La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/11


CHAPITRE XI.


LE PAPE SAINT LÉON LE GRAND, SUR LA PRIMAUTÉ.


Ce n’est pas ici le lieu d’exposer tout le développement historique de la papauté et de reproduire les témoignages innombrables de la tradition orthodoxe qui prouvent la légitimité du pouvoir souverain des papes dans l’Église Universelle.

Pour montrer le fondement historique de notre thèse à ceux de nos lecteurs qui ne sont pas versés dans l’histoire ecclésiastique, il nous suffira de nous arrêter à une seule époque mémorable dans les destinées de la papauté, — époque assez ancienne pour imposer le respect à nos orthodoxes traditionnalistes et qui, en même temps, est éclairée par le plein jour de l’histoire, parfaitement documentée et ne présente dans ses traits essentiels rien d’obscur ou de douteux. C’est le milieu du Ve siècle — le temps où l’Église romaine était si dignement représentée par le pape saint Léon le Grand.

Il est intéressant pour nous de voir comment ce pontife romain, qui est en même temps un saint de l’Église gréco-russe, considérait lui-même son pouvoir et comment ses affirmations étaient reçues dans la partie orientale de l’Église.

Dans un de ses sermons, après avoir rappelé que le Christ est le seul pontife dans le sens absolu du mot, saint Léon continue en ces termes : « Or, il n’a pas délaissé la garde de son troupeau ; et c’est de son pouvoir principal et éternel que nous avons accepté le don abondant de la puissance apostolique, et son secours n’est jamais absent de son œuvre. — Car la solidité de la foi louée dans le prince des apôtres est perpétuelle, et comme ce que Pierre a cru dans le Christ demeure permanent, ainsi demeure permanent ce que le Christ a institué dans Pierre (et sicut permanet quod in Christo Petrus credidit, ita permanet quod in Petro Christus instituit). Elle reste donc la disposition de la vérité ; et le bienheureux Pierre persévérant dans la force acceptée de la Roche, n’a pas abandonné les rênes de l’Église qu’il a reçues. Ainsi, si nous agissons et si nous discernons avec justice, si nous obtenons quelque chose de la miséricorde de Dieu par des supplications quotidiennes, c’est l’œuvre et le mérite de celui dont la puissance vit et dont l’autorité excelle dans son siège. »

Et en parlant des évêques rassemblés à Rome pour la fête de saint Pierre, saint Léon dit qu’ils ont voulu honorer par leur présence « celui qu’ils savent être, sur ce siège (de Rome), non seulement le président, mais aussi le primat de tous les évêques[1] ».

Dans un autre discours, après avoir exprimé ce que nous pouvons appeler la vérité ecclésiastique fondamentale, à savoir que dans le domaine de la vie intérieure, la vie de la grâce, tous les chrétiens sont des prêtres et des rois, mais que les différences et les inégalités sont nécessaires dans la structure extérieure du corps mystique du Christ, — saint Léon ajoute : « Et cependant de l’univers entier Pierre seul est élu et c’est lui qui est préposé à tout : et à la convocation de toutes les nations, et à tous les apôtres, et à tous les Pères de l’Église, afin que, quoiqu’il y ait dans le peuple de Dieu plusieurs prêtres et plusieurs pasteurs, tous cependant soient proprement régis par Pierre, étant principalement régis par le Christ. C’est là, ô bien-aimés, une grande participation (magnum consortium) à la puissance que la volonté divine a accordée à cet homme. Et si elle a voulu que les autres chefs eussent quelque chose en commun avec lui, elle n’a jamais donné autrement que par lui ce qu’elle n’a pas refusé aux autres. Et Moi je te dis : c’est-à-dire comme Mon Père t’avait manifesté Ma divinité, ainsi Je te fais connaître ton excellence, — que tu es Pierre : c’est-à-dire, si Je suis la Roche inviolable, Moi la pierre angulaire faisant de deux un, Moi le fondement en dehors duquel personne n’en peut placer d’autre, — tu es pourtant aussi la Roche, étant rendu solide par ma force et ayant en commun avec Moi par participation ce que J’ai en propre par ma puissance[2].

« Le pouvoir de lier et de délier a passé aussi aux autres apôtres et par eux à tous les chefs de l’Église ; mais ce n’est pas en vain qu’on a confié à un seul ce qui appartient à tous. — Pierre est muni de la force de tous, et l’assistance de la grâce divine est ordonnée d’une telle manière que la fermeté qui est donnée par le Christ à Pierre est conférée par Pierre aux apôtres[3]. »

Comme Pierre participe au pouvoir souverain du Christ sur l’Église Universelle, de même l’évêque de Rome occupant le siège de Pierre est le représentant actuel de ce pouvoir.

« Pierre ne cesse pas de présider à son siège, et son consortium avec le Pontife éternel ne lui fait jamais défaut. Car cette solidité qu’il reçut — fait pierre lui-même — du Christ qui est la pierre — passa en ses héritiers, et partout où se manifeste quelque fermeté, c’est sans doute la force du pasteur par excellence qui apparaît. — Qui, en estimant la gloire du bienheureux Pierre, serait assez ignorant ou assez envieux pour prétendre qu’il y a quelque partie de l’Église qui ne soit pas régie par sa sollicitude, qui ne croisse pas par son secours[4] ? »

Quoique tous les pasteurs particuliers commandent à leurs troupeaux par une sollicitude spéciale et savent qu’ils rendront compte des brebis qui leur ont été confiées, — c’est nous seuls cependant qui devons partager le soin avec tous, et l’administration de chacun est une portion de notre labeur. Car comme de tout l’univers on a recours au siège du bienheureux apôtre Pierre, et cet amour envers l’Église Universelle, qui lui a été commandé par le Seigneur, est exigé aussi de la part de notre dispensation, — nous sentons sur nous un poids d’autant plus lourd que notre devoir envers tous est plus grand[5]. »

La gloire de saint Pierre est pour saint Léon inséparable de la gloire de l’Église romaine qu’il appelle « la race sainte, le peuple élu, la cité sacerdotale et royale, devenue la tête de l’univers par le siège sacré du bienheureux Pierre[6] ».

« Celui-ci, le chef de l’ordre apostolique, est destiné à la citadelle de l’Empire Romain afin que la lumière de la vérité qui se révélait pour le salut de toutes les nations, s’écoule d’une manière plus efficace de la tête elle-même par tout le corps du monde[7]. »

  1. S. Leonis Magni, opp. ed. Migne. Parisiis, 1846 sqq., t. I, col. 145-7.
  2. S. Leonis Magni, col. 149.
  3. Ibid. col. 151, 2. Cf, 429-32.
  4. S. Leonis Magni, col. 155, 6.
  5. Ibid., col. 153.
  6. Ibid., col. 423.
  7. Ibid., col. 424.