La Russie et l’Église Universelle/Livre premier/02


CHAPITRE II.


QUESTION SUR LA RAISON D’ÊTRE DE LA RUSSIE


Mais ici je suis interrompu par la voix bien connue de mes compatriotes : « Qu’on ne nous parle pas de nos besoins, de nos défauts et surtout de nos devoirs envers cet Occident qui est en décadence ! Vixit. Nous n’avons pas besoin de lui et nous ne lui devons rien. Nous avons chez nous tout ce qu’il nous faut. In (sic) Oriente lux[1]. Le vrai représentant et le produit définitif du christianisme, c’est la sainte Russie. Et que nous importe la vieille Rome décrépite quand nous sommes nous-mêmes la Rome de l’avenir, la troisième et dernière Rome[2] ? L’Église Orientale a accompli sa grande tâche historique en christianisant le peuple russe, ce peuple qui s’est identifié avec le christianisme et auquel appartient tout l’avenir de l’humanité. » Le but définitif du christianisme dans l’histoire et la raison d’être du genre humain se réduiraient ainsi à l’existence d’une seule nation. Mais pour accepter une semblable assertion, il faudrait d’abord renier formellement l’idée même de l’Église Universelle. On nous propose un retour à l’ancien judaïsme avec cette différence que le rôle exceptionnel du peuple juif dans les plans de la Providence est attesté par la parole de Dieu, tandis que l’importance exclusive de la Russie ne peut être affirmée que sur la parole de certains publicistes russes, dont l’inspiration est loin d’être infaillible.

Du reste, puisque les idées de nos patriotes exaltés, au sujet des bases de la foi religieuse, ne sont pas tout à fait claires et déterminées, il faut nous mettre sur un terrain plus général et examiner leurs prétentions au point de vue purement naturel et humain.

Il y a quarante ou cinquante ans que le patriotisme russe s’acharne à répéter, en la variant sur tous les tons, une phrase invariable : la Russie est grande, et elle a une mission sublime à remplir dans le monde. En quoi précisément consiste cette mission et que doit faire la Russie, — que devons-nous faire nous-mêmes — pour l’accomplir ? cela demeure toujours dans le vague. Ni les vieux slavophiles, ni leurs épigones actuels, ni M. Katkof lui-même n’ont rien dit d’explicite à cet égard[3]. Ils ont parlé de la lumière venant de l’Orient, mais il ne paraît pas du tout que cette lumière ait déjà illuminé leur intelligence et qu’ils aient vu clair. Qu’il nous soit donc permis, tout en rendant justice aux sentiments patriotiques de ces hommes respectables, de poser nettement la question qu’ils s’efforcent d’éluder, la grande question de la conscience nationale : Quelle est la raison d’être de la Russie dans le monde ?

Pendant des siècles, l’histoire de notre pays tendait à un seul but : la formation d’une grande monarchie nationale. La réunion de l’Ukraine et d’une partie de la Russie Blanche à la Russie moscovite, sous le tsar Alexis, a été un moment décisif dans cette œuvre historique, car cette réunion terminait le débat de primauté entre la Russie du nord et celle du midi, entre Moscou et Kief, et donnait une portée réelle au titre de « tsar de toutes les Russies ». Dès lors on ne pouvait plus douter du succès de la tâche laborieuse entreprise par les archevêques et les princes de Moscou depuis le XIVe siècle. Et il est d’une logique providentielle que ce soit précisément le fils du tsar Alexis, qui, allant au delà de l’œuvre de ses devanciers, pose hardiment le problème ultérieur : Que doit faire la Russie réunie et devenue un État puissant ? La réponse provisoire donnée par le grand empereur à cette question fut, que la Russie doit aller à l’école des peuples civilisés de l’Occident pour s’assimiler leur science et leur culture. C’était, en effet, tout ce qu’il nous fallait pour le moment. Mais cette solution si simple et si claire devenait de plus en plus insuffisante à mesure que la jeune société russe avançait d’une classe à l’école européenne : il s’agissait de savoir désormais ce qu’elle aurait à faire après ses années d’apprentissage. La réforme de Pierre le Grand introduisait la Russie dans l’arsenal européen pour lui apprendre à manier tous les instruments de la civilisation, mais elle était indifférente aux principes et aux idées d’ordre supérieur qui déterminaient l’application de ces instruments. Ainsi cette réforme, en nous donnant les moyens de nous affirmer, ne révélait pas le but définitif de notre existence nationale. Si l’on avait raison de demander : Que doit faire la Russie barbare ? et si Pierre a bien répondu en disant : Elle doit être réformée et civilisée, — on n’a pas moins raison de demander : Que doit faire la Russie réformée par Pierre le Grand et ses successeurs, quel est le but de la Russie actuelle ?

Les slavophiles ont eu le mérite de comprendre toute la portée de ce problème, quoiqu’ils n’aient rien pu faire pour le résoudre. Par réaction contre cette poésie vague et stérile du panslavisme, des patriotes plus prosaïques ont affirmé de nos jours qu’il n’est pas indispensable qu’un peuple porte en lui-même une idée déterminée et poursuive un but supérieur dans l’humanité, mais qu’il suffit pleinement d’être indépendant, d’avoir des institutions appropriées à son caractère national et assez de puissance et de prestige pour défendre avec succès ses intérêts matériels dans les affaires du monde. Désirer tout cela pour son pays, travailler à le rendre riche et puissant — en voilà assez pour un bon patriote. Cela revient à dire que les nations vivent du seul pain quotidien, ce qui n’est ni vrai ni désirable. Les peuples historiques ont vécu non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour l’humanité entière en achetant par des œuvres immortelles le droit d’affirmer leur nationalité. C’est le caractère distinctif d’une grande race ; et le patriotisme qui n’en comprend pas le prix est un patriotisme de mauvais aloi.

On ne demande pas quelle est la mission historique des Ashantis ou des Esquimaux. Mais quand une nation chrétienne aussi étendue et nombreuse que la nôtre, comptant mille ans d’existence et pourvue des moyens extérieurs nécessaires pour jouer un rôle dans l’histoire universelle, affirme sa dignité de grande nation et prétend à une hégémonie sur les peuples de la même race et à une influence décisive sur la politique générale, — on doit bien savoir quels sont ses vrais titres à un tel rôle historique, quel principe ou quelle idée elle apporte au monde, ce qu’elle a fait et ce qu’elle a encore à faire pour le bien de l’humanité entière ?

Mais, dit-on, répondre à ces questions, ce serait anticiper sur l’avenir. Oui, s’il s’agissait d’un peuple enfant, de la Russie kiévienne de saint Vladimir ou de la Russie moscovite de Jean Kalita. Mais la Russie moderne, qui depuis deux cents ans ne cesse de se manifester sur la scène de l’histoire universelle, et qui au commencement du siècle s’est mesurée avec la plus grande partie de l’Europe, — cette Russie ne devrait pas ignorer complètement où elle va, ni ce qu’elle compte faire. Que l’accomplissement de notre mission historique appartienne à l’avenir — nous le voulons bien ; mais il faut que nous ayons au moins une idée de cet avenir, et qu’il se trouve dans la Russie actuelle un germe vivant de ses destinées futures.

On ne fait pas grand’chose quand on ignore ce qu’on doit faire. Nos ancêtres du XVe siècle avaient une idée très nette de l’avenir auquel ils travaillaient — l’empire de toutes les Russies. Et nous, pour qui ce but suprême de leurs efforts est déjà un fait accompli, pouvons-nous être moins éclairés qu’eux sur notre avenir à nous, pouvons-nous croire qu’il sera réalisé sans nous, en dehors de notre pensée et de notre action ?

  1. Titre d’une pièce de vers dédiée par un poète connu à feu Katkof.
  2. C’est ainsi que quelques moines grecs et russes ont désigné la Moscovie après la chute de l’Empire byzantin.
  3. Les panslavistes politiciens voudraient que la Russie détruisît l’Empire autrichien pour former une confédération Slave. Et après ?