La Russie en 1839/Lettre trente-troisième

Amyot (quatrième volumep. 115-159).


SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTE-TROISIÈME.


Site de Nijni-Novgorod. — Mot de l’Empereur Nicolas. — Prédilection de ce prince pour Nijni. — Le Kremlin de Nijni. — Peuples accourus à cette foire de toutes les extrémités de la terre. — Nombre des étrangers. — Le gouverneur de Nijni. — Pavillon du gouverneur à la foire. — Le pont de l’Oka. — Barques qui obstruent le fleuve. — Aspect de la foire. — Peine qu’on a pour se loger. — Je m’installe dans un café. — Insectes inconnus. — Orgueil de mon feldjæger. — Emplacement de la foire. — Aspect des populations. — Terrain de la foire. — Ville souterraine. — Cloaque magnifique : ouvrage imposant. — Aspect singulier des femmes. — Les alentours de la foire. — Ville du thé. — Ville des chiffons. — Ville des bois de charronnage. — Ville des fers de Sibérie. — Origine de la foire de Nijni. — Village persan. — Poissons salés de la mer Caspienne. — Cuirs. — Fourrures. — Lazzaronis du Nord. — Intérieur de la foire. — Site mal choisi. — Crédit commercial des serfs russes. — Manière de calculer des gens du peuple. — Bonne foi des paysans. — Comment les seigneurs trompent leurs serfs. — Rivalité de l’autocratie et de l’aristocratie. — Prix des denrées à la foire de Nijni. — Turquoises apportées par les Boukares. — Chevaux kirguises : leur attachement les uns pour les autres. — La foire après le coucher du soleil. — Convoi de rouliers debout sur leur essieu. — Gravité des Russes. — Encore des chants russes.


LETTRE TRENTE-TROISIÈME.


Nijni-Novgorod, ce 22 août 1839, au soir.

Le site de Nijni est le plus beau que j’aie vu en Russie : il y a là non plus de petites falaises, de basses jetées qui se prolongent au bord d’un grand fleuve, des ondulations de terrain qualifiées de collines, au sein d’une vaste plaine : il y a une montagne, une vraie montagne qui fait promontoire au confluent du Volga et de l’Oka, deux fleuves également imposants, car, à son embouchure, l’Oka paraît aussi considérable que le Volga, et s’il perd son nom, c’est parce qu’il ne vient pas d’aussi loin. La ville haute de Nijni, bâtie sur cette montagne, domine une plaine immense comme la mer : un monde sans bornes s’ouvre au pied de cette crique devant laquelle se tient la plus grande foire de la terre ; pendant six semaines de l’année le commerce des deux plus riches parties du monde s’est donné rendez-vous au confluent du Volga et de l’Oka. C’est un lieu à peindre ; jusqu’à présent je n’avais admiré de vues vraiment pittoresques en Russie que dans les rues de Moscou et le long des quais de Pétersbourg, encore ces sites étaient-ils de création humaine ; mais ici la campagne est belle en elle-même ; cependant l’ancienne ville de Nijni, au lieu de regarder les fleuves et de profiter des moyens de richesse qu’ils lui offrent, reste entièrement cachée derrière la montagne : là, perdue dans l’intérieur du pays, elle semble fuir ce qui ferait sa gloire et sa prospérité : cette maladresse a frappé l’Empereur Nicolas, qui s’écria la première fois qu’il vit ce lieu : « À Nijni la nature a tout fait, les hommes ont tout gâté. » Pour remédier à l’erreur des fondateurs de Nijni-Novgorod, un faubourg en forme de quai se bâtit aujourd’hui sous la côte où il occupe l’une des deux pointes de terre qui séparent le Volga de l’Oka. Ce faubourg s’agrandit chaque année, il devient plus important et plus populeux que la cité ; et le vieux Kremlin de Nijni (chaque ville russe a le sien), sépare l’ancien du nouveau Nijni, situé sur la rive droite de l’Oka.

La foire se tient de l’autre côté de ce fleuve sur une terre basse qui fait triangle entre la rivière et le Volga. Cette terre d’alluvion marque le point où les deux cours d’eau se réunissent, par conséquent d’un côté elle sert de rive à l’Oka et de l’autre au Volga ; c’est aussi ce que fait le promontoire de Nijni sur la rive droite de l’Oka. Les deux bords de cette rivière sont joints par un pont de bateaux qui conduit de la ville à la foire, et qui m’a paru aussi long que celui du Rhin devant Mayence. Ces deux angles de terre, quoique séparés seulement par un fleuve, sont bien différents l’un de l’autre : l’un domine de toute la hauteur d’une montagne le sol nivelé de la plaine qu’on appelle Russie, et il est pareil à une borne colossale, à une pyramide naturelle : c’est le promontoire de Nijni qui s’élève majestueusement au milieu de ce vaste pays ; l’autre angle, celui de la foire, se cache au niveau des eaux qui l’inondent une partie de l’année ; la beauté singulière de ce contraste n’a point échappé au coup d’œil de l’Empereur Nicolas ; ce prince, avec la sagacité qui le caractérise, a senti que Nijni était un des points importants de son Empire. Il aime particulièrement ce lieu central favorisé par la nature et devenu le lieu de réunion des populations les plus lointaines qui s’y pressent de toutes parts, attirées par un puissant intérêt commercial. Dans sa minutieuse vigilance, l’Empereur ne néglige rien pour embellir, étendre et enrichir cette ville ; il a ordonné des terrassements, des quais, et commandé pour dix sept millions de travaux qui ne sont contrôlés que par lui. La foire de Makarief qui se tenait autrefois dans les terres d’un boyard à vingt lieues plus bas, en suivant le cours du Volga vers l’Asie, a été confisquée au profit de la couronne et du pays ; puis l’Empereur Alexandre l’a transportée à Nijni. Je regrette la foire asiatique tenue dans les domaines d’un ancien prince moscovite : elle devait être plus pittoresque et plus originale, quoique moins grandiose et moins régulière que celle que je trouve ici.

Je vous ai dit que chaque ville russe a son Kremlin, comme chaque ville espagnole a son Alcazar ; le Kremlin de Nijni avec ses tours d’aspects divers et ses murailles crénelées qui serpentent sur une montagne bien plus élevée que ne l’est la colline du Kremlin de Moscou, a près d’une demi-lieue de tour.

Lorsque le voyageur aperçoit, du fond de la plaine, cette forteresse, il est frappé d’étonnement ; il découvre par moments, au-dessus de la cime des pins mal venants, les flèches brillantes et les lignes blanches de cette citadelle : c’est le phare vers lequel il se dirige à travers les déserts sablonneux qui gênent l’abord de Nijni par la route d’Yaroslaf. L’effet de cette architecture nationale est toujours puissant ; ici les tours bizarres, les minarets chrétiens, ornements obligés de tous les Kremlins, sont encore embellis par la singulière coupe du terrain, qui dans certains endroits oppose de véritables précipices aux créations des architectes. Dans l’épaisseur des murailles on a pratiqué, comme à Moscou, des escaliers qui servent à monter de créneaux en créneaux jusqu’au sommet de la côte et des hauts remparts qui la couronnent : ces imposants degrés avec les tours dont ils sont flanqués, avec les rampes, les voûtes, les arcades qui les soutiennent, font tableau de quelque point des environs qu’on les aperçoive.

La foire de Nijni, devenue aujourd’hui la plus considérable de la terre, et le rendez-vous des peuples les plus étrangers les uns aux autres, et par conséquent les plus divers dans leur aspect, dans leur costume et leur langage, dans leurs religions et dans leurs mœurs. Des hommes du Thibet, de la Boukarie, des pays voisins de la Chine, viennent rencontrer là des Persans, des Finois, des Grecs, des Anglais, des Parisiens : c’est le jugement dernier du commerce. Le nombre des étrangers constamment présents à Nijni pendant le temps que dure la foire est de deux cent mille, les hommes qui composent cette foule se renouvellent plusieurs fois, mais le chiffre reste toujours à peu près le même ; cependant à certains jours de ce congrès du négoce, il se trouve dans Nijni jusqu’à trois cent mille personnes à la fois ; le taux moyen de la consommation du pain, dans ce camp pacifique, est de quatre cent mille livres par jour : passé ces saturnales de l’industrie et du trafic, la ville est morte. Jugez de l’effet singulier que doit produire une transition si brusque !… Nijni contient à peine vingt mille habitants qui se perdent dans ses vastes rues et dans ses places nues, tandis que le terrain de la foire reste abandonné pour neuf mois.

Cette foire occasionne peu de désordres ; en Russie, le désordre est chose inconnue ; il serait un progrès, car il est fils de la liberté ; l’amour du gain et les besoins du luxe toujours croissants, jusque chez les nations barbares, font que même des populations à demi sauvages, telles que celles qui viennent ici de la Perse et de la Boukarie, trouvent du bénéfice à la tranquillité, à la bonne foi : d’ailleurs il faut avouer qu’en général les mahométans ont de la probité en affaires d’argent.

Il n’y a que peu d’heures que je suis dans cette ville et j’ai déjà vu le gouverneur : on m’avait donné pour lui plusieurs lettres de recommandations très pressantes ; il m’a paru hospitalier et communicatif pour un Russe. La foire de Nijni montrée par lui, et vue de son point de vue, aura pour moi un double intérêt : celui qui s’attache aux choses mêmes, presque toutes nouvelles pour un Français, et celui que je mets à pénétrer la pensée des hommes employés par ce gouvernement.

Cet administrateur porte un nom anciennement illustré dans l’histoire de Russie : il s’appelle Boutourline. Les Boutourline sont une famille de vieux boyards ; illustration qui devient rare. Je vous raconterai demain mon arrivée à Nijni, la peine que j’ai eue à trouver un gîte et la manière dont j’ai fini par m’établir, si tant est que je puisse me dire établi.


(Suite de la même lettre.)
Ce 23 août 1839, au matin.

Je n’ai rencontré de foule en Russie qu’à Nijni sur le pont de l’Oka ; à la vérité ce défilé est l’unique chemin qui conduit de la ville à la foire ; c’est aussi par là qu’on arrive à Nijni quand on vient d’Yaroslaf. À l’entrée de la foire on tourne à droite pour passer sur le pont, en laissant à gauche tous les magasins et le palais de jour du gouverneur qui descend tous les matins de sa maison de la ville haute dans ce pavillon, espèce d’observatoire administratif d’où il préside et surveille toutes les rues, toutes les files de boutiques et toutes les affaires de la foire. La poussière qui aveugle, le bruit qui assourdit, les voitures, les piétons, les soldats chargés de maintenir l’ordre, tout embarrasse le passage du pont, et comme l’eau du fleuve disparaît sous une multitude de barques, on se demande à quoi sert ce pont, car au premier coup d’œil on croit la rivière à sec. Les bateaux sont si serrés au confluent du Volga et de l’Oka, qu’on pourrait traverser ce dernier fleuve à pied en enjambant de jonque en jonque. J’emploie ce terme chinois parce qu’une grande partie des bâtiments qui affluent à Nijni sert à porter à la foire des marchandises de la Chine et surtout du thé. Tout cela captive l’imagination, mais je ne trouve pas que les yeux soient également satisfaits. Les tableaux pittoresques manquent à cette foire dont tous les bâtiments sont neufs.

Hier à mon arrivée, j’ai cru que nos chevaux écraseraient vingt personnes avant d’atteindre le quai de l’Oka ; ce quai est la nouvelle Nijni, faubourg qui d’ici à peu d’années deviendra considérable. C’est une longue rangée de maisons resserrées entre l’Oka qui s’approche de son embouchure dans le Volga et la côte qui l’encaisse de ce côté de son cours ; la crête de cette côte est hérissée de murailles formant l’enceinte extérieure du Kremlin de Nijni ; la ville haute disparaît derrière ces murailles et derrière la montagne. Quand j’eus touché au bord désiré, je trouvai bien d’autres difficultés qui m’attendaient ; il fallait avant tout me loger, et les auberges étaient combles. Mon feldjæger frappait à toutes les portes et revenait toujours me dire avec le même sourire, féroce à force d’immobilité, qu’il n’avait pu trouver une seule chambre. Il me conseillait d’aller demander l’hospitalité au gouverneur ; c’est ce que je ne voulais pas faire.

Enfin, arrivés à l’extrémité de cette longue rue, au pied de la route qui monte à la vieille ville par une pente très-rapide et qui passe sous un arc obscur, pratiqué à travers un pan de l’épaisse muraille crénelée de la forteresse, nous aperçûmes, dans un endroit où la rue s’enfonce et se resserre, entre la jetée de la rivière et les substructions de la côte, un café, le dernier de la ville vers le Volga. Les abords de ce café sont obstrués par un marché public, espèce de petite halle couverte, d’où s’exhalent des odeurs qui ne sont rien moins que des parfums. Là je me fis descendre de voiture et conduire à ce café, lequel ne consiste pas en une seule salle, mais en une espèce de marché qui occupe toute une suite d’appartements. Le maître m’en fit les honneurs en m’escortant poliment à travers la foule bruyante qui remplissait cette longue enfilade de chambres ; parvenu avec moi à la dernière de ces salles, obstruée comme toutes les autres de tables où des buveurs en pelisses prenaient du thé et des liqueurs, il me prouva qu’il n’avait pas une seule chambre qui fût libre.

« Cette salle fait le coin de votre maison, lui dis je ; a-t-elle une sortie particulière ?

— Oui.

— Eh bien, condamnez la porte qui la sépare des autres salles de votre café, et donnez-la-moi pour chambre à coucher. »

L’air que j’y respirais me suffoquait déjà ; c’était un mélange infect d’émanations les plus diverses : la graisse des fourrures de mouton, le musc des peaux préparées, qu’on appelle cuir de Russie, le suif des bottes, le chou aigre, principale nourriture des paysans, le café, le thé, les liqueurs, l’eau-de-vie épaississaient l’atmosphère. On respirait du poison ! mais que pouvais-je faire ? c’était ma dernière ressource. J’espérais d’ailleurs qu’une fois la chambre déblayée et bien lavée, les mauvaises odeurs se dissiperaient comme la foule des convives. J’insistai donc pour que mon feldjæger expliquât nettement ma proposition au maître du café.

« J’y perdrai, répondit l’homme.

— Je vous paierai ce que vous voudrez ; seulement vous me trouverez quelque part un asile pour mon valet de chambre et pour mon courrier. »

Le marché se conclut, et me voici tout fier d’avoir pris d’assaut un cabaret infect, qu’on me fait payer plus cher que le plus bel appartement de l’hôtel des Princes à Paris. Je me consolais de la dépense en songeant à la victoire que je venais de remporter. Il faut être en Russie, dans un pays où les fantaisies des hommes qu’on croit puissants ne connaissent pas d’obstacles, pour changer en un moment une salle de café en une chambre à coucher.

Mon feldjæger engage les buveurs à se retirer ; ils sortent sans faire la moindre objection, et on les parque comme on peut dans la salle voisine dont on condamne la porte avec une serrure de l’espèce de celle que je vous ai décrite. Une vingtaine de tables étaient rangées autour de la chambre ; un essaim de prêtres en robes, autrement dit une troupe de garçons de café en chemises, se précipitent dans la salle et la démeublent en un instant. Mais qu’est-ce que je vois ? de dessous chaque table, de dessous chaque tabouret, sortent des nuées de bêtes telles que je n’en avais jamais aperçu ; c’est un insecte noir, long d’un demi-pouce, assez gros, mou, rampant, gluant, infect et courant assez vite. Ce fétide animal est connu dans une partie de l’Europe orientale, en Volhynie en Ukraine, en Russie, et je crois dans la grande Pologne, où on l’appelle, ce me semble prussak ou tarakan. Je n’ai pu distinguer le nom que lui donnent les garçons du café de Nijni. Cette vilaine bête fut, dit-on, apportée d’Asie. En voyant le pavé de mon gîte tout marbré de ces insectes grouillants et qu’on y écrasait involontairement et volontairement, non par centaines, mais par milliers ; en m’apercevant surtout du nouveau genre de mauvaise odeur produit par ce massacre, le désespoir me prit ; je me sauvai de la chambre, de la rue, et je courus me présenter au gouverneur. Je ne rentrai dans mon détestable gîte que lorsque l’on m’eut dit et répété qu’il était aussi net qu’il pouvait l’être. Mon lit, rempli de foin frais, à ce qu’on m’assura, était dressé au milieu de la salle, les quatre pieds posés dans quatre terrines pleines d’eau, et je m’entourai de lumière pour la nuit. Malgré tant de précautions, je n’en ai pas moins trouvé au sortir d’un sommeil inquiet, lourd, agité, deux ou trois prussaki sur mon oreiller. Ces bêtes ne sont pas malfaisantes ; mais je ne saurais vous dire le dégoût qu’elles m’inspirent. La malpropreté, l’apathie que dénote la présence de pareils insectes dans les habitations des hommes, me fait regretter d’être venu parcourir cette partie de la terre. Il me semble que c’est une dégradation morale que de se laisser approcher par des animaux immondes : il y a telle répulsion physique qui triomphe de tout raisonnement.

Maintenant que je vous ai avoué ma misère et décrit mes infortunes, je ne vous en parlerai plus. Seulement, pour compléter le tableau de cette chambre usurpée sur le café, vous saurez qu’on m’a fait des rideaux avec des nappes dont les coins sont cloués aux fenêtres par des fourchettes de fer ; des ficelles servent d’embrasses à ces draperies ; deux malles sous un tapis de Perse me tiennent lieu de canapé ; le reste à l’avenant.

Un négociant de Moscou qui tient un magasin de soieries des plus magnifiques et des plus considérables de la foire, doit venir me chercher ce matin pour me montrer toutes choses avec ordre et détail ; je vous dirai le résultat de cette revue.


(Suite de la même lettre.)
Ce 24 août 1839, au soir.

Je retrouve ici une poussière méridionale et une chaleur suffocante ; aussi m’avait-on bien conseillé de ne me rendre à la foire qu’en voiture ; mais l’affluence des étrangers est telle en ce moment à Nijni, que je n’ai pu trouver une voiture à louer ; j’ai été réduit à me servir de celle dans laquelle j’ai voyagé depuis Moscou, et à l’atteler de deux chevaux seulement, ce qui m’a contrarié comme un Russe : ce n’est pas par vanité qu’on va ici à quatre chevaux ; la race a du nerf, mais elle n’est pas robuste : les chevaux russes courent longtemps lorsqu’ils n’ont rien à traîner, mais ils se fatiguent bientôt de tirer. Quoi qu’il en soit, mes deux chevaux et ma calèche composaient un équipage plus commode qu’élégant ; ils m’ont promené tout le jour dans la foire et dans la ville.

En montant dans cette voiture avec le négociant qui voulait bien me servir de cicerone et avec son frère, je dis à mon feldjæger de nous suivre. Celui-ci, sans hésiter, sans m’en demander la permission, s’élance dans la calèche d’un air délibéré, puis, avec un aplomb qui me surprend, il s’établit à côté du frère de M***, lequel, malgré mes instances, avait absolument voulu s’asseoir sur le devant de ma voiture.

En ce pays, il n’est pas rare de voir le maître d’une voiture établi dans le fond, même lorsqu’il n’est pas à côté d’une femme, tandis que ses amis se placent sur le devant. Cette impolitesse qu’on ne se permet chez nous que dans la plus étroite intimité, n’étonne ici personne.

Craignant que la familiarité du courrier ne parût choquante à mes obligeants conducteurs, je crus devoir faire descendre cet homme, en lui disant fort doucement de monter sur le siége de devant, à côté du cocher.

« Je n’en ferai rien, me répond le feldjæger avec un sang-froid imperturbable.

— Pourquoi ne m’obéissez-vous pas ? » répliquai-je d’un ton encore plus calme ; car je sais que chez cette nation à demi orientale, il faut faire assaut d’impassibilité pour conserver son autorité.

Nous parlions allemand. « Ce serait déroger, » répondit le Russe toujours du même ton.

Ceci me rappelait les disputes de préséance entre boyards, disputes dont les conséquences ont souvent été si graves sous les règnes des Ivan, qu’elles remplissent bien des pages de l’histoire de Russie à cette époque.

« Qu’entendez-vous par déroger, repris-je ? Cette place n’est-elle pas celle que vous avez occupée depuis notre départ de Moscou ?

— Il est vrai, monsieur, que c’est ma place en voyage ; mais à la promenade, je dois monter dans la voiture. Je porte l’uniforme. »

Cet uniforme que j’ai décrit ailleurs est l’habit d’un facteur de la poste.

« Je porte l’uniforme ; monsieur, j’ai mon rang dans le tchinn ; je ne suis pas un domestique ; je suis serviteur de l’Empereur.

— Je m’occupe fort peu de ce que vous êtes ; au surplus je ne vous ai pas dit que vous êtes un domestique.

— J’en aurais l’air si je m’asseyais à cette place quand monsieur se promène dans la ville. J’ai plusieurs années de service et pour récompense de ma bonne conduite, on m’a fait espérer la noblesse : j’aspire à l’obtenir, car je suis ambitieux. »

Cette confusion de nos vieilles idées aristocratiques et de la nouvelle vanité insufflée par des despotes ombrageux à des peuples malades d’envie, m’épouvantait. J’avais sous les yeux un échantillon de la pire espèce d’émulation, de celle du parvenant qui veut se donner des airs de parvenu !

Après un instant de silence, je repris : « J’approuve votre fierté, si elle est fondée ; mais étant peu au fait des usages de votre pays, je veux avant de vous permettre d’entrer dans ma voiture, soumettre votre réclamation à M. le gouverneur. Mon intention est de n’exiger de vous rien de plus que ce que vous me devez, d’après les ordres qu’on vous a donnés en vous envoyant auprès de moi ; dans le doute, je vous dispense de votre service pour aujourd’hui : je sortirai sans vous. »

J’avais envie de rire du ton d’importance dont je parlais ; mais je croyais cette dignité de comédie nécessaire à ma sûreté pendant le reste de mon voyage. Il n’y a pas de ridicule qui ne soit excusé par les conditions et les conséquences inévitables du despotisme.

Cet aspirant à la noblesse, si scrupuleux observateur de l’étiquette du grand chemin, me coûte, en dépit de son orgueil, trois cents francs de gages par mois ; je le vis rougir en écoutant mes dernières paroles, et sans répliquer un mot, il descendit enfin de ma voiture où il était resté jusque-là fort insolemment cramponné ; il rentra dans la maison en silence. Je ne manquerai pas de raconter au gouverneur le résumé du colloque que vous venez de lire.

L’emplacement de la foire est très-vaste, et j’habite fort loin du pont qui conduit à cette ville d’un mois. J’eus donc lieu de m’applaudir d’avoir pris des chevaux, car, par la chaleur qu’il fait, je me serais senti sans force avant même d’être arrivé à la foire, s’il avait fallu faire à pied ce trajet dans des rues poudreuses, le long d’un quai découvert et sur un pont où le soleil darde des rayons ardents pendant des jours qui sont encore environ de quinze heures, malgré la promptitude avec laquelle ils vont commencer à décroître dans la saison avancée où nous entrons.

Des hommes de tous les pays du monde, mais surtout des dernières extrémités de l’Orient, se donnent rendez-vous à cette foire ; mais ces hommes sont plus singuliers de nom que d’aspect. Tous les Asiatiques se ressemblent, ou du moins on peut les partager en deux classes : les hommes à figure de singes : Calmouks, Mongols, Baskirs, Chinois ; les hommes à profil grec : Circassiens, Persans, Géorgiens, Indiens, etc., etc., etc.

La foire de Nijni se tient, comme je l’ai déjà dit, sur un immense triangle de terre sablonneuse et parfaitement plane qui forme pointe entre l’Oka, près d’arriver à son embouchure dans le Volga, et le large cours de ce fleuve. Cet espace est donc borné de deux côtés par l’une des deux rivières. Le sol où se déposent tant de richesses ne s’élève presque pas au dessus de l’eau ; aussi ne voit-on sur les rives de l’Oka et sur celles du Volga que des hangars, des baraques et des dépôts de marchandises, tandis que la ville foraine proprement dite est située assez avant dans les terres à la base du triangle formé par les deux fleuves ; elle n’a de bornes que celles qu’on a voulu lui assigner du côté de la plaine aride qui s’étend à l’ouest et au nord-ouest vers Yaroslaf et Moscou. Cette ville marchande, encore toute neuve, est un vaste assemblage de longues et larges rues tirées au cordeau ; disposition qui nuit à l’effet pittoresque de l’ensemble : une douzaine de pavillons censés chinois, dominent les boutiques, mais leur style fantastique ne suffit pas pour corriger la tristesse et la monotonie de l’aspect général de la foire. C’est un bazar en carré long qui paraît solitaire, tant il est grand : on ne voit plus de foule dès qu’on a pénétré dans l’intérieur des lignes où sont rangées les boutiques, tandis que les abords de ces rues sont obstrués par des populations entières. La ville foraine est comme toutes les autres villes russes modernes, trop vaste pour sa population, et pourtant vous avez déjà vu que le taux moyen de cette population quotidienne était de deux cent mille âmes : il est vrai que, dans ce nombre immense d’étrangers, il faut comprendre tous ceux qui sont dispersés sur les fleuves dans les barques qui servent d’asile à toute une population amphibie, et dans les camps volants qui environnent la foire proprement dite. Les maisons des marchands reposent sur une ville souterraine, superbe cloaque voûté, immense labyrinthe où l’on se perdrait, si l’on y pénétrait sans un guide expérimenté. Chaque rue de la foire est doublée par une galerie souterraine qui la suit dans toute sa longueur et sert d’issue aux immondices. Ces égouts construits en pierre de taille sont nettoyés plusieurs fois par jour au moyen d’une multitude de pompes qui servent à tirer l’eau des rivières voisines. On pénètre dans ces galeries par de larges escaliers en belles pierres. Toute personne qui se disposerait à salir les rues du bazar est invitée poliment par les Cosaques chargés de la police de la foire, à descendre dans ces catacombes d’ordures. C’est un des ouvrages les plus imposants que j’aie vus en Russie. Il y a là des modèles à proposer aux faiseurs d’égouts de Paris. Tant de grandeur et de solidité rappelle Rome. Ces souterrains sont l’œuvre de l’Empereur Alexandre qui prétendit vaincre la nature en établissant la foire sur un sol inondé pendant la moitié de l’année. Ses prédécesseurs ont fait la même chose en d’autres occasions : triompher des éléments est une manie de prince. Dans la suite, Alexandre a prodigué des millions pour remédier aux inconvénients du choix peu judicieux qu’il fit le jour où il ordonna que la foire de Makarief fût transportée à Nijni.

L’Oka, près de son embouchure dans le Volga, est bien quatre fois large comme la Seine ; ce fleuve sépare la ville permanente de la ville foraine ; il est tellement couvert de bateaux que, pendant l’espace de plus d’une demi-lieue, l’eau disparaît sous les barques. Quarante mille hommes bivouaquent toutes les nuits et se nichent comme ils peuvent sur ces embarcations devenues les baraques d’un camp, mais d’un camp mobile. Ce peuple aquatique fait lit de toutes choses ; un sac, une tonne, un banc, une planche, un fond de bateau, une caisse, une bûche, une pierre, un tas de voiles, tout est bon à des hommes qui ne se déshabillent point pour dormir ; ils étendent leur pelisse de peau de mouton sur la couche qu’ils choisissent et ils y dorment comme sur un matelas. Cet amas de bateaux est un parquet volant. Du fond de la ville humide, le soir, on entend sortir des voix sourdes, des murmures humains qui se confondent avec le bouillonnement des flots ; quelquefois des chants s’élèvent du milieu d’une île de barques qui paraissait inhabitée ; car ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les navires où se produisent ces bruits semblent vides au moins pendant le jour ; leurs habitants n’y demeurent que pour dormir, et même alors ils s’enfouissent dans les cales des bateaux et disparaissent sous l’eau comme les fourmis sous la terre. Des agglomérations de canots toutes semblables se forment sur le Volga aux approches de l’embouchure de l’Oka, et en remontant le cours de ce dernier fleuve au-dessus du pont de bateaux de Nijni on en voit d’autres encore qui s’étendent à des distances considérables. Enfin quelque part que l’œil se repose, il s’arrête sur des séries de barques dont plusieurs ont des formes et des couleurs singulières ; toutes ces barques ont des mâts ; c’est un marécage américain, et cette forêt submergée est peuplée d’hommes accourus là de tous les coins de la terre, vêtus d’habits aussi bizarres que leurs figures et leurs physionomies sont étranges. Voilà ce qui m’a le plus frappé dans cette foire immense ; ces fleuves habités nous retracent les descriptions des villes de la Chine où les rivières sont changées en rues par des hommes qui vivent sur l’eau faute de terrain.

Certains paysans de cette partie de la Russie portent des chemises-blouses toutes blanches et ornées de broderies rouges : c’est un costume emprunté aux Tatars. On le voit briller de loin sous les rayons du soleil, et la nuit, le blanc du linge fait apparition dans les ténèbres ; l’ensemble de toutes ces choses produit des tableaux fort extraordinaires, mais si vastes et si plats qu’au premier coup d’œil ils dépassent la force d’attention de mon esprit et trompent ma curiosité. Malgré tout ce qu’elle a de singulier et d’intéressant, la foire de Nijni n’est point pittoresque : c’est la différence d’un plan à un dessin ; l’homme qui s’occupe d’économie politique, d’industrie, d’arithmétique, a plus affaire ici que le poëte ou que le peintre, il s’agit de la balance et des progrès commerciaux des deux principales parties du monde : rien de plus, rien de moins. D’un bout de la Russie à l’autre, je vois un gouvernement minutieux, lourd, hollandais, faisant hypocritement la guerre aux facultés primitives d’un peuple ingénieux, gai, poétique, oriental, et né pour les arts.

On trouve toutes les marchandises de la terre rassemblées dans les immenses rues de la foire, mais elles s’y perdent : la denrée la plus rare, ce sont les acheteurs ; je n’ai encore rien vu dans ce pays sans m’écrier : « Il y a trop peu de monde ici pour un si vaste espace. » C’est le contraire des vieilles sociétés où le terrain manque à la civilisation. Les boutiques françaises et anglaises sont les plus élégantes de la foire et les plus recherchées ; on se croit à Paris, à Londres : mais ce Bond-Street du Levant, ce Palais Royal des steppes n’est pas ce qui fait la richesse véritable du marché de Nijni ; pour avoir une juste idée de l’importance de cette foire, il faut se souvenir de son origine, et du lieu où elle se tint d’abord. Avant Makarief c’était Kazan : on venait à Kazan des deux extrémités de l’ancien monde : l’Europe occidentale et la Chine se donnaient rendez-vous dans l’ancienne capitale de la Tartarie russe pour échanger leurs produits. C’est encore ce qui arrive à Nijni ; mais on n’aurait qu’une idée bien incomplète de ce marché où deux continents envoient leurs produits, si l’on ne s’éloignait des boutiques tirées au cordeau et des élégants pavillons qui ornent le moderne bazar d’Alexandre ; il faut avant tout visiter quelques-uns des divers camps dont la foire élégante est flanquée. L’équerre et le cordeau ne poursuivent pas le négoce jusque dans les faubourgs de la foire : ces faubourgs sont comme la basse-cour ou la ferme d’un château ; quelque pompeuse, quelque magnifique que soit l’habitation principale, l’irrégularité de la nature, le désordre de la nécessité règnent dans les dépendances.

Ce n’est pas un petit travail que de parcourir, même rapidement, ces dépôts extérieurs, car ils sont eux-mêmes grands comme des villes. Là règne un mouvement continuel et vraiment imposant : véritable chaos mercantile où l’on aperçoit des choses qu’il faut avoir vues de ses yeux, et entendu chiffrer par des hommes graves et dignes de foi pour y croire.

Commençons par la ville du thé : c’est un camp asiatique qui s’étend sur les rives des deux fleuves vers la pointe de terre où s’opère leur réunion. Le thé vient de la Chine en Russie par Kiachta, qui est au fond de l’Asie ; dans ce premier dépôt, on l’échange contre des marchandises : il est transporté de là en ballots qui ressemblent à de petites caisses en forme de dés d’environ deux pieds en tous sens : ces ballots carrés sont des châssis couverts de peaux dans lesquelles les acheteurs enfoncent des espèces d’éprouvettes pour connaître, en retirant leur sonde, la qualité de la marchandise. De Kiachta, le thé chemine par terre jusqu’à Tomsk ; il est chargé là dans des barques et voyage sur plusieurs rivières, dont l’Irtitch et le Tobol sont les principales ; il arrive ainsi à Tourmine, de là on le transporte de nouveau par terre jusqu’à Term en Sibérie, où il est embarqué sur la Kama, qui le fait descendre jusqu’au Volga, d’où il remonte en bateau vers Nijni : la Russie reçoit chaque année soixante-quinze à quatre-vingt mille caisses de thé, dont la moitié reste en Sibérie pour être transportée à Moscou pendant l’hiver par le traînage, et dont l’autre moitié arrive à cette foire.

C’est le principal négociant de thé de la Russie qui m’a écrit l’itinéraire que vous venez de lire. Je ne réponds pas de l’orthographe ni de la géographie de ce richard ; mais un millionnaire a toujours beaucoup de chances pour avoir raison, car il achète la science des autres.

Vous voyez que ce fameux thé de caravanes, si délicat parce qu’il vient par terre, dit-on, voyage presque toujours par eau ; il est vrai que c’est de l’eau douce, et que les brouillards des rivières sont loin de produire les effets de la brume de mer… d’ailleurs quand je ne puis expliquer les faits, je me contente de les noter.

Quarante mille caisses de thé !… c’est bientôt dit ; mais vous ne pouvez vous figurer comme c’est long à voir, même ne fît-on que passer devant les monceaux de ballots sans les compter. Cette année on en a vendu trente-cinq mille en trois jours. Je viens de contempler les hangars sous lesquels on les a déposées ; un seul homme, mon négociant géographe, en a pris quatorze mille, moyennant dix millions de roubles d’argent (il n’y a plus de roubles de papier), payables une partie comptant, une partie dans un an.

C’est le taux du thé qui fixe le prix de toutes les marchandises de la foire ; tant que ce taux n’est pas publié, les autres marchés ne se font qu’à condition.

Il y a une ville aussi vaste, mais moins élégante et moins parfumée que la ville du thé : c’est celle des chiffons. Heureusement qu’avant de porter les loques de toute la Russie à la foire, on les fait blanchir. Cette marchandise, nécessaire à la fabrication du papier, est devenue si précieuse que les douanes russes en défendent l’exportation avec une extrême sévérité.

Une autre ville m’a paru remarquable entre tous les bourgs annexés à cette foire : c’est celle des bois écorcés. À l’instar des faubourgs de Vienne ces villes secondaires sont plus considérables que la ville principale. Celle dont je vous parle sert d’abri aux bois apportés de la Sibérie, et destinés à faire des roues aux charrettes russes, et des colliers aux chevaux. C’est ce demi-cercle qu’on voit fixé d’une manière si originale et si pittoresque aux extrémités du brancard, et qui domine la tête de tous les limoniers russes ; il est d’un seul morceau de bois ployé à la vapeur, les jantes de roues apprêtées par le même procédé sont aussi d’une seule pièce ; les approvisionnements nécessaires pour fournir ces jantes et ces colliers à toute la Russie occidentale font ici des montagnes de bois pelé dont nos plus grands chantiers de Paris ne donnent pas même une idée.

Une autre ville, et c’est, je crois, la plus étendue et la plus curieuse de toutes, sert de dépôt aux fers de Sibérie. On marche pendant un quart de lieue sous des galeries où sont artistement rangées toutes les espèces de barres de fer connues, puis viennent des grilles, puis vient du fer travaillé ; on voit des pyramides toutes bâties en instruments aratoires et en ustensiles de ménage. On voit des maisons pleines de vases de fonte ; c’est une cité de métal ; on peut évaluer là une des principales sources de la richesse de l’Empire. Cette richesse fait peur. Que de coupables ne faut-il pas pour exploiter de tels trésors ! Si les criminels manquent, on en fait ; on fait au moins des malheureux ; dans ce monde souterrain d’où sort le fer, la politique du progrès succombe, le despotisme triomphe et l’État prospère !!… Une étude curieuse à faire, si on la permettait aux étrangers ce serait celle du régime imposé aux mineurs de l’Oural ; mais il faudrait voir par ses yeux et ne pas s’en rapporter à ce qui est écrit. Cette tâche serait aussi difficile à accomplir pour un Européen de l’Occident que l’est le voyage de la Mecque à un chrétien.

Toutes ces villes foraines, succursales de la ville principale, ne sont que l’extérieur de la foire ; elles s’étendent sans plan autour du centre commun ; en les comprenant toutes dans la même enceinte, leur circonférence serait celle d’une des grandes capitales de l’Europe. Une journée ne suffirait pas pour parcourir tous ces faubourgs provisoires qui sont autant de satellites de la foire proprement dite. Dans cet abîme de richesses, on ne peut tout voir ; il faut donc choisir ; d’ailleurs la chaleur étouffante des derniers jours caniculaires, la poussière, la foule, les mauvaises odeurs ôtent les forces au corps et l’activité à la pensée. Cependant j’ai vu comme on verrait à vingt ans, sous le rapport de l’exactitude, mais avec moins d’intérêt.

J’abrégerai mes descriptions : en Russie on se résigne à la monotonie : c’est une condition de la vie ; mais c’est en France que vous me lirez, et je n’ai pas le droit d’espérer que vous preniez votre part d’aussi bonne grâce que je prends ici le mien. Vous n’êtes pas obligé à la patience, comme si vous aviez fait mille lieues pour apprendre à pratiquer cette vertu des vaincus.

J’oubliais de noter une ville de laine de cachemire. En voyant ce vilain poil poudreux, ficelé par énormes ballots, je songeais aux belles épaules qu’il recouvrira un jour, aux magnifiques parures qu’il complétera, quand il sera changé en châles de Ternaux et autres.

J’ai vu aussi une ville de fourrure et une ville de potasse : c’est à dessein que je me sers de ce mot ville : lui seul peut vous dépeindre l’étendue des divers dépôts qui entourent cette foire et qui lui donnent un caractère de grandeur que n’aura jamais aucune autre foire.

Ce phénomène commercial ne pouvait se produire qu’en Russie : il fallait, pour créer une foire de Nijni, un extrême besoin de luxe chez des populations encore à demi barbares, vivant dans des contrées séparées les unes des autres par des distances incommensurables, sans moyens de communication faciles ni prompts ; il fallait un pays où il résulte de l’intempérie des saisons que chaque localité se trouve isolée pendant une partie de l’année ; la réunion de ces circonstances et de bien d’autres, sans doute, que je n’ai pu discerner, était nécessaire pour empêcher dans un empire déjà opulent le débit journalier dont le détail dispense les négociants des frais et des fatigues occasionnés par l’entassement annuel, à une époque fixe, de toutes les richesses du sol et de l’industrie sur un seul point du pays. On peut prédire le temps qui, je crois, n’est pas très-éloigné, où les progrès de la civilisation matérielle, en Russie, diminueront infiniment l’importance de la foire de Nijni. Aujourd’hui, je le répète, elle est la plus grande foire du monde.

Dans un faubourg séparé par un bras de l’Oka, se trouve un village persan dont les boutiques sont uniquement remplies de marchandises venant de Perse : parmi les plus remarquables de ces objets lointains j’ai surtout admiré des tapis qui m’ont paru magnifiques, des pièces de soie écrue et des termolama, espèce de cachemire de soie qui ne se fabrique, dit-on, qu’en Perse, je ne serais pas surpris cependant si les Russes en faisaient chez eux pour vendre cette étoffe comme un produit étranger. Ceci est une pure supposition, et je ne pourrais la justifier par aucun fait.

Les figures persanes font peu d’effet en ce pays où la population indigène est elle-même asiatique et conserve les traces de son origine.

On m’a fait traverser une ville uniquement destinée à loger les poissons séchés et salés qui sont envoyés de la mer Caspienne pour les carêmes russes. Les Grecs dévots font une grande consommation de ces momies aquatiques. Quatre mois d’abstinence chez les Moscovites enrichissent les mahométans de la Perse et de la Tartarie. Cette ville des poissons est située au bord de l’eau ; on voit les peaux de ces monstres divisées par moitié, les unes sont rangées à terre, les autres restent entassées dans la cale des vaisseaux qui les apportent : si l’on ne comptait pas ces corps morts par millions, on se croirait dans un cabinet d’histoire naturelle. On les appelle, je crois, sordacs. Ils exhalent même en plein air une odeur désagréable. Une autre ville est la ville des cuirs, objets de la plus haute importance à Nijni, parce qu’on en apporte là suffisamment pour fournir à la consommation de toute la Russie occidentale.

Une autre, c’est la ville des fourrures ; on y voit des peaux de toutes sortes de bêtes, depuis la zibeline, le renard bleu et certaines fourrures d’ours qu’il faut payer douze mille francs pour s’en faire une pelisse, jusqu’aux renards communs et aux loups qui ne coûtent rien ; les gardiens de ces trésors se font pour la nuit des tentes de leurs marchandises, sauvages abris dont l’aspect est pittoresque. Ces hommes, quoiqu’ils habitent des pays froids, vivent de peu : ils se vêtent mal et dorment en plein air quand il fait beau ; quand il pleut, ils sont nichés sous des piles de marchandises, dans des trous ; véritables lazzaronis du Nord, ils sont moins gais, moins brillants, moins mimes et plus malpropres que ceux de Naples, parce qu’à la saleté de leurs personnes se joint celle de leurs habits qu’ils ne peuvent quitter.

Ce que vous venez de lire suffit pour vous donner une idée de l’extérieur de la foire : l’aspect de l’intérieur, je vous le répète, est beaucoup moins intéressant ; il fait un contraste singulier et peu agréable avec celui du dehors. Au dehors, roulent les chars, les brouettes ; là règnent le désordre, le bruit, la foule, les cris, les chants, la liberté enfin ! Au dedans, on retrouve la régularité, le silence, la solitude, l’ordre, la police, en un mot la Russie !

D’immenses files de maisons, ou plutôt de boutiques, séparent de longues et larges rues, au nombre de douze ou treize, je crois, qui se terminent à une église russe et à douze pavillons chinois. Pour suivre chaque rue et parcourir la foire entière, en circulant de boutique en boutique, il faut faire dix lieues. Voilà ce que je sais ; mais quand je vois les lieux je ne le crois pas. Notez que je ne vous parle ici que de la ville foraine proprement dite, et non plus des faubourgs dont nous avons fui le tumulte pour nous réfugier dans la paix du bazar gardé par les Cosaques qui, pour le sérieux, la roideur et l’exacte obéissance, équivalent, du moins pendant les heures du service, aux muets du sérail.

L’Empereur Alexandre, après avoir choisi le nouvel emplacement de cette foire, ordonna les travaux nécessaires à son établissement ; il ne l’a jamais vue, il a donc ignoré les sommes immenses qu’on fut obligé d’ajouter à son budget, et qui ont été enfouies depuis sa mort dans ce terrain trop bas pour l’usage auquel on l’avait destiné. Grâce à des efforts inouïs et à des dépenses énormes, la foire est maintenant habitable pendant l’été, c’est tout ce qu’il faut au commerce. Mais il n’en est pas moins vrai qu’elle est mal située, poudreuse ou fangeuse au premier rayon de soleil, à la moindre pluie, et malsaine quelque temps qu’il fasse ; ce qui n’est pas un mince inconvénient pour les marchands, obligés de coucher au dessus de leurs magasins pendant six semaines.

Malgré le goût des Russes pour la ligne droite, bien des gens pensent ici comme moi, qu’il aurait mieux valu mettre la foire à côté de la vieille ville, sur la crête de la montagne, dont on aurait rendu le sommet abordable par de belles rampes d’une pente insensible et d’un effet grandiose dans le paysage, quitte à déposer au pied du coteau, sur les bords de l’Oka, les objets trop pesants et trop volumineux pour être hissés sur la colline. Ainsi les fers, les bois, les laines, les chiffons, les thés, seraient restés près des bateaux qui les apportent, et la foire marchande et brillante se serait tenue sur un plateau spacieux à la porte de la ville haute ; disposition plus convenable sous tous les rapports que ne l’est l’arrangement actuel ! Vous figurez-vous une côte habitée par les représentants de toutes les nations de l’Asie et de l’Europe ? cette montagne peuplée ferait un prodigieux effet ; le marais où grouillent ces populations voyageuses en produit peu.

Les ingénieurs modernes, si habiles dans tous les pays, auraient trouvé là de quoi exercer leur talent ; les admirateurs de la mécanique n’eussent pas manqué d’objets dignes de piquer leur curiosité, car on eût inventé des machines pour aider les marchandises à grimper la montagne ; les poëtes, les peintres, les amateurs de beaux sites et des effets pittoresques, les curieux qui sont devenus un peuple dans ce siècle où l’abus de l’activité produit des fanatiques de fainéantise, tous ces hommes, utiles par l’argent qu’ils dépensent, auraient joui d’une promenade magnifique, et bien autrement intéressante que celle qu’on leur a ménagée dans un bazar uni d’où l’on n’a point de vue et où l’on respire un air méphitique ; enfin ceci mérite considération : ce résultat aurait coûté à l’Empereur beaucoup moins d’argent qu’il n’en a dépensé pour sa foire aquatique, ville d’un mois, plate comme une table, chaude l’été comme une savane, humide l’hiver comme un bas-fond.

Les paysans russes sont les principaux agents du commerce de cette foire prodigieuse. La loi défend pourtant à un serf de demander, et aux hommes libres de lui accorder du crédit pour plus de cinq roubles. Eh bien, on traite sur parole avec plusieurs de ces hommes pour deux cent mille, pour cinq cent mille francs, et les termes de paiement sont fort reculés. Ces esclaves millionnaires, ces Aguado attachés à la glèbe ne savent pas lire. Aussi arrive-t-il en Russie que l’homme dépense prodigieusement d’intelligence pour suppléer à son ignorance. Dans les pays éclairés, les bêtes savent à dix ans ce que, dans les sociétés arriérées, les hommes d’esprit seuls parviennent à apprendre, et encore ne l’apprennent-ils qu’à trente ans.

En Russie, le peuple ignore l’arithmétique ; depuis des siècles il fait ses comptes avec des cadres qui contiennent des séries de boules mobiles. Chaque ligne a sa couleur, laquelle désigne les unités, les dizaines, les centaines, etc., etc. Cette manière de calculer est sûre et prompte.

N’oubliez pas que le seigneur des serfs millionnaires peut les dépouiller demain de tout ce qu’ils possèdent, pourvu qu’il ait soin de leurs personnes : à la vérité, ces actes de violences sont rares, mais ils sont possibles.

On ne se souvient pas qu’il y ait eu un seul négociant trompé dans sa confiance en la bonne foi des paysans avec lesquels il a traité d’affaires : tant il est vrai que dans toute société, pourvu qu’elle soit stable, le progrès des mœurs corrige les défauts des institutions.

On m’a pourtant conté que le père d’un comte Tcheremitcheff, aujourd’hui vivant, j’ai presque dit régnant, avait un jour promis la liberté à une famille de paysans, moyennant l’exorbitante somme de cinquante mille roubles. Il reçoit l’argent, puis il maintient parmi ses serfs la famille dépouillée.

Telle est l’école de bonne foi et de probité où s’instruisent les paysans russes, sous le despotisme aristocratique qui les écrase, malgré le despotisme autocratique qui les gouverne ; mais celui-ci se trouve bien souvent sans force contre son rival. L’orgueil Impérial se contente des mots, des formes, des chiffres ; l’ambition aristocratique vise aux choses, et fait bon marché des paroles. Nulle part maître plus adulé ne fut moins obéi et plus trompé que ne l’est le souverain soi-disant absolu de l’Empire de Russie ; pourtant la désobéissance est périlleuse, mais le pays est vaste et la solitude muette.

Le gouverneur de Nijni, M. Boutourline, m’a invité avec beaucoup de politesse à dîner chez lui tous les jours pendant le temps que je compte passer à Nijni ; demain il m’expliquera comment des traits pareils à la fausse promesse du comte Tcheremitcheff, rares partout et en tout temps, ne peuvent aujourd’hui se renouveler en Russie. Je vous ferai le résumé de sa conversation si toutefois j’en puis tirer quelque chose ; jusqu’à présent je n’ai recueilli de la bouche des Russes que des discours confus. Est-ce défaut de logique, est-ce volonté arrêtée d’embrouiller les idées des étrangers ? c’est, je crois, l’un et l’autre. À force de vouloir déguiser la vérité aux yeux des autres, on finit par ne plus l’apercevoir soi-même qu’à travers un voile qui, chaque jour, s’épaissit davantage. Aussi les Russes qui vieillissent vous trompent-ils innocemment et sans s’en douter ; le mensonge sort de leur bouche naïf comme un aveu. Je serais curieux de savoir à quel âge la fraude cesse d’être un péché à leurs yeux. La fausse conscience commence de bonne heure chez des hommes qui vivent de peur.

Rien ne se vend bon marché à la foire de Nijni, si ce n’est ce que personne ne se soucie d’acheter. L’époque des grandes différences de prix, selon les diverses localités, est passée ; on sait partout la valeur de toutes choses ; les Tatars eux-mêmes qui viennent du centre de l’Asie à Nijni pour payer très-cher, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les objets de luxe envoyés de Paris et de Londres, y portent en échange des denrées dont ils connaissent parfaitement la valeur. Les marchands peuvent encore abuser de la situation où se trouvent les acheteurs, mais ils ne peuvent plus les tromper. Ils ne surfont pas, comme on dit en langage de boutique ; ils rabattent encore moins, mais ils demandent imperturbablement trop cher ; leur probité consiste à ne se départir jamais de leurs prétentions les plus exagérées.

Je n’ai trouvé à Nijni aucune étoffe de soie de l’Asie, si ce n’est quelques rouleaux de vilain satin de la Chine, d’une couleur fausse, d’un tissu peu épais, et fripé comme une vieille soierie. J’en avais vu de plus beau en Hollande ; et ces rouleaux se vendent ici plus cher que les plus belles étoffes de Lyon.

Sous le rapport financier, l’importance de cette foire croît tous les ans ; mais l’intérêt qui s’attachait à la singularité des marchandises, à la figure étrange des hommes, diminue. En général, il faut le répéter, la foire de Nijni trompe l’attente des curieux sous le rapport pittoresque et amusant ; tout est morne et roide en Russie ; les esprits mêmes y sont tirés au cordeau, excepté le jour où ils envoient tout promener. Dans ces moments, l’instinct de la liberté, si longtemps comprimé, fait explosion ; alors les paysans mettent leur seigneur à la broche et le font rôtir à petit feu, ou le seigneur épouse une esclave ; c’est la fin du monde ; mais ces rares bouleversements produisent peu d’effet au loin, personne n’en parle ; les distances et l’action de la police permettent que les faits isolés restent ignorés des masses ; l’ordre ordinaire n’est pas troublé par des révoltes impuissantes ; il repose sur une prudence et sur un silence universels, qui sont synonymes d’ennui et d’oppression.

Dans ma promenade aux boutiques de la foire proprement dite, j’ai vu des Boukares. Ce peuple habite un coin du Thibet, voisin de la Chine. Les marchands boukares viennent à Nijni vendre des pierres précieuses. Les turquoises que je leur ai achetées sont chères comme celles qu’on vend à Paris, encore n’est-on pas sûr qu’elles soient véritables ; toutes les pierres de quelque valeur montent ici à des prix très-élevés. Ces hommes passent leur année dans le voyage, car il leur faut, disent-ils, plus de huit mois, rien que pour aller et venir. Ni leurs figures, ni leurs costumes ne m’ont paru très-remarquables. Je ne crois guère à l’authenticité des Chinois de Nijni ; mais les Tatars, les Persans, les Kirguises et les Calmouks suffisent à la curiosité.

À propos de Kirguises et de Calmouks, ces barbares amènent ici, du fond de leurs steppes, des troupeaux de petits chevaux sauvages pour les vendre à la foire de Nijni. Ces animaux ont beaucoup de qualités physiques et morales, mais ils n’ont pas de figure ; ils sont précieux pour la selle, et leur caractère les fait estimer. Pauvres bêtes ! ils ont plus de cœur que bien des hommes ; ils s’aiment les uns les autres avec une tendresse et une passion telles qu’ils sont inséparables. Tant qu’ils restent ensemble, ils oublient l’exil, l’esclavage ; ils se croient toujours dans leur pays ; pour en vendre un, il faut l’abattre et le traîner de force avec des cordes hors de l’enceinte où sont enfermés ses frères, qui, pendant cette exécution, ne cessent de tenter la fuite ou la révolte, de gémir et de hennir douloureusement en s’agitant dans leur parc. Jamais, que je sache, les chevaux de nos contrées n’ont donné de telles preuves de sensibilité. J’ai rarement été touché comme je le fus hier par le désespoir de ces malheureuses bêtes arrachées à la liberté du désert, et violemment séparées de ce qu’elles aiment ; répondez-moi, si vous le voulez, par le joli vers de Gilbert.

Un papillon souffrant lui fait verser des larmes.


peu m’importent vos moqueries, je suis sûr que si vous étiez témoin de ces cruels marchés qui en rappellent de plus impies, vous partageriez mon attendrissement. Le crime, reconnu crime par les lois, a des juges en ce monde ; mais la cruauté permise n’est punie que par la pitié des honnêtes gens pour les victimes, et, je l’espère, par l’équité divine. C’est cette barbarie tolérée qui me fait regretter les bornes de mon éloquence, un Rousseau, même un Sterne, saurait bien vous faire pleurer sur le sort de mes pauvres chevaux kirguises, destinés à venir en Europe porter des hommes esclaves comme eux, mais de qui la condition ne mérite pas toujours autant de pitié que celle des bêtes quand elles sont privées de la liberté.

Vers le soir, l’aspect de la plaine devient imposant. L’horizon se voile légèrement sous la brume, qui plus tard retombe en rosée ; et sous la poussière du sol de Nijni, espèce de petit sable brun, qui voile le ciel d’une teinte rougeâtre, ces accidents de lumière ajoutent à l’effet du site dont la grandeur est imposante. Du sein des ombres sortent des lueurs fantastiques, une multitude de lampes s’allument dans les bivouacs dont la foire est environnée ; tout parle, tout murmure ; la forêt lointaine prend une voix, et du milieu même des fleuves habités, les bruits de la vie viennent encore frapper l’oreille attentive. Quelle imposante réunion d’hommes ! Quelle confusion de langues, quels contrastes d’habitudes !… mais quelle uniformité de sentiments et d’idées !… Le but de ce rassemblement immense n’est pour chaque individu que de gagner un peu d’argent. Ailleurs, la gaieté des populations voile leur cupidité ; ici, le commerce est à nu, et la stérile rapacité du marchand domine la frivolité du promeneur : rien n’est poétique ; tout est lucratif. Je me trompe : la poésie de la crainte et de la douleur est au fond de tout en ce pays ; mais quelle est la voix qui l’ose exprimer !…

Pourtant quelques tableaux pittoresques consolent par moments l’imagination et récréent les regards.

Sur les chemins qui servent de communications aux divers campements des marchands dont la foire est entourée, sur les ponts, le long des grèves, aux abords des rivières, vous rencontrez d’immenses files d’équipages singuliers ; ce sont des trains qui marchent à vide. Ces roues, réunies par un essieu, reviennent des dépôts où elles ont servi à transporter de longues pièces de bois de construction. Les troncs d’arbres, en allant, étaient portés sur quatre et quelquefois sur six roues, mais quand le train retourne au magasin, chaque essieu avec ses deux roues est séparé du reste et chemine ainsi, traîné par un cheval guidé par un homme. Ce cocher, en équilibre, se tient debout sur l’essieu, et mène son coursier à peine dressé avec une grâce sauvage, avec une dextérité que je n’ai vues qu’aux Russes. Ces Franconi bruts me retracent les cochers du cirque à Byzance ; ils sont vêtus de la tunique grecque : c’est vraiment antique. En Russie on se reporte au Bas-Empire, comme en Espagne on se rappelle l’Afrique, et en Italie, Rome ancienne et Athènes !…

En errant la nuit autour de la foire, on est frappé de loin de l’éclat des boutiques de comestibles, de celui des petits théâtres, des auberges et des cafés !… Mais au milieu de tant de clarté, on n’entend que des bruits sourds ; le contraste de l’illumination des lieux et de la taciturnité des hommes tient de la magie ; on se croit chez un peuple touché de la baguette d’un enchanteur.

Les hommes de l’Asie, graves et taciturnes, restent sérieux jusque dans leurs divertissements ; les Russes sont des Asiatiques policés, si ce n’est civilisés.

Je ne me lasse pas d’écouter leurs chants populaires. La musique double de prix dans un lieu où cent peuples divers, réunis par un intérêt commun, sont divisés par leurs langues et leurs religions : la parole ne servirait qu’à séparer les hommes, ils chantent pour s’entendre. La musique est l’antidote des sophismes. De là la vogue toujours croissante de cet art en Europe. Il y a dans les chœurs exécutés par les mougiks du Volga une facture extraordinaire ; ce ne sont pas des mélodies suaves et inspirées ; mais, de loin, ces masses de voix qui se contrarient produisent des impressions profondes et neuves pour nous autres Occidentaux. La tristesse des sons n’est pas mitigée par la décoration de la scène. Une forêt profonde, formée par les mâts des vaisseaux ancrés le long des berges des deux fleuves, borne la vue des deux côtés, et voile en certains endroits une partie du ciel ; le reste du tableau n’est qu’une plaine solitaire toujours enfermée dans une forêt de sapins sans bornes : peu à peu on voit les lumières diminuer, elles s’éteignent enfin, et l’obscurité, accroissant le silence éternel de ces pâles contrées, répand dans l’âme une nouvelle surprise : la nuit est mère de l’étonnement. Toutes les scènes qui, peu d’instants auparavant, animaient encore le désert, s’effacent graduellement et s’oublient dès que le jour disparaît ; les souvenirs indécis succèdent au mouvement de la vie ; et le voyageur reste seul avec la police russe, qui rend l’obscurité doublement effrayante ; on croit avoir rêvé, et l’on regagne son gîte l’esprit rempli de poésie, c’est-à-dire de crainte vague et de pressentiments douloureux.


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