d’un autre côté, nous trouvons les trois éléments réels du messianisme social dans leur rapport normal et harmonique préfigurant et préparant l’apparition du vrai messie personnel. Aux Indes, la caste sacerdotale des Brahmes, les représentants de la tradition religieuse, du passé sacré et inviolable, voulant garder pour soi une domination exclusive, opprimaient la vie actuelle par un légalisme impitoyable, supprimant toute possibilité de mouvement libre de l’esprit et de progrès social. Mais les prêtres qui veulent immédiatement gouverner le monde succombent inévitablement devant une alternative fatale : ou bien ils gouvernent réellement en entrant dans les détails matériels de l’actualité profane, et alors ils compromettent leur prestige religieux, abaissent leur dignité sacrée et finissent par perdre leur autorité aux yeux de la masse et avec cela toute leur puissance ; ou bien, tout en gardant le pouvoir immédiat dans la société, ils veulent rester de vrais prêtres, et alors ils perdent dans leur gouvernement le sens de la réalité et ne pouvant satisfaire aux besoins légitimes des gouvernés, ruinent la société si elle leur reste fidèle, ou sont destitués et remplacés par la partie active du peuple.

Aux Indes, la caste sacerdotale dût céder à la classe guerrière une grande partie de sa prédominance, mais elle en garda assez pour arrêter le libre développement de la vie nationale. Cette lutte fut compliquée par l’action croissante du troisième des ordres sociaux[1] — les sages qui, en s’éloignant de plus en plus de la doctrine orthodoxe et de la discipline traditionnelle, finirent par entrer en antagonisme ouvert avec les Brahmanes. La classe militaire ou royale se divisa dans cette lutte, mais elle finit par prendre parti pour les représentants du passé ; et les prophètes hindous — les sages du Bouddhisme, après des persécutions cruelles, furent expulsés de l’Inde. Si, d’un côté, la sagesse négative du Bouddhisme, hostilement opposée au présent et au passé, n’était qu’une utopie vide et stérile ; d’autre part, le sacerdoce et la royauté, en se coalisant contre le nouveau mouvement de la pensée et en le supprimant par la violence, ont privé l’Inde de toute liberté et lui ont ôté toute possibilité de progrès historique. Malgré la supériorité de la race aryenne, malgré les grandes qualités du génie national, l’Inde est restée depuis lors une esclave impuissante, se donnant sans résistance à tous les maîtres qui ont voulu d’elle.

L’origine de la culture indienne est signalée par la prédominance de la classe sacerdotale, représentant le passé, et la tradition commune ; — les origines de l’Hellade historique sont marquées au contraire par la domination de la partie active de la société, des guerriers, des hommes de la force qui s’affirme, qui veut se manifester, qui cherche des exploits. Si la supériorité de cet élément social a été au commencement éminemment favorable au progrès de toutes les activités humaines, la cristallisation de la classe militaire dans des cités où des États ne manqua pas de devenir par la suite un péril et un obstacle au libre mouvement de l’esprit national et en détermina le caractère révolutionnaire. Une société fixée dans un seul corps purement politique dégénère nécessairement en un état despotique, quelle que soit d’ailleurs la forme de son gouvernement. Les hommes de l’actualité, les hommes pratiques qui gouvernent les États absolus (républiques ou monarchies) ne croient pas au passé et craignent l’avenir. Du reste, tout en manquant de vraie piété et de vraie foi, ils admettent comme inoffensifs ou même utiles les représentants de la tradition religieuse, à condition que ceux-ci demeurent inactifs ; ils donnent une place d’honneur à un sacerdoce officiel, d’un côté, pour dominer la foule aveuglé et, d’un autre côté, pour servir de complément décoratif à l’édifice de l’État tout-puissant. Mais ils ont une haine implacable pour tout mouvement religieux libre et spontané, pour tout ce qui ouvre à l’âme humaine des horizons nouveaux, pour tout ce qui doit rapprocher l’humanité de son avenir idéal. Le gouvernement athénien, tout démocratique qu’il fût, devait nécessairement exiler Anaxagore et empoisonner Socrate, au nom de la patrie, c’est-à-dire de l’État absolu. Dans ces conditions, le mouvement progressif de la pensée religieuse et philosophique est fatalement amené à rompre avec les puissances du présent et la tradition du passé, avec l’État et la religion d’État. La pensée devient cosmopolite ; et si Socrate et Platon méprisaient la démocratie athénienne, Aristote méprise toutes les constitutions républicaines des cités grecques en leur préférant la monarchie à demi barbare des Macédoniens ; et enfin les philosophes cyniques et stoïques rejettent toute idée de patrie et d’État, se déclarant étrangers à tout intérêt public. L’indépendance et l’organisation politique de l’Hellade furent détruites par la philosophie et la religion philosophique, qui ne mit rien à la place de la patrie en ruines.

Cet antagonisme entre l’actualité nationale, représentée par les républiques grecques, et la pensée supérieure, l’avenir de la nation représenté par l’idéalisme grec ; cette lutte entre l’État et la philosophie fut fatale à l’un et à l’autre. L’État y perdit sa raison d’être ; l’idéal des sages manqua de toute application concrète et vivante. L’État, qui voulait s’appuyer exclusivement sur la force, périt par la force ; et la sagesse, qui méprisait trop la réalité, resta un idéal abstrait et impuissant. Et il était juste qu’il en fût ainsi. Un résultat plus positif de la vie nationale pour les Grecs, ainsi que pour les Hindous, était non seulement impossible, mais il n’eût pas été désirable. Puisque les deux pensées les plus élevées qui inspirèrent le génie de ces deux nations — le pessimisme indien avec son Nirvâna et l’idéalisme grec avec son absorption dans l’absolu — n’étaient ni l’une ni l’autre la vérité complète et définitive, elles ne pouvaient ni ne devaient recevoir une réalisation harmonique durable. Un pessimisme nihiliste créant une organisation sociale, un idéalisme contemplatif comme pouvoir diminuant l’actualité — ce seraient là des contradictions in adjecto. Et si, malgré cette contradiction intrinsèque, les deux idées nationales imparfaites s’étaient fixées et éternisées par un équilibre extérieur de forces sociales, l’humanité n’en aurait aucun profit : il n’y aurait eu que trois Chines au lieu d’une seule.

Si l’histoire des Hébreux a présenté un caractère différent et a porté d’autres fruits, c’est que la vie nationale d’Israël était basée sur un principe religieux complet et capable d’un développement organique. Ce principe se manifesta dans la forme trinitaire de la théocratie juive où les trois pouvoirs sociaux, se déployant dans un rapport normal harmonique, préfiguraient et préparaient le Règne du vrai Messie. Nous n’oublions pas les infidélités du peuple juif et les efforts répétés pour briser l’image trinitaire de la théocratie mosaïque. Nous savons bien que le roi Saül massacra les prêtres de Jahvé à Nob, et que les rois postérieurs tant à Samarie qu’à Jérusalem persécutèrent et firent périr les vrais prophètes. Mais ces faits trop certains ne doivent pas nous empêcher de reconnaître trois vérités historiques incontestables : 1° que l’idée de la théocratie trinitaire, c’est-à-dire de la coopération organique et de l’harmonie morale entre les trois pouvoirs dirigeants de la société complète, — que cette idée, tout à fait étrangère aux Hindous comme aux Hellènes, était toujours présente à la conscience d’Israël ; 2° que cette idée, dans les moments les plus solennels de l’histoire juive, prenait corps et se réalisait effectivement ; 3° que les représentants du progrès national, les hommes de l’avenir, ceux qui faisaient l’histoire — en un mot les prophètes, — n’entraient jamais dans la voie purement révolutionnaire et, tout en châtiant par leur parole inspirée les abus des prêtres et des princes nationaux, ne rejetaient jamais en principe ni le sacerdoce d’Aaron, ni la royauté de David.

Moïse, le plus grand des prophètes, ne s’arrogeait ni le pouvoir sacerdotal qu’il abandonnait à Aaron, ni le commandement militaire qu’il conférait à Josué. Il ne prétendait pas non plus à l’exercice exclusif de la puissance prophétique qu’il communiqua aux soixante-dix représentants du peuple en exprimant le vœu que tous les Israélites pussent recevoir le don de prophétie. De même David, le roi théocratique par excellence, fut le restaurateur et le défenseur du sacerdoce. Il ne faisait rien sans consulter l’oracle infaillible (des Urim et Thummim) attaché au pontificat suprême ; et en même temps, quoique prophète lui-même par le don individuel, il s’inclinait devant l’autorité morale du prophétisme public. L’histoire théocratique de l’Ancien Testament atteint son point culminant — la différenciation achevée et l’accord parfait des trois pouvoirs — quand, vers la fin du règne de David, le fils de celui-ci, Salomon, est élevé au trône et sacré roi par le grand-prêtre Tsadok et le prophète Nathan. Et quand, après les chutes et les défaillances des rois de Juda et de leurs rivaux d’Éphraïm, l’élite du peuple, corrigée par la ruine de Samarie et de Jérusalem, par la captivité de Ninive et de Babylone, revint dans la terre sainte pour rétablir sous la protection perse la société de Jahvé, — nous voyons le prophète Zacharie insister sur la formule trinitaire de la théocratie rétablie, sur la solidarité et l’harmonie entre le sacerdoce dans la personne de Josué, fils de Joasédek, et la principauté temporelle dans la personne de Zérubabel, fils de Sealthiel, — deux pouvoirs dont lui, le prophète, était le lien vivant et le conciliateur inspiré.

Les fils d’Israël n’ont jamais oublié que la société est le corps de l’Homme parfait, et que celui-ci est nécessairement trinitaire : prêtre du Très-Haut, roi de la terre et prophète de l’union divino-humaine. Ce peuple unique anticipait et préparait l’avènement de l’Homme-Dieu, non seulement par les intuitions de ses voyants, mais par sa constitution sociale, par le fait même de sa théocratie trinitaire.

On sait que l’onction sacrée des souverains était chez les Hébreux l’attribut commun des pontifes, des rois et des prophètes. Ainsi l’Oint par excellence (le Messie ou le Christ) devait réunir en soi les trois pouvoirs. Et en effet Il se manifesta comme pontife ou sacrificateur absolument pur et saint en offrant au Père céleste le sacrifice complet de son humanité ; comme vrai roi du monde et de la nature matérielle qu’il arracha, par sa résurrection, à la loi de la mort et qu’il conquit à la vie éternelle ; enfin comme prophète parfait en montrant aux hommes, dans son ascension au ciel, le but absolu de leur existence et en leur donnant, par la mission du Saint-Esprit et par la fondation de l’Église, les forces et les moyens nécessaires pour atteindre ce but.

  1. Il va sans dire que la division des castes indiennes est un phénomène local qu’on ne doit pas confondre avec les trois ministères dirigeants qui existent dans toute société.