La Russie en 1839/Lettre vingt-cinquième
Une ophthalmie que j’ai gagnée entre Pétersbourg et Moscou m’inquiète et me fait souffrir. Malgré ce mal, j’ai voulu recommencer aujourd’hui ma promenade d’hier au soir, afin de comparer le Kremlin du grand jour avec le fantastique Kremlin de la nuit. L’ombre grandit, déplace toutes choses, mais le soleil rend aux objets leurs formes et leurs proportions.
À cette seconde épreuve, la forteresse des Czars m’a encore surpris. Le clair de lune agrandissait et faisait ressortir certaines masses de pierres, mais il m’en cachait d’autres, et tout en rectifiant quelques erreurs, en reconnaissant que je m’étais figuré trop de voûtes, trop de galeries couvertes, trop de chemins suspendus, de portiques et de souterrains, j’ai retrouvé assez de toutes ces choses pour justifier mon enthousiasme.
Il y a de tout au Kremlin : c’est un paysage de pierres.
La solidité de ses remparts surpasse la force des rochers qui les portent ; le nombre et la forme de ses monuments est une merveille. Ce labyrinthe de palais, de musées, de donjons, d’églises, de cachots est effrayant comme l’architecture de Martin ; c’est tout aussi grand et plus irrégulier que les compositions du peintre anglais. Des bruits mystérieux sortent du fond des souterrains ; de telles demeures ne peuvent convenir à des êtres semblables à nous. On y rêve aux scènes les plus étonnantes, et l’on frémit quand on se souvient que ces scènes ne sont point de pure invention. Les bruits qu’on entend là semblent sortir du tombeau ; on y croit à tout, hors à ce qui est naturel.
Persuadez-vous bien que le Kremlin de Moscou n’est nullement ce qu’on dit qu’il est. Ce n’est pas un palais, ce n’est pas un sanctuaire national où se conservent les trésors historiques de l’Empire ; ce n’est pas le boulevard de la Russie, l’asile révéré où dorment les saints, protecteurs de la patrie : c’est moins et c’est plus que tout cela ; c’est tout simplement la citadelle des spectres.
Ce matin, marchant toujours sans guide, je suis arrivé jusqu’au milieu même du Kremlin, et j’ai pénétré seul dans l’intérieur de quelques-unes des églises qui font l’ornement de cette cité pieuse, aussi vénérée par les Russes pour ses reliques que pour les richesses mondaines et les glorieux trophées qu’elle renferme. Je suis trop agité en cet instant pour vous décrire les lieux avec détail : plus tard je ferai une visite méthodique au trésor et vous saurez ce que j’y aurai vu.
Le Kremlin sur sa colline m’est apparu de loin comme une ville princière, bâtie au milieu de la ville populaire. Ce tyrannique château, cet orgueilleux monceau de pierres domine le séjour du commun des hommes de toute la hauteur de ses rochers, de ses murs et de ses campaniles, et contrairement à ce qui arrive aux monuments d’une dimension ordinaire, plus on approche de cette masse indestructible, et plus on est émerveillé. Tel que certains ossements d’animaux gigantesques, le Kremlin nous prouve l’histoire d’un monde dont nous ne pouvons nous empêcher de douter encore, même en en retrouvant les débris. À cette création prodigieuse, la force tient lieu de beauté, le caprice d’élégance ; c’est le rêve d’un tyran, mais c’est puissant, c’est effrayant comme la pensée d’un homme qui commande à la pensée d’un peuple ; il y a là quelque chose de disproportionné : je vois des moyens de défense qui supposent des guerres comme il ne s’en fait plus ; cette architecture n’est pas en rapport avec les besoins de la civilisation moderne.
Héritage des temps fabuleux, où le mensonge était roi sans contrôle : geôle, palais, sanctuaire ; boulevard contre l’étranger, bastille contre la nation, appui des tyrans, cachots des peuples : voilà le Kremlin !
Espèce d’Acropolis du Nord, de Panthéon barbare, ce sanctuaire national pourrait s’appeler l’Alcazar des Slaves.
Tel fut donc le séjour de prédilection des vieux princes moscovites, et pourtant ces redoutables murailles ne suffirent pas encore à calmer l’épouvante d’Ivan IV.
La peur d’un homme tout-puissant est ce qu’il y a de plus terrible en ce monde, aussi n’approche-t-on du Kremlin qu’en frémissant.
Des tours de toutes les formes : rondes, carrées, ovales, à flèches aiguës, des beffrois, des donjons, des tourelles, des vedettes, des guérites sur des minarets, des clochers de toutes les hauteurs, différant de couleurs, de style et de destination ; des palais, des dômes, des vigies, des murs crénelés, percés ; des meurtrières, des mâchicoulis, des remparts, des fortifications de toutes sortes, des fantaisies bizarres, des inventions incompréhensibles, un kiosque à côté d’une cathédrale ; tout annonce le désordre et la violence, tout trahit la continuelle surveillance nécessaire à la sûreté des êtres singuliers qui se condamnèrent à vivre dans ce monde surnaturel. Mais ces innombrables monuments d’orgueil, de caprice, de volupté, de gloire, de piété, malgré leur variété apparente n’expriment qu’une seule et même pensée qui domine tout ici : la guerre soutenue par la peur. Le Kremlin est sans contredit l’œuvre d’un être surhumain, mais d’un être malfaisant. La gloire dans l’esclavage, telle est l’allégorie figurée par ce monument satanique, aussi extraordinaire en architecture que les visions de saint Jean sont extraordinaires en poésie : c’est l’habitation qui convient aux personnages de l’Apocalypse.
En vain chaque tourelle a son caractère et son usage particulier, toutes ont la même signification la terreur armée !
Les unes ressemblent à des bonnets de prêtres, d’autres à la gueule d’un dragon, d’autres à des glaives renversés : la garde en bas, la pointe en haut : d’autres rappellent la forme et jusqu’à la couleur de certains fruits exotiques : d’autres encore ont la figure d’une coiffure de Czars pointue et ornée de pierreries comme celle du doge de Venise : d’autres enfin sont de simples couronnes, et toutes ces espèces de tours revêtues de tuiles vernissées ; toutes ces coupoles métalliques, tous ces dômes émaillés, dorés, azurés, argentés brillent au soleil comme des émaux sur une étagère, ou plutôt comme les stalactites colossales des mines de sel qu’on voit aux environs de Cracovie. Ces énormes piliers, ces flèches de diverses formes, pyramidales, rondes, pointues, mais rappelant toujours un peu la figure humaine, dominent la ville et le pays.
À les voir de loin briller dans le ciel, on dirait d’une réunion de potentats richement vêtus et décorés des insignes de leur dignité : c’est une assemblée d’ancêtres, un conseil de Rois siégeant sur des tombeaux ; ce sont des spectres qui veillent sur le faîte d’un palais.
Habiter le Kremlin, ce n’est pas vivre, c’est se défendre ; l’oppression crée la révolte, la révolte nécessite les précautions ; les précautions accroissent le danger, et de cette longue suite d’actions et de réactions naît un monstre : le despotisme qui s’est bâti une maison à Moscou : le Kremlin ! voilà tout. Les géants du monde antédiluvien s’ils revenaient sur terre pour visiter leurs faibles successeurs, après avoir vainement cherché quelques traces de leurs asiles primitifs, pourraient encore se loger là.
Tout a un sens symbolique, volontaire ou non, dans l’architecture du Kremlin ; mais ce qui reste de réel quand vous avez surmonté votre première épouvante pour pénétrer au sein de ces sauvages magnificences, c’est un amas de cachots pompeusement surnommés palais et cathédrales. Les Russes ont beau faire, ils ne sortent pas de prison.
Leur climat lui-même est complice de la tyrannie. Le froid de ce pays ne permet pas d’y construire de vastes églises, où les fidèles seraient gelés pendant la prière ; ici l’esprit n’est point élevé au ciel par la pompe de l’architecture religieuse ; sous cette zone, l’homme ne peut bâtir au bon Dieu que des donjons obscurs. Les sombres cathédrales du Kremlin, avec leurs voûtes étroites et leurs épaisses murailles ressemblent à des caves, ce sont des prisons peintes comme les palais sont des geôles dorées.
Des merveilles de cette effrayante architecture il faut dire ce que les voyageurs disent de l’intérieur des Alpes : ce sont de belles horreurs.
Mon œil s’enflamme de plus en plus : je viens de faire appeler un médecin qui m’a condamné à passer trois jours dans ma chambre avec un bandeau. Heureusement que l’un de mes yeux me reste ; je puis m’occuper.
J’ai le projet d’employer ces trois jours de loisir forcé à terminer un travail commencé pour vous à Pétersbourg, et interrompu par les agitations de la vie que je menais dans cette ville. C’est le résumé du règne d’Ivan IV, le tyran par excellence, et l’âme du Kremlin. Ce n’est pas qu’il ait bâti cette forteresse, mais il y est né, il y est mort, il y revient, son esprit y demeure.
Le plan en fut conçu et exécuté par son aïeul Ivan III et par des hommes de cette trempe ; et je veux me servir de ces figures colossales comme de miroirs pour vous représenter le Kremlin, qu’il me faut, je le sens, renoncer à vous peindre tout simplement, car ici les paroles ne vont pas aux choses. D’ailleurs cette manière détournée de compléter une description me paraît neuve, et je la crois sûre ; aussi bien j’ai fait jusqu’à présent ce qui dépendait de moi pour vous donner l’idée du lieu en lui-même, il faut maintenant vous le montrer sous un aspect nouveau, c’est-à-dire en vous faisant l’histoire des hommes qui l’habitèrent.
Si de l’arrangement d’une maison nous déduisons le caractère de la personne qui l’habite, ne pouvons nous pas, par une opération d’esprit analogue, nous figurer l’aspect des édifices d’après les hommes pour lesquels ils furent construits ? Nos passions, nos habitudes, notre génie sont bien assez puissants pour se graver ineffaçablement jusque sur les pierres de nos demeures.
Certes, s’il existe un monument auquel puisse s’appliquer ce procédé de l’imagination, c’est le Kremlin.
On voit là l’Europe et l’Asie en présence, et le génie des Grecs du Bas-Empire les unit.
À tout prendre, soit que l’on considère cette forteresse sous le rapport purement historique, soit qu’on la contemple du point de vue poétique et pittoresque, c’est le monument le plus national de la Russie, et, par conséquent, le plus intéressant pour les Russes comme pour les étrangers.
Je vous l’ai dit, Ivan IV n’a point bâti le Kremlin : ce sanctuaire du despotisme fut reconstruit en pierre sous Ivan III, en 1485, par deux architectes italiens, Marco et Pietro Antonio, appelés à Moscou par le Grand Prince, qui voulait relever les remparts naguère de bois de la forteresse fondée plus anciennement sous Dmitri Donskoï.
Mais si ce palais n’est pas l’œuvre d’Ivan IV, il est sa pensée. C’est par esprit de prophétie que le grand Roi Ivan III a bâti le palais du tyran son petit-fils. Il y a eu des architectes italiens partout : nulle part ces hommes n’ont rien produit qui ressemble à l’œuvre accomplie par eux à Moscou. J’ajoute qu’il y a eu ailleurs des souverains absolus, injustes, arbitraires, bizarres, et que pourtant le règne d’aucun de ces monstres ne ressemble au règne d’Ivan IV : la même graine germant sous des zones et dans des terrains différents produit des plantes du même genre, mais de dimensions et d’aspects divers. La terre ne verra pas deux chefs-d’œuvre du despotisme pareils au Kremlin, ni deux nations aussi superstitieusement patientes que le fut la nation moscovite sous le règne fabuleux de son tyran.
Les suites s’en font encore sentir de nos jours. Si vous m’aviez accompagné dans ce voyage, vous découvririez avec moi au fond de l’âme du peuple russe les inévitables ravages du pouvoir arbitraire poussé à ses dernières conséquences ; d’abord c’est une indifférence sauvage pour la sainteté de la parole, pour la vérité des sentiments, pour la justice des actes ; puis c’est le mensonge triomphant dans toutes les actions et les transactions de la vie, c’est le manque de probité, la mauvaise foi, la fraude sous toutes les formes ; en un mot, le sens moral est émoussé.
Il me semble voir une procession de vices sortir par toutes les portes du Kremlin pour inonder la Russie.
Pierre Ier disait qu’il faudrait trois juifs pour tromper un Russe ; nous qui ne sommes pas obligés de ménager nos termes comme un Empereur, nous traduisons ce mot ainsi : Un Russe à lui seul attraperait trois juifs. »
D’autres nations ont supporté l’oppression, la nation russe l’a aimée ; elle l’aime encore. Ce fanatisme d’obéissance n’est-il pas caractéristique ? Ici, toutefois, on ne peut nier que cette manie populaire ne devienne, par exception, le principe d’actions sublimes. Dans ce pays inhumain, si la société a dénaturé l’homme, elle ne l’a pas rapetissé. Il porte parfois la bassesse jusqu’à l’héroïsme ; il n’est pas bon, mais il n’est pas mesquin : c’est aussi ce qu’on peut dire du Kremlin. Cela ne fait pas plaisir à regarder, mais cela fait peur. Ce n’est pas beau, c’est terrible, terrible comme le règne d’Ivan IV.
Un tel règne aveugle à jamais l’âme humaine chez la nation qui l’a subi patiemment jusqu’au bout : les derniers neveux de ces hommes, stigmatisés par les bourreaux, se ressentiront de la prévarication de leurs pères : le crime de lèse-humanité dégrade les peuples jusque dans leur postérité la plus reculée. Ce crime ne consiste pas seulement à exercer l’injustice, mais à la tolérer ; un peuple qui, sous prétexte que l’obéissance est la première des vertus, lègue la tyrannie à ses neveux, méconnaît ses propres intérêts ; il fait pis que cela, il manque à ses devoirs.
L’aveugle patience des sujets, leur silence, leur fidélité à des maîtres insensés sont de mauvaises vertus : la soumission n’est louable, la souveraineté vénérable qu’autant qu’elles deviennent des moyens d’assurer les droits de l’humanité. Quand le Roi les méconnaît, quand il oublie à quelles conditions il est permis à un homme de régner sur ses semblables, les citoyens ne relèvent plus que de Dieu, leur maître éternel, qui les délie du serment de fidélité au maître temporel.
Voilà des restrictions que les Russes n’ont jamais admises ni comprises ; pourtant elles sont nécessaires au développement de la vraie civilisation ; sans elles, il arriverait un moment où l’état social deviendrait plus nuisible qu’utile à l’humanité, et les sophistes auraient beau jeu pour renvoyer l’homme au fond des bois.
Cependant une telle doctrine, avec quelque modération qu’on l’expose et qu’on veuille la mettre en pratique, passe pour séditieuse à Pétersbourg, bien qu’elle ne soit que l’application des saintes Écritures. Donc, les Russes de nos jours sont les dignes enfants des sujets d’Ivan IV. C’est un des motifs qui me décident à vous faire en abrégé l’histoire de ce règne.
En France j’avais oublié ces faits, mais en Russie on est bien forcé de s’en retracer les affreux détails. Ce sera le sujet de ma prochaine lettre ; ne craignez pas l’ennui : jamais récit ne fut plus intéressant, ou du moins plus curieux.
Cet insensé a, pour ainsi dire, dépassé les limites de la sphère où la créature a reçu de Dieu, sous le nom de libre arbitre, la permission de faire du mal : jamais le bras de l’homme n’a porté si loin. La brutale férocité d’Ivan IV fait pâlir les Tibère, les Néron, les Caracalla, les Louis XI, les Pierre le Cruel, les Richard III, les Henry VIII, enfin tous les tyrans anciens et modernes avec leurs juges les plus incorruptibles, Tacite à leur tête.
Aussi, avant de vous retracer les détails de ces incroyables excès, je sens le besoin de protester de mon exactitude. Je ne citerai rien de mémoire ; en commençant ce voyage, j’ai rempli ma voiture des livres qui m’étaient nécessaires, et la principale source où j’ai puisé, c’est Karamsin, auteur qui ne peut être récusé par les Russes, puisqu’on lui reproche d’avoir adouci plutôt qu’exagéré les faits défavorables à la renommée de sa nation. Une prudence excessive et qui va jusqu’à la partialité, tel est le défaut de cet auteur ; en Russie, le patriotisme est toujours entaché de complaisance. Tout écrivain russe est courtisan : Karamsin l’était : j’en trouve la preuve dans une petite brochure publiée par un autre courtisan, le prince Wiasemski · c’est la description de l’incendie du palais d’hiver à Pétersbourg, description qui est écrite tout à la louange du souverain, lequel a mérité cette fois les éloges qu’on lui adresse. On y trouve le passage suivant :
« Quelle est la noble famille de Russie qui n’ait aussi quelque glorieux souvenir à revendiquer dans ses murs[1] ? Nos pères, nos ancêtres, toutes nos illustrations politiques, administratives, guerrières, y reçurent des mains du souverain, et au nom de la patrie, les témoignages éclatants dus à leurs travaux, à leurs services, à leur valeur. C’est ici que Lomonosoff, que Derjavine firent résonner leur lyre nationale, que Karamsin lut les pages de son histoire devant un auditoire auguste[2]. Ce palais était le palladium des souvenirs de toutes nos gloires ; c’était le Kremlin de notre histoire u moderne. » (Incendie du palais d’hiver à Saint-Pétersbourg, par le prince Wiasemski. Paris, G. A. Dentu, Palais-Royal, page 11.)
On peut, on doit donc ajouter foi à Karamsin quand il raconte les monstruosités de la vie d’Ivan IV. J’affirme que tous les faits que vous lirez dans mon précis se trouvent rapportés avec plus de détails, par cet historien, dans son livre intitulé : Histoire de l’Empire de Russie, par M. de Karamsin, traduite par Jauffret et terminée par M. de Divoff, conseiller d’État actuel et chambellan de l’Empereur de Russie ; onze volumes grand in-8, Paris, à la galerie de Bossange père, rue de Richelieu, no 60, 1826.