La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/10


CHAPITRE X.


PROJET D’UNE QUASI-PAPAUTÉ À CONSTANTINOPLE ET À JÉRUSALEM


Le désir préconçu de placer quand même le centre de l’Église Universelle en Orient révèle déjà un amour-propre local et une haine de race plus capable de produire des divisions que de fonder l’unité chrétienne. Ne vaudrait-il pas mieux, sans rien préjuger, chercher le centre universel là où il est ? Et s’il ne se trouve nulle part, n’est-il pas puéril de vouloir l’inventer ?

La nécessité d’un tel centre pour l’existence normale de l’Église une fois acceptée, il faut reconnaître aussi que le Divin Chef et Fondateur de l’Église a prévu cette nécessité et n’a pas abandonné la condition indispensable de son œuvre au hasard des événements et à l’arbitraire humain. Si, en cédant à l’évidence, on accorde que l’Église ne saurait être libre et active sans un centre international d’unité, on doit bien avouer que l’Orient chrétien, privé qu’il est depuis mille ans de cet organe essentiel, ne peut à lui seul constituer l’Église Universelle. Celle-ci a dû pendant une si longue période manifester ailleurs son unité. Que l’idée de trouver quelque part en Orient un gouvernement central pour l’Église Universelle ou d’instituer un anti-pape oriental — que cette idée hybride n’ait rien de sérieux et de pratique, on le voit assez par l’incapacité de ses partisans à s’accorder sur la question suivante, même à titre de projet théorique ou de pium desiderium : auquel des dignitaires ecclésiastiques de l’Orient cette mission problématique pourrait être dévolue ? Le candidat des uns est « le patriarche œcuménique » de Constantinople ; les autres préféreraient le siège de Jérusalem, « la mère de toutes les Églises ». Si nous nous proposons ici de faire justice en quelques mots de ces tristes utopies, ce n’est pas à cause de leur importance intrinsèque qui est absolument nulle, mais seulement par égard pour quelques écrivains respectables qui, en désespoir de cause, ont voulu opposer ces fictions à l’idée de la vraie réunion des Églises.

Si le centre d’unité n’existe pas de droit divin, il faut que l’Église actuelle (qu’on considère cependant comme un corps complet), après avoir vécu dix-huit siècles, se crée elle-même la condition de son existence. C’est comme si l’on imposait à un corps humain tout fait, mais privé de cerveau, la tâche de se fabriquer cet organe central. Cependant puisque l’absurdité générale de la théorie ne frappe pas l’esprit de nos adversaires il nous faut entrer dans les détails de leurs projets.

En attribuant à l’un de ses pasteurs la primauté de juridiction, l’Église peut régler son choix ou bien sur des faits de l’histoire religieuse consacrés par la tradition ecclésiastique, ou bien sur des considérations d’ordre purement politique. Pour donner un simulacre de sanction religieuse à leurs prétentions nationales, les Grecs byzantins ont affirmé que leur Église avait été fondée par l’apôtre saint André qu’ils nomment Protoclète (le premier appelé). Le lien légendaire qui rattache Constantinople à cet apôtre ne pourrait, même s’il était plus solide[1], conférer à la ville impériale aucune prérogative ecclésiastique, puisque ni l’Écriture sainte, ni la tradition de l’Église n’attribue à saint André aucune espèce de primauté dans le collège apostolique. L’apôtre ne pouvait donc pas communiquer à son Église un privilège qu’il n’avait pas lui-même. Et en 451, lors du concile œcuménique de Chalcédoine, les évêques grecs, en voulant attribuer au siège de Constantinople la primauté en Orient et la seconde place dans l’Église Universelle après l’évêque de « la vieille Rome », se gardèrent bien de recourir à saint André, mais ils appuyèrent leur projet uniquement sur la dignité politique de la ville impériale (βασιλευούσα πόλις). Cet argument, qui est au fond le seul en faveur des prétentions byzantines, ne peut les justifier ni pour le passé ni pour l’avenir[2]. Si la primauté ecclésiastique tient à l’avantage de la basilevousa polis, alors l’ancienne Rome, qui n’avait plus cet avantage, devait aussi perdre dans l’Église la première place que personne cependant n’osa lui contester. Bien loin de là, ce fut au pape lui-même que les évêques grecs adressèrent leurs humbles supplications pour qu’il daignât confirmer la primauté relative et partielle du patriarche byzantin. — Quant à la question actuelle, si la primauté doit appartenir à celui des patriarches qui est préposé à la résidence de l’empereur orthodoxe, comment faire aujourd’hui qu’il n’y a pas d’empereur orthodoxe à Constantinople et qu’il n’y a pas de patriarche à Saint-Pétersbourg ? Mais supposons cette difficulté vaincue et Constantinople redevenue la ville régnante du monde orthodoxe, la résidence d’un empereur d’Orient, russe, grec ou gréco-russe, — ce ne serait pour l’Église qu’un retour au césaropapisme du Bas-Empire.

Nous savons, en effet, que la primauté factice du patriarche impérial a été le tombeau de la liberté et de l’autorité ecclésiastique en Orient. Ceux qui, pour éviter le césaro-papisme de Saint-Pétersbourg, voudraient le transporter à Constantinople ne font évidemment que se jeter dans le fleuve pour se préserver de la pluie.

Jérusalem, le centre sacré de la théocratie nationale de l’Ancien Testament, n’a aucun droit à la suprématie dans l’Église Universelle du Christ. La tradition nomme saint Jacques le premier évêque de Jérusalem. Or, saint Jacques, pas plus que saint André, n’avait aucune espèce de primauté dans l’Église apostolique et ne pouvait communiquer à son siège aucun droit exceptionnel. D’ailleurs, pendant longtemps, il n’a pas eu de successeur. À l’approche des légions de Vespasien, les chrétiens abandonnèrent la cité condamnée qui dans le siècle suivant perdit même son nom. La restauration accomplie par Constantin trouva le siège de saint Jacques subordonné hiérarchiquement à l’archevêque métropolitain de Césarée en Palestine (comme l’évêque de Byzance l’était jusqu’à 381 au métropolitain de Héraclée en Thrace). Même, dans la suite, Jérusalem ne fut longtemps qu’un patriarcat purement honoraire et, après avoir obtenu enfin une juridiction indépendante, elle n’occupa que la dernière place dans l’ordre des sièges patriarcaux. Aujourd’hui « la mère de toutes les Églises » est réduite à une coterie au service du phylétisme phanariote et poursuivant une politique exclusivement nationale. Pour faire de Jérusalem le centre hiérarchique de l’Église Universelle il faudrait déposséder la confrérie panhelléniste et créer ex nihilo un nouvel ordre de choses. Mais si même une telle création était d’une manière générale possible, il est évident qu’elle ne pourrait être réalisée que par la Russie au prix d’une rupture définitive avec les Grecs. Mais alors à quoi se réduirait-elle cette Église Universelle pour laquelle la Russie doit forger de toutes pièces un pouvoir central et indépendant ? Il n’y aurait même plus d’Église gréco-russe ; et le nouveau patriarche de Jérusalem ne serait au fond que le patriarche de toutes les Russies. Ce ne seront pas certes les Bulgares et les Serbes qui soutiendront l’indépendance ecclésiastique, et nous voilà donc de nouveau revenus à une Église nationale, dont le chef hiérarchique ne peut être qu’un sujet et un serviteur de l’État.

L’impossibilité manifeste de trouver ou de créer en Orient un centre d’unité pour l’Église Universelle nous impose le devoir de le chercher ailleurs. Avant tout il faut nous reconnaître pour ce que nous sommes en réalité — une partie organique du grand corps chrétien — et affirmer notre solidarité intime avec nos frères de l’Occident qui possèdent l’organe central qui nous manque. Cet acte moral, cet acte de justice et de charité serait par lui-même un progrès immense pour nous et la condition indispensable de tout progrès ultérieur.

  1. C’est à la ville de Patras que revient le privilège d’avoir été consacrée par le martyre de saint André et d’avoir possédé en premier lieu ses reliques.
  2. Nous aurons encore à nous occuper de cette première grande manifestation du césaro-papisme byzantin, qui dans tous les cas n’a rien de commun avec l’autorité infaillible des décrets dogmatiques formulés par le concile.