La Russie en 1839/Lettre trente-cinquième

Amyot (quatrième volumep. 213-259).


SOMMAIRE DE LA LETTRE TRENTE-CINQUIÈME.


Assassinat d’un seigneur allemand. — Jusqu’où les Russes portent l’aversion des nouveautés. — Désordres partiels : leurs conséquences. — Influence du gouvernement : cercle vicieux. — Servilité gratuite des paysans. — Contradiction entre les institutions et les coutumes. — Illusion des serfs russes. — Exil de M. Guibal en Sibérie. — Histoire d’une sorcière. — Mot d’un grand seigneur, petit-fils d’un paysan. — Manière dont un jeune étranger malade est traité par ses amis russes. — Accident arrivé à une dame française tombée dans une trappe. — Charité russe. — Passion d’une dame russe pour les tombeaux de ses maris. — Trait de vanité d’un officier enrichi. — Derniers jours passés à Nijni. — Chant des bohémiennes de la foire. — Réhabilitation des classes méprisées et des nations méconnues. — Idée dominante du théâtre de Victor Hugo. — Orage du soir à Nijni. — Malaise causé par l’air de Nijni. — Projet d’aller à Kazan abandonné. — Conseil d’un médecin. — Le feldjæger et le domestique. — Opinion des Russes sur l’état de la France. Vladimir. — Aspect du pays. — Appauvrissement des forêts. — Difficultés du voyage pour qui n’a pas un feldjæger. — Fausse délicatesse que les Russes voudraient imposer aux étrangers. — Centralisation nuisible. — Rencontre du grand éléphant noir envoyé à l’Empereur par le schah de Perse. — Danger que je cours. — Présence d’esprit de mon valet de chambre italien. — Description de l’éléphant. — Retour à Moscou. — Adieux au Kremlin. — Effet produit par le voisinage de l’Empereur. — Contagion de l’exemple. — Fêtes militaires à Borodino. — Villes improvisées. — Comment l’Empereur fait représenter la bataille de la Moskowa, dite de Borodino. — Pourquoi je n’obéis pas à l’Empereur. — Monument élevé en l’honneur du prince Bagration ; le prince Witgenstein oublié. — Mensonge en action. — Ordre du jour de l’Empereur. — Travestissement de l’histoire.


LETTRE TRENTE-CINQUIÈME.


Vladimir, entre Nijni et Moscou, ce 2 septembre 1839.

Un M. Jament m’a conté à Nijni qu’un Allemand, nouveau seigneur de village, grand agriculteur et zélé propagateur de méthodes d’assolement encore inusitées en ce pays, vient d’être assassiné dans ses domaines, voisins de la terre d’un M. Merline, autre étranger par qui le fait est parvenu à notre connaissance.

Deux hommes se sont présentés chez ce seigneur allemand sous prétexte de lui acheter des chevaux, et le soir ils sont entrés dans sa chambre et l’ont tué. C’était, à ce qu’on assure, un coup monté par les paysans de la victime pour se venger des innovations que l’étranger avait voulu introduire dans la culture de leur terre. Le peuple de ce pays a en aversion tout ce qui n’est pas russe. J’entends souvent répéter qu’un beau jour on le verra éventrer d’un bout de l’Empire à l’autre les hommes sans barbe ; c’est à la barbe que les Russes se reconnaissent.

Aux yeux des paysans, un Russe au menton rasé est un traître vendu aux étrangers dont il mérite de partager le sort. Mais quel sera le châtiment infligé par les survivants aux auteurs de ces vêpres moscovites ? la Russie entière ne pourra pourtant pas être envoyée en Sibérie. Si l’on déporte des villages, on n’exile pas des provinces. Il est à remarquer que ce genre de punition frappe ici les paysans sans les atteindre. Un Russe reconnaît sa patrie partout où règnent les longs hivers : la neige a toujours le même aspect ; le linceul de la terre est également blanc, qu’il ait six pouces ou six pieds d’épaisseur ; aussi pourvu qu’on lui laisse refaire son traîneau et sa cabane, le Russe se retrouve chez lui en quelque lieu qu’il soit exilé. Dans les déserts du Nord on peut se créer une patrie à peu de frais. Pour l’homme qui n’a jamais vu que des plaines glacées et parsemées d’arbres verts plus ou moins mal venants, tout pays froid et désert représente son pays. D’ailleurs, les habitants de ces latitudes ont les mœurs des peuples nomades, et ils sont naturellement disposés à quitter leur terre natale.

Les scènes de désordre se multiplient dans les campagnes : chaque jour on entend parler de quelque forfait nouveau ; mais quand on apprend le crime, il est déjà ancien, ce qui en atténue l’impression ; et de tant de forfaits isolés, il ne résulte pas que le repos du pays soit profondément troublé. Je vous ai dit ailleurs que la tranquillité se maintient chez ce peuple par la lenteur et la difficulté des communications, et par l’action secrète et avouée du gouvernement, lequel perpétue le mal par ạmour de l’ordre établi. J’ajoute à ces motifs de sécurité l’aveugle obéissance des troupes ; cette soumission tient surtout à l’ignorance complète des gens de la campagne. Mais, singulière conjecture !… ce remède est en même temps la première cause du mal : on ne voit donc pas comment la nation sortira du cercle vicieux où l’ont engagée les circonstances. Jusqu’à présent le mal et le bien, la perte et le salut lui viennent de la même source : de l’isolement et de l’ignorance qui se favorisent, se reproduisent et se perpétuent réciproquement.

Vous ne sauriez vous figurer la manière dont un seigneur prenant possession du domaine qu’il vient d’acquérir, est reçu par ses nouveaux paysans : c’est une servilité qui doit paraître incroyable aux habitants de nos contrées : hommes, femmes, enfants, tous tombent à genoux devant leur nouveau maître, tous baisent les mains, quelquefois les pieds du propriétaire ; ô misère !… ô profanation de la foi !… ceux qui sont en âge de faillir confessent volontairement leurs péchés à ce maître, qui, pour eux est l’image, est l’envoyé de Dieu sur la terre et qui représente à lui seul et le roi du ciel et l’Empereur ! Ce fanatisme dans le servage, cet enthousiasme d’esclave doit finir par faire illusion, même à celui qui en est l’objet, surtout s’il est parvenu depuis peu au rang qu’il occupe : un tel changement de fortune l’éblouit au point de lui persuader qu’il n’est pas de la même espèce que ces hommes abattus devant lui, que ces hommes auxquels il se trouve soudain avoir droit de commander. Ce n’est point un paradoxe que je mets en avant quand je soutiens que l’aristocratie de la naissance pouvait seule adoucir la condition des serfs en Russie, et les disposer à profiter de l’affranchissement, par des transitions douces et insensibles. Leur asservissement actuel leur devient insupportable à l’égard des nouveaux riches. Les anciens naissent au-dessus d’eux, c’est dur : mais ils naissent chez eux, avec eux, c’est une consolation ; et puis l’habitude de l’autorité est naturelle aux uns comme celle de l’esclavage l’est aux autres, et l’habitude émousse, atténue tout : elle adoucit l’injustice chez les forts, elle allége le joug chez les faibles : voilà pourquoi la mobilité des fortunes et des conditions produit des résultats monstrueux dans un pays soumis au régime du servage ; toutefois c’est cette mobilité qui fait la durée de l’ordre de choses actuel en Russie parce qu’elle lui concilie une foule d’hommes qui savent en tirer parti : second exemple du remède puisé à la source du mal. Terrible cercle dans lequel tournent fatalement toutes les populations de ce vaste Empire !!… Un tel état social est un inextricable filet dont chaque maille devient un nœud qui se resserre par les efforts tentés pour le délier. Ce seigneur, ce Dieu nouveau, à quel titre l’adore-t-on ? on l’adore parce qu’il a eu assez d’argent, qu’il a su intriguer assez habilement pour pouvoir acheter la glèbe où sont attachés tous ces hommes prosternés à ses pieds. Le parvenu me paraît un monstre dans un pays où l’homme est la fortune de l’homme, où le riche a pour ainsi dire droit de vie et de mort sur le pauvre. Le mouvement industriel et l’immobilité du servage combinés dans la même société, y produisent des résultats révoltants ; mais le despote aime le parvenu : c’est sa créature !….. Vous figurez-vous ici la condition d’un nouveau seigneur ? hier son esclave était son pareil ; son industrie plus ou moins honnête, ses flatteries plus ou moins basses, plus ou moins habiles, l’ont mis en état d’acheter un certain nombre de ses camarades qui aujourd’hui sont ses serfs. Devenir la bête de somme de son égal, c’est un mal intolérable. Voilà pourtant le résultat que peut amener chez un peuple l’alliance impie de coutumes arbitraires et d’institutions libérales, ou pour parler plus juste instables ; ailleurs, l’homme qui fait fortune ne se fait pas baiser les pieds par les rivaux qu’il a vaincus. L’incohérence la plus choquante est devenue la base de la constitution russe.

Remarquez en passant une confusion singulière produite dans l’esprit du peuple russe, par le régime auquel il est soumis. Sous ce régime, l’homme se trouve lié à la terre par des nœuds indissolubles, puisqu’on le vend avec elle ; or, au lieu de reconnaître que c’est lui qui est fixe et la terre qui est mobile ; en un mot, au lieu de savoir et d’avouer qu’il appartient à cette terre au moyen de laquelle d’autres hommes disposent de lui despotiquement, il s’imagine que c’est la terre qui lui appartient. À la vérité, cette erreur de jugement se réduit à une véritable illusion d’optique ; car tout possesseur qu’il croit être du sol, il ne comprend pas qu’on puisse vendre la terre sans vendre les hommes qui l’habitent. Ainsi quand il change de maître, il ne se dit pas qu’on a vendu le sol au nouveau propriétaire ; il se figure que c’est sa personne qui a été vendue d’abord, et puis il pense qu’on a livré par-dessus le marché sa terre, la terre qui l’a vu naître, qu’il cultive pour se nourrir. Donnez donc la liberté à des hommes qui par leur intelligence des lois sociales sont à peu près au niveau des arbres et des plantes !…

M. Guibal (toutes les fois que je suis autorisé à citer un nom, j’use de la permission), M. Guibal, fils d’un maître d’école, fut exilé sans motif, du moins sans explication, et sans qu’il pût deviner ce dont on l’accusait, dans un village de Sibérie, aux environs d’Orenbourg. Une chanson qu’il a composée pour tromper son ennui, est recueillie d’abord par un inspecteur ; mise sous les yeux du gouverneur, elle attire l’attention de ce personnage auguste ; celui-ci envoie son aide-de-camp près de l’exilé, afin de s’informer de son affaire, de sa position, de sa conduite, et de juger s’il peut être employé à quelque chose. Le malheureux parvient à inspirer de l’intérêt à l’aide de-camp, qui, à son retour dans la ville, fait un rapport très-favorable sur le compte de Guibal. Aussitôt celui-ci est rappelé ; il n’a jamais pu savoir la vraie cause de son malheur ; peut-être était-ce une première chanson.

Telles sont les circonstances d’où peut dépendre le sort d’un homme en Russie !!…

Voici une histoire d’un genre différent :

Dans les terres du prince***, au delà de Nijni, vit une paysanne qui se fait passer pour sorcière : bientôt sa réputation s’étend au loin. On raconte des prodiges opérés par cette femme, mais son mari se plaint ; le ménage est négligé, le travail abandonné. L’intendant confirme dans son rapport l’accusation intentée contre la paysanne sorcière.

Le prince fait un voyage dans ses domaines : à peine arrivé chez lui, ce qui le préoccupe avant tout, c’est la fameuse démoniaque. Le pope lui dit que l’état de cette femme empire tous les jours, qu’elle ne parle plus et qu’il a résolu de l’exorciser. La cérémonie a lieu, mais sans résultat, en présence du seigneur ; celui-ci, décidé à savoir le fond de cette singulière affaire, a recours au remède russe par excellence : il condamne la folle aux verges. Ce traitement ne manque pas son effet.

Au vingt-cinquième coup elle demande grâce et jure de dire la vérité.

Elle est mariée à un homme qu’elle n’aime pas, et c’est pour ne pas travailler au profit de son mari, dit-elle, qu’elle a feint d’être possédée.

Cette comédie servait sa paresse en même temps qu’elle avait rendu la santé à une foule de malades, qui sont venus à elle pleins d’espoir et de confiance, et s’en sont retournés guéris.

Les sorciers ne sont pas rares parmi les paysans russes, auxquels ils tiennent lieu de médecins ; ces fourbes font des cures nombreuses et fort belles, au dire même des gens de l’art !!

Quel triomphe pour Molière ! et quel abîme de doutes pour tout le monde !… L’imagination !… qui sait si l’imagination n’est pas un levier dans la main de Dieu pour élever au-dessus d’elle-même une créature bornée par la matière ? Quant à moi, je pousse le doute au point d’en revenir à la foi, car je crois, malgré ma raison, que le sorcier peut guérir même des incrédules, par un pouvoir dont je ne saurais nier l’existence, quoique je ne puisse le définir. Avec le mot imagination, nos savants se dispensent d’expliquer les phénomènes qu’ils ne peuvent ni révoquer en doute ni comprendre. L’imagination devient, pour certains métaphysiciens, ce que sont les nerfs pour certains docteurs.

L’esprit est continuellement forcé à réfléchir devant un spectacle aussi extraordinaire que celui qui lui est offert par la société constituée comme elle l’est ici. À chaque pas qu’on fait dans ce pays, on admire ce que les États gagnent à rendre l’obéissance absolue ; mais on regrette tout aussi souvent de n’y pas voir ce que le pouvoir gagnerait à rendre cette obéissance noble et morale.

À ce propos, je me rappelle un mot qui vous prouvera si je suis fondé à penser qu’il y a, et même en assez grand nombre, des hommes dupes du culte que le serf rend ici au seigneur. La flatterie a tant de puissance sur le cœur humain, qu’à la longue les plus maladroits de tous les flatteurs, la peur et l’intérêt, trouvent le moyen d’arriver à leur but et de se faire écouter comme les plus malins : voilà pourquoi beaucoup de Russes des classes élevées se croient d’une autre nature que les hommes du commun.

Un Russe immensément riche, mais qui déjà devrait être éclairé sur les misères de l’opulence et du pouvoir, car la fortune de sa famille date de deux générations, passait d’Italie en Allemagne ; il tombe assez gravement malade dans une petite ville, et il fait appeler le meilleur médecin de l’endroit ; d’abord il se soumet à ce qu’on lui ordonne, mais au bout de quelques jours de traitement le mal empirant, le patient s’ennuie de son obéissance, se lève avec colère, et déchirant le voile de civilisation dont il avait cru nécessaire de s’affubler dans l’habitude de la vie, il redevient lui-même, et s’écrie, tout en arpentant sa chambre à grands pas : « Je ne conçois pas la manière dont on me traite : voilà trois jours qu’on me drogue sans me faire le moindre bien ; quel médecin m’avez-vous été chercher là ? il ne sait donc pas qui je suis ? »

Puisque j’ai commencé ma lettre par des anecdotes, en voici une moins piquante, mais qui peut vous servir à vous former une juste idée du caractère et des habitudes des personnes du grand monde en Russie. On n’aime ici que les gens heureux, et cet amour exclusif produit quelquefois des scènes comiques.

Un jeune Français avait parfaitement réussi dans une société de personnes réunies à la campagne. C’était à qui lui ferait fête : des dîners, des promenades, des chasses, des spectacles de société, rien n’y manquait ; l’étranger était enchanté. Il vantait à tout venant l’hospitalité russe et l’élégance des manières de ces barbares du Nord tant calomniés ! À quelque temps de là le jeune enthousiaste tombe malade dans la ville voisine ; tant que le mal se prolonge et s’aggrave, ses amis les plus intimes ne lui donnent pas signe de vie. Plusieurs semaines, deux mois se passent ainsi, à peine envoie-t-on de loin en loin savoir de ses nouvelles ; enfin la jeunesse triomphe, et, malgré le médecin du lieu, le voyageur guérit. Sitôt qu’il est rétabli, on afflue chez lui pour fêter sa convalescence, comme si l’on n’eût pensé qu’à lui durant tout le temps de sa maladie ; il fallait voir la joie de ses anciens hôtes ; vous eussiez dit que c’était eux qui venaient de ressusciter !… on le comble de protestations d’intérêt, on l’accable de nouveaux projets de divertissements, on le caresse à la manière des chats ; la légèreté, l’égoïsme, l’oubli, font patte de velours ; on vient jouer aux cartes près de son fauteuil, on lui propose doucereusement de lui envoyer un canapé, des confitures, du vin… depuis qu’il n’a plus besoin de rien, tout est à lui… Cependant, sans se laisser prendre à cet appât usé désormais, il met à profit la leçon, et fort de son expérience, il monte en voiture à la hâte, pressé qu’il est, de fuir une terre qui n’est hospitalière que pour les gens heureux, amusants ou utiles !…

Une dame française émigrée, âgée et spirituelle, était établie dans une ville de province. Un jour elle alla faire une visite une personne du pays. Il y a dans plusieurs maisons russes des escaliers couverts de trappes et qui sont dangereux. La dame française, qui n’avait pas remarqué une de ces soupapes trompeuses, tombe d’une quinzaine de pieds de haut sur des marches de bois. Que fait la maîtresse de la maison ? vous auriez peine à le deviner. Sans même vouloir s’assurer si la malheureuse est morte ou vivante, sans courir à elle pour s’informer de son état, sans appeler du secours, sans envoyer au moins chercher un chirurgien, elle plante là l’accident, et court dévotement s’enfermer dans son oratoire pour y prier la sainte Vierge de venir en aide à la pauvre morte… morte ou blessée, selon ce qu’il aura plu au bon Dieu d’en ordonner. Cependant la blessée, non morte, et qui n’avait rien de cassé, eut le temps de se relever, de remonter dans l’antichambre et de se faire ramener chez elle, avant que sa pieuse amie eût quitté son prie-Dieu. On ne put même arracher celle-ci de cet asile qu’en lui criant à travers la porte que l’accident n’avait eu aucune suite grave, et que la malade était retournée chez elle, où elle venait de se coucher, mais par pure précaution. Aussitôt la charité active se réveille dans le cœur désolé de la bonne dévote russe qui, reconnaissante de l’efficacité de ses prières, court officieusement chez son amie, insiste pour entrer, arrive auprès du lit de la patiente et l’accable de protestations d’intérêt qui la privent pendant une heure au moins du repos dont elle a besoin.

Ce trait d’enfantillage m’a été conté par la personne même à qui l’accident est arrivé. Si elle se fût cassé la jambe ou évanouie, elle aurait pu mourir sans secours à la place où l’avait laissée sa pieuse amie.

Après cela on s’étonne de voir des hommes tomber dans la Néva, et s’y noyer sans que personne pense à leur porter secours, sans même qu’on ose parler de leur mort !!!

Les bizarreries de sentiment abondent en Russie dans tous les genres chez les personnes du grand monde, parce que les cœurs et les esprits y sont blasés sur toutes choses. Une grande dame de Pétersbourg a été mariée plusieurs fois ; elle passe les étés dans une maison de campagne magnifique à quelques lieues de la ville, et son jardin est rempli des tombeaux de tous ses maris, qu’elle commence à aimer avec passion sitôt qu’ils sont morts ; elle leur élève des mausolées, des chapelles, pleure sur leurs cendres, elle charge leurs tombes d’épitaphes sentimentales… en un mot, elle rend aux morts un culte offensant pour les vivants. C’est ainsi que le parc de la dame devient un vrai Père Lachaise ; et ce lieu paraît tant soit peu triste à quiconque n’a pas, comme la noble veuve, l’amour des maris défunts et des tombeaux.

On ne doit être surpris de rien en fait d’insensibilité, ou ce qui est synonyme, de sensiblerie de la part d’un peuple qui étudie l’élégance aussi minutieusement qu’on s’instruit dans l’art de la guerre ou du gouvernement. Voici un exemple de ce grave intérêt que les Russes mettent aux choses les plus puériles, dès qu’elles les touchent personnellement.

Un descendant des anciens boyards, riche et âgé, habitait la campagne aux environs de Moscou. Un détachement de hussards avec ses officiers était logé dans sa maison. C’était le temps de Pâques. Les Russes célèbrent cette fête avec une solennité particulière. Toutes les personnes d’une même famille, et leurs amis et leurs voisins, se réunissent pour assister à la messe que, ce jour-là, on dit à minuit précis.

Le châtelain dont je vous parle étant la personne la plus considérable du pays, attendait une grande affluence de monde pour la nuit de Pâques, d’autant plus qu’il avait fait restaurer cette année-là son église paroissiale avec beaucoup de luxe.

Deux ou trois jours avant la fête, il est réveillé par un train de chevaux et de voitures passant sur une jetée voisine de son habitation. Ce château, selon l’usage le plus ordinaire, est situé tout au bord d’un petit étang ; l’église du village s’élève du côté opposé, tout au bout de la jetée qui sert de route pour aller du château à la paroisse.

Étonné d’entendre un bruit inusité au milieu la nuit, le maître de la maison se lève, court à sa fenêtre, et là, quel est son étonnement lorsqu’il aperçoit, à la lueur d’une quantité de torches, une belle calèche attelée de quatre chevaux et suivie de deux piqueurs.

Il reconnaît cet équipage tout neuf, ainsi que l’homme auquel il appartient : c’était un des officiers de hussards logés dans sa maison, grave étourdi, tout nouvellement enrichi par un héritage ; cet écervelé pédant venait d’acheter des chevaux et une voiture qu’il avait fait amener au château. Le vieux seigneur le voyant se pavaner dans sa calèche ouverte, tout seul, la nuit, au milieu d’une campagne déserte et silencieuse, le croit devenu fou ; il suit des yeux l’élégant équipage et le groupe de gens qui l’entourent ; il les voit se diriger en bon ordre vers l’église et s’arrêter devant le porche ; là, le maître descend gravement de voiture, aidé de ses valets qui se précipitent à la portière pour donner le bras au jeune officier, quoique celui-ci, plus leste que ses gens et aussi jeune, parût bien capable de se passer de leur assistance.

À peine eut-il touché terre qu’il remonta lentement et majestueusement en voiture, fit encore un tour sur la jetée, revint à l’église et recommença, lui et son monde, la même cérémonie que la première fois. Ce jeu se renouvela jusqu’à l’aube du jour. À la dernière répétition, l’officier donne l’ordre de rentrer au château sans bruit et au pas. Quelques instants plus tard, tout le monde était recouché.

Le lendemain, le maître de la maison n’a rien de plus pressé que de questionner son hôte le capitaine de hussards, pour savoir ce que signifiaient sa promenade nocturne et les évolutions de ses gens autour de sa voiture et de sa personne. « Rien du tout, reprit le jeune officier sans trahir le plus léger embarras ; mes valets sont novices, vous aurez beaucoup de monde le jour de Pâques, on afflue ici de tous les environs et même de très-loin ; j’ai voulu seulement faire la répétition de mon entrée à l’église.

Il me reste, à moi, à vous faire le récit de ma sortie de Nijni ; vous verrez qu’elle fut moins brillante que la promenade nocturne du capitaine de hussards.

Le soir du jour où j’avais assisté avec le gouverneur au spectacle russe, dans une salle entièrement vide, je rencontrai, en sortant du théâtre, un homme de ma connaissance, qui me mena au café des bohémiennes, situé dans la partie la plus animée de la ville foraine ; il était près de minuit, cette maison était encore pleine de monde, de bruit et de lumières. Les femmes me semblèrent charmantes ; leur costume, quoiqu’en apparence le même que celui des autres femmes russes, prend un caractère étrange porté par elles ; elles ont de la magie dans le regard, dans les traits, et leurs attitudes sont gracieuses quoique souvent imposantes. En un mot, elles ont du style comme les sibylles de Michel-Ange.

Leur chant est à peu près le même que celui des bohémiens de Moscou, mais il m’a paru plus expressif encore, plus fort et plus varié. On m’assure qu’elles ont de la fierté dans l’âme ; elles sont passionnées, mais elles ne sont ni légères ni vénales et elles repoussent souvent avec dédain, dit-on, des offres avantageuses.

Plus je vis, plus je m’étonne de ce qui reste de vertu aux gens qui n’en ont pas. Les personnes le plus décriées à cause de leur état, sont souvent comme les nations qu’on dit dégradées par leurs gouvernements, pleines de grandes qualités méconnues, tandis qu’au contraire on est désagréablement surpris en découvrant les faiblesses des gens fameux et le puéril caractère des peuples soi-disant bien gouvernés. Les conditions des vertus humaines sont presque toujours des mystères impénétrables à la pensée des hommes.

L’idée de réhabilitation que je ne fais ici qu’indiquer, a été mise dans tout son jour et défendue avec l’éclat d’un talent puissant par l’un des esprits les plus hardis de notre époque et de toutes les époques. Il semble que Victor Hugo ait voulu consacrer son théâtre à révéler au monde ce qui reste d’humain, c’est-à-dire de divin, dans l’âme des créatures de Dieu le plus réprouvées par la société ; ce but est plus que moral, il est religieux. Étendre la sphère de la pitié, c’est faire une œuvre pie ; la foule est souvent cruelle par légèreté, par habitude, par principe ; plus souvent elle l’est par mégarde ; guérir les plaies des cours méconnus, si cela est possible, sans en faire de plus profondes à d’autres cœurs dignes aussi de compassion, c’est s’associer aux desseins de la Providence, c’est agrandir le royaume de Dieu.

La nuit était avancée quand nous sortîmes du café des bohémiennes ; un nuage orageux qui venait de crever sur la plaine avait subitement changé la température. De grandes flaques d’eau inondaient les larges et longues rues de la foire déserte, et nos chevaux traversant, sans ralentir leur train, ces espèces de mares creusées dans la terre détrempée, nous éclaboussaient au fond de ma calèche ouverte ; des nuées noires annonçaient de nouvelles averses pour le reste de la nuit, tandis que des rafales intermittentes nous envoyaient par bouffées au visage l’eau qui débordait des gouttières. « Voilà l’été passé, me dit mon cicerone. — Je ne le sens que trop, » lui répondis-je. J’avais froid comme en hiver. J’étais sans manteau ; le matin on étouffait, quand je rentrai, on gelait ; je vous écrivis pendant deux heures, puis je me couchai glacé. Le lendemain, au moment où je voulus me lever, j’avais des vertiges ; je retombai sur mon lit sans pouvoir m’habiller ni sortir.

Ce contre-temps me fut d’autant plus désagréable que je devais partir ce jour-là même pour Kazan ; j’aurais voulu mettre au moins le pied en Asie, et je venais d’arrêter un bateau pour descendre le Volga, tandis que mon feldjæger eût été chargé de mener ma voiture vide à Kazan, pour me reconduire à Nijni en remontant le cours du fleuve par terre. Toutefois mon zèle s’était un peu ralenti depuis que le gouverneur de Nijni m’avait orgueilleusement montré des vues de Kazan. C’est toujours la même ville d’un bout de la Russie à l’autre : la caserne, les cathédrales en manière de temples, rien n’y manquait ; je sentais que tout ce rabâchage d’architecture ne valait guère la peine d’allonger mon voyage de deux cents lieues. Mais la frontière de Sibérie et les souvenirs du siége sous Ivan IV me tentaient encore. Il fallut renoncer à cette course et me tenir coi pendant quatre jours.

Le gouverneur m’est venu voir sur mon grabat avec beaucoup de politesse ; enfin le quatrième jour, sentant mon malaise augmenter, je me décidai à faire appeler un médecin. Ce docteur me dit :

« Vous n’avez pas de fièvre, vous n’êtes pas encore malade, mais vous allez le devenir gravement si vous restez trois jours de plus à Nijni. Je connais l’influence de cet air sur certains tempéraments : partez ; vous n’aurez pas fait dix lieues que vous vous sentirez soulagé, puis, le lendemain, vous serez guéri.

— Mais je ne puis ni manger, ni dormir, ni me tenir debout, ni remuer sans vives douleurs à la tête, répliquai-je ; et que deviendrai-je si je suis forcé de m’arrêter en chemin ?

— Faites-vous porter dans votre voiture : les pluies d’automne commencent ; je ne réponds pas de vous vous dis-je, si vous restez à Nijni. »

Ce docteur a de la science et de l’expérience ; il a passé plusieurs années à Paris, après avoir fait de bonnes études en Allemagne. Je me fiai à son coup d’œil, et le lendemain du jour où il me donna ce conseil, je montai en voiture par une pluie battante et par un vent glacial. Il y aurait eu de quoi décourager le voyageur le plus dispos. Cependant dès la seconde poste la prédiction du docteur s’accomplit ; je commençai à respirer plus librement, mais la fatigue m’accablait. Il fallut m’arrêter pour la nuit dans un mauvais gîte ;… le lendemain j’étais guéri.

Durant le temps que j’ai passé dans mon lit à Nijni, mon espion protecteur s’ennuyait de la prolongation de notre séjour à la foire et de son inaction forcée. Un matin il vint trouver mon valet de chambre, et lui dit en allemand :

« Quand partons-nous ?

— Je ne sais ; monsieur est malade.

— Est-il malade ?

— Pensez-vous que ce soit pour son plaisir qu’il reste dans son lit sans sortir d’un appartement comme celui que vous lui avez trouvé ici ?

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Je n’en sais rien.

— Pourquoi est-il malade ?

— Ma foi ! allez le lui demander. »

Ce pourquoi m’a paru digne d’être noté.

Cet homme ne m’a pas pardonné la scène de la voiture. Depuis ce jour, ses manières et sa physionomie sont changées ; ce qui me prouve qu’il reste toujours un coin de naturel et de sincérité dans les caractères le plus profondément dissimulés. Aussi lui sais-je quelque gré de sa rancune. Je le croyais incapable d’un sentiment primitif.

Les Russes, comme tous les nouveaux venus dans le monde civilisé, sont d’une susceptibilité excessive ; ils n’admettent pas même les généralités, ils prennent tout pour des personnalités ; nulle part la France n’est plus mal appréciée : la liberté de penser et de parler est ce que l’on comprend le moins en Russie ; ceux qui font semblant de juger notre pays me disent qu’ils ne croient pas que le roi s’abstienne de châtier les écrivains qui l’injurient journellement à Paris.

« Cependant, leur dis-je, le fait est là pour vous convaincre.

— Oui, on parle de tolérance, répliquent-ils d’un air malin ; c’est bon pour la foule et pour les étrangers ; mais on punit en secret les journalistes trop audacieux. »

Quand je répète que tout est public en France, on rit finement, on se tait poliment, et l’on ne me croit pas.

La ville de Vladimir est souvent nommée dans l’histoire ; son aspect est celui de l’éternelle ville russe, dont le type ne vous est que trop connu. Le pays que j’ai traversé depuis Nijni est semblable aussi à ce que vous connaissez de la Russie : c’est une forêt sans arbres, interrompue de loin en loin par une ville sans mouvement. Figurez-vous des casernes dans des marais ou dans des bruyères, selon la nature du sol ; et l’esprit du régiment pour animer tout cela !!… Quand je dis aux Russes que leurs bois sont mal aménagés, et que leur pays finira par manquer de combustible, ils me rient au nez. On a calculé combien de milliers de milliers d’années il faudrait pour abattre les bois qui couvrent le sol d’une immense partie de l’Empire, et ce calcul répond à tout. C’est qu’on se paie de mots en ceci comme en tout le reste. Il est écrit dans les états envoyés par chaque gouverneur de province, que tel gouvernement contient tant d’arpents de forêts ! dessus, la statistique exécute son travail d’arithmétique ; mais le calculateur, avant d’additionner ses sommes pour en faire un total, ne va pas sur les lieux voir de quoi se composent les forêts enregistrées sur le papier. Il y trouverait le plus souvent un amas de broussailles bonnes à faire des bourrées, ou bien il s’y perdrait dans des landes entrecoupées de champs d’ajoncs et de fougères ! Cependant l’appauvrissement des fleuves se fait déjà sentir, et ce symptôme, inquiétant pour la navigation, ne peut être attribué qu’à la quantité d’arbres abattus dans le voisinage des sources et le long des cours d’eau qui facilitent le flottage. Mais avec leurs cartons pleins de rapports satisfaisants, les Russes s’inquiètent peu de la dilapidation des seules richesses naturelles de leur sol. Leurs bois sont immenses… dans les bureaux du ministère ; ceci leur suffit. Grâce à cette quiétude administrative, on peut prévoir le moment où ils se chaufferont au feu des paperasses entassées dans leurs chancelleries ; cette richesse-là s’accroît tous les jours.

Ce que je vous dis est hardi, révoltant même, sans qu’il y paraisse ; l’amour-propre chatouilleux des Russes impose aux étrangers des devoirs de convenances auxquels je ne me soumets pas et dont vous ne vous doutez guère. Ma sincérité me rend coupable d’un crime dans la pensée des hommes de ce pays. Voyez l’ingratitude !!! le ministre me donne un feldjæger : la présence de cet uniforme suffit pour m’épargner les ennuis du voyage ; me voilà engagé dans l’esprit des Russes à tout approuver chez eux. Cet étranger-là, pensent-ils, manquerait à toutes les lois de l’hospitalité s’il se permettait de critiquer un pays où l’on a tant d’égards pour lui… quelle énormité !… Je me crois libre encore de vous peindre ce que je vois et de le juger !! Aussi crieront-ils à l’indignité… Mais moi, quoique mon argent ou mes lettres de recommandation m’aient procuré un courrier pour parcourir le pays, je veux que vous sachiez que si je m’étais mis en chemin pour Nijni avec un simple domestique, sût-il le russe comme je sais le français, nous aurions été arrêtés par les ruses et les friponneries des maîtres de poste à tous les relais un peu écartés. On nous aurait d’abord refusé des chevaux, puis, sur nos instances, nous aurions été conduits de hangar en hangar dans toutes les écuries de la poste ; l’on nous eût prouvé qu’elles sont vides, ce qui nous eût plus contrariés que surpris, puisque nous aurions su d’avance, mais sans pouvoir porter plainte, que le maître de poste aurait eu soin, dès notre arrivée au relais, de faire retirer tous ses chevaux dans des cachettes inaccessibles aux étrangers. Au bout d’une heure de pourparlers, on nous eût amené un attelage soi-disant libre, et que le paysan auquel il serait censé appartenir, aurait eu la condescendance de nous céder à un prix deux ou trois fois plus élevé que le tarif des postes impériales. Nous l’aurions refusé et renvoyé d’abord ; puis, de guerre lasse, nous aurions fini par implorer le retour de ces précieuses bêtes, et par payer aux hommes tout ce qu’ils auraient voulu. La même scène se serait renouvelée à chaque poste. Voilà comment voyagent en ce pays les étrangers inexpérimentés et dénués de protection. Il n’en est pas moins établi et reconnu que la poste, en Russie, coûte fort peu de chose et qu’on y voyage très-vite.

Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, qu’après avoir apprécié comme je le dois la faveur qui m’a été accordée par le directeur général des postes, je conserve le droit de vous dire quels sont les ennuis que son obligeance m’épargne ?

Les Russes sont toujours en garde contre la vérité qu’ils redoutent ; mais moi qui appartiens à une société où la vie se passe au grand jour, où tout se publie et se discute, je ne m’embarrasse nullement des scrupules de ces hommes chez lesquels rien ne se dit. Parler est en Russie une action de mauvaise compagnie : murmurer quelques sons vides de sens à l’oreille les uns des autres, et finir chaque phrase insignifiante par demander le secret de ce qu’on vient de ne pas dire, c’est faire preuve de tact et de bon ton… Toute parole nette et précise fait événement dans un pays où non-seulement l’expression des opinions est interdite, mais où l’on défend même le récit des faits les plus avérés ; un Français doit noter ce ridicule, et ne peut l’imiter.

La Russie est policée ; Dieu sait quand elle sera civilisée.

Comptant pour rien la persuasion, le prince attire tout à lui, sous prétexte qu’une centralisation rigoureuse est indispensable au gouvernement d’un empire prodigieusement étendu comme la Russie : ce système est peut-être le complément nécessaire du principe de l’obéissance aveugle : mais l’obéissance éclairée combattrait la fausse idée de simplification qui depuis plus d’un siècle domine l’esprit des successeurs du Czar Pierre, et même l’esprit de leurs sujets. La simplification poussée à cet excès, ce n’est plus la puissance, c’est la mort. L’autorité absolue cesse d’être réelle et devient elle-même un fantôme quand elle ne s’exerce que sur des simulacres d’hommes.

La Russie ne deviendra véritablement une nation que le jour où son prince réparera volontairement le mal fait par Pierre Ier. Mais se trouvera-t-il en un tel pays un souverain assez courageux pour avouer qu’il n’est qu’un homme ?

Il faut venir en Russie pour croire à toute la difficulté de cette réformation politique, et à la force de caractère nécessaire pour l’opérer.


(Suite de la lettre précédente.)
D’une maison de poste entre Vladimir et Moscou, ce 3 septembre 1839.

Je vous défie de vous figurer l’espèce de danger que j’ai couru ce matin. Cherchez entre tous les incidents qui peuvent exposer un voyageur à périr sur une grande route en Russie, votre science ni votre imagination ne suffiront pas à deviner ce qui vient de menacer ma vie. Le péril était si grand, que sans l’adresse, la force et la présence d’esprit de mon domestique italien, ce n’est pas moi qui vous écrirais le récit que vous allez lire.

Il faut que le schah de Perse ait intérêt à se concilier l’amitié de l’Empereur de Russie, et que dans ce but, comptant sur les plus grands présents, il envoie au Czar l’un des plus énormes éléphants noirs de l’Asie ; il faut que cette tour ambulante soit revêtue de superbes tapis qui servent de caparaçons au colosse, et qui de loin représentent des tentures de cathédrales agitées par le vent ; il faut que la bête monstrueuse soit escortée d’un cortége d’hommes à cheval qui ressemblent à une nuée de sauterelles, le tout suivi d’une file de chameaux qui paraissent des ânes à côté de cet éléphant, le plus démesurément grand que j’aie vu et l’un des plus grands qui existent ; il faut de plus qu’au sommet du monument vivant, on aperçoive un homme de couleur olivâtre, en costume oriental, portant un parasol ouvert, et que cet homme soit bizarrement juché les jambes croisées sur des carreaux posés au milieu du dos du monstre ; il faut enfin que, tandis qu’on force ce potentat du désert de s’acheminer à pied vers Moscou et Pétersbourg, où le climat va bientôt le ranger dans la collection des mastodontes et des mammouths, je m’achemine, moi, en poste, de Nijni à Moscou par la route de Vladimir, et que mon départ coïncide exactement avec celui des Persans, de façon qu’à certain point de la route déserte, qu’ils suivent au pas majestueux de leur royal animal, j’arrive derrière eux au galop de mes chevaux russes, forcés de passer à côté du géant ; il ne faut rien moins, vous dis-je, que toutes ces circonstances réunies pour vous expliquer la peur homérique de mes coursiers en voyant devant eux la pyramide animée se mouvoir comme par magie au milieu d’une troupe d’étranges figures d’hommes et de bêtes.

La frayeur de mes quatre chevaux en approchant de ce colosse aux pieds couleur de fer, aux flancs revêtus de pourpre, se manifesta d’abord par un tressaillement universel, par des hennissements, des reniflements extraordinaires et par le refus de passer outre. Mais bientôt la parole, le fouet, la main du postillon-cocher les maîtrisèrent au point de les obliger à devancer le fantastique objet de leur terreur : ils se soumirent en frissonnant, leurs crins se hérissaient ; mais à peine ont-ils subi cette lutte de deux effrois contraires et fait l’effort d’affronter le monstre, en passant d’un train modéré le long de ses flancs superbes, que se reprochant, pour ainsi dire, leur courage qui n’était que de la peur comprimée, ils laissent cette terreur faire explosion : la voix et les rênes de leur conducteur demeurent sans force. L’homme est vaincu au moment qu’il se croit vainqueur ; à peine les chevaux ont-ils senti le monstre derrière eux, qu’ils prennent le mors aux dents, et partent au triple galop sans savoir où se dirigera leur aveugle emportement. Cette furie de la frayeur allait nous coûter la vie ; le cocher, surpris et impuissant, restait immobile sur son siége et lâchait les rênes ; le feldjæger, assis sur le même siége, partageait sa stupeur et imitait son inaction. Antonio et moi, immobiles dans le fond de la calèche fermée à cause de l’incertitude du temps et de mon indisposition, nous étions pâles et muets : notre espèce de tarandasse n’a pas de portières, c’est un bateau, il faut enjamber par-dessus le bord pour entrer et pour sortir, ce qui devient assez difficile quand la capote relevée est appuyée sur le siége de devant : tout à coup les chevaux, dans leur vertige, quittent la route et commencent à monter sur une berge de huit pieds de hauteur presque à pic ; une des petites roues s’engage dans le gravier de cette berge ; déjà deux des chevaux ont gravi sur la crête sans rompre leurs traits : je vois leurs pieds au niveau de nos têtes ; encore un coup de collier, la voiture suivra ; mais comme elle ne peut arriver, elle versera, elle sera brisée, et ses morceaux dispersés seront traînés avec nous en divers sens, jusqu’à la mort de tous, bêtes et hommes : je crus que c’en était fait de nous. Les Cosaques qui escortaient le puissant personnage, cause du péril, voyant la situation critique où nous étions, avaient eu la prudence d’éviter de nous suivre de crainte d’animer notre attelage : prudence bien insuffisante ! moi, sans même songer à sauter hors de la voiture, je recommandais mon âme à Dieu lorsque Antonio disparut… je le crus tué : la capote et les rideaux de cuir de la calèche me cachaient la scène ; mais au même instant je sens les chevaux s’arrêter. « Nous sommes sauvés, » me crie Antonio ; ce nous me toucha, car lui-même était hors de danger depuis qu’il avait pu sortir de la voiture sans accident. Sa rare présence d’esprit lui avait fait discerner le seul moment favorable pour sauter au moindre risque possible ; puis, avec cette agilité que les vives émotions peuvent donner et ne peuvent expliquer, il s’était trouvé, sans savoir lui-même par quel moyen, sur la berge, à la tête des deux chevaux qui venaient de l’escalader, mais dont les efforts désespérés menaçaient de tout exterminer. La voiture allait verser quand les bêtes furent arrêtées ; mais le postillon et le courrier, ranimés par l’exemple d’Antonio, avaient eu le temps à leur tour de sauter à terre ; le postillon en un clin d’œil fut à la tête des deux chevaux restés sur la route et séparés de leurs compagnons par la rupture d’une des chaînettes du timon tandis que le courrier soutenait la voiture. Presque au même moment, les Cosaques de l’éléphant ayant lancé leurs chevaux au grand galop, arrivèrent à notre secours ; ils me firent descendre de voiture, et aidèrent mes gens à contenir l’attelage toujours frémissant. Jamais on ne fut plus près du dernier malheur, mais jamais accident ne fut évité à moins de frais : pas un clou de la voiture, et, ce qu’il y a de plus étonnant, pas un trait des harnais n’a manqué ; l’une des chaînettes rompue, quelques morceaux de cuir déchirés, des guides cassées, un mors brisé, voilà tout ce que nous eûmes à réparer.

Au bout d’un quart d’heure, Antonio était re placé tranquillement près de moi dans le fond de la calèche, et un autre quart d’heure plus tard, il dormait comme s’il ne nous eût pas sauvé la vie à tous.

Pendant qu’on rajustait nos harnais, je voulus m’approcher de la cause de tout ce dégât. Le cornac avait prudemment fait retirer l’éléphant dans le bois voisin d’une des contre-allées de la route. Cette terrible bête me parut encore grandie depuis le péril auquel elle m’avait exposé ; sa trompe, engagée dans la cime des bouleaux, me faisait l’effet d’un boa noué dans les branches d’un palmier. Je commençai à donner raison à mes chevaux, car il y avait là de quoi ressentir une grande épouvante. En même temps, le dédain que nos petits corps devaient inspirer à cette masse prodigieuse, me paraissait comique : du haut de sa tête puissante, l’éléphant, avec son œil fin et vif, jetait sur les hommes un regard inattentif ; je me sentais fourmi ; effrayé de la métamorphose, je me hâtai de fuir ce curieux spectacle, en rendant grâce à Dieu de m’avoir fait échapper à une mort affreuse, et qui pendant un moment m’avait paru inévitable.


(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 5 septembre 1839, au soir.

Une excessive chaleur n’a pas discontinué de régner à Moscou depuis plusieurs mois : j’y retrouve la température que j’y ai laissée ; c’est un été tout à fait extraordinaire. Cette sécheresse fait monter dans l’air, au-dessus des quartiers les plus populeux de la ville, une poussière rougeâtre, qui, vers le soir, produit des effets aussi fantastiques que la lumière des feux de Bengale : ce sont de vrais nuages d’opéra. Aujourd’hui, vers le coucher du soleil, j’ai voulu contempler ce spectacle au Kremlin, dont j’ai fait le tour extérieurement avec autant d’admiration et presque autant de surprise que la première fois.

La ville des hommes était séparée du palais des géants par une gloire du Corrége : c’était une sublime réunion des merveilles de la peinture et de la poésie.

Le Kremlin, comme le point le plus élevé du tableau, recevait les dernières lueurs du jour, tandis que les vapeurs de la nuit enveloppaient déjà le reste de la ville. L’imagination ne sentait plus ses bornes ; l’univers, l’infini, Dieu même, appartenaient au poëte témoin d’un si majestueux spectacle….. c’était Martin, coloriste, ou plutôt c’était le vivant modèle de ses tableaux les plus extraordinaires. Le cœur me battait de crainte et d’admiration, je voyais se relever toute la cohorte des hôtes surnaturels du Kremlin ; leurs figures brillaient pareilles à des démons peints sur un fond d’or, ils s’avançaient flamboyants vers les régions de la nuit, dont ils s’apprêtaient à déchirer le voile ; je n’attendais plus que la foudre : c’était terriblement beau.

Les masses blanches et irrégulières du palais reflétaient inégalement l’oblique lumière d’un crépuscule agité ; ces variétés de teintes étaient le résultat des divers degrés d’inclinaison de certains pans de murailles, et des pleins et des vides qui font la beauté de cette architecture barbare, mais dont les hardis caprices, s’ils ne charment les sens, parlent bien haut à la pensée. C’était si étonnant, si beau, que je n’ai pu résister à vous nommer encore une fois le Kremlin.

Mais rassurez-vous, ceci est un adieu.

Quelques plaintifs chants d’ouvriers, répétés par les échos des meurtrières, tombaient du haut des terrasses à demi cachées sous des échafaudages, et retentissaient de voûte en voûte, de créneaux en créneaux, de précipices en précipices, précipices bâtis de main d’homme et d’où les sons revenaient frapper jusqu’à mon cœur pénétré d’une inexprimable mélancolie. Des lumières errantes apparaissaient dans les profondeurs de l’édifice royal ; ces galeries désertes, ces longues percées avec leurs barbacanes vides et leurs mâchicoulis abandonnés, se renvoyaient la voix de l’homme, qu’on était étonné d’entendre retentir à cette heure, au milieu des palais solitaires, et l’oiseau de nuit, troublé dans ses mystérieuses amours, fuyait la lueur des torches en s’envolant au plus haut des clochers et des tours, pour y porter la nouvelle de quelque désordre inouï.

Ce bouleversement était l’effet des travaux commandés par l’Empereur pour fêter la prochaine arrivée de l’Empereur : il se fête lui-même et fait illuminer son Kremlin quand il vient à Moscou ; tandis qu’une madone, avec une lampe qui ne s’éteint jamais, l’attend dans une niche au-dessus d’une des principales portes du sacré palais ; cependant, à mesure que l’ombre croissait, la ville s’illuminait ; ses boutiques, ses cafés, ses rues, ses théâtres sortaient des ténèbres comme par magie. Ce jour était aussi l’anniversaire du couronnement de l’Empereur ; encore un motif de fête et d’illumination : les Russes ont tant de jours de joie à célébrer par an, qu’à leur place je n’éteindrais pas mes lampions.

On commence à se ressentir ici de l’approche du magicien : Moscou il y a trois semaines n’était habité que par des marchands qui vaquaient à leurs affaires en droschki ; maintenant les beaux coursiers, les voitures à longs attelages de quatre chevaux, les uniformes dorés pullulent dans les rues devenues brillantes ; les grands seigneurs, les valets obstruent les théâtres et leurs portiques. « L’Empereur est à trente lieues d’ici ; qui sait si l’Empereur ne va pas arriver ; l’Empereur pourrait venir cette nuit : peut être l’Empereur sera-t-il à Moscou demain ; on assure que l’Empereur y était hier incognito ; qui nous prouve qu’il n’y est pas maintenant ? » Et ce doute, et cet espoir, et ce souvenir, agitent les cœurs, animent les lieux, changent l’aspect de toutes les choses, le langage de toutes les personnes, et la physionomie de tous les visages. Moscou, ville marchande, ville occupée d’affaires, hier, est aujourd’hui agitée et troublée comme une petite bourgeoise attendant la visite d’un grand seigneur. Des palais presque toujours déserts s’ouvrent et s’illuminent : des jardins s’embellissent partout ; des fleurs et des flambeaux luttent à l’envi d’éclat et de gaieté forcés ; des murmures flatteurs parcourent tout bas la foule, des pensers plus flatteurs et plus secrets encore s’éveillent dans les esprits ; tous les cœurs battent d’une joie sincère, car les ambitieux se séduisent eux-mêmes, et les plaisirs qu’ils affectent beaucoup, ils les ressentent un peu.

Cette magie du pouvoir m’épouvante, j’ai peur d’éprouver moi-même les effets du prestige et de devenir courtisan, si ce n’est par calcul, au moins par amour du merveilleux.

Un Empereur de Russie à Moscou, c’est un roi d’Assyrie à Babylone.

La présence de celui-ci opère en ce moment, dit-on, bien d’autres miracles à Borodino. Une ville entière vient de naître, et cette ville, à peine sortie du désert, est destinée à durer une semaine : on a planté jusqu’à des jardins autour du palais ; ces arbres, qui vont mourir, ont été transportés là de bien loin et à grands frais pour représenter des ombrages antiques ; ce qu’on s’applique surtout à imiter en Russie, c’est l’œuvre du temps ; les hommes de ce pays où le passé manque, ressentent toutes les transes d’amour propre des parvenus éclairés, et qui savent fort bien ce qu’on pense de leur fortune subite. Dans ce monde des fées, ce qui dure est imité par ce qu’il y a de plus éphémère : un vieux arbre par un arbre déraciné !… des palais par des baraques tapissées d’étoffes ; des jardins par des toiles peintes. Plusieurs théâtres se sont élevés dans la plaine de Borodino, et la comédie y sert d’intermède aux pantomimes guerrières : ce n’est pas tout encore, une ville bourgeoise est sortie de la poussière dans le voisinage de la ville Impériale et militaire. Mais les entrepreneurs qui ont improvisé ces auberges sont ruinés par la police, laquelle n’accorde que très-difficilement aux curieux la permission d’approcher de Borodino.

Le programme de la fête est la répétition exacte de la bataille que nous avons appelée de la Moskowa, et que les Russes ont nommée bataille de Borodino ; voulant approcher autant que possible de la réalité, on a convoqué, des parties les plus reculées de l’Empire, tout ce qui reste parmi les vétérans de 1812 d’hommes ayant pris part à l’action. Vous figurez vous l’étonnement et les angoisses de ces pauvres vieux braves, arrachés tout d’un coup à la douceur de leurs souvenirs, à la tristesse de leur repos et forcés d’accourir du bout de la Sibérie, du Kamtschatka, du Caucase, d’Archangel, des frontières de la Laponie, des vallées du Caucase, des côtes de la mer Caspienne, sur un théâtre qu’on leur dit être le théâtre de leur gloire ? Ils vont recommencer là la terrible comédie d’un combat auquel ils ont dû, non leur fortune, mais leur renommée, mesquine rétribution d’un dévouement surhumain : une obscurité fatiguée, voilà le fruit qu’ils ont recueilli de leur obéissance qu’on qualifie de gloire pour la récompenser aux moindres frais possibles. Pourquoi remuer ces questions et ces souvenirs ? pourquoi cette téméraire évocation de tant de spectres oubliés et muets ? c’est le jugement dernier des conscrits de l’an 1812. On voudrait faire une satire de la vie militaire qu’on ne s’y prendrait pas autrement ; c’est ainsi qu’Holbein dans sa danse des morts a fait la caricature de la vie humaine. Plusieurs de ces hommes, réveillés en sursaut au bord de leur tombe, n’avaient pas monté à cheval depuis nombre d’années, et les voilà forcés, pour plaire à un maître qu’ils n’ont jamais vu, de rejouer leur rôle, bien qu’ils aient désappris leur métier ; les malheureux ont tant de peur de ne pas répondre à l’attente du capricieux souverain qui trouble leur vieillesse, que la représentation de la bataille leur paraît, disent-ils, plus effrayante que ne le fut la réalité. Cette solennité inutile, cette guerre de fantaisie achèvera de tuer les soldats que l’événement et les années avaient épargnés, plaisirs cruels et dignes d’un des successeurs de ce Czar qui fit introduire des ours vivants dans la mascarade ordonnée par lui pour les noces de son bouffon : ce Czar était Pierre le Grand. Tous ces divertissements prennent leur source dans la même pensée : le mépris de la vie humaine.

Voilà jusqu’où peut aller la puissance d’un homme sur les hommes ; croyez-vous que celle des lois sur un citoyen puisse jamais l’égaler ? il y aura toujours entre les deux espèces de pouvoirs une énorme distance.

Je suis émerveillé de ce qu’il faut dépenser de fiction pour faire aller ensemble un peuple et un gouvernement tels que le gouvernement et le peuple russes. C’est le triomphe de la fantaisie. De semblables tours de force, des victoires si singulières remportées sur la raison devraient hâter la ruine des nations qui s’exposent à de semblables luttes : cependant qui peut calculer la portée d’un miracle ?

L’Empereur m’avait permis, ce qui veut dire ordonné, de venir à Borodino. C’est une faveur dont je me sens devenu indigne ; je n’avais pas réfléchi d’abord à l’extrême difficulté du rôle d’un Français dans cette comédie historique ; et puis, je n’avais pas vu les monstrueux travaux du Kremlin qu’il me faudrait vanter ; j’ignorais enfin l’histoire de la princesse Troubetzkoï, dont je pourrais d’autant moins me distraire que je n’en pourrais parler : toutes ces raisons réunies me décident à rester oublié. C’est facile, car le contraire me donnerait de la peine, si j’en juge par les inutiles agitations d’une foule de Français et d’étrangers de tous pays qui sollicitent en vain la permission d’aller à Borodino.

Tout d’un coup, la police du camp est devenue d’une extrême sévérité ; on attribue ce redoublement de précautions à des révélations inquiétantes. Partout le feu de la révolte couve sous les cendres de la liberté. J’ignore même si, dans les circonstances actuelles, il me serait encore possible de faire valoir la parole que l’Empereur m’a dite à Pétersbourg, et répétée à Péterhoff, quand je pris congé de lui : Je serai bien aise que vous assistiez à la cérémonie de Borodino, où nous posons la première pierre d’un monument en l’honneur du général Bagration. » Ce fut son dernier mot[1].

Je vois ici des personnes invitées et qui n’ont pu approcher du camp ; on refuse des permissions à tout le monde, excepté à quelques Anglais privilégiés et à quelques membres du corps diplomatique, spectateurs désignés de cette grande pantomime. Tous les autres, vieux, jeunes, militaires, diplomates, étrangers et russes, sont revenus à Moscou, harassés de leurs inutiles efforts. J’ai écrit à une personne de la maison de l’Empereur que je regrettais de ne pouvoir profiter de la grâce que m’avait accordée Sa Majesté, en me permettant d’assister aux manœuvres, et j’ai donné pour raison mon mal d’yeux, dont je ne suis pas guéri.

La poussière du camp est, dit-on, insupportable, même aux personnes bien portantes ; elle me ferait perdre l’œil.

Il faut que le duc de Leuchtenberg soit doué d’une forte dose d’indifférence pour pouvoir assister de sang-froid à la représentation qu’on va lui donner. On assure que, dans ce simulacre de bataille, l’Empereur commande le corps du prince Eugène, le père du jeune duc.

Je regretterais un spectacle si curieux sous le rapport moral et anecdotique, si je pouvais y assister en spectateur désintéressé ; mais, sans avoir ici la renommée d’un père à soutenir, je suis enfant de la France, et je sens que ce n’est pas à moi de prendre plaisir à voir cette répétition d’une guerre représentée à grands frais, uniquement dans l’intention d’exalter l’orgueil national des Russes à l’occasion de nos désastres. Quant au coup d’œil, je me le figure de reste, j’ai vu assez de lignes droites en Russie. D’ailleurs, aux revues et aux petites guerres, l’œil ne va jamais au delà d’un grand nuage de poussière.

Encore si les acteurs chargés de jouer l’histoire étaient véridiques cette fois !… Mais comment espérer que la vérité va être respectée soudain par des hommes qui ont passé leur vie à la compter pour rien ?

Les Russes s’enorgueillissent avec raison de l’issue de la campagne de 1812 ; mais le général qui en a tracé le plan, celui qui le premier avait conseillé de faire retirer graduellement l’armée russe vers le centre de l’Empire pour y attirer les Français exténués ; l’homme enfin au génie duquel la Russie dut sa délivrance, le prince Witgenstein n’est pas représenté dans cette répétition générale ; c’est que, malheureusement pour lui, il est vivant… À demi disgracié, il vit dans ses terres ; son nom ne sera donc pas prononcé à Borodino, et l’on va élever sous ses yeux un monument éternel à la gloire du général Bagration, tombé sur le champ de bataille.

Sous les gouvernements despotiques, les guerriers morts ont beau jeu ; voilà celui-ci décrété le héros d’une campagne où il a péri en brave, mais qu’il n’avait pas dirigée.

Cette absence de probité historique, cet abus de la volonté d’un seul homme qui impose ses vues à tous, qui dicte aux populations jusqu’à leurs jugements sur des faits d’un intérêt national, me paraît la plus révoltante de toutes les impiétés du gouvernement arbitraire !  !…Frappez, torturez les corps, mais ne faussez pas les esprits ; laissez l’homme juger de toutes choses selon les vues de la Providence, d’après sa conscience et sa raison. On doit qualifier d’impies les peuples qui souffrent dévotement cette continuelle violation du respect dû à ce qu’il y a de plus saint aux yeux de Dieu et des hommes : à la vérité.


(Suite de la même lettre.)
Moscou, ce 6 septembre 1839.

On m’envoie une relation des manœuvres de Borodino qui n’est pas faite pour calmer ma colère.

Tout le monde a lu le récit de la bataille de la Moskova, et l’histoire l’a comptée parmi celles que nous avons gagnées, puisqu’elle fut hasardée par l’Empereur Alexandre contre l’avis de ses généraux, comme un dernier effort pour sauver sa capitale, laquelle fut prise quatre jours plus tard ; mais un incendie héroïque, combiné avec un froid mortel pour des hommes nés sous un climat plus doux ; enfin l’imprévoyance de notre chef, aveuglé cette fois par un excès de confiance en son heureuse étoile, ont décidé de nos désastres, et, grâce à l’issue de cette campagne, voilà qu’aujourd’hui l’Empereur de Russie se plaît à compter pour une victoire la bataille perdue par son armée à quatre journées de sa capitale ! C’est abuser de la liberté de mentir accordée au despotisme parce qu’il se l’arroge ; et, pour confirmer cette fiction, l’Empereur vient de défigurer la scène militaire qu’il prétendait reproduire avec une scrupuleuse exactitude. Voici le démenti qu’il a donné à l’histoire aux yeux de l’Europe entière.

Au moment où les Français, foudroyés par l’artillerie russe, s’élancent sur les batteries qui les déciment pour emporter les canons ennemis avec le courage et le succès que vous savez, l’Empereur Nicolas, au lieu de laisser exécuter une manœuvre célèbre, et qu’il était de sa justice de permettre et de sa dignité d’ordonner, l’Empereur Nicolas, devenu le flatteur des derniers de son peuple, fait reculer de trois lieues le corps qui représente celui de notre armée auquel nous avons dû la défaite des Russes, notre marche en avant, et la prise de Moscou. Jugez si je rends grâce à Dieu d’avoir eu le bon esprit de refuser d’assister à cette pantomime trompeuse !…

Cette comédie militaire vient de donner lieu à un ordre du jour Impérial dont on sera scandalisé en Europe, si la pièce y est publiée telle que nous l’avons eue ici sous les yeux. On ne saurait mieux démentir les faits les plus avérés, ni se jouer plus audacieusement des consciences, à commencer par la sienne. D’après ce curieux exposé des idées d’un homme, non des événements d’une campagne, c’est volontairement que les Russes ont reculé jusqu’au delà de Moscou, ce qui prouve qu’ils n’ont pas perdu la bataille de Borodino (mais alors pourquoi l’ont-ils livrée ?), et les ossements de leurs présomptueux ennemis, dit l’ordre du jour, semés depuis la ville sainte jusqu’au Niémen, attestent le triomphe des défenseurs de la patrie.

Sans attendre l’entrée solennelle de l’Empereur à Moscou, je pars dans deux jours pour Pétersbourg.

Ici finit la correspondance du voyageur ; le récit qu’on va lire complète ses souvenirs : il fut écrit en divers lieux, d’abord à Pétersbourg en 1839, puis en Allemagne et plus tard à Paris.


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  1. J’ai appris plus tard à Pétersbourg que des ordres avaient été donnés pour qu’on me laissât arriver jusqu’à Borodino, où j’étais attendu.