La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/04


CHAPITRE IV.


L’ÉGLISE COMME SOCIÉTÉ UNIVERSELLE. LE PRINCIPE DE L’AMOUR.


L’existence de toute société humaine étant déterminée par les idées et les institutions, le bien-être et le progrès social dépendent principalement de la vérité des idées qui dominent dans la société et du bon ordre qui règne dans son gouvernement. L’Église comme société directement voulue et fondée par Dieu doit posséder ces deux qualités à un degré éminent ; les idées religieuses qu’elle professe doivent être infailliblement vraies ; et sa constitution doit réunir la plus grande stabilité à la plus grande puissance d’action dans la direction voulue.

L’Église est avant tout une société établie sur la vérité. La vérité fondamentale de l’Église c’est l’unité du divin et de l’humain, le Verbe fait Chair, le Fils de l’Homme reconnu comme le Christ, Fils du Dieu vivant. Sous un aspect purement objectif la pierre de l’Église est ainsi le Christ lui-même, la vérité incarnée. Mais pour être réellement fondée sur la vérité, l’Église, comme société humaine, doit être réunie à cette vérité d’une manière déterminée.

Puisque la vérité n’a pas d’existence immédiatement manifeste et extérieurement obligatoire dans ce monde des apparences, l’homme ne peut se réunir à elle que par la foi qui nous rattache à la substance intérieure des choses et présente à notre esprit tout ce qui n’est pas visible extérieurement. On peut donc affirmer, du point de vue subjectif, que c’est la foi qui constitue la base ou la « pierre » de l’Église. Mais quelle foi ? La foi de qui ? Le simple fait d’une foi subjective chez telle ou telle personne ne suffit pas. La foi privée la plus forte et la plus sincère peut nous mettre en rapport non seulement avec la substance invisible de la vérité et du souverain Bien, mais aussi avec la substance invisible du mal et du mensonge, ce qui est abondamment prouvé par l’histoire des religions. Pour être vraiment rattaché par la foi à son objet désirable — la vérité absolue, — il faut être conforme à cette vérité.

La vérité de l’Homme-Dieu, c’est-à-dire l’unité parfaite et vivante de l’absolu et du relatif, de l’infini et du fini, du Créateur et de la créature — cette vérité par excellence ne peut se borner à un fait historique, mais elle révèle, au moyen de ce fait, un principe universel qui contient tous les trésors de la sagesse et embrasse tout dans son unité.

La vérité objective de la foi étant universelle, et le véritable sujet de la foi devant être conforme à son objet, il suit que le sujet de la vraie religion est nécessairement universel. Ce n’est pas à l’homme individuel et isolé, c’est à l’humanité entière dans son unité que peut appartenir la vraie foi ; et l’individu ne peut y participer que comme un membre vivant du corps universel. Mais l’unité réelle et vivante du genre humain n’étant pas immédiatement donnée dans l’ordre physique, elle doit être créée dans l’ordre moral. Les bornes de l’individualité finie qui s’affirme exclusivement, les bornes de l’égoïsme naturel, doivent être brisées par l’amour pour rendre l’homme conforme à Dieu qui est l’amour. Mais cet amour qui doit transformer les fractions discordantes du genre humain en une unité réelle et vivante — l’Église Universelle — cet amour ne peut pas être un sentiment vague, purement subjectif et impuissant : il faut qu’il se traduise par une action constante et déterminée qui donne au sentiment intérieur une réalité objective. Quel est donc l’objet réel de cet amour actif ? L’amour naturel, ayant pour objet les êtres qui nous sont le plus proches, crée une unité collective réelle — la famille ; l’amour naturel plus étendu, qui a pour objet tous les gens d’un même pays et d’une même langue, crée une unité collective plus vaste et plus compliquée, mais toujours réelle — la cité, l’État, la nation[1]. L’amour qui doit créer l’unité religieuse du genre humain, ou l’Église Universelle, doit dépasser les limites de la nationalité et avoir pour objet la totalité des êtres humains. Mais le rapport actif entre la totalité du genre humain et l’individu n’ayant pas pour base, dans ce dernier, un sentiment naturel analogue à celui qu’inspire la famille ou la patrie, — ce rapport se réduit nécessairement (pour le sujet particulier) à l’essence purement morale de l’amour, c’est-à-dire à l’abdication libre et consciente de la propre volonté, de l’égoïsme individuel familial et national. L’amour envers la famille et l’amour envers la nation sont en premier lieu des faits naturels qui peuvent en second lieu produire des actes moraux ; l’amour envers l’Église est essentiellement un acte moral — l’acte de soumettre la volonté particulière à la volonté universelle. Mais pour que la volonté universelle ne soit pas une fiction, il faut qu’elle soit toujours réalisée dans un être déterminé. La volonté de tous n’étant pas une unité réelle, puisque tous ne se trouvent pas immédiatement d’accord entre eux, il faut un moyen pour les accorder, c’est-à-dire une volonté unique qui puisse unifier toutes les autres. Il faut que chacun puisse s’unir effectivement à l’ensemble du genre humain (manifester positivement son amour envers l’Église) en rattachant sa volonté à une volonté unique non moins réelle et vivante que la sienne, mais en même temps universelle et à laquelle toutes les autres volontés doivent être également soumises. Mais on ne peut admettre une volonté sans celui qui veut et qui manifeste son vouloir ; et tant que tous ne sont pas immédiatement un, force nous est de nous unir à tous dans la personne d’un seul pour pouvoir participer à la vraie foi universelle.

Puisque chaque homme en particulier ne peut, pas plus que l’humanité entière dans son état naturel de division, être le sujet propre de la foi universelle, il faut que cette foi soit manifestée par un seul qui représente l’unité de tous. Chacun, en prenant cette foi vraiment universelle pour règle de sa propre foi, produit par là un acte réel de soumission ou d’amour envers l’Église, — acte qui le rend conforme à la vérité universelle révélée à l’Église. En aimant tous dans un seul (puisqu’on ne peut pas les aimer autrement), chacun participe à la foi de tous déterminée par la foi divinement assistée d’un seul ; et ce lien permanent, cette unité si large et cependant si ferme, si vivante et cependant si immuable, fait de l’Église Universelle un être moral collectif, une société véritable, beaucoup plus vaste et plus compliquée mais non moins réelle qu’une nation ou un État. L’amour pour l’Église est manifesté par une adhésion constante à sa volonté et à sa pensée vivante représentées par les actes publics du chef ecclésiastique suprême. Cet amour qui dans son origine n’est qu’un acte de morale pure, l’accomplissement d’un devoir par principe (l’obéissance à l’impératif catégorique selon la terminologie kantienne), peut et doit devenir la source de sentiments et d’affections non moins puissants que l’amour filial ou le patriotisme. Ceux qui, tout en voulant fonder l’Église sur l’amour, ne voient l’unité ecclésiastique universelle que dans une tradition cristallisée et privée depuis onze siècles de tous les moyens de s’affirmer réellement, devraient prendre en considération qu’il est impossible d’aimer d’un amour vivant et actif — un souvenir archéologique, un fait éloigné qui, comme les sept conciles œcuméniques, est absolument inconnu des masses et ne peut parler qu’aux érudits. L’amour pour l’Église n’a de sens réel que chez ceux qui reconnaissent toujours à l’Église un représentant vivant, un père commun de tous les fidèles susceptible d’être aimé comme l’est un père dans sa famille ou le chef de l’État dans un pays monarchique.

Le caractère formel de la vérité est de ramener à une unité harmonieuse les multiples éléments du réel. Ce caractère ne manque pas à la vérité par excellence, à la vérité de l’Homme-Dieu qui dans son unité absolue embrasse toute la plénitude de la vie divine et humaine. Au Christ, à l’être un, centre de tous les êtres, doit correspondre l’Église — collectivité aspirant à l’unité parfaite. Et tant que cette unité intérieure et parfaite de tous n’est pas réalisée, tant que la foi de chacun n’est pas encore en elle-même la foi de tous, — tant que l’unité de tous n’est pas manifestée immédiatement par chacun, elle doit être effectuée par le moyen d’un seul.

La vérité universelle parfaitement réalisée dans un seul (le Christ) attire à elle la foi de tous déterminée infailliblement par la voix d’un seul (le pape). En dehors de cette unité, nous l’avons vu, l’opinion de la multitude peut être erronée et la foi des élus eux-mêmes peut demeurer indécise. Mais ce n’est pas une fausse opinion ni une foi vacillante, c’est une foi infaillible et déterminée qui, en réunissant le genre humain à la vérité divine, constitue la base inébranlable de l’Église Universelle. Cette base, c’est la foi de Pierre vivant dans ses successeurs, — une foi qui est personnelle pour se manifester aux hommes et qui (par l’assistance divine) est surhumaine pour être infaillible. Et — nous ne cesserons de le répéter — si l’on croit que ce centre d’unité permanent n’est pas nécessaire, qu’on essaie seulement de manifester sans lui l’unité vivante de l’Église Universelle, qu’on essaie de produire sans lui un acte ecclésiastique intéressant la chrétienté entière, qu’on essaie de donner une réponse décisive et autoritaire à l’une des questions qui désunissent les consciences chrétiennes ! Mais on voit bien que les successeurs actuels des apôtres à Constantinople ou à Pétersbourg imitent le silence des apôtres eux-mêmes à Césarée de Philippe……

Résumons en quelques mots les réflexions précédentes. L’Église Universelle est basée sur la vérité affirmée par la foi. La vérité étant une, la vraie foi doit l’être aussi. Et cette unité de foi n’existant pas actuellement et immédiatement dans la totalité des croyants (puisque tous ne sont pas unanimes en matière de religion), doit résider dans l’autorité légale d’un seul chef, garantie par l’assistance divine et acceptée par l’amour et la confiance de tous les fidèles. Voilà la pierre sur laquelle le Christ a fondé son Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle.

  1. L’habitation dans une même contrée et l’identité du langage ne suffisent pas par elles-mêmes pour produire l’unité de la patrie ; elle est impossible sans le patriotisme, c’est-à-dire sans un amour spécifié.