La Russie en 1839/Lettre dixième
On m’a mené à la promenade des îles ; c’est un agréable marécage : jamais la vase ne fut mieux déguisée sous les fleurs. Figurez-vous un bas-fond humide, mais que l’eau laisse à découvert pendant l’été, grâce aux canaux qui servent à égoutter le sol : tel est le terrain qu’on a planté de superbes bosquets de bouleaux et recouvert d’une foule de charmantes maisons de campagne. Des avenues de bouleaux, qui avec les pins sont les seuls arbres indigènes de ces landes glacées, font quelque illusion ; on se croit dans un parc anglais. Ce vaste jardin parsemé de villas et de cottages, tient lieu de campagne aux habitants de Pétersbourg ; c’est le bivouac des courtisans, richement habité pendant un moment de l’année, et désert le reste du temps ; voilà ce qu’on nomme ici le district des îles.
On y arrive en voiture par plusieurs routes fort belles, avec des ponts jetés sur divers bras de mer.
En parcourant ces allées ombragées, vous pouvez vous croire à la campagne, mais c’est une campagne monotone et artificielle. Pas de mouvement de terre, et toujours le même arbre : comment produire de grands effets pittoresques avec de telles données ? Le soin des hommes ne supplée qu’imparfaitement à la pauvreté de la nature. Ils ont fait ici tout ce qui pouvait se faire malgré le bon Dieu : c’est toujours bien peu de chose. Sous cette zone, les plantes de serre chaude, les fruits exotiques, même les produits des mines, l’or et les pierres précieuses sont moins rares que les arbres les plus communs de nos forêts : avec la richesse on se procure ici tout ce qui vient sous verre et sous terre : c’est beaucoup comme sujet de description dans un conte de fées, cela ne suffit pas dans un parc. Une des châtaigneraies, une des chênaies de nos collines seraient des merveilles à Pétersbourg : des maisons italiennes entourées d’arbres de Laponie, et remplies de fleurs de tous les pays, font un contraste extraordinaire plutôt qu’agréable.
Les Parisiens qui n’oublient jamais Paris appelleraient cette campagne peignée les champs Élysées russes ; cependant c’est plus grand, plus champêtre et à la fois plus orné, plus factice que notre promenade de Paris. C’est aussi plus éloigné des quartiers élégants. Le district des îles est tout à la fois une ville et une campagne ; quelques prés conquis sur la fange des tourbières vous font par moments croire qu’il y a là des bois, des villages, des champs véritables : tandis que des maisons en forme de temples, des pilastres encadrant des serres chaudes, des colonnades devant ces palais, des salles de spectacle à péristyles antiques, vous prouvent que vous n’êtes pas sorti de la ville.
Les Russes s’enorgueillissent à juste titre de ce jardin arraché à tant de frais au sol spongieux de Pétersbourg ; mais si la nature est vaincue, elle se souvient de sa défaite et ne se soumet qu’avec humeur ; les friches recommencent de l’autre côté de la haie du parc. Heureux les pays où la terre et le ciel luttent de profusion pour embellir le séjour de l’homme et pour lui rendre la vie facile et douce !
J’insisterais peu sur les désagréments de ce sol disgracié, je ne regretterais pas tant le soleil du Midi en voyageant dans le Nord, si les Russes affectaient moins de dédaigner ce qui manque à leur pays : leur parfait contentement s’étend jusqu’au climat, jusqu’à la terre ; naturellement portés aux fanfaronnades, ils sont fats même pour la nature, comme ils sont fiers de la société qu’ils ont fondée : ces prétentions m’empêchent de me résigner comme ce serait mon devoir, et comme c’était mon intention, à tous les inconvénients des contrées septentrionales.
Le delta renfermé entre la ville et l’une des embouchures de la Néva est aujourd’hui entièrement occupé par cette espèce de parc, et il est cependant compris dans l’enceinte de Pétersbourg : les villes russes renferment des pays. Ce district serait devenu un des quartiers populeux de la nouvelle capitale si l’on avait suivi plus exactement le plan du fondateur. Mais peu à peu Pétersbourg s’est réfugié au milieu du fleuve dans l’espoir d’échapper aux inondations, et le terrain marécageux des îles a été réservé exclusivement aux maisons de printemps des personnes les plus riches et les plus élégantes de la cour : ces maisons restent à moitié cachées sous l’eau et sous la neige pendant neuf mois de l’année ; alors les loups font la ronde autour du pavillon de l’Impératrice. Mais rien n’égale pendant les trois autres mois le luxe des fleurs de ces casins, glacés le reste du temps ; néanmoins sous cette élégance artificielle perce le naturel des indigènes : la manie de briller est la passion dominante des Russes ; aussi dans leurs salons les fleurs sont-elles placées, non pas de manière à rendre l’intérieur de l’habitation plus agréable, mais à être admirées du dehors : c’est absolument le contraire de ce qui se voit en Angleterre, où l’on se garde avant tout de tapisser sur la rue. Les Anglais sont les hommes de la terre qui ont su le mieux remplacer le style par le goût : leurs monuments sont des chefs-d’œuvre de ridicule, et leurs habitations particulières des modèles d’élégance et de bon sens.
Aux îles, toutes les maisons et tous les chemins se ressemblent. Dans cette promenade l’étranger erre sans ennui, du moins le premier jour. L’ombre du bouleau est transparente, mais sous le soleil du Nord on ne cherche pas une feuillée bien épaisse. Un canal succède à un lac, une prairie à un bosquet, une cabane à une villa, une allée à une allée au bout de laquelle vous retrouvez des sites tout pareils à ceux que vous venez de laisser derrière vous. Ces tableaux rêveurs captivent l’imagination sans l’intéresser vivement, sans piquer la curiosité : c’est du repos ; et le repos est chose précieuse à la cour de Russie. Toutefois il n’y est pas estimé ce qu’il vaut.
Pendant quelques mois un théâtre égaye tant qu’il peut ce quartier d’été des grands seigneurs russes. Aux alentours de la salle de spectacle, des rivières artificielles, des canaux ombragés forment des allées d’eau, même cette eau s’étend quelquefois en petits. lacs qui nourrissent l’herbe de leurs rives… l’herbe !… merveilleuse création de l’art sous un sol qui, de soi, ne produit que de la bruyère et des lichens ; on se promène entre une infinité d’habitations obstruées de fleurs et cachées parmi les arbres comme les fabriques d’un parc anglais ; mais, malgré ces prodiges, la pâle et monotone verdure du Nord attriste toujours l’aspect de cette ville jardin ! Là le luxe le plus dispendieux ne peut s’appeler du superflu, car il y faut épuiser toutes les ressources de l’art, et dépenser des trésors pour produire ce qui vient de soi-même ailleurs, ce qu’on regarde comme des choses de pure nécessité.
Une lointaine forêt de pins élève par intervalles ses maigres et tristes aiguilles au-dessus des toits de quelques villas bâties en planches et peintes en pierre. Ces souvenirs de la solitude percent à travers la parure éphémère des jardins, comme pour témoigner de la rigueur de l’hiver et du voisinage de la Finlande.
Le but de la civilisation du Nord est sérieux. Sous ces climats la société est le fruit, non des plaisirs de l’homme, non d’intérêts et de passions faciles à con tenter, mais d’une volonté persistante et toujours contrariée qui pousse les peuples à d’incompréhensibles efforts. Là si les individus s’unissent, c’est pour lutter contre une nature rebelle et qui répond toujours avec peine aux appels qu’on lui fait. Cette tristesse, cette âpreté du monde physique engendre un ennui qui me fait comprendre les tragédies politiques si fréquentes dans cette cour. Là le drame se passe dans le monde positif, tandis que le théâtre reste livré au vaudeville qui ne fait peur à personne ; en fait de spectacle, ce qu’on préfère ici, c’est le Gymnase, en fait de lecture, Paul de Kock. Les divertissements futiles sont les seuls permis en Russie. Sous un tel ordre de choses, la vie réelle est trop sérieuse pour admettre une littérature grave. La farce, l’idylle ou l’apologue, bien voilé, peuvent seuls subsister en présence d’une si terrible réalité. Que si, sous cette température hostile, les précautions du despotisme viennent encore accroître les difficultés de l’existence, tout bonheur sera refusé à l’homme, tout repos lui deviendra impossible. Paix, félicité : ce sont ici des mots aussi vagues que celui de paradis. Paresse sans loisir, inertie inquiète : voilà le résultat inévitable de l’autocratie boréale.
Les Russes jouissent peu de cette campagne qu’ils ont créée à leur porte. Les femmes vivent l’été aux îles comme l’hiver à Pétersbourg : se levant tard, faisant leur toilette le jour, des visites le soir, et jouant toute la nuit : s’oublier, s’étourdir : tel est le but apparent de toutes les existences. On naît blasé, on meurt ennuyé et l’on vit dans une appréhension continuelle et continuellement dissimulée. Ceci ne peut s’appliquer qu’aux grands.
Le printemps des îles commence au milieu de juin et dure jusqu’à la fin d’août ; dans ces deux mois, excepté cette année, on a huit jours de chaleur répartis sur tout l’été ; les soirées sont humides, les nuits transparentes, mais nébuleuses, les jours gris ; et la vie deviendrait d’une tristesse insupportable pour quiconque se laisserait induire à la réflexion. En Russie, converser c’est conspirer, penser c’est se révolter : hélas ! la pensée n’est pas seulement un crime, c’est un malheur.
L’homme ne pense que pour améliorer son sort et celui des autres hommes ; mais lorsqu’on ne peut rien changer à rien, la pensée inutile s’envenime dans l’âme, qu’elle empoisonne faute d’autre emploi. Et voilà pourquoi dans le grand monde russe on danse à tout âge.
Une fois l’été passé, une pluie fine comme des aiguilles tombe incessamment pendant des semaines. Alors, en deux jours, on voit les bouleaux des îles se dépouiller de leurs feuilles, les maisons de leurs fleurs et de leurs habitants ; les rues, les ponts se couvrent de chars à déménagement, d’équipages crottés où s’entassent pêle-mêle avec le désordre, l’incurie et la malpropreté naturels aux peuples de race slave, des meubles, des étoffes, des planches, des caisses[1], et pendant que ce convoi de l’été s’achemine à pas lents vers l’autre extrémité de la ville, quelques équipages à quatre chevaux, quelques droschki élégants reconduisent rapidement dans leur séjour d’hiver les propriétaires de ces trésors emmagasinés jusqu’à l’année suivante. Voilà comment l’homme riche du Nord, revenu des trop passagères illusions de son été, fuit devant la bise, et comment les ours et les loups rentrent en possession de leurs légitimes domaines ! Le silence reprend ses anciens droits sur les marais glacés, et la société frivole interrompt pour neuf mois ses représentations du désert. Acteurs et spectateurs, tous quittent la ville de bois pour la ville de pierre ; mais ils ne s’aperçoivent guère du changement, car à Pétersbourg la neige des nuits d’hiver répand presque autant d’éclat que le soleil des jours d’été, et les poêles russes sont plus chauds que les rayons d’une lumière oblique.
Le spectacle fini, on reploie les coulisses, les toiles, on éteint les lampes, les fleurs du caprice tombent, et quelques arbres malvenants gémissent seuls pendant neuf mois au-dessus des joncs du pâle marécage ; alors les tourbières du pôle mises à nu, attristent de nouveau la forêt clair-semée qu’on appelait l’Ingrie et dont on a tiré Pétersbourg par enchantement.
Ce qui arrive aux îles tous les ans, arrivera une fois à la ville entière. Que cette capitale sans racines dans l’histoire, ni dans le sol, soit oubliée du souverain, un seul jour ; qu’une politique nouvelle porte ailleurs la pensée du maître, le granit caché sous l’eau s’émiette, les basses terres inondées rentrent dans leur état naturel et les hôtes de la solitude reprennent possession de leur gîte.
Ces idées occupent la pensée de tous les étrangers qui se promènent parmi les légers équipages de Pétersbourg ; personne ne croit à la durée de cette merveilleuse capitale. Pour peu qu’on médite (et quel est le voyageur digne de son métier qui ne médite pas ?) on prévoit telle guerre, tel revirement de la politique qui ferait disparaître cette création de Pierre Ier, comme une bulle de savon sous un souffle.
Nulle part je ne fus plus pénétré de l’instabilité des choses humaines ; souvent à Paris, à Londres, je me disais : un temps viendra où ce bruyant séjour sera plus silencieux qu’Athènes, que Rome, Syracuse ou Carthage : mais il n’est donné à nul homme de pressentir l’heure ni la cause immédiate de cette destruction, tandis que la disparition de Pétersbourg peut se prévoir ; elle peut arriver demain au milieu des chants de triomphe de son peuple victorieux. Le déclin des autres capitales suit l’extermination de leurs habitants, celle-ci périra au moment même où les Russes verront leur puissance s’étendre. Je crois à la durée de Pétersbourg comme à celle d’un système politique, comme à la constance d’un homme. C’est ce qu’on ne peut dire d’aucune autre ville du monde.
Quelle terrible force que celle qui fit sortir du désert une capitale, et qui d’un mot peut rendre à la solitude tout ce qu’elle lui a pris ! Ici la vie propre n’appartient qu’au souverain : la destinée, la force, la volonté d’un peuple entier sont renfermées dans une tête. L’Empereur de Russie est la personnification du pouvoir social : au-dessous de lui règne en principe, si ce n’est de fait, l’égalité telle que la rêvent les démocrates modernes gallo-américains, Fourriéristes, etc. Mais les Russes reconnaissent une cause d’orage de plus que les autres hommes : la colère de l’Empereur. La tyrannie républicaine ou monarchique fait détester l’égalité absolue. Je ne crains rien tant qu’une logique inflexible appliquée à la politique. Si la France est matériellement heureuse depuis dix ans, c’est peut-être parce que l’apparente absurdité qui préside à ses affaires est une haute sagesse pratique ; heureusement pour nous, le fait substitué à la spéculation nous domine.
En Russie, le principe du despotisme fonctionne toujours avec une rigueur mathématique, et le résultat de cette extrême conséquence est une extrême oppression. En voyant cet effet rigoureux d’une politique inflexible, on est indigné, et l’on se demande avec effroi d’où vient qu’il y a si peu d’humanité dans les œuvres de l’homme. Mais trembler ce n’est pas dédaigner : on ne méprise pas ce qu’on craint.
En contemplant Pétersbourg et en réfléchissant à la vie terrible des habitants de ce camp de granit, on peut douter de la miséricorde de Dieu, on peut gémir, blasphémer, on ne saurait s’ennuyer. Il y a là un mystère incompréhensible ; mais en même temps une prodigieuse grandeur. Le despotisme organisé comme il l’est ici, devient un inépuisable sujet d’observations et de méditations. Cet Empire colossal que je vois se lever tout à coup devant moi à l’orient de l’Europe, de cette Europe où les sociétés souffrent de l’appauvrissement de toute autorité reconnue, me fait l’effet d’une résurrection. Je me crois chez une nation de l’Ancien Testament, et je m’arrête avec un effroi mêlé de curiosité aux pieds du géant antédiluvien.
Ce qu’on voit du premier coup d’œil en entrant au pays des Russes, c’est que la société telle qu’elle est arrangée par eux, ne peut servir qu’à leur usage ; il faut être Russe pour vivre en Russie : et pourtant en apparence tout s’y passe comme ailleurs. Il n’y a de différence que dans le fond des choses.
Ce soir c’était une revue du monde élégant que j’étais allé faire aux îles : le monde élégant est, dit-on, le même partout ; néanmoins je n’ai senti et pensé que des choses particulières : c’est que chaque société a une âme, et que cette âme a beau se laisser endoctriner comme une autre par la fée qu’on appelle civilisation, et qui n’est que la mode de chaque siècle, elle conserve son caractère original.
Ce soir toute la ville de Pétersbourg, c’est-à-dire la cour, y compris sa suite, la domesticité, s’était réunie aux îles, non pour le plaisir désintéressé de la promenade par un beau jour, ce plaisir paraîtrait fade aux courtisans qui font la foule en ce pays ; mais pour y voir passer le paquebot de l’Impératrice, spectacle sur lequel on ne se blase jamais. Ici tout souverain est un dieu ; toute princesse est une Armide, une Cléopâtre. Le cortége de ces divinités changeantes est immuable ; il se grossit d’un peuple toujours également fidèle, accouru sur leurs pas, à cheval, à pied, en voiture ; le prince régnant est toujours à la mode et tout-puissant chez ce peuple.
Cependant ces hommes si soumis ont beau faire et beau dire, leur enthousiasme est contraint : c’est l’amour du troupeau pour le berger qui le nourrit pour le tuer. Un peuple sans liberté a des instincts, il n’a pas de sentiments ; ces instincts se manifestent souvent d’une manière importune et peu délicate : les Empereurs de Russie doivent être excédés de soumission ; parfois l’encens fatigue l’idole. À la vérité ce culte admet des entr’actes terribles. Le gouvernement russe est une monarchie absolue, tempérée par l’assassinat ; or, quand le prince tremble, il ne s’ennuie plus ; il vit donc entre la terreur et le dégoût Si l’orgueil du despote veut des esclaves, l’homme cherche des semblables : mais un Czar n’a point de semblables ; l’étiquette et la jalousie font à l’envi la garde autour de son cœur solitaire. Il est à plaindre plus encore que ne l’est son peuple, surtout s’il vaut quelque chose.
J’entends vanter les joies domestiques que goûte l’Empereur Nicolas, mais j’y vois la consolation d’une belle âme plus que la preuve d’un bonheur complet. Le dédommagement n’est pas la félicité, au contraire, le remède constate le mal ; un Empereur de Russie a toujours du cœur de reste, quand il en a ; de là les vertus privées trop admirées chez l’Empereur Nicolas.
Ce soir l’Impératrice ayant quitté Péterhoff par mer, a débarqué à son pavillon des îles ; c’est là qu’elle vient attendre le moment du mariage de sa fille qui doit se célébrer demain au nouveau palais d’hiver. Lorsqu’elle loge aux îles, les ombrages qui environnent son pavillon servent d’abri pendant le jour à son régiment des chevaliers-gardes, l’un des plus beaux de l’armée.
Nous sommes arrivés trop tard pour la voir sortir de son bateau sacré ; mais nous avons trouvé la foule encore émue du passage rapide de l’astre Impérial. Les seuls tumultes possibles en Russie ce sont des joutes de flatteurs. Le sillage est sensible dans une foule de courtisans comme il l’est sur la mer où les plus gros vaisseaux laissent les plus longues traces. Ce soir le bouillonnement humain ressemblait tout à fait à l’agitation des vagues après le passage d’un puissant bâtiment de guerre. L’altier navire fend les flots à toutes voiles et l’onde écume longtemps encore après que la nef qui vient de la sillonner est entrée dans le port.
J’ai donc enfin respiré l’air de la cour ! Mais jusqu’ici je n’ai pu apercevoir aucune des divinités qui le font souffler sur les mortels.
Les maisons de plaisance les plus remarquables sont bâties autour, ou du moins dans le voisinage de ce pied-à-terre Impérial. Ici l’homme vit des regards du maître comme la plante des rayons du soleil ; l’air appartient à l’Empereur ; on n’en respire que ce qu’il en départ inégalement à chacun : chez le vrai courtisan le poumon obéit comme les épaules.
Il y a du calcul partout où il y a une cour, et une société ; mais nulle part il n’est à découvert comme ici. Cet Empire est une grande salle de comédie où de toutes les loges on voit dans les coulisses.
Il est une heure du matin ; le soleil va se lever ; je ne puis dormir encore ; je finirai donc ma nuit comme je l’ai commencée, en vous écrivant sans lumière.
Malgré les prétentions des Russes à l’élégance, les étrangers ne peuvent trouver dans tout Pétersbourg une auberge supportable. Les grands seigneurs amènent ici de l’intérieur de l’Empire une suite toujours nombreuse : comme il est leur propriété, l’homme est leur luxe. Sitôt que les valets sont laissés seuls dans l’appartement du maître, ils se vautrent à l’orientale sur tous les meubles qu’ils remplissent de vermine ; ces bêtes passent du crin dans le bois, du bois dans le plâtre, dans les plafonds, dans les murs, dans les planchers ; en peu de jours l’habitation est infectée sans ressources, et l’impossibilité de donner de l’air aux maisons pendant l’hiver éternise le mal.
Lorsqu’une habitation est trop infectée pour que les hommes continuent d’y vivre, on l’abandonne pendant un hiver, les fenêtres toutes grandes ouvertes. L’été suivant on y peut rentrer.
Le nouveau palais impérial, rebâti à tant de frais d’hommes et d’argent, est déjà rempli de ces bêtes ; on dirait que les malheureux ouvriers qui se tuèrent à orner plus vite l’habitation du maître, ont d’avance vengé leur mort en inoculant leur vermine à ces murs homicides ; déjà plusieurs chambres du palais impérial sont closes et cernées avant d’avoir été occupées. Si le château est infecté de cette troupe d’ennemis nocturnes, comment dormirais-je chez Coulon ? J’y renonce, mais la clarté des nuits me console de tout.
Tout à l’heure, à peine revenu des îles, à minuit, je suis encore ressorti à pied pour recueillir mes souvenirs et repasser dans ma mémoire les conversations qui m’avaient le plus intéressé pendant cette journée. Je vous en donnerai le résumé dans un instant.
Cette promenade solitaire m’a conduit à la belle rue appelée la Perspective Newski. Je voyais briller de loin, à la lueur du crépuscule, les petites colonnes de la tour de l’Amirauté. La flèche de ce minaret chrétien, haute aiguille métallique, est plus aiguë qu’aucun clocher gothique ; elle est dorée tout entière avec l’or des ducats qui furent envoyés en présent à l’Empereur Pierre Ier par les États-Unis de Hollande.
Cette chambre d’auberge, d’une malpropreté révoltante, et ce monument d’une magnificence fabuleuse, voilà Pétersbourg
Comme vous le voyez, les contrastes ne manquent pas dans cette ville où l’Europe se donne en spectacle à l’Asie et l’Asie à l’Europe.
Le peuple est beau ; les hommes de pure race slave, amenés de l’intérieur par les riches seigneurs qui les emploient à leur service, ou qui leur permettent d’exercer divers métiers dans Pétersbourg pendant un certain laps de temps, sont remarquables par leurs cheveux blonds et leur teint rosé, mais surtout par la perfection de leur profil qui rappelle les statues grecques ; leurs yeux taillés en amande ont la coupe asiatique avec la couleur du Nord ; ils sont ordinairement bleus de faïence, et ils ont une expression de douceur, de grâce et de fourberie particulière. Ce regard, toujours mobile, donne à l’iris des teintes chatoyantes et qui varient depuis le vert du serpent, le gris du chat jusqu’au noir de la gazelle, quoique le fond reste bleu[2] ; la bouche, ornée d’une moustache dorée et soyeuse, est d’une coupe parfaitement pure, et les dents, éclatantes de blancheur, éclairent le visage ; leur forme quelquefois aiguë les rend alors semblables aux dents du tigre ou à une scie ; le plus souvent cependant elles sont d’une régularité parfaite. Le costume de ces hommes est toujours original ; c’est tantôt la tunique grecque avec une ceinture de couleur tranchante, tantôt la longue robe persane, tantôt la redingote russe courte, fourrée en peau de mouton tournée vers le dehors ou vers le dedans, selon la température.
Les femmes du peuple sont moins belles ; on en rencontre peu dans les rues, et celles qu’on y voit n’ont rien d’attrayant ; elles paraissent abruties. Chose singulière ! les hommes ont de la recherche et les femmes de la négligence dans leur parure. Cela tient peut-être à ce que les hommes sont attachés à la maison des grands seigneurs par leur service. Les femmes du peuple ont la démarche pesante ; elles portent pour chaussure de grosses bottes de cuir gras qui leur déforment le pied ; leur personne, leur taille, tout en elles est sans élégance ; leur teint terreux, même lorsqu’elles sont jeunes, n’a pas l’éclat de celui des hommes. Leur petite redingote à la russe, courte, ouverte par devant, est garnie de fourrures presque toujours déchirées et qui tombent en lambeaux. Ce costume serait joli, s’il était mieux porté, comme disent nos marchands, et si l’effet n’en était gâté le plus souvent par une taille déformée et par une malpropreté repoussante ; la coiffure nationale des femmes russes est belle, mais elle devient rare ; on ne la voit plus, m’a-t-on dit, que sur la tête des nourrices et sur celle des femmes de la cour aux jours de cérémonie ; c’est une espèce de tour de carton, dorée, brodée et très-évasée du haut.
Les attelages sont pittoresques ; les chevaux ont de la vitesse, du nerf et du sang, mais les équipages que j’ai vus réunis ce soir aux îles, sans en excepter les voitures des plus grands seigneurs, sont dépourvus d’élégance, ils manquent même de propreté. Ceci m’explique le désordre, la négligence des domestiques du grand-duc héritier, la pesanteur, le vilain vernis de ses carrosses que j’ai vus lors du passage de ce prince à Ems. La magnificence en gros, le luxe voyant, la dorure, l’air de grandeur, sont naturels aux seigneurs russes : l’élégance, le soin, la propreté ne le sont pas. Autre chose est d’aimer à étonner les passants par l’opulence, autre chose de jouir de la richesse, même en secret, comme d’un moyen de se cacher à soi-même le plus qu’on peut les tristes conditions de l’existence humaine.
On m’a conté ce soir plusieurs traits curieux relatifs à ce que nous appelons l’esclavage des paysans russes.
Il est difficile de nous faire une juste idée de la vraie position de cette classe d’hommes qui n’ont aucun droit reconnu, et qui cependant sont la nation même. Privés de tout par les lois, ils ne sont pas aussi dégradés au moral qu’ils sont socialement avilis ; ils ont de l’esprit, quelquefois de la fierté ; mais ce qui domine dans leur caractère et dans la conduite de leur vie entière, c’est la ruse. Personne n’a le droit de leur reprocher cette conséquence trop naturelle de leur situation. Ce peuple, toujours en garde contre des maîtres dont il éprouve à chaque instant la mauvaise foi effrontée, compense à force de finesse le manque de probité des seigneurs envers leurs serfs.
Les rapports du paysan avec le possesseur de la terre ainsi qu’avec la patrie, c’est-à-dire l’Empereur qui représente l’État, seraient un objet d’étude digne à lui seul d’un long séjour dans l’intérieur de la Russie.
Dans beaucoup de parties de l’Empire les paysans croient qu’ils appartiennent à la terre, condition d’existence qui leur paraît naturelle, tandis qu’ils ont peine à comprendre comment des hommes sont la propriété d’un homme. Dans beaucoup d’autres contrées les paysans pensent que la terre leur appartient. Ceux-ci sont les plus heureux, s’ils ne sont les plus soumis des esclaves.
Il y en a qui, lorsqu’on les met en vente, envoient au loin prier un maître dont la réputation de bonté est venue jusqu’à eux, de les acheter, eux, leurs terres, leurs enfants et leurs bêtes, et si ce seigneur, célèbre parmi eux pour sa douceur (je ne dis pas pour sa justice, le sentiment de la justice est inconnu en Russie, même parmi les hommes dénués de tout pouvoir), si ce seigneur désirable n’a pas d’argent, ils lui en donnent afin d’être sûrs qu’ils n’appartiendront qu’à lui. Alors le bon seigneur, pour contenter ses nouveaux paysans, les achète de leurs propres deniers et les accepte comme serfs ; puis il les exempte d’impôts pendant un certain nombre d’années et les dédommage ainsi du prix de leurs personnes qu’ils lui ont payé d’avance, en acquittant pour lui la somme qui représente la valeur du domaine dont ils dépendent, et dont ils l’ont, pour ainsi dire, forcé de devenir propriétaire. Voilà comment le serf opulent met le seigneur pauvre en état de le posséder à perpétuité, lui et ses descendants. Heureux de lui appartenir et à sa postérité, pour échapper par là au joug d’un maître inconnu, ou d’un seigneur réputé méchant. Vous voyez que la sphère de leur ambition n’est pas encore bien étendue.
Le plus grand malheur qui puisse arriver à ces hommes plantes, c’est de voir leur sol natal vendu : on les vend toujours avec la glèbe à laquelle ils sont toujours attachés ; le seul avantage réel qu’ils aient retiré jusqu’ici de l’adoucissement des lois modernes, c’est qu’on ne peut plus vendre l’homme sans la terre. Encore cette défense est-elle éludée par des moyens connus de tout le monde : ainsi au lieu de vendre une terre entière avec ses paysans, on vend quelques arpents et cent et deux cents hommes par arpent. Si l’autorité apprend cette escobarderie, elle sévit ; mais elle a rarement l’occasion d’intervenir, car entre le délit et la justice suprême, c’est-à-dire l’Empereur, il y a tout un monde de gens intéressés à perpétuer et à dissimuler les abus…..
Les propriétaires souffrent autant que les serfs de cet état de choses, surtout ceux dont les affaires sont dérangées. La terre est difficile à vendre, si difficile qu’un homme qui a des dettes et qui veut les payer, finit par emprunter à la banque Impériale les sommes dont il a besoin, et la banque prend hypothèque sur les biens de l’emprunteur. Il résulte de là que l’Empereur devient le trésorier et le créancier de toute la noblesse russe, et que la noblesse ainsi bridée par le pouvoir suprême est dans l’impossibilité de remplir ses devoirs envers le peuple.
Un jour, un seigneur voulait vendre une terre : la nouvelle de ce projet met le pays en alarme ; les paysans du seigneur députent vers lui les anciens du village qui se jettent à ses pieds et lui disent en pleurant qu’ils ne veulent pas être vendus. « Il le faut, répond le seigneur, il n’est pas dans mes principes d’augmenter l’impôt que paient mes paysans ; cependant je ne suis pas assez riche pour garder une terre qui ne me rapporte presque rien. — N’est-ce que cela ? s’écrient les députés des domaines du seigneur, nous sommes assez riches, nous, pour que vous puissiez nous garder. » Aussitôt, de leur plein gré, ils fixent leurs redevances au double de ce qu’ils payaient depuis un temps immémorial.
D’autres paysans, avec moins de douceur et une finesse plus détournée, se révoltent contre leur maître, uniquement dans l’espoir qu’ils deviendront serfs de la couronne. C’est le but de l’ambition de tous les paysans russes.
Affranchissez brusquement de tels hommes, vous mettez le feu au pays. Du moment où les serfs séparés de la terre verraient qu’on la vend, qu’on la loue, qu’on la cultive sans eux, ils se lèveraient en masse, en criant qu’on les dépouille de leur bien.
Dernièrement, dans un village lointain où le feu avait pris, les paysans qui se plaignaient de leur seigneur à cause de sa tyrannie, ont profité du désordre qu’ils avaient peut-être causé eux-mêmes, pour se saisir de leur ennemi, c’est-à-dire de leur maître, pour l’entraîner à l’écart, l’empaler et le faire rôtir au feu même de l’incendie ; ils ont cru se justifier suffisamment de ce crime en assurant par serment que cet infortuné avait voulu brûler leurs maisons et qu’ils n’avaient fait que se défendre.
Sur de tels actes l’Empereur ordonne le plus souvent la déportation du village entier en Sibérie ; voilà ce qu’on appelle à Pétersbourg : peupler l’Asie.
Quand je pense à ces faits et à une foule d’autres cruautés plus ou moins secrètes qui ont lieu journellement dans le fond de cet immense Empire, où les distances favorisent également la révolte et l’oppression, je prends le pays, le gouvernement et toute la population en haine ; un malaise indéfinissable me saisit, je ne songe plus qu’à fuir.
Le luxe de fleurs et de livrées étalé chez les grands m’amusait ; il me révolte, et je me reproche comme un crime le plaisir que j’ai pris à le contempler d’abord : la fortune d’un propriétaire se suppute ici en têtes de paysans. L’homme non libre est monnayé, il vaut l’un dans l’autre dix roubles par an à son propriétaire qu’on appelle libre parce qu’il a des serfs. Il y a des contrées où chaque paysan rapporte trois et quatre fois cette somme à son seigneur. En Russie, la monnaie humaine change de valeur comme chez nous la terre, qui double de prix selon les débouchés qu’on trouve à ses produits. Je passe ici mon temps à calculer malgré moi combien il faut de familles pour payer un chapeau, un châle ; si j’entre dans une maison, un rosier, un hortensia, ne sont pas à mes yeux ce qu’ils me paraîtraient ailleurs : tout me semble teint de sang ; je ne vois de la médaille que le revers. La somme des âmes condamnées à souffrir jusqu’à la mort pour compléter les aunes d’étoffe employées dans l’ameublement, dans l’ajustement d’une jolie femme de la cour, m’occupe plus que sa parure et sa beauté. Absorbé par le travail de cette triste supputation, je me sens devenir injuste. Il est telle personne dont la figure toute charmante me rappelle, en dépit de mes réclamations secrètes, les caricatures faites contre Bonaparte et répandues en 1813 dans la France et dans l’Europe. Quand vous aperceviez d’un peu loin le colosse de l’Empereur, il était ressemblant ; mais en regardant de près cette image, vous reconnaissiez que chaque trait du visage était un composé de cadavres mutilés.
Partout le pauvre travaille pour le riche qui le paie ; mais ce pauvre dont le temps est rétribué par l’argent d’un autre homme, n’est pas parqué pour sa vie dans un clos comme une pièce de bétail, et bien qu’il soit obligé de vaquer au labeur qui lui fournit chaque jour le pain de ses enfants, il jouit d’une sorte de liberté au moins apparente ; or l’apparence, c’est presque tout pour un être à vue bornée et à imagination sans borne. Chez nous, le mercenaire a le droit de changer de pratiques, de domicile, même de métier ; son travail n’est pas considéré comme la rente du riche qui l’emploie ; mais le serf russe est la chose du seigneur : enrôlé depuis sa naissance jusqu’à sa mort au service d’un même maître, sa vie représente à ce propriétaire de son travail une parcelle de la somme nécessaire à des caprices, à des fantaisies annuelles ; certes, dans un État constitué de la sorte, le luxe n’est plus innocent, il n’a point d’excuse. Toute société où la classe moyenne n’existe pas devrait proscrire le luxe comme un scandale, parce que, dans les pays bien organisés, ce sont les profits que cette classe retire de la vanité des classes supérieures qui motivent et excusent l’opulence des richesses.
Si, comme on le dit, la Russie devient un pays industriel, les rapports du serf avec le possesseur de la terre ne tarderont pas à se modifier ; une population de marchands et d’artisans indépendants s’élèvera entre les nobles et les paysans, mais aujourd’hui elle commence à peine à se former ; elle se recrute encore presque uniquement parmi des étrangers. Les fabricants, les commerçants, les marchands sont presque tous des Allemands.
Il n’est que trop facile ici de se laisser prendre aux apparences de la civilisation. Si vous voyez la cour et les gens qui la grossissent, vous vous croyez chez une nation avancée en culture et en économie politique ; mais lorsque vous réfléchissez aux rapports qui existent entre les diverses classes de la société, lorsque vous voyez combien ces classes sont encore peu nombreuses, enfin lorsque vous examinez attentivement le fond des mœurs et des choses, vous apercevez une barbarie réelle à peine déguisée sous une magnificence révoltante.
Je ne reproche pas aux Russes d’être ce qu’ils sont ; ce que je blâme en eux, c’est la prétention de paraître ce que nous sommes. Ils sont encore incultes ; cet état laisse du moins le champ libre à l’espérance, mais je les vois incessamment occupés du désir de singer les autres nations, et ils les singent à la façon des singes, en se moquant de ce qu’ils copient. Alors je me dis : voilà des hommes perdus pour l’état sauvage et manqués pour la civilisation, et le terrible mot de Voltaire ou de Diderot, oublié en France, me revient à l’esprit : « Les Russes sont pourris avant que d’être mûrs.
À Pétersbourg, tout a l’air opulent, grand, magnifique, mais si vous jugiez de la réalité d’après cette figure des choses, vous vous trouveriez étrangement déçu ; d’ordinaire le premier effet de la civilisation, c’est de rendre la vie matérielle facile : ici tout est difficile ; une apathie rusée, tel est le secret de la vie du commun des hommes.
Voulez-vous apprendre avec exactitude ce qu’il faut voir dans cette grande ville ? Si Schnitzler ne vous suffit pas, vous ne trouverez point d’autre guide[3] ; nul libraire ne vend un indicateur complet des curiosités de Pétersbourg ; or, les hommes instruits que vous questionnez ont un intérêt à ne pas vous éclairer, ou ils ont autre chose à faire qu’à vous répondre ; l’Empereur, le lieu qu’il habite, le projet qui l’occupe ostensiblement, voilà le seul sujet digne d’absorber la pensée d’un Russe qui pense. Ce catéchisme de cour suffit à la vie. Tous ont le désir de se rendre agréables au maître en contribuant à cacher quelque coin de la vérité aux voyageurs. Personne ne songe à favoriser les curieux ; on aime à les tromper par des documents faux : il faudrait le talent d’un grand critique pour bien voyager en Russie. Sous le despotisme, curiosité est synonyme d’indiscrétion ; l’Empire, c’est l’Empereur régnant ; s’il se porte bien, vous êtes dispensé de tout autre souci, et votre cœur et votre esprit ont le pain quotidien. Pourvu que vous sachiez où réside et comment vit cette raison de toute pensée, ce moteur de toute volonté, de toute action, vous, étranger ou sujet russe, vous n’avez rien à demander à la Russie, pas même votre chemin, car sur le plan russe de la ville de Pétersbourg, vous ne trouvez indiqué que le nom des principales rues.
Et pourtant cet effrayant degré de puissance n’a pas suffi au Czar Pierre ; cet homme ne s’est pas contenté d’être la raison de son peuple, il en a voulu être la conscience ; il a osé faire le destin des Russes dans l’éternité, comme il ordonnait de leurs démarches dans ce monde. Ce pouvoir qui suit l’homme au delà du tombeau me paraît monstrueux ; le souverain qui n’a pas reculé devant une telle responsabilité, et qui, malgré ses longues hésitations, apparentes ou réelles, a fini par se rendre coupable d’une si exorbitante usurpation, a fait plus de mal au monde par ce seul attentat contre les prérogatives du prêtre et la liberté religieuse de l’homme, que de bien à la Russie par toutes ses qualités guerrières, administratives, et par son génie industrieux. Cet Empereur, type et modèle de l’Empire et des Empereurs actuels, est un singulier composé de grandeur et de minutie. Esprit dominateur comme les plus cruels tyrans de tous les siècles et de tous les pays, ouvrier assez ingénieux pour rivaliser avec les meilleurs mécaniciens de son époque, souverain scrupuleusement terrible ; aigle et fourmi, lion et castor, ce maître impitoyable pendant sa vie s’impose encore comme une espèce de saint à la postérité dont il veut tyranniser le jugement après avoir passé ses jours à tyranniser les actes de ses sujets ; juger cet homme, le qualifier avec impartialité, c’est aujourd’hui encore un sacrilége qui n’est pas sans danger même pour un étranger obligé de vivre en Russie. Je brave ce péril à chaque instant de la journée, car de tous les jougs, le plus insupportable pour moi, c’est celui d’une admiration convenue[4].
En Russie le pouvoir, tout illimité qu’il est, a une peur extrême du blâme, ou seulement de la franchise. Un oppresseur est de tous les hommes celui qui craint le plus la vérité ; il n’échappe au ridicule que par la terreur et le mystère ; de là il arrive qu’on ne peut parler ici ni des personnes, ni des faits, ni de rien ; pas plus des maladies dont sont morts les Empereurs Pierre III et Paul Ier que des clandestines amours que quelques malveillants prêtent à l’Empereur régnant. Les distractions de ce prince ne passent…. que pour des distractions ! Ceci une fois reconnu, quelques conséquences qu’elles aient d’ailleurs pour certaines familles, on doit les ignorer sous peine d’être accusé du plus grand des crimes aux yeux d’un peuple composé d’esclaves et de diplomates : du crime d’indiscrétion.
Je suis impatient de voir l’Impératrice. On la dit charmante ; cependant elle passe ici pour frivole et pour fière. Il faut tout à la fois de la hauteur de sentiment et de la légèreté d’esprit pour supporter une existence comme celle qu’on lui a faite. Elle ne se mêle d’aucune affaire, ne s’informe d’aucune chose ; on sait toujours trop quand on ne peut rien. L’Impératrice fait comme les sujets de l’Empereur : tout ce qui est né russe ou veut vivre en Russie se donne le mot pour se taire indistinctement sur toute chose ; rien ne se dit ici, et pourtant tout se sait : les conversations secrètes devraient être bien intéressantes ; mais qui se les permet ? Réfléchir, discerner, c’est se rendre suspect.
M. de Repnin gouvernait l’Empire et l’Empereur : M. de Repnin est disgracié depuis deux ans, et depuis deux ans la Russie n’a pas entendu prononcer ce nom, qui naguère était dans toutes les bouches. Il est tombé en un jour du faîte du pouvoir dans la plus profonde obscurité : personne n’ose se souvenir de lui ni même croire à sa vie, non pas à sa vie présente, mais à sa vie passée. En Russie, le jour de la chute d’un ministre, les amis deviennent sourds et aveugles. Un homme est enterré aussitôt qu’il a l’air disgracié. Je dis l’air, parce qu’on ne s’avance jamais jusqu’à dire qu’un homme soit disgracié, quoiqu’il le paraisse quelquefois. Avouer la disgrâce c’est tuer. Voilà pourquoi la Russie ne sait pas aujourd’hui si le ministre qui la gouvernait hier existe. Sous Louis XV, l’exil de M. de Choiseul fut un triomphe ; en Russie la retraite de M. de Repnin est la mort.
À qui le peuple en appellera-t-il un jour du mutisme des grands ? Quelle explosion de vengeance prépare contre l’autocratie l’abdication d’une aussi lâche aristocratie ? Que fait la noblesse russe ? elle adore l’Empereur, et se rend complice des abus du pouvoir souverain pour continuer elle-même à opprimer le peuple, qu’elle fustigera tant que le Dieu qu’elle sert lui laissera le fouet et la main (notez que c’est elle qui a créé ce dieu). Était-ce là le rôle que lui réservait la Providence dans l’économie de ce vaste Empire ? Elle en occupe les postes d’honneur. Qu’a-t-elle fait pour les mériter ? Le pouvoir exorbitant et toujours croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des grands. Dans l’histoire de Russie personne, hors l’Empereur, n’a fait son métier ; la noblesse, le clergé, toutes les classes de la société se sont manqué à elles-mêmes. Un peuple opprimé a toujours mérité sa peine ; la tyrannie est l’œuvre des nations. Ou le monde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des Barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la révolution dont l’Occident de l’Europe ressent encore les effets.
Je remarque qu’on me craint ici parce qu’on sait que j’écris avec conviction ; nul étranger ne peut mettre le pied dans ce pays sans se sentir aussitôt pesé et jugé. « C’est un homme sincère, pense-t-on, donc il peut être dangereux. » Voyez la différence : sous le gouvernement des avocats, un homme sincère n’est qu’inutile ! « La haine du despotisme règne vaguement en France, disent-ils ; elle est exagérée et n’est point éclairée, aussi nous la bravons ; mais le jour où un voyageur, croyable parce qu’il croit, dira les abus réels qui ne peuvent manquer de lui sauter aux yeux chez nous, on nous verra tels que nous sommes. Aujourd’hui la France aboie contre nous sans nous connaître ; elle nous mordra le jour où elle nous connaîtra. »
Les Russes me font trop d’honneur sans doute par cette inquiétude ; mais, malgré la dissimulation de ces cœurs profonds, ils ne peuvent me cacher leur préoccupation à mon égard. Je ne sais si je dirai ce que je pense de leur pays, mais je sais qu’ils se rendent justice à eux-mêmes quand ils redoutent les vérités que je puis dire.
Les Russes ont le nom de tout et ils n’ont la chose de rien ; ils ne sont riches qu’en affiches : lisez les étiquettes, ils ont la civilisation, la société, la littérature, le théâtre, les arts, la science, mais ils n’ont pas un médecin : le savoir consciencieux est inconnu dans une société qui vient de naître. Êtes-vous malade, avez-vous la fièvre ? traitez-vous vous-même, ou faites appeler un médecin étranger. Si vous demandez à tout hasard le médecin accrédité dans le quartier que vous habitez, vous êtes mort, car la médecine russe est dans l’enfance. Hors le médecin de l’Empereur, qui est Russe et savant, m’a-t-on dit, les seuls docteurs qui ne vous assassinent pas sont pour la plupart des Allemands attachés aux princes : mais les princes vivent dans un mouvement perpétuel, vous ne pouvez savoir positivement où ils sont : vous n’avez donc, à proprement parler, point de médecin. Ceci n’est pas une imagination ; c’est le résultat d’un fait que j’ai observé de mes yeux depuis plusieurs jours, et que je me refuse le plaisir de caractériser davantage dans ce récit pour ne compromettre personne. Comment faire courir à 20, 40 ou 60 verstes (deux lieues de France font sept verstes) pour savoir quel mal vous avez ? Et si, après avoir envoyé chercher le médecin à la résidence habituelle de son prince, on ne l’y trouve pas, que devient votre espoir ? « M. le docteur n’est point ici. » Vous ne pouvez obtenir d’autre réponse ; quel parti prendre ? vous informer ailleurs ? Mais en Russie tout est matière à silence, tout sert à montrer la vertu favorite du pays : la réserve ; l’occasion de passer pour discret est une bonne fortune. Quel Russe ne voudrait la saisir, et négligerait de se faire valoir à si peu de frais ? On doit ignorer les projets et la marche des grands ou des gens attachés à leur personne par un emploi de confiance tel que celui de médecin ; tout ce qu’il ne leur plaît pas d’en faire connaître officiellement doit rester secret. Ici le mystère tient lieu de mérite : si vous avez été éconduit par une première réponse évasive, gardez-vous donc de revenir à la charge et de recommencer vos questions. Vous êtes malade ? c’est bon : ou vous guérirez tout seul, ou vous mourrez, ou vous attendrez le retour de votre médecin.
Au surplus, le plus habile de ces docteurs de princes est encore fort inférieur au dernier de nos médecins d’hôpitaux ; les plus savants professeurs ne tardent pas à se rouiller quand ils passent leur vie dans une cour. La cour a beau tenir lieu de tout à Pétersbourg, rien ne remplace, pour le praticien, l’expérience qu’il acquiert au lit du malade. Je lirais avec un vif intérêt de curiosité les Mémoires secrets et véridiques d’un médecin de cour en Russie, mais je ne suivrais pas ses ordonnances ; ces hommes sont placés pour être meilleurs chroniqueurs que docteurs. Donc, en dernière analyse, ce que vous avez de mieux à faire si vous tombez malade chez ce peuple soi-disant civilisé, c’est de vous croire parmi des sauvages et de laisser agir la nature.
En rentrant chez moi, ce soir, j’y ai trouvé une lettre qui m’a causé la plus agréable surprise. Grâce à la protection de notre ambassadeur je serai admis demain dans la chapelle Impériale et j’y verrai le mariage de la grande-duchesse.
Paraître à la cour avant d’être présenté, c’est contre toutes les lois de l’étiquette ; j’étais loin d’espérer une telle faveur. L’Empereur me l’accorde. Le comte Woronzoff, grand maître des cérémonies, sans m’avoir prévenu, car il ne voulait pas me leurrer d’une vague espérance, avait envoyé un courrier à Péterhoff, qui est à dix lieues de Saint-Pétersbourg, afin de supplier Sa Majesté de vouloir bien ordonner de mon sort pour le lendemain. Ce soin gracieux n’a pas été perdu. L’Empereur a répondu que je verrais le mariage dans la chapelle de la cour, et que je serais présenté sans cérémonie le soir du même jour au bal.
À demain donc, au sortir de la chapelle Impériale.
- ↑ L’auteur a assisté lui-même à ce désenchantement lors de son retour de Moscou.
- ↑ Voyez la Lettre trente-deuxième.
- ↑ Schnitzler est l’auteur de la meilleure statistique qu’on ait faite sur la Russie.
- ↑ On lit dans M. de Ségur les faits suivants : « Pierre, lui-même, a interrogé ces criminels (les Strelitz) par la torture ; puis, à l’imitation d’Iwan le Tyran, il se fait leur juge, leur bourreau, il force ses nobles, restés fidèles, à trancher les têtes des nobles coupables, qu’ils viennent de condamner. Le cruel, du haut de son trône, assiste d’un œil sec à ces exécutions ; il fait plus, il mêle aux joies des festins l’horreur des supplices. Ivre de vin et de sang, le verre d’une main, la hache de l’autre, en une seule heure vingt libations successives marquent la chute de vingt têtes de Strelitz, qu’il abat à ses pieds, en s’enorgueillissant de son horrible adresse. L’année d’après, le contre-coup, soit du soulèvement de ses janissaires, soit de l’atrocité de leur supplice, retentit au loin dans l’Empire, d’autres révoltes éclatent. Quatre-vingts Strelitz, chargés de chaînes, sont traînés d’Azof à Moscou ; et leurs têtes, qu’un boyard tient successivement par les cheveux, tombent encore sous la hache du Czar. » (Histoire de Russie et de Pierre le Grand, par M. le général comte de Ségur, pages 327 et 328. Paris, Baudouin, 1829, 2e édit.)