La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/01


CHAPITRE I.


LA PIERRE DE L’ÉGLISE


Il serait trop long d’examiner ici ou seulement d’énumérer toutes les doctrines et toutes les théories concernant l’Église et sa constitution. Mais si, dans ce problème fondamental de la religion positive, on tient à savoir la vérité pure et simple, on est frappé par la facilité providentielle que l’on trouve à l’apprendre. Tous les chrétiens étant parfaitement d’accord entre eux sur ce point : que l’Église a été instituée par le Christ, il s’agit de voir comment et dans quels termes Il l’a fait. Or il n’y a qu’un seul et unique texte évangélique qui parle directement, explicitement et formellement de l’institution de l’Église. Ce texte constitutif devient de plus en plus lumineux à mesure que l’Église elle-même développe en grandissant les formes déterminées de son organisation ; et aujourd’hui les adversaires de la vérité ne trouvent ordinairement rien de mieux que de tronquer la parole créatrice du Christ pour l’adapter à leur point de vue confessionnel[1].

« Jésus-Christ, étant arrivé aux confins de la Césarée de Philippe, demanda à ses disciples : qui disent les hommes que Je suis, Moi le Fils de l’Homme ? — Et ils Lui répondirent : les uns — Jean-Baptiste ; les autres — Élie ; d’autres encore — Jérémie, ou l’un des prophètes. — Il leur dit : et vous, qui dites-vous que Je suis ? — Et, répondant, Simon Pierre dit : Tu es le Christ Fils du Dieu vivant. — Et, répondant, Jésus lui dit : Bienheureux es-tu, Simon bar Jonâ, car ce n’est pas la chair et le sang qui te l’ont révélé, mais Mon Père qui est aux cieux. Et Moi Je te dis que tu es Pierre et sur cette pierre j’édifierai Mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle. Et Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux. Et ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux ! » (Ev. saint Mathieu, XVI, 13-19)

L’union du divin et de l’humain, qui est le but de la création, s’est accomplie individuellement (hypostatiquement) dans la personne unique de Jésus-Christ, « Dieu parfait et Homme parfait unissant les deux natures d’une manière parfaite sans confusion et sans division[2] ». L’œuvre historique de Dieu entre dorénavant dans une phase nouvelle. Il ne s’agit plus d’une unité physique et individuelle, mais d’une réunion morale et sociale. L’Homme-Dieu veut unir à Lui d’une union parfaite le genre humain plongé dans le péché et les erreurs. Comment procèdera-t-Il ? S’adressera-t-Il à chaque âme humaine séparément ? Se bornera-t-Il à un lien purement intérieur et subjectif ? Il répond non : Οίκοδομήσω τήν εκκλησίαν μουj’édifierai Mon Église. C’est une œuvre réelle et objective qui nous est annoncée. Mais soumettra-t-Il cette œuvre à toutes les divisions naturelles du genre humain ? S’unira-t-Il à des nations particulières comme telles en leur donnant des Églises nationales indépendantes ? Non, puisque sa parole n’est pas : J’édifierai Mes Églises, mais Mon Égliseτήν εκκλησίαν μου. L’humanité réunie à Dieu doit former un seul édifice social et il s’agit de trouver une base solide à cette unité.

Une union véritable est basée sur l’action réciproque de ceux qui s’unissent. L’acte de la vérité absolue qui se révèle dans l’Homme-Dieu (ou l’Homme parfait) doit rencontrer de la part de l’humanité imparfaite un acte d’adhésion irrévocable qui nous rattache au principe divin. Le Dieu incarné ne veut pas que sa vérité soit acceptée d’une manière passive et servile, Il demande, dans sa nouvelle dispensation, à être reconnu par un acte libre de l’humanité. Mais il faut en même temps que cet acte libre soit absolument dans le vrai, qu’il soit infaillible. Il s’agit donc de fonder dans l’humanité déchue un point fixe et inébranlable sur lequel l’action édificatrice de Dieu puisse s’appuyer immédiatement un point où la spontanéité humaine coïnciderait avec la Vérité divine dans un acte synthétique, purement humain quant à la forme et divinement infaillible pour le fond.

Dans la production de l’humanité physique et individuelle du Christ, l’acte de la toute-puissance divine n’exigeait pour son efficacité qu’une adhésion éminemment passive et réceptive de la nature féminine dans la personne de la Vierge Immaculée : l’édification de l’humanité sociale ou collective du Christ, de son corps universel (l’Église) demande moins et en même temps plus que cela. Moins — parce que la base humaine de l’Église n’a pas besoin d’être représentée par une personne absolument pure et immaculée, car il ne s’agit pas ici de créer un rapport substantiel et individuel ou une union hypostatique et complète des deux natures, mais seulement de fonder une conjonction actuelle et morale. Mais si ce lien nouveau (le lien entre le Christ et l’Église) est moins profond et moins intime que le précédent (celui entre le Verbe divin et la nature humaine dans la sein de la Vierge Immaculée), il est plus positif — humainement parlant — et plus vaste. Plus positif — parce que cette nouvelle conjonction dans l’Esprit et la Vérité demande une volonté virile qui va au-devant de la révélation et une intelligence virile qui donne une forme déterminée à la vérité qu’elle accepte. Ce nouveau lien est plus étendu — puisqu’en formant la base constitutive d’un être collectif il ne peut pas se borner à un rapport personnel, mais doit être perpétué comme une fonction sociale permanente.

Il fallait donc trouver dans l’humanité telle quelle ce point de cohésion active entre le divin et l’humain pour former la base ou la pierre fondamentale de l’Église chrétienne. Jésus dans sa prescience surnaturelle avait d’avance indiqué cette pierre. Mais pour nous montrer que Son choix est exempt de tout arbitraire, Il commence par chercher ailleurs le corrélatif humain de la vérité révélée. Il s’adresse d’abord au suffrage universel, Il veut voir s’Il ne peut pas être reconnu, accepté, affirmé par l’opinion de la foule humaine, par la voix du peuple : quem dicunt homines esse Filium Hominis — pour qui les hommes Me prennent-ils ? — Mais la vérité est une et identique, tandis que les opinions des hommes sont multiples et contradictoires. La voix du peuple qu’on prétend être la voix de Dieu n’a répondu que par des erreurs arbitraires et discordantes à la question de l’Homme-Dieu. Il n’y a pas de conjonction possible entre la Vérité et les erreurs ; l’humanité ne peut pas entrer en rapport avec Dieu par le suffrage universel, l’Église du Christ ne peut pas être fondée sur la démocratie.

L’affirmation humaine de la vérité divine ne se trouvant pas au moyen du suffrage universel, Jésus-Christ s’adresse à ses élus, au collège des apôtres, à ce concile œcuménique primordial : Vos autem quem me esse dicitis — et vous pour qui me prenez-vous ? Mais les apôtres se taisent. Quand il s’agissait tout à l’heure de présenter les opinions humaines les douze ont parlé tous ensemble : pourquoi laissent-ils la parole à un seul quand il s’agit d’affirmer la vérité divine ? Peut-être ne sont-ils pas tout à fait d’accord entre eux. Peut-être Philippe n’aperçoit-il pas bien le rapport essentiel entre Jésus et le Père céleste, peut-être Thomas a-t-il des doutes sur la puissance messianique de son maître ? Le dernier chapitre de saint Mathieu nous apprend que même sur la montagne de la Galilée où ils furent appelés par Jésus ressuscité, les apôtres ne se sont pas montrés unanimes et fermes dans leur foi : quidam autem dubitaverunt. (Math., XXVIII, 17.)

Pour que le concile témoigne unanimement de la vérité pure et simple il faut que le concile soit concilié. L’acte décisif doit être un acte absolument individuel, l’acte d’un seul. Ce n’est ni la foule des croyants ni le concile apostolique, c’est Simon bar Jonâ tout seul qui répond à Jésus. Respondens Simon Petrus dixit : Tu es Filius Dei vivi. Il répond pour tous les apôtres, mais il parle de son propre chef sans les consulter, sans attendre leur assentiment. Quand les apôtres avaient tout à l’heure répété les opinions de la foule qui suivait Jésus ils n’avaient répété que des erreurs ; si Simon n’avait voulu exprimer que les opinions des apôtres eux-mêmes peut-être n’aurait-il pas atteint la vérité pure et simple. Mais il a suivi l’impulsion de son esprit, la voix de sa propre conscience ; et Jésus en l’approuvant solennellement déclare que ce mouvement, tout individuel qu’il fût, provenait cependant du Père céleste, c’est-à-dire que c’était un acte humain et divin à la fois, une véritable conjonction entre l’Être absolu et le sujet relatif.

Le point ferme, la roche ou la pierre inébranlable pour y appuyer l’opération divino-humaine est trouvé. Un seul homme qui, assisté par Dieu, répond pour tout le monde, voici la base constitutive de l’Église universelle. Elle n’est fixée ni dans l’unanimité impossible de tous les croyants, ni dans l’accord toujours douteux d’un concile, mais dans l’unité réelle et vivante du prince des apôtres. Et, dans la suite, chaque fois que la question de la vérité sera posée devant l’humanité chrétienne, ce n’est ni du suffrage universel ni du conseil des élus qu’elle recevra sa solution déterminée et décisive. Les opinions arbitraires des hommes ne feront naître que des hérésies ; et la hiérarchie décentralisée et abandonnée à la merci du pouvoir séculier s’abstiendra de se manifester ou se manifestera par des conciles comme le brigandage d’Éphèse. Ce n’est que dans son union avec la pierre sur laquelle elle est fondée que l’Église pourra assembler de véritables conciles et, au moyen de formules authentiques, fixer la vérité. Ce n’est pas là une opinion, c’est un fait historique tellement imposant qu’en des époques solennelles il a été attesté par l’épiscopat oriental lui-même, tout jaloux qu’il était des successeurs de saint Pierre. Non seulement l’admirable traité dogmatique du pape saint Léon le Grand a été reconnu comme une œuvre de Pierre par les Pères grecs du quatrième concile œcuménique, mais c’est à Pierre aussi que le sixième concile rapporta la lettre du pape Agathon (qui était loin d’avoir la même autorité personnelle que Léon) : « Le chef et le prince des apôtres, disaient les pères orientaux, combattait avec nous… On voyait l’encre (de la lettre), et Pierre parlait par Agathon (Καί μέλαν έφάινετο, καί δί Αγαθώνος ό Πέτρος έφθένγετο)[3]. »

Et s’il en est autrement, si dans la manifestation active de la vérité l’Église universelle peut se passer de Pierre, qu’on nous explique donc ce mutisme singulier de l’épiscopat oriental — qui retient cependant la succession apostolique — après qu’il s’est séparé de la chaire de saint Pierre. Serait-ce un pur accident ? Un accident qui persiste depuis mille ans ! Aux anticatholiques qui ne veulent pas voir que leur particularisme les sépare de la vie universelle de l’Église nous n’avons qu’une seule proposition à faire : qu’ils réunissent sans le concours du successeur de saint Pierre un concile qu’ils puissent eux-mêmes reconnaître comme œcuménique, — et c’est alors seulement qu’il y aura lieu d’examiner s’ils ont raison.

Partout et toujours quand Pierre ne parle pas ce ne sont que les opinions humaines qui élèvent la voix, — et les apôtres se taisent. Mais Jésus-Christ n’a approuvé ni les sentiments vagues et discordants de la foule ni le silence de ses élus : c’est la parole ferme, décisive et autoritaire de Simon bâr-Jonâ qu’Il a ratifiée. N’est-il pas évident que cette parole qui a satisfait le Seigneur n’avait besoin d’aucune confirmation humaine ? qu’elle retenait toute sa valeur ? etiam sine consensu Ecclesiæ[4]. Ce n’est pas au moyen d’une délibération collective, c’est avec l’assistance immédiate du Père céleste (comme Jésus-Christ lui-même l’a attesté) que Pierre a formulé le dogme fondamental de notre religion ; et sa parole a déterminé la foi des chrétiens par sa propre force et non pas par le consentement des autres — ex sese, non autem ex consensu Ecclesiæ.

Aux incertitudes de l’opinion la parole de Pierre oppose la fermeté et l’unité de la vraie foi ; à l’étroitesse des sentiments nationaux concernant le Messie, reproduits par les apôtres, elle oppose l’idée messianique dans sa forme absolue et universelle. L’idée du Messie qui a crû sur le terrain de la conscience nationale d’Israël tend à dépasser ce terrain dans les visions des prophètes postérieurs à l’Exil. Mais le sens réel de ces visions pleines de mystères et d’énigmes était à peine deviné par les écrivains inspirés eux-mêmes. Quant à l’opinion publique des Juifs elle restait exclusivement nationaliste et ne pouvait voir dans le Christ qu’un grand prophète national (comme Élie, Jérémie, Jean-Baptiste) ou tout au plus un dictateur tout-puissant, libérateur et chef du peuple élu, comme Moïse ou David. Telle était l’opinion la plus exaltée que le peuple qui suivait Jésus professait à son égard ; et nous savons que les élus eux-mêmes, jusqu’à la fin de sa vie terrestre, partageaient ces sentiments populaires (Ev. Luc, XXIV, 19-21). Ce n’est que dans la confession de Pierre que l’idée messianique se dégage de tout élément nationaliste et revêt pour la première fois sa forme universelle définitive. « Tu es le Christ, Fils du Dieu vivant. » Il ne s’agit plus d’un prophète ou d’un roi national ; le Messie n’est plus un second Moïse ou un second David. Il porte désormais le nom unique de Celui qui, pour être le Dieu d’Israël, n’en est pas moins le Dieu de toutes les nations.

Cette confession de Pierre en s’élevant au-dessus du nationalisme juif a inauguré l’Église Universelle de la Nouvelle Alliance. Et c’est une raison de plus pour que Pierre soit le fondement de la Chrétienté et pour que le souverain pouvoir hiérarchique qui, lui seul, a toujours maintenu le caractère universel ou international de l’Église, soit le véritable héritier de Pierre et le possesseur réel de tous les privilèges que le Christ a accordés au prince des apôtres.

  1. Ainsi le texte en question est tronqué même dans « le catéchisme orthodoxe » de Mgr Philarète, de Moscou.
  2. Formule du pape saint Léon le Grand et du concile de Chalcédoine.
  3. Collectio conciliorum (Mansi), t. XI, col. 658.
  4. « Même sans le consentement de l’Église, » formule du dernier concile du Vatican.