La Russie en 1839/Lettre dix-huitième

Amyot (deuxième volumep. 235-297).


SOMMAIRE DE LA LETTRE DIX-HUITIÈME.


Rapport de nos idées avec les objets extérieurs qui les provoquent. — Côté dramatique du voyage. — Traits de férocité de notre révolution comparés à la cruauté des Russes. — Différence entre les crimes des deux peuples. — Ordre dans le désordre. — Caractère particulier des émeutes en Russie. — Respect des Russes pour l’autorité. — Danger des idées libérales inculquées à des populations sauvages. — Pourquoi les Russes ont l’avantage sur nous en diplomatie. — Histoire de Telenef.


LETTRE DIX-HUITIÈME.


Pétersbourg, ce 30 juillet 1839.

Ce matin de bonne heure j’ai reçu la visite de la personne dont la conversation vous a été racontée dans ma lettre d’hier. Elle m’apportait quelques pages écrites en français par le jeune prince***, le fils de son protecteur. Cette relation d’un fait trop véritable est un des nombreux épisodes de l’événement assez récent dont toutes les âmes sensibles, tous les esprits sérieux sont ici préoccupés en secret. Peut-on jouir sans trouble du luxe d’une magnifique résidence, quand on pense qu’à quelques centaines de lieues du palais les sujets s’égorgent, et que la société se dissoudrait sans les terribles moyens employés pour la défendre ?

Le jeune prince*** qui vient d’écrire cette histoire serait à jamais perdu, si l’on pouvait se douter qu’il en fût l’auteur. Voilà pourquoi il me confie son manuscrit et me charge de le publier. Il consent à me laisser insérer l’anecdote de la mort de Telenef dans le texte de mon voyage, où je la donnerai pour ce qu’elle est, sans toutefois compromettre personne, mais je profite avec reconnaissance d’un moyen de jeter quelque variété dans ma narration. On me garantit l’exactitude des faits principaux ; vous y ajouterez foi autant et aussi peu qu’il vous plaira ; moi, je crois toujours ce que disent les gens que je ne connais pas ; l’idée du mensonge ne me vient qu’après la preuve.

J’ai pensé un instant qu’il vaudrait mieux ne publier ce récit qu’à la suite de mes lettres : je craignais de nuire à la gravité de mes remarques si j’interrompais la narration de faits réels par un roman ; mais en réfléchissant je trouve que j’avais tort.

Indépendamment de ce que le fond de Telenef est vrai, il y a un sens secret dans la correspondance qui existe entre les scènes du monde et les idées qu’elles font naître à chaque homme : l’enchaînement des circonstances qui nous entraînent, le concours des événements qui nous frappent, est la manifestation de la volonté divine à l’égard de notre pensée et de notre jugement. Tout homme ne finit-il pas par apprécier les choses et les personnes d’après les incidents qui composent sa propre histoire ? C’est toujours de là que part la pensée de l’homme supérieur ou médiocre pour juger de toutes choses. Nous ne voyons le monde qu’en perspective, et l’arrangement des objets présentés à nos observations ne dépend pas de nous. Cette intervention de Dieu dans notre vie intellectuelle est une fatalité de notre esprit.

Donc, la meilleure justification de notre manière de juger sera toujours d’exposer dans leur ordre les épreuves qui l’ont provoquée et motivée.

C’est aujourd’hui que j’ai lu l’histoire de Telenef, c’est également sous cette date que vous la lirez.

Le grand poëte qui préside à nos destinées connaît mieux que nous l’importance des préparations pour l’effet du drame de la vie. Un voyage est un drame, sans art, à la vérité, mais qui, pour rester au-dessous des règles de la composition littéraire, n’en a pas moins un but philosophique et moral, une espèce de dénoûment dénué d’artifice, non d’intérêt ni d’utilité : ce dénoûment tout intellectuel consiste dans la rectification d’une foule de préjugés et de préventions. L’homme qui voyage se soumet à une sorte d’opération morale exercée sur son intelligence par la bienfaisante justice de Dieu, qui se manifeste dans le spectacle du monde ; l’homme qui écrit son voyage y soumet le lecteur.

Le jeune Russe, auteur de ce fragment, voulant justifier par le souvenir des horreurs de notre révolution la férocité des hommes de son pays, a cité chez nous un acte de cruauté : le massacre de M. de Belzunce à Caen. Il aurait pu grossir sa liste : mademoiselle de Sombreuil forcée de boire un verre de sang pour racheter la vie de son père, la mort héroïque de l’archevêque d’Arles et de ses glorieux compagnons de martyre dans le cloître des Carmes à Paris, les mitraillades de Lyon, et… honte éternelle au zèle des bourreaux révolutionnaires !  ! les promesses trompeuses des mitrailleurs pour engager celles des victimes qui vivaient encore, après la première décharge de mousqueterie, à se relever ; les noyades de Nantes surnommées par Carrier les mariages républicains, et bien d’autres atrocités que les historiens n’ont pas même recueillies, pourraient servir à prouver que la férocité humaine n’est qu’endormie chez les nations les plus civilisées ; pourtant il y a une différence entre la cruauté méthodique, froide et persistante des mougiks et la frénésie passagère des Français. Ceux-ci, pendant la guerre qu’ils faisaient à Dieu et à l’humanité, n’étaient pas dans leur état naturel : la mode du sang avait changé leur caractère, et l’inconséquence des passions présidait à leurs actes ; car jamais ils ne furent moins libres qu’à l’époque où tout se faisait chez eux au nom de la liberté. Vous allez voir au contraire les Russes s’entr’égorger sans démentir leur caractère ; c’est un devoir qu’ils accomplissent.

Chez ce peuple obéissant l’influence des institutions sociales est si grande dans toutes les classes, l’éducation involontaire des habitudes domine à tel point les caractères, que les derniers emportements de la vengeance y paraissent encore réglés par une certaine discipline. Là, le meurtre calculé s’exécute en cadence ; des hommes donnent la mort à d’autres hommes militairement, religieusement, sans colère, sans émotion, sans paroles, avec un calme plus terrible que le délire de la haine. Ils se heurtent, se renversent, s’écrasent, ils se passent sur le corps les uns des autres comme des mécaniques tournent régulièrement sur leurs pivots. Cette impassibilité physique au milieu des actes les plus violents, cette monstrueuse audace dans la conception, cette froideur dans l’exécution, ce silence de la rage, ce fanatisme muet, c’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, le crime consciencieux ; un certain ordre contre nature préside dans cet étonnant pays aux excès les plus inouïs ; la tyrannie et la révolte y marchent en mesure et se règlent sur le pas l’une de l’autre.

Ici la terre même, l’aspect monotone des campagnes inspirent la symétrie : l’absence complète de mouvement dans un terrain partout uni et le plus souvent nu, le manque de variété dans la végétation toujours pauvre des terres septentrionales, le défaut absolu d’accidents pittoresques dans d’éternelles plaines où l’on dirait qu’un seul site obsède le voyageur et le poursuit comme un rêve d’une extrémité de l’Empire à l’autre ; enfin, tout ce que Dieu n’a pas fait pour ce pays y concourt à l’imperturbable uniformité de la vie politique et sociale des hommes.

Comme tout se ressemble, l’immense étendue du territoire n’empêche pas que tout ne s’exécute d’un bout de la Russie à l’autre avec une ponctualité, avec un accord magiques. Si jamais on réussissait à opérer une véritable révolution par le peuple russe, le massacre serait régulier comme les évolutions d’un régiment. On verrait les villages changés en casernes et le meurtre organisé sortant tout armé des chaumières s’avancer en ligne, en bon ordre ; enfin, les Russes se prépareraient au pillage depuis Smolensk jusqu’à Irkutsk, comme ils marchent à la parade sur la place du palais d’hiver à Pétersbourg. De tant d’uniformité il résulte entre les dispositions naturelles du peuple et ses habitudes sociales un accord dont les effets peuvent devenir prodigieux en bien comme en mal.

Tout est obscur dans l’avenir du monde ; mais ce qui est certain, c’est qu’il verra d’étranges scènes qui seront jouées devant les nations par cette nation prédestinée.

C’est presque toujours par un respect aveugle pour le pouvoir que les Russes troublent l’ordre public. Ainsi, s’il faut en croire ce qu’on répète tout bas, sans le mot de l’Empereur aux députés des paysans, ceux-ci n’auraient pas pris les armes.

J’espère que ce fait et ceux que je vous ai cités ailleurs vous feront apercevoir le danger d’inculquer des opinions libérales à des populations si mal préparées pour les comprendre. En fait de liberté politique, plus on aime la chose, plus on doit éviter d’en prononcer le nom devant les hommes qui ne peuvent que compromettre une cause sainte par leur manière de la défendre ; c’est ce qui me fait douter de l’imprudente réponse attribuée à l’Empereur. Ce prince connaît mieux que personne le caractère de son peuple, et je ne puis m’imaginer qu’il ait provoqué la révolte des paysans, même sans le vouloir. Toutefois, je dois ajouter que plusieurs personnes bien instruites pensent là-dessus autrement que je ne pense.

Les horreurs de l’émeute sont décrites par l’auteur de Telenef avec une exactitude d’autant plus scrupuleuse, que l’action principale s’est passée dans la famille même de celui qui la raconte.

S’il s’est permis d’ennoblir le caractère et l’amour des deux jeunes gens, c’est qu’il a l’imagination poétique ; mais tout en embellissant les sentiments il conserve aux hommes leurs habitudes nationales : enfin ni par les faits, ni par les passions, ni par les mœurs, ce petit roman ne me paraît déplacé au milieu d’un ouvrage dont tout le mérite consiste dans la vérité des peintures.

J’ajoute que des scènes sanglantes se renouvellent encore journellement sur plusieurs points de la même contrée, où l’ordre public vient d’être troublé et rétabli d’une si effroyable manière. Vous voyez que les Russes ont mauvaise grâce de reprocher à la France ses désordres politiques, et d’en tirer des conséquences en faveur du despotisme. Qu’on accorde pendant vingt-quatre heures la liberté de la presse à la Russie, ce que vous apprendrez vous fera reculer d’horreur. Le silence est indispensable à l’oppression. Sous un gouvernement absolu il est telle indiscrétion qui équivaut à un crime de haute trahison.

S’il se trouve parmi les Russes de meilleurs diplomates que chez les peuples les plus avancés en civilisation, c’est que nos journaux les avertissent de tout ce qui se passe et se projette chez nous, et qu’au lieu de leur déguiser nos faiblesses avec prudence, nous les leur révélons avec passion tous les matins, tandis qu’au contraire leur politique byzantine, travaillant dans l’ombre, nous cache soigneusement ce qu’on pense, ce qu’on fait et ce qu’on craint chez eux. Nous marchons au grand jour, ils avancent à couvert : la partie n’est pas égale. L’ignorance où ils nous laissent nous aveugle ; notre sincérité les éclaire ; nous avons la faiblesse du bavardage, ils ont la force du secret : voilà surtout ce qui fait leur habileté.


HISTOIRE DE TELENEF[1].

Les terres du prince*** étaient administrées de puis plusieurs années par un intendant, nommé Telenef. Le prince***, occupé ailleurs, ne pensait guère à ses domaines ; trompé dans ses espérances ambitieuses, il voyagea longtemps pour secouer l’ennui du grand seigneur disgracié ; puis, lorsqu’il fut las de demander aux arts et à la nature des consolations contre les mécomptes de la politique, il revint dans son pays, afin de se rapprocher de la cour qu’il ne quitte plus et pour tâcher, à force de soins et d’assiduités, de recouvrer la faveur du maître.

Mais tandis que sa vie et sa fortune s’épuisaient infructueusement à faire tour à tour le courtisan à Saint-Pétersbourg et l’amateur des antiquités dans le midi de l’Europe, il perdait l’affection de ses paysans, exaspérés par les mauvais traitements de Telenef.

Cet homme était souverain dans les vastes domaines de Vologda[2], où sa manière d’exercer l’autorité seigneuriale le faisait exécrer.

Mais Telenef avait une fille charmante nommée Xenie[3] : la douceur de cette jeune personne était une vertu infuse, car ayant de bonne heure perdu sa mère, elle ne reçut d’éducation que celle que son père lui pouvait donner. Il lui enseigna le français : elle apprit pour ainsi dire par cœur quelques classiques du siècle de Louis XIV oubliés dans le château de Vologda par le père du prince. La Bible en français, les Pensées de Pascal, Télémaque, étaient ses livres favoris ; quand on lit peu d’auteurs, qu’on les choisit bien, et qu’on les relit souvent, on profite beaucoup de ses lectures. Une des causes de la frivolité des esprits modernes, c’est la quantité de livres plutôt mal lus que mal écrits, dont le monde est inondé. Un service à rendre aux générations à venir, ce serait de leur apprendre à lire, talent qui devient de plus en plus rare depuis que tout le monde sait écrire…..

Grâce à sa réputation de savante, Xenie à dix-neuf ans jouissait dans tout le gouvernement de d’une considération méritée. On venait la consulter de tous les villages voisins ; dans les maladies, dans les affaires, dans les chagrins des pauvres paysans, Xenie était leur guide et leur appui.

Son esprit conciliateur lui attirait souvent les réprimandes de son père ; mais la certitude d’avoir fait quelque bien ou empêché quelque mal la dédommageait de tout. Dans un pays où en général les femmes ont peu d’influence[4], elle exerçait un pouvoir que nul homme du canton n’eût pu lui disputer : le pouvoir de la raison sur des esprits bruts.

Son père même, tout violent qu’il était par nature et par habitude, ressentait l’influence de cette âme bienfaisante ; il rougissait trop souvent de se voir arrêté dans l’explosion de sa colère par la crainte de faire quelque peine à Xenie, et comme un prince tyrannique se reprocherait la clémence, il s’accusait d’être trop débonnaire. Il s’était fait une vertu de ses emportements qu’il qualifiait de justice, mais que les serfs du prince*** nommaient d’un autre nom.

Le père et la fille habitaient le château de Vologda situé dans une plaine d’une étendue immense, mais d’un aspect assez pastoral pour la Russie.

Le château est bâti au bord d’un lac qui l’entoure de trois côtés. Ce lac aux rives plates communique avec le Volga par des émissaires dont le cours peu rapide et divisé en plusieurs bras n’est pas long. Ces ruisseaux tortueux coulent encaissés dans le vaste terrain de la plaine, et l’œil, sans pouvoir jouir de la vue des méandres cachés, en suit vaguement de loin les sinuosités, guidé par des touffes de saules grêles, chétifs, et par d’autres broussailles malingres croissant çà et là le long des profonds canaux creusés à travers la prairie qu’ils sillonnent en sens divers, sans l’embellir ni la fertiliser, car l’eau qui s’égare n’améliore pas des terrains marécageux.

L’aspect de l’habitation a un certain caractère de grandeur. Des fenêtres de ce château la vue s’étend d’un côté sur le lac, qui rappelle la mer, car ses rives unies et sableuses disparaissent matin et soir dans les brumes de l’horizon, et de l’autre, sur de vastes pâtures coupées de fossés et parsemées d’oseraies. Ces herbages non fauchés font la principale richesse du pays, et les soins donnés à l’éducation des bestiaux qui les parcourent en liberté, l’unique occupation des paysans.

De nombreux troupeaux paissent au bord du lac de Vologda. Ces groupes d’animaux, uniques accidents du paysage, attirent seuls les regards dans des campagnes plates et froides, où les horizons sans dessins, le ciel toujours gris et brumeux ne varient la monotonie des lointains ni par les lignes ni par les couleurs. Les bêtes, d’une race petite, débile, se ressentent des rigueurs du climat ; mais malgré leur mince apparence, l’émail de leur robe égaie un peu les berges élevées qui forment digues dans le marais : cette diversité de tons repose l’œil des teintes tourbeuses de la prairie, espèce de bas-fond où croissent plus de glaïeuls que d’herbes. De tels paysages n’ont rien de beau sans doute, néanmoins ils sont calmes, imposants, vagues, grands, et dans leur sérénité profonde ils ne manquent ni de majesté ni de poésie : c’est l’Orient sans soleil.

Un matin, Xenie était sortie en même temps que son père pour assister avec lui au dénombrement des bestiaux, opération qu’il faisait lui-même chaque jour. Les animaux rangés pittoresquement de distance en distance devant le château animaient le rivage et brillaient sur le gazon au lever du soleil, tandis que la cloche d’une chapelle voisine appelait à la prière du matin quelques femmes désœuvrées, grâce à leurs infirmités, et quelques vieillards caducs qui jouissaient du repos de l’âge avec résignation. La noblesse de ces fronts à cheveux blancs, les teintes encore rosées de ces figures à barbes d’argent, prouvent la salubrité de l’air et attestent la beauté de la race humaine sous cette zone glacée. Ce n’est pas aux jeunes visages qu’il faut demander si l’homme est beau dans un pays.

« Voyez, mon père, dit Xenie en traversant la digue qui réunit la presqu’île du château à la plaine, voyez le pavillon flotter sur la cabane de mon frère de lait. »

Les paysans russes s’absentent souvent par permission afin d’aller exercer leurs forces et leur industrie dans quelques villes voisines, et jusqu’à Saint-Pétersbourg ; ils paient alors une redevance au maître, et ce qu’ils gagnent au delà est à eux. Quand un de ces serfs voyageurs revient chez sa femme, on voit s’élever sur leur cabane un pin en manière de mât et une oriflamme s’agite et brille au plus haut de l’arbre du retour, afin qu’à ce signe d’allégresse les habitants du hameau et ceux des villages voisins partagent la joie de l’épouse.

C’est d’après cet usage antique qu’on venait d’arborer la banderole sur le faîte de la chaumière des Pacôme. La vieille Élisabeth, mère de Fedor, avait été la nourrice de Xenie.

« Il est donc revenu cette nuit, ton garnement de frère de lait ? reprit Telenef.

— Ah ! j’en suis bien aise, s’écria Xenie.

— Un mauvais sujet de plus dans le canton, répliqua Telenef ; nous n’en avons pas assez. »

Et la figure de l’intendant, habituellement mélancolique, prit une expression plus rébarbative.

« Il serait facile de le rendre bon, répliqua Xenie, mais vous ne voulez pas exercer votre pouvoir.

— C’est toi qui m’en empêches, tu gâtes le métier de maître avec tes habitudes de douceur et tes conseils de fausse prudence. Ah ! ce n’est pas ainsi que mon père et mon grand-père menaient les serfs du père de notre seigneur.

— Vous ne vous souvenez donc pas, reprit Xenie d’une voix tremblante, que l’enfance de Fedor a été plus heureuse que celle des paysans ordinaires ; comment serait-il semblable aux autres ? son éducation fut d’abord soignée comme la mienne.

— Il devrait être meilleur ; il est pire : voilà le beau fruit de l’instruction… C’est ta faute ;… toi et ta nourrice vous l’attiriez sans cesse au château ; et moi, dans ma bonté, ne voulant que te complaire, j’oubliais et je lui laissais oublier qu’il n’était pas né pour vivre avec nous.

— Vous le lui avez cruellement rappelé dans la suite ! répliqua Xenie en soupirant.

— Tu as des idées qui ne sont pas russes ; tôt ou tard tu apprendras à tes dépens comment il fallait gouverner nos paysans. Puis, continuant entre ses dents : Ce diable de Fedor, qu’a-t-il fait pour revenir ici malgré mes lettres au prince ? C’est que le prince ne les lit pas,… et que l’intendant de là-bas est jaloux de moi. »

Xenie avait entendu l’aparté de Telenef et suivi avec anxiété les progrès du ressentiment du régisseur, bravé jusque chez lui par un serf indocile ; elle crut l’adoucir en lui disant ces paroles pleines de raison : il y a deux ans que vous avez fait battre presqu’à mort mon pauvre frère de lait ; qu’en avez-vous obtenu par vos outrages ? rien ; pas un mot d’excuse n’est sorti de sa bouche ; il aurait rendu l’âme sous les verges plutôt que de s’abaisser devant vous. C’est que la peine fut trop sévère pour l’offense ; un coupable révolté ne se repent pas. Il vous avait désobéi, j’en conviens ; mais il était amoureux de Catherine ; la cause de la faute en diminuait la gravité, voilà ce que vous n’avez pas voulu comprendre. Depuis cette scène et le mariage et le départ qui l’ont suivie, la haine de tous nos paysans est devenue si terrible qu’elle me fait peur pour vous, mon père.

— Et voilà pourquoi tu te réjouis du retour d’un de mes plus redoutables ennemis ? s’écria Telenef exaspéré.

— Ah ! je ne crains pas celui-ci ; nous avons bu le même lait : il mourrait plutôt que de m’affliger.

— Ne l’a-t-il pas bien prouvé vraiment ?… Il serait le premier à m’égorger, s’il l’osait.

— Vous le jugez mal ; au contraire, Fedor vous défendrait envers et contre tous, j’en suis sûre, quoique vous l’ayez mortellement offensé ; vous vous souviendrez de votre rigueur pour qu’il l’oublie, lui ; n’est-il pas vrai, mon père ? Il est marié maintenant et sa femme a déjà un petit enfant ; ce bonheur doit adoucir son caractère : les enfants changent le cœur des pères.

— Tais-toi, tu me ferais perdre l’esprit avec tes idées romanesques. Va chercher dans les livres tes paysans tendres et tes esclaves généreux. Je connais mieux que toi les hommes auxquels j’ai affaire : ils sont paresseux, vindicatifs comme leurs pères, et tu ne les convertiras jamais.

— Si vous me laissiez faire, si vous m’aidiez, nous les convertirions ensemble. Mais voici ma bonne Élisabeth qui revient de la messe. »

En achevant ces mots, Xenie court se jeter au cou de sa nourrice.

— Te voilà bien heureuse !

— Peut-être, réplique tout bas la vieille.

— Il est revenu.

— Pas pour longtemps ; j’ai peur…

— Que veux-tu dire ?

— Ils ont tous perdu la raison ; mais chut !

— Eh bien ! la mère, dit Telenef en jetant à la vieille un regard oblique : voici ton mauvais sujet de fils rentré chez toi… Sa femme doit être contente. Ce retour vous prouve à tous que je ne lui en veux pas.

— Tant mieux, monsieur l’intendant, nous avons besoin de votre protection… Le prince va venir, et nous ne le connaissons pas.

— Comment ?… quel prince ? notre maître ?… Puis, s’interrompant : Ah ! sans doute, s’écria Telenef surpris, mais ne voulant pas ignorer ce que paraissait savoir une paysanne, sans doute je vous protégerai. Au reste, il ne viendra pas de sitôt ; le même bruit court tous les ans dans cette saison.

— Pardonnez-moi, monsieur Telenef, il sera ici avant peu. »

L’intendant aurait voulu presser de questions la nourrice de Xenie ; mais sa dignité le gênait. Xenie devina son embarras et vint à son secours.

« Dis-moi, nourrice, comment es-tu si bien instruite des projets et de la marche de notre seigneur le prince*** ?

— J’ai appris cela de Fedor. Ah ! mon fils sait bien d’autres choses encore ! il est devenu un homme. Il a vingt et un ans, juste une année de plus que vous, ma belle demoiselle ; mais il est encore grandi, si j’osais… je dirais… il est si beau !… je dirais que vous vous ressemblez.

— Tais-toi, babillarde ; pourquoi ma fille ressemblerait-elle à ton fils ?

— Ils ont sucé le même lait ; on se ressemble de plus loin ; et même… mais non… quand vous ne serez plus notre chef, je vous dirai ce que je pense de leurs caractères.

— Quand je ne serai plus votre chef ?

— Sans doute… Mon fils a vu le Pére.

— L’Empereur ?

— Oui ; et l’Empereur lui-même nous fait dire que nous allons être libres ; c’est sa volonté ; s’il ne dépendait que de lui, cela serait fait[5]. »

Telenef hausse les épaules, puis il reprend :

« Comment Fedor a-t-il pu faire pour parler à l’Empereur ?

— Comment ?… il s’est joint à nos gens qui étaient envoyés par tous ceux du pays et des villages voisins, pour aller demander à notre Père… » Ici la mère Pacôme s’arrêta tout court…

« Pour lui demander quoi ? »

La vieille, qui s’était aperçue un peu tard de son indiscrétion, prit le parti de se taire obstinément, malgré les questions précipitées du régisseur. Ce brusque silence avait quelque chose d’inusité qui pouvait paraître significatif.

« Mais, à la fin, qu’est-ce que vous machinez ici contre nous ? s’écria Telenef furieux et en prenant la vieille par les deux épaules.

— C’est facile à deviner, dit Xenie en s’avançant pour séparer son père de sa nourrice : vous savez que l’Empereur a fait au printemps de l’année dernière l’acquisition du domaine de***, voisin du nôtre. Depuis ce temps-là tous nos paysans ne rêvent qu’au bonheur d’appartenir à la couronne. Ils envient leurs voisins, dont la condition… à ce qu’ils croient, s’est de beaucoup améliorée, tandis que naguère elle était semblable à la leur : plusieurs vieillards des plus respectés de nos cantons sont venus vous demander, sous divers prétextes, des permissions de voyage : j’ai su, depuis leur départ, qu’ils avaient été choisis comme députés par les autres serfs, pour aller supplier l’Empereur de les acheter, ainsi qu’il acheta leurs voisins. Divers districts des environs se sont réunis aux envoyés du domaine de Vologda, pour présenter une semblable requête à Sa Majesté. On assure qu’ils lui ont offert tout l’argent nécessaire pour acquérir le domaine du prince*** : les hommes avec la terre.

— C’est la vérité, dit la vieille, et mon garçon Fedor, qui les a rencontrés à Saint-Pétersbourg, s’est joint à eux pour aller parler à notre Père ; ils sont revenus tous ensemble hier.

— Si je ne vous ai pas instruit de ces tentatives, reprit Xenie en regardant son père interdit, c’est que je savais d’avance qu’elles n’aboutiraient à rien.

— Tu t’es trompée puisqu’ils ont vu le Père.

— Le Père lui-même ne peut pas faire ce qu’on lui demande ; il lui faudrait acheter la Russie tout entière.

— Voyez-vous la ruse, répliqua Telenef, les coquins sont assez riches pour offrir de tels présents à l’Empereur ; et avec nous ils font les mendiants, et ils n’ont pas honte de dire que nous les dépouillons de tout, tandis que si nous avions plus de bon sens et moins de bonté, nous leur ôterions jusqu’à la corde avec laquelle ils nous étrangleront.

— Vous n’en aurez pas le temps, monsieur l’intendant, » dit d’une voix très-basse et très-douce un jeune homme qui s’était approché sans être vu, et se tenait debout d’un air sauvage, mais non timide, la toque à la main devant une cépée d’osiers, du milieu de laquelle on le vit sortir comme par enchantement.

« Ah ! c’est toi… vaurien ! s’écria Telenef.

— Fedor, tu ne dis rien à ta sœur de lait, interrompit Xenie ; tu m’avais tant promis de ne pas m’oublier !!!… Moi, j’ai tenu parole mieux que toi ; car je n’ai pas omis un seul jour ton nom dans ma prière, là, au fond de la chapelle, devant l’image de saint Wladimir, qui me rappelait ton départ. T’en sou vient-il ? c’est dans cette chapelle que tu m’as dit adieu, il y a bientôt un an. »

En achevant ces mots, elle jeta sur son frère un regard de tendresse et de reproche dont la douceur et la sévérité avaient une grande puissance.

« Moi vous oublier ! » s’écria le jeune homme en levant les yeux vers le ciel.

Xenie se tut, effrayée de l’expression religieuse, mais un peu farouche de ce regard, habituellement baissé ; il avait quelque chose d’inquiétant qui contrastait avec la douceur de la voix, des paroles et des gestes du jeune homme.

Xenie était une de ces beautés du Nord telles qu’on n’en voit en aucun autre pays : à peine semblait-elle appartenir à la terre : la pureté de ses traits, qui rappelait Raphaël, eût paru froideur si la sensibilité la plus délicate n’eût doucement nuancé sa physionomie, que nulle passion ne troublait encore. À vingt ans qu’elle avait ce jour-là même, elle ignorait ce qui agite le cœur : elle était grande et mince ; sa taille, un peu frêle, avait une grâce singulière, quoique la lenteur habituelle de ses mouvements en cachât la souplesse : à la voir effleurer l’herbe encore blanche de rosée, on eût dit du dernier rayon de la lune fuyant devant l’aurore sur le lac immobile. Sa langueur avait un charme qui n’appartient qu’aux femmes de son pays, plutôt belles que jolies, mais parfaitement belles quand elles le sont, ce qui est rare parmi celles d’une classe inférieure ; car, en Russie, il y a de l’aristocratie dans la beauté ; les paysannes y sont en général moins bien douées par la nature que les grandes dames. Xenie était belle comme une reine, et elle avait la fraîcheur d’une villageoise.

Elle partageait ses cheveux en bandeaux sur un front haut et d’un blanc d’ivoire ; ses yeux d’azur, bordés de longs cils noirs recourbés, et qui faisaient ombre sur des joues fraîches, mais à peine colorées, étaient transparents comme une source d’eau limpide ; ses sourcils, parfaitement dessinés, mais peu marqués, étaient cependant d’une teinte plus foncée que celle de ses cheveux ; sa bouche, assez grande, laissait voir des dents si blanches que tout le visage en était éclairé ; ses lèvres roses brillaient de l’éclat de l’innocence, son visage presque rond avait pourtant beaucoup de noblesse, et sa physionomie exprimait une délicatesse de sentiment, une tendresse religieuse dont le charme communicatif était ressenti par tout le monde au premier coup d’œil. Il ne lui manquait qu’une auréole d’argent pour être la plus belle des madones byzantines, dont on permet d’orner les églises russes[6].

Son frère de lait était un des plus beaux hommes de ce gouvernement renommé par la beauté, la taille svelte, élevée, la santé et l’air dégagé de ses habitants. Les serfs de cette partie de l’Empire sont, sans contredit, les hommes les moins à plaindre de la Russie.

L’élégant costume des paysans lui seyait à merveille. Ses cheveux blonds, partagés avec grâce, tombaient en boucles soyeuses des deux côtés du visage, dont la forme était celle d’un ovale parfait ; le cou large et fort restait à découvert, parce que les cheveux étaient taillés ras par derrière au-dessus de la nuque, tandis qu’un cordon, en forme de diadème, coupait le front blanc du jeune laboureur et tenait le haut de ses cheveux serré et lisse sur le sommet de la tête, qui brillait au soleil comme un Christ du Guide.

Il portait la chemise de toile de couleur, à petites raies, coupée juste au cou, et fendue seulement sur le côté autant qu’il le faut pour donner passage à la tête ; deux boutons fixés entre l’épaule et la clavicule fermaient l’étroite ouverture. Ce vêtement des paysans russes, qui rappelle la tunique grecque, retombe en dehors par-dessus le pantalon caché jusqu’au genou. Ceci ressemblerait un peu à la blouse française, si ce n’était infiniment plus gracieux, tant à cause de la manière dont est taillé ce vêtement, que du goût ignoré avec lequel il est porté. Fedor avait une taille élancée, souple et naturellement élégante ; sa tête, bien placée sur ses épaules larges, basses et modelées comme celles d’une statue antique, aurait affecté d’elle-même les plus nobles poses, mais le jeune homme la tenait presque toujours abaissée vers la poitrine. Un secret abattement moral se peignait sur ce beau visage. Avec un profil grec, des yeux bleus de faïence, mais scintillants de jeunesse et d’esprit naturel, avec une bouche dédaigneuse formée sur le type même des médailles antiques et surmontée d’une petite moustache dorée, luisante comme la soie dans sa teinte naturelle, avec une jeune barbe de couleur pareille, courte, frisée, soyeuse, épaisse déjà quoi qu’à peine échappée au duvet de l’enfance ; enfin, avec la force musculaire de l’athlète du cirque jointe à l’agilité du matador espagnol et au teint brillant de l’homme du Nord : c’est-à-dire comblé de tous les dons extérieurs qui rendraient un homme fier et assuré, Fedor, humilié par une éducation supérieure au rang qu’il occupait dans son pays… et peut-être par l’instinct de sa dignité naturelle, qui contrastait avec son abjecte condition, se tenait presque toujours dans l’attitude d’un condamné qui va subir sa sentence.

Il avait adopté cette pose douloureuse à dix-neuf ans, le jour qu’il souffrit le supplice ordonné par Telenef, sous prétexte que ce jeune homme, le frère de lait de sa fille, et jusqu’alors son favori, son enfant gâté, avait négligé d’obéir à je ne sais quel ordre soi-disant important.

On verra plus loin le vrai et grave motif de cette barbarie, qui ne fut pas l’effet d’un simple caprice.

Xenie avait cru deviner la cause de la faute qui devint funeste à son frère ; elle s’imagina que Fedor était amoureux de Catherine, jeune et belle paysanne des environs ; et sitôt que le malheureux fut guéri de ses blessures, ce qui n’arriva qu’au bout de quelques semaines, car l’exécution avait été cruelle, elle s’occupa de réparer le mal autant que cela pouvait dépendre d’elle ; elle pensait que le seul moyen de réussir dans ce dessein était de le marier à la jeune fille dont elle le croyait épris. À peine ce projet eut il été annoncé par Xenie que la haine de Telenef parut se calmer : le mariage se fit en toute hâte à la grande satisfaction de Xenie, qui crut que Fedor trouverait dans le bonheur du cœur l’oubli de son profond chagrin et de ses ressentiments.

Elle se trompait : rien ne put consoler son frère. Elle seule devinait la honte dont il était accablé ; elle était sa confidente sans qu’il lui eût rien confié, car jamais il ne se plaignait ; d’ailleurs le traitement dont il s’était vu la victime était une chose si ordinaire que nul n’y attachait d’importance : hors lui et Xenie, personne n’y pensait dans le pays.

Il évitait avec un admirable instinct de fierté tout ce qui aurait pu rappeler ce qu’il avait souffert ; mais il fuyait involontairement en frissonnant lorsqu’il voyait qu’on allait frapper un de ses camarades, et il pâlissait à l’aspect d’un roseau, d’une baguette dans la main d’un homme.

On doit le répéter : il avait commencé sa vie d’une manière trop facile ; favorisé par l’intendant, et dès lors ménagé par tous ses supérieurs, envié de ses camarades, cité comme le plus heureux aussi bien que le plus beau des hommes nés sur les terres du prince*** ; idolâtré de sa mère, ennobli à ses propres yeux par l’amitié de Xenie, par cette amitié ingénieuse et délicate d’une femme adorable, d’un ange qui l’appelait son frère, il n’avait point été préparé aux rigueurs de sa condition ; et c’est en un jour qu’il découvrit toute sa misère ; dès lors il considéra les nécessités de sa vie comme une injustice ; avili aux yeux des hommes, mais surtout à ses propres yeux, de l’être le plus heureux il était devenu, en un moment, le plus à plaindre ; le dieu tombé de l’autel fut métamorphosé en brute. Qui le consolera de tant de bonheur évanoui pour jamais sous la verge du bourreau ? L’amour d’une épouse pourrait-il relever cette orgueilleuse âme d’esclave ? non !… sa félicité passée le poursuivra partout et lui rendra la honte plus insupportable. Sa sœur Xenie a cru lui assurer la paix en le mariant : il a obéi ; mais cette condescendance ne servit qu’à croître son malheur, car l’homme qui veut s’enchaîner à la vertu en accumulant les devoirs ne fait qu’ouvrir de nouvelles sources aux remords.

Fedor désespéré sentit trop tard qu’avec toute son amitié, Xenie n’avait rien fait pour lui. Ne pouvant plus supporter la vie dans les lieux témoins de sa dégradation, il quitta son village, abandonnant sa femme et son ange gardien.

Sa femme se sentait humiliée, mais par un autre motif : l’épouse rougit de honte quand l’époux n’est point heureux ; aussi s’était-elle gardée de lui dire qu’elle était grosse ; elle ne voulait pas employer ce moyen pour retenir près d’elle un époux dont elle voyait qu’elle ne pouvait faire le bonheur.

Enfin, après un an d’absence, il revient. Il a retrouvé sa mère, sa femme, un enfant au berceau, un petit ange qui lui ressemble ; mais rien ne peut guérir la tristesse qui le ronge. Il reste là immobile et silencieux, même devant sa sœur Xenie qu’il n’ose plus nommer que mademoiselle.

Leurs nobles figures qui, selon le dire de la nourrice, avaient quelques traits de ressemblance ainsi que leurs caractères, brillaient toutes deux au soleil du matin parmi des groupes d’animaux dont ils semblaient les rois. On eût cru voir Adam et Ève peints par Albert Durer. Xenie était calme et presque joyeuse, tandis que la physionomie du jeune homme trahissait de violentes émotions mal déguisées sous une impassibilité affectée.

Xenie, malgré son sûr instinct de femme, fut trompée cette fois par le silence de Fedor ; elle n’attribuait le chagrin de son frère qu’à des souvenirs pénibles, et pensait que la vue des lieux où il avait souffert suffisait pour aigrir sa douleur ; elle comptait toujours sur l’amour et sur l’amitié pour achever de guérir sa plaie.

En quittant son frère, elle lui promit d’aller le voir souvent dans la cabane de sa nourrice.

Le dernier regard de Fedor effraya pourtant la jeune fille : il y avait plus que de la tristesse dans ce regard : il y avait une joie féroce, tempérée par une inexplicable sollicitude. Elle craignait qu’il ne devînt fou.

La folie lui avait toujours causé une terreur qui lui paraissait surnaturelle, et comme elle attribuait cette crainte à un pressentiment, sa superstition augmentait l’inquiétude qu’elle ressentait. La peur, quand on la prend pour une prophétie, devient indomptable… ; d’un pressentiment vague et fugitif on fait une destinée ; à force de prévoyance l’imagination crée ce qu’elle redoute ; raison, vérité, réalité, elle finit par vaincre même le sort, et par dominer les événements pour réaliser ses chimères.

Quelques jours s’étaient écoulés pendant lesquels Telenef avait fait de fréquentes absences. Xenie, tout entière au chagrin que lui causait l’incurable mélancolie dont Fedor paraissait atteint depuis son retour, n’avait vu que sa nourrice et pensé qu’à son frère.

Un soir, elle était seule au château ; son père, sorti depuis le matin, avait fait dire qu’on ne l’attendît pas pour la nuit. Xenie, habituée à ces voyages, n’avait nul souci de l’absence de Telenef ; l’étendue des domaines qu’il régissait l’obligeait à se déplacer souvent, et pour un temps assez long. Elle lisait. Tout à coup sa nourrice se présente devant elle.

« Que me veux-tu si tard ? lui dit Xenie.

— Venez prendre votre thé chez nous, je vous l’ai préparé, répliqua la nourrice[7] d’un air indifférent.

— Je ne suis pas habituée à sortir à cette heure. Il faut pourtant sortir aujourd’hui. Venez ; que craignez-vous avec moi ? »

Xenie, accoutumée à la taciturnité des paysans russes, pense que sa nourrice lui a préparé quelque surprise. Elle se lève et suit la vieille.

Le village était désert. D’abord Xenie le crut endormi ; la nuit, parfaitement calme, n’était pas très obscure ; aucun souffle de vent n’agitait les saules du marécage ni ne courbait les grandes herbes de la prairie ; pas un nuage ne voilait les pâles étoiles. On n’entendait ni l’aboiement lointain du chien ni le bêlement de l’agneau ; la cavale ne hennissait pas en galopant derrière les lisses de son parc ; le bœuf avait cessé de mugir sous le toit des chaudes étables ; le pâtre ne chantait plus sa note mélancolique, pareille à la tenue qui précède la cadence du rossignol : un silence plus profond que le silence ordinaire de la nuit régnait dans la plaine, et pesait sur le cœur de Xenie qui commençait à éprouver des mouvements de terreur indéfinissables, sans oser hasarder une question. L’ange de la mort a-t-il passé sur Vologda ? pensait tout bas la tremblante jeune fille…

Une lueur soudaine apparaît à l’horizon.

« D’où vient cette clarté ? s’écrie Xenie épouvantée.

— Je ne sais, réplique la vieille en hésitant ; ce sont peut-être les derniers rayons du jour.

— Non, dit Xenie, un village brûle.

— Un château, répond Élisabeth d’un son de voix caverneux ; c’est le tour des seigneurs.

— Que veux-tu dire ? reprend Xenie en saisissant avec effroi le bras de sa nourrice ; les sinistres prédictions de mon père vont-elles s’accomplir ?

— Hâtons-nous ; il faut presser le pas, j’ai à vous conduire plus loin que notre cabane, réplique Élisabeth.

— Où veux-tu donc me mener ?

— En un lieu sûr ; il n’y en a plus pour vous à Vologda.

— Mais mon père, qu’est-il devenu ? Je n’ai rien à craindre pour moi, où est mon père ?

— Il est sauvé.

— Sauvé ?… de quel péril ? par qui ? qu’en sais tu ?… Ah ! tu me tranquillises pour faire de moi ce que tu veux !

— Non, je vous le jure par la lumière du Saint Esprit, mon fils l’a caché, et il a fait cela pour vous, au risque de sa propre vie, car tous les traîtres périront cette nuit.

— Fedor a sauvé mon père ! quelle générosité !

— Je ne suis point généreux, mademoiselle, » dit le jeune homme en s’approchant pour soutenir Xenie prête à défaillir.

Fedor avait voulu accompagner sa mère jusqu’à la porte du château de Vologda où il n’osa pas entrer avec elle : resté à la tête du pont, il s’était tenu caché à quelque distance, puis il avait suivi de loin les deux femmes afin de protéger la fuite de Xenie, sans se laisser voir. Le saisissement qui troublait les sens de sa sœur le força de se montrer et de s’approcher d’elle pour la secourir. Mais celle-ci retrouva bien tôt l’énergie que le danger réveille dans les âmes fortes,

« De grands événements se préparent ; explique moi ce mystère : Fedor, qu’y a-t-il ?

— Il y a que les Russes sont libres et qu’ils se vengent ; mais hâtez-vous de me suivre, reprit-il en la forçant d’avancer.

— Ils se vengent ?… mais sur qui donc ?… je n’ai fait de mal à personne, moi.

— C’est vrai, vous êtes un ange… pourtant j’ai peur que dans le premier moment on ne fasse grâce à qui que ce soit. Les insensés !  ! ils ne voient que des ennemis dans nos anciens maîtres et dans toute leur race ; l’heure du carnage est arrivée : fuyons. Si vous n’entendez pas le tocsin, c’est qu’on a défendu de sonner les cloches, parce que le glas pourrait avertir nos ennemis ; d’ailleurs il ne retentit pas assez loin ; on a décidé que les dernières lueurs du soleil du soir seraient le signal de l’incendie des châteaux et du massacre de tous leurs habitants.

— Ah !…tu me fais frémir ! »

Fedor reprit, tout en forçant la jeune fille à presser le pas, « J’étais nommé pour marcher avec les plus jeunes et les plus braves sur la ville de***, où les nôtres vont surprendre la garnison qui n’est composée que de quelques vétérans. Nous sommes les plus forts ; j’ai pensé qu’on pouvait se passer de moi pour la première expédition ; alors j’ai manqué sciemment à mon devoir, j’ai trahi la cause sainte, déserté le bataillon sacré pour courir au lieu où je savais que je trouverais votre père ; averti à temps par moi, Telenef s’est réfugié dans une cabane dépendante des domaines de la couronne. Mais maintenant je crains qu’il ne soit trop tard pour vous cacher, dit-il en l’entraînant toujours vers la retraite qu’il lui avait choisie. L’espoir de sauver votre père m’a fait perdre un temps précieux pour vous ; je croyais vous obéir, et je pensais que vous ne me reprocheriez pas le retard ; d’ailleurs, vous êtes moins exposée que Telenef, et nous vous sauverons encore, je l’espère.

— Oui, mais toi, toi, tu t’es perdu, dit la mère d’un ton douloureux, et que le silence qu’elle vient de s’imposer rend plus passionné.

— Perdu ! interrompit Xenie, mon frère s’est perdu pour moi !

— N’a-t-il pas déserté à l’heure du combat ? reprit la vieille ; il est coupable, on le tuera.

— J’ai mérité la mort.

— Et je serais cause d’un tel malheur ! s’écrie Xenie, non, non, tu fuiras, tu te cacheras avec moi.

— Jamais. »

Pendant la marche précipitée des fugitifs, la clarté de l’incendie croissait en silence, et du bord de l’horizon, où d’abord on l’avait vue poindre, elle s’étendait déjà dans le ciel ; pas un cri, pas un coup de fusil, pas un tintement de cloche, ne trahissait l’approche du désordre, c’était un massacre muet. Ce calme d’une belle nuit favorisant tant de meurtres, cette conspiration doublement formidable par le secret avec lequel elle avait été ourdie[8] et par l’espèce de complicité de la nature, qui semblait assister avec plaisir aux apprêts du carnage, remplissaient l’âme d’épouvante. C’était comme un jugement de Dieu. La Providence pour les punir laissait faire les hommes.

« Tu n’abandonneras pas ta sœur, continua Xenie en frissonnant.

— Non, mademoiselle ; mais, une fois tranquille sur votre vie, j’irai me livrer moi-même.

— J’irai avec toi, reprit la jeune fille en lui serrant le bras convulsivement ; je ne te quitte plus. Tu crois donc que la vie était tout pour moi ? »

En ce moment les fugitifs virent défiler devant eux à la lueur des étoiles un cortége d’ombres silencieuses et terribles. Ces figures passaient tout au plus à une centaine de pas de Xenie. Fedor s’arrêta.

« Qu’est-ce que cela ? dit la jeune fille à voix basse.

— Taisez-vous ? reprend Fedor encore plus bas, et en se tapissant contre un mur de planches qui les abrite sous son ombre épaisse ; puis quand le dernier fantôme eut traversé la route :

— C’est un détachement de nos gens qui marche en silence pour aller surprendre le château du comte*** Nous sommes en péril ici ; hâtons-nous. Où me conduis-tu donc ?

— D’abord chez un frère de ma mère, à quatre verstes[9] de Vologda ; mon vieil oncle n’a plus sa tête, c’est un innocent, il ne nous trahira pas. Là, vous changerez d’habits en toute hâte, car ceux que vous portez vous feraient reconnaître ; en voici d’autres ; ma mère restera près de son frère, et j’espère avant la fin de la nuit vous faire arriver à la retraite où j’ai laissé Telenef. Aucun lieu n’est sûr dans notre malheureux canton ; mais celui-là est encore le plus à l’abri des surprises.

— Tu veux me rendre à mon père, merci ; mais une fois là ?… dit la jeune fille avec anxiété.

— Une fois là… je vous dirai adieu.

— Jamais.

— Non, non, Xenie a raison, tu resteras avec eux, s’écrie la pauvre mère.

— Telenef ne me le permettrait pas, » réplique le jeune homme avec amertume.

Xenie sent que ce n’est pas le moment de répondre. Les trois fugitifs poursuivent leur route en silence et sans accident jusqu’à la porte de la cabane du vieux paysan.

Elle n’était pas fermée à clef ; ils entrent en poussant un loquet avec précaution. Le vieillard dormait, enveloppé dans une peau de mouton noir étendue sur un des bancs rustiques qui faisaient divan autour de la salle. Au-dessus de sa tête, une petite lampe brûlait suspendue devant une madone grecque presque entièrement cachée sous des applications d’argent qui figuraient la coiffure et le vêtement de la Vierge. Une bouilloire pleine d’eau chaude, une théière et quelques tasses étaient restées sur la table. Peu de moments avant l’arrivée de la mère Pacôme et de Fedor, l’épouse de celui-ci avait quitté la chaumière de leur oncle, pour aller avec son enfant se réfugier chez son père. Fedor ne parut ni surpris ni contrarié de la trouver partie : il ne lui avait pas dit de l’attendre ; il désirait que la retraite de Xenie fût ignorée de tout le monde.

Après avoir allumé une lampe à celle de l’image, il conduisit sa mère et sa sœur de lait dans un petit cabinet presque percé à jour, et qui faisait soupente au-dessus de la pièce d’entrée. Toutes les maisons des paysans russes se ressemblent.

Resté seul, Fedor s’assit sur la première marche du petit escalier que venait de monter sa sœur ; alors, non sans lui recommander encore une fois à travers le plancher de ne pas perdre un instant, il appuya ses deux coudes sur ses genoux, et pencha la tête dans ses mains d’un air pensif.

Xenie, de son petit cabinet, aurait pu entendre tout ce qui se serait dit dans la salle silencieuse ; elle répondit à son frère qu’il ne l’attendrait pas longtemps.

À peine avait-elle dénoué le paquet de ses nouveaux vêtements que Fedor, se levant avec l’expression d’une vive anxiété, siffle doucement pour appeler sa mère. « Que veux-tu ? répond celle-ci à voix basse.

— Éteignez votre lampe, j’entends des pas, réplique le jeune homme à voix plus basse. Éteignez donc votre lampe, elle brille à travers les fentes ; surtout ne faites aucun mouvement. »

La lumière d’en haut s’éteint, tout reste en silence.

Quelques moments se passent dans une attente pleine d’angoisse ; une porte s’ouvre, Xenie respire à peine : un homme entre couvert de sueur et de sang. « C’est toi, père, dit Fedor en s’avançant au devant de l’étranger : tu viens seul ?

— Non pas ; un détachement de nos gens est là qui m’attend devant la porte… Pas de lumière ?

— Je vais t’en donner, répond Fedor en montant les marches du petit escalier qu’il redescend à l’instant pour aller rallumer à la lampe de la madone celle qu’il vient de retirer des mains tremblantes de sa mère ; il n’a fait qu’entr’ouvrir la porte contre laquelle les deux femmes restent appuyées pour mieux écouter.

— Tu veux du thé, père ?

— Oui.

— En voici. »

Le nouveau venu se mit à vider par petites gorgées la tasse que lui présentait Fedor.

Cet homme portait une marque de commandement sur la poitrine : vêtu comme les autres paysans, il était armé d’un sabre nu et ensanglanté ; sa barbe épaisse et rousse lui donnait un air dur que ne tempérait nullement son regard de bête sauvage. Ce regard, qui ne peut se fixer sur rien, est fréquent parmi les Russes, excepté chez ceux qui sont tout à fait abrutis par l’esclavage ; ceux-ci ont des yeux sans regard. Sa taille n’était pas haute, il avait le corps trapu, le nez camus, le front bombé, mais bas ; les pommettes de ses joues étaient très-saillantes et rouges, ce qui dénotait l’abus des liqueurs fortes. Sa bouche serrée laissait voir en s’ouvrant des dents blanches, mais aiguës et séparées : cette bouche était la gueule d’une panthère ; la barbe touffue et emmêlée paraissait souillée d’écume ; les mains étaient tachées de sang.

« D’où te vient ce sabre ? dit Fedor.

— Je l’ai arraché des mains d’un officier que je viens de tuer avec son arme même. Nous sommes vainqueurs, la ville de*** est à nous… Ah ! nous avons fait là bombance… et maison nette !… Tout ce qui n’a pas voulu se joindre à notre troupe et piller avec nous y a passé : femmes, enfants, vieillards, enfin tout !… Il y en a qu’on a fait bouillir dans la chaudière des vétérans sur la grande place…[10]. Nous nous chauffions au même feu où cuisaient nos ennemis ; c’était beau ! »

Fedor ne répondit pas.

« Tu ne dis rien ?

— Je pense.

— Et qu’est-ce que tu penses ?

— Je pense que nous jouons gros jeu… La ville était sans défense : quinze cents habitants et cinquante vétérans sont bientôt mis hors de combat par deux mille paysans tombant sur eux à l’improviste ; mais un peu plus loin il y a des forces considérables ; on s’est trop pressé, nous serons écrasés.

— Ouida !… et la justice de Dieu, donc ; et la volonté de l’Empereur !  ! Blanc-bec, ne sais-tu pas d’ailleurs qu’il n’est plus temps de reculer ? Après ce qui vient de se passer, il faut vaincre ou mourir… Écoute-moi donc, au lieu de détourner ainsi la tête… Nous avons mis tout à feu et à sang, m’entends-tu bien ? Après un tel carnage, plus de pardon possible. La ville est morte ; on dirait qu’on s’y est battu huit jours. Quand nous nous y mettons, nous autres, nous allons vite en besogne… Tu n’as pas l’air content de notre triomphe ?

— Je n’aime pas qu’on tue des femmes.

— Il faut savoir se débarrasser du mauvais sang une fois pour toutes. »

Fedor garde le silence. Basile poursuit tranquillement son discours qu’il n’a interrompu que pour avaler des gorgées de thé.

« Tu as l’air bien triste, mon fils ? »

Fedor continue de se taire.

« C’est pourtant ton fol amour pour la fille de Telenef, de notre mortel ennemi, qui t’a perdu.

— Moi, de l’amour pour ma sœur de lait ! y pensez-vous ? j’ai de l’amitié pour elle, sans doute, mais…

— Ta… ta… ta…, drôle d’amitié que la tienne !… à d’autres ! »

Fedor se lève et veut lui mettre la main sur la bouche.

« Que me veux-tu donc, enfant ? ne dirait-on pas qu’on nous écoute ? » poursuit Basile sans changer de contenance.

Fedor interdit reste immobile ; le paysan poursuit :

« Ce n’est pas moi qui serai ta dupe ; son père Telenef ne l’était pas plus que moi quand il t’a mal traité…, tu sais bien… ; il te souvient de ce qu’il t’a fait avant ton mariage. »

Fedor veut encore l’interrompre.

« Ah ça, me laisseras-tu parler ? oui ou non !… Tu n’as pas oublié, ni moi non plus, qu’il t’a fait fouetter un jour. C’était pour te punir, non pas de je ne sais quelle faute inventée par lui, mais de ton secret amour pour sa fille ; il prit le premier prétexte venu pour cacher le fond de sa pensée. Il voulait te faire partir du pays avant que le mal fût sans remède. »

Fedor, dans la plus violente agitation, arpentait la chambre sans proférer un seul mot. Il se mordait les mains dans une rage impuissante.

« Vous me rappelez un triste jour, compère ; parlons d’autre chose.

— Je parle de ce qui me plaît, moi ; si tu ne veux pas me répondre, permis à toi ; je veux bien parler tout seul, mais, encore une fois, je ne permets pas qu’on m’interrompe. Je suis ton ancien, le parrain de ton enfant nouveau-né, ton chef… Vois-tu ce signe sur ma poitrine ? c’est celui de mon grade dans notre armée : j’ai donc le droit de parler devant toi…, et si tu dis un mot, j’ai mes hommes qui bivouaquent là-bas ! d’un coup de sifflet, je les fais venir autour de la maison, qui ne sera pas longtemps à brûler comme un flambeau de résine…, tu n’as qu’à dire… aussi bien… patience…, nous laissons mûrir l’épi pour mieux… mais patience !

Fedor s’assied en affectant l’air le plus insouciant.

« À la bonne heure !! continue Basile en grommelant dans ses dents… Ah ! je te rappelle un souvenir désagréable, pas vrai ? c’est que tu l’as trop oublié ce souvenir-là, vois-tu, mon fils ; puis élevant la voix : je veux te raconter ta propre histoire ; ça sera drôle ; tu verras au moins que je sais lire dans les pensées, et s’il y avait jamais en toi l’étoffe d’un traître… »

Ici Basile s’interrompt encore, ouvre un wasistas et parle à l’oreille d’un homme qui se présente à la lucarne accompagné de cinq autres paysans tous armés comme lui, et qu’on entrevoit dans l’ombre.

Fedor avait saisi son poignard : il le replace dans sa ceinture ; la vie de Xenie est en jeu, la moindre imprudence ferait brûler la maison et périr tout ce qu’elle renferme !…… il se contient….. ; il voulait revoir sa sœur….. Qui peut analyser tous les mystères de l’amour ? Le secret de sa vie venait d’être révélé à Xenie sans qu’il y eût de sa faute ; et dans cet instant si terrible il n’éprouvait qu’une joie immense !….. Qu’importe la courte durée de la félicité suprême, n’est-elle pas éternelle tant qu’on la sent ?… Mais ces puissantes illusions du cœur seront toujours inconnues aux hommes qui ne sont pas capables d’aimer. L’amour vrai n’est point soumis au temps, sa mesure est toute surnaturelle…… ses allures ne sauraient être calculées par la froide raison humaine.

Après un silence, la voix criarde de Basile fit enfin cesser la douce et douloureuse extase de Fedor.

Mais puisque tu n’aimais pas ta femme, pour quoi l’avoir épousée ? tu as fait là un mauvais calcul ! ”

Cette question bouleversait de nouveau l’âme du jeune homme.

Dire qu’il aimait sa femme, c’était perdre tout ce qu’il venait de gagner… « Je croyais l’aimer, répliqua-t-il ; on me disait qu’il fallait me marier, savais je ce que j’avais dans le cœur ? Je voulais complaire à la fille de Telenef ; j’obéis sans réflexion ; n’est-ce pas notre habitude, à nous autres ?

— C’est cela ! tu prétends que tu ne savais pas ce que tu voulais ! Eh bien ! je vais te le dire, moi, tu voulais tout simplement te réconcilier avec Telenef…

— Ah ! vous me connaissez mal.

— Je te connais mieux que tu ne te connais toi même, peut-être ; tu as pensé : on a toujours besoin de ses tyrans, alors tu as cédé pour obtenir le pardon de Telenef ; en vérité, nous en aurions tous fait autant à ta place ; mais ce que je te reproche, c’est de vouloir me tromper, moi qui devine tout. Il n’y avait pas d’autre moyen pour regagner la faveur du père que de le rassurer sur les suites de ton amour pour la fille ; et voilà comment tu t’es marié, sans égard aux chagrins de ta pauvre femme, que tu condamnais à un malheur éternel, et que tu n’as pas craint d’abandonner au moment où elle espérait te donner un fils.

— Je l’ignorais quand je l’ai quittée ; elle m’avait caché son état : encore une fois, j’ai agi sans projet ; j’étais habitué à me laisser guider par ma sœur de lait ; elle a tant d’esprit !

— Oui, c’est dommage…

— Comment ?

— Je dis que c’est dommage ; ce sera une perte pour le pays.

— Vous pourriez !..,

— Nous pourrons l’exterminer tout comme les autres… Crois-tu que nous serons assez simples pour ne pas verser jusqu’à la dernière goutte du sang de Telenef, de notre plus mortel ennemi ?

— Mais elle ne vous a jamais fait que du bien.

— Elle est sa fille, c’est assez !… Nous enverrons le père en enfer, et la fille en paradis. Voilà toute la différence[11].

— Vous ne commettrez pas une telle horreur !

— Qui nous en empêchera ?

— Moi.

— Toi, Fedor ! toi, traître ! toi qui es mon prisonnier : toi qui as déserté l’armée de tes frères, au moment du combat pour… » Il ne put achever.

Depuis quelques instants, Fedor, pour dernier moyen de salut, se préparait à le frapper ; il s’élance sur lui comme un tigre, et, visant juste entre les côtes, il lui enfonce son poignard jusqu’au cœur. En même temps, il étouffe un commencement de cri, le seul, avec une pelisse qu’il trouve sous sa main ; les derniers râlements du mourant n’épouvantent pas Fedor ; ils sont trop faibles pour être entendus au dehors. Rassurant sa mère d’un mot, il se met en devoir de lui rendre la lampe, afin de préparer de nouveau la fuite de Xenie ; mais au moment où il passe devant le vieillard endormi, celui-ci se réveille en sursaut. « Qui es-tu, jeune homme ? dit-il à son neveu, qu’il ne reconnaît pas, et dont il saisit le bras avec force. Quelle vapeur ! du sang ! Puis jetant avec horreur ses regards autour de la chambre ; un mort !…,

Fedor avait éteint sa lampe, mais celle de la madone brûlait toujours : « A l’assassin ! à l’assassin…, au secours ! à moi, à moi, » crie le vieillard d’une voix de tonnerre. Fedor ne put arrêter ces cris, qui furent poussés plus vite qu’on ne saurait les répéter, car l’épouvante du vieillard était au comble, et sa force très-grande encore ; le malheureux jeune homme cherchait en vain ce qu’il pouvait faire… Dieu ne le protégeait pas !… La troupe de Basile, aux aguets, entend les cris du vieillard ; avant que Fedor pût se dégager des puissantes étreintes du pauvre insensé, dont un reste de respect lui faisait épargner la vie, six hommes munis de cordes, armés de fourches, de pieux et de faux, se précipitent dans la cabane ; saisir Fedor, le désarmer, le garrotter, c’est l’affaire d’un instant ; on l’entraîne : « Où me conduisez-vous ?…

— Au château de Vologda pour t’y brûler avec Telenef ;….. tu vois que ta trahison ne l’a pas sauvé.

Ces mots furent prononcés par le plus ancien de la troupe. Fedor ne répondant point, cet homme continua tranquillement : « Tu n’avais pas prévu que notre victoire serait si complète et si prompte : notre armée se répand partout à la fois, c’est une inondation de la justice divine : nul ne nous échappera, nos ennemis se sont pris à leurs propres piéges ; Dieu est avec nous ; on se défiait de toi, nous t’observions de près ; Telenef a été suivi et saisi dans la cachette où tu l’avais conduit : vous mourrez ensemble ; le château brûle déjà.

Fedor, sans proférer une parole, baisse la tête et suit ses bourreaux ; il lui semble qu’en s’éloignant avec rapidité de la fatale cabane, il sauve encore Xenie.

Six hommes portent devant lui le corps de Basile, six autres les escortent avec des torches ; le reste suit sans proférer une parole. Le lugubre cortége traverse en silence les campagnes incendiées. De moment en moment l’horizon semble se rétrécir : un cercle de feu borne la plaine. Vologda brûle, la ville de*** brûle tous les châteaux, toutes les métairies du prince*** brûlent avec plusieurs villages des environs ; les forêts elles-mêmes brûlent ; le carnage est partout. L’incendie éclaire les plus secrètes profondeurs des futaies ; l’ombre est bannie de la solitude, il n’y a plus de solitude ; qui peut se cacher dans une plaine quand les forêts sont de feu ! point d’asile assuré contre ce torrent de lumière qui déborde de tous côtés, l’épouvante est au comble ; l’obscurité chassée des halliers enflammés a disparu, la nuit a fui, et pourtant le soleil n’est pas levé !…

Le cortége de Fedor se grossit de tous les maraudeurs qui parcourent la campagne. La foule est grande ; on arrive enfin sur la place du château.

Là, quel spectacle attendait le prisonnier !

Le château de Vologda, bâti tout en bois, est de venu un immense bûcher dont la flamme s’élève jusqu’au ciel !!! Les paysans, qui avaient cerné cet antique manoir avant d’y mettre le feu, pensent avoir brûlé Xenie dans l’habitation même de son père.

Une ligne de barques, serrées l’une contre l’autre, complète sur l’eau le cercle du blocus de terre. Au milieu de la demi-lune formée devant le château par l’armée des insurgés, le malheureux Telenef, arraché à sa retraite et apporté de force sur cette place désignée pour son supplice, est garrotté contre un poteau. De toutes parts la foule des vainqueurs, curieuse d’un tel spectacle, afflue au lieu du rendez vous.

La troupe, qui venait d’escorter les victimes vivantes, formait cercle autour de sa proie, et elle étalait à la lueur de l’incendie ses dégoûtantes bannières : quels drapeaux, bon Dieu ! c’étaient les dépouilles sanglantes des premières victimes ; elles étaient portées sur des sabres et sur des piques. On voyait des têtes de femme aux chevelures flottantes, des lambeaux de corps sur des fourches, des enfants mutilés, des ossements tout dégouttants…… hideux fantômes qu’on eût dit échappés de l’enfer pour venir assister aux bacchanales des derniers habitants de la terre.

Ce soi-disant triomphe de la liberté était une scène de la fin du monde. Les flammes et les bruits qui sortaient du château, foyer de l’incendie, ressemblaient à l’éruption d’un volcan. La vengeance des peuples est comme la lave qui bouillonne longtemps dans les profondeurs de la terre avant de se faire jour au sommet du mont. Des murmures confus parcourent la foule, mais on ne distingue nulle voix, si ce n’est celle de la victime dont les imprécations réjouissent les bourreaux. Ces inhumains sont, pour la plupart, des hommes d’une beauté remarquable ; tous ont l’air naturellement noble et doux : ce sont des anges féroces, des démons au visage céleste. Fedor lui-même ressemble en beau à ses persécuteurs. Tous les Russes de pure race slave ont un air de famille ; et même lorsqu’ils s’exterminent, on voit que ce sont des frères : circonstance qui rend le carnage plus horrible. Voilà ce que peut devenir l’homme de la nature quand il s’abandonne à des passions excitées par une civilisation trompeuse.

Mais alors ce n’est plus l’homme de la nature, c’est l’homme perverti par une société marâtre. L’homme de la nature n’existe que dans les livres ; c’est un thème à déclamation philosophique, un type idéal d’après lequel raisonnent les moralistes comme les mathématiciens opèrent, dans certains calculs, sur des quantités supposées, qu’ils éliminent ensuite pour arriver à un résultat positif. La nature, pour l’homme primitif comme pour l’homme dégénéré, c’est une société quelconque, et quoi qu’on en puisse dire, la plus civilisée est encore la meilleure.

Le cercle fatal s’ouvre un moment pour laisser entrer Fedor et son exécrable cortége ; Telenef était tourné de manière à n’apercevoir pas d’abord son jeune libérateur. Son supplice allait commencer quand un murmure d’épouvante parcourt la foule.

Un spectre !… un spectre !… c’est elle !… s’écrie-t-on de toutes parts. Le cercle se rompt de nouveau et se disperse ; les bourreaux fuient devant un fantôme !… La cruauté s’allie volontiers à la superstition.

Pourtant quelques forcenés arrêtent les fuyards… « Revenez, revenez ; c’est elle-même ; c’est Xenie ; elle n’est pas morte !!

— Arrêtez ! arrêtez ! s’écrie une voix de femme, dont l’accent déchirant retentit dans tous les cœurs, mais surtout dans celui de Fedor… Laissez-moi passer, je veux les voir !! c’est mon père ! c’est mon frère !… Vous ne m’empêcherez pas de mourir avec eux. »

En achevant ces mots Xenie, échevelée, vient tomber expirante aux pieds de Fedor. Le malheureux jeune homme, immobile à force de saisissement était devenu insensible à ses liens.

On sent le besoin d’abréger les détails de cette horrible scène. Elle fut longue : nous la décrirons en peu de mots ; nous la décrirons pourtant, car nous sommes en Russie. Nous demandons grâce d’avance pour ce qu’il nous reste à peindre.

Xenie, dans la cabane où nous l’avions abandonnée, s’était d’abord laissé persuader de se taire, de peur d’aggraver le danger que courait Fedor, qui perdrait toute mesure et toute retenue s’il la voyait dans les mains des assassins ; elle craignait aussi d’exposer sa nourrice. Mais une fois les deux femmes seules, la jeune fille s’était échappée pour venir partager le sort de son père.

Le supplice de Telenef commença. Quel supplice, bon Dieu ! Pour rendre la mort plus affreuse à ce malheureux, on plaça d’abord devant ses yeux Fedor et Xenie, assis et liés à peu de distance de lui sur une grossière estrade que l’on venait de construire à la hâte… puis… puis on lui coupa, à plusieurs reprises, les pieds et les mains, l’un après l’autre, et quand ce tronc mutilé fut presque épuisé de sang, on le laissa mourir en souffletant la tête de ses propres mains, et en étouffant les hurlements de la bouche avec un de ses pieds.

Les femmes du faubourg de Caen mangeant le cœur de M. de Belzunce sur le pont de Vauxelles étaient des modèles d’humanité auprès des spectateurs tranquilles de la mort de Telenef[12].

Et voilà ce qui se passait, il y a peu de mois, à quelques journées d’une ville pompeuse où l’Europe entière afflue aujourd’hui pour assister gaiement aux plus belles fêtes du monde ; à des fêtes si magnifiques que le pays qui les donne pourrait être réputé le plus civilisé de la terre si l’on n’y voulait voir que les palais.

Achevons notre tâche :

Quand le père eut cessé de souffrir, on voulut, selon le programme de la bacchanale, égorger aussi la fille : un des exécuteurs s’approche pour saisir Xenie par ses cheveux, qui flottaient épars et descendaient jusque sur les épaules ; mais elle est roide et froide : pendant et depuis le supplice de son père, elle n’a pas fait un mouvement, elle n’a pas proféré une parole.

Fedor, par une révolution surnaturelle qui s’opère en lui, retrouve toute sa force et sa présence d’esprit ; il brise miraculeusement ses liens, s’arrache des mains de ses gardiens, se précipite vers sa bien-aimée sœur, la presse dans ses bras, l’enlève de la terre et la serre longtemps contre son cœur ; puis, la reposant sur l’herbe avec respect, il s’adresse aux bourreaux d’un air calme, de ce calme apparent naturel aux Orientaux, même dans les moments les plus tragiques de la vie.

— Vous ne la toucherez pas, Dieu a étendu sa main sur elle ; elle est folle.

— Folle !! répond la foule superstitieuse : Dieu est avec elle !

— C’est lui, le traître, c’est son amant qui lui a conseillé de contrefaire la folle !! non, non, il faut en finir avec tous les ennemis de Dieu et des hommes, s’écrient les plus acharnés ; d’ailleurs, notre serment nous lie : faisons notre devoir ; le Père ( l’Empereur) le veut, il nous récompensera.

— Approchez donc si vous l’osez, s’écrie encore Fedor dans le délire du désespoir ; elle s’est laissé presser dans mes bras sans se défendre. Vous voyez bien qu’elle est folle !  ! Mais elle parle : écoutez. »

On approche, et l’on n’entend que ces mots :

« C’est donc moi qu’il aimait ! »

Fedor, qui seul comprend le sens de cette phrase, tombe à genoux en remerciant Dieu et en fondant en larmes.

Les bourreaux s’éloignent de Xenie avec un respect involontaire. Elle est folle ! répètent-ils tout bas.

Depuis ce jour elle n’a jamais passé une minute sans redire les mêmes paroles : « C’est donc moi qu’il aimait !… »

Plusieurs, en la voyant si calme, doutent de sa folie : on croit que l’amour de Fedor, révélé malgré lui, a réveillé dans le cœur de sa sœur la tendresse innocente et passionnée que cette malheureuse jeune fille ressentait depuis longtemps pour lui, à leur insu à tous deux, et que cet éclair d’une lumière tardive lui a brisé le cœur.

Nulle exhortation n’a pu jusqu’ici l’empêcher de répéter ces paroles qui sortent mécaniquement de sa bouche avec une volubilité effrayante et sans un instant de relâche : « C’est donc moi qu’il aimait ! »

Sa pensée, sa vie, se sont arrêtées et concentrées sur l’aveu involontaire de l’amour de Fedor, et les organes de l’intelligence, continuant leurs fonctions, pour ainsi dire, par l’effet d’un ressort, obéissent comme en rêve à ce reste de volonté qui leur com mande de dire et de redire la parole mystérieuse et sacrée qui suffit à sa vie.

Si Fedor n’a pas péri après Telenef, ce n’est pas à la fatigue des bourreaux qu’il a dû son salut, c’est à celle des spectateurs ; car l’homme inactif se lasse du crime plus vite que l’homme qui l’exécute : la foule, saturée de sang, demanda qu’on remît le supplice du jeune homme à la nuit suivante. Dans l’intervalle, des forces considérables arrivèrent de plusieurs côtés. Dès le matin, tout le canton où la révolte avait pris naissance fut cerné ; on décima les villages : les plus coupables, condamnés non à mort, mais à cent vingt coups de knout, périrent ; puis on déporta le reste en Sibérie. Cependant les populations voisines de Vologda ne sont point rentrées dans l’ordre ; on voit chaque jour des paysans de divers cantons, exilés en masse, partir par centaines pour la Sibérie. Les seigneurs de ces villages désolés se trouvent ruinés ; puisque, dans ces sortes de propriétés, les hommes sont la fortune du maître. Les riches domaines du prince*** sont devenus solitaires.

Fedor, avec sa mère et sa femme, a été forcé de suivre en Sibérie les habitants de son village déserté.

Au moment du départ des exilés, Xenie assistait à la scène, mais sans dire adieu, car ce nouveau malheur ne lui a pas rendu un éclair de raison.

À ce moment fatal, un événement inattendu aggrava cruellement la douleur de Fedor et de sa famille. Déjà sa femme et sa mère étaient sur la charrette ; il allait y monter pour les suivre et quitter à jamais Vologda ; mais il ne voyait que Xenie, il ne souffrait que pour sa sœur, orpheline, privée de sentiment ou du moins de mémoire, et qu’il abandonnait sur les cendres encore tièdes de leur hameau natal. À présent qu’elle a besoin de tout le monde, pensait-il, des étrangers vont être ses seuls protecteurs ; et le désespoir tarissait ses larmes. Un cri déchirant parti de la charrette le rappelle auprès de sa femme, qu’il trouve évanouie ; un des soldats de l’escorte venait d’emporter l’enfant de Fedor.

« Que vas-tu faire ? s’écrie le père ivre de douleur.

— Le poser là, le long du chemin, pour qu’on l’enterre ; ne vois-tu pas qu’il est mort ? reprend le Cosaque.

— Je veux l’emporter, moi !

— Tu ne l’emporteras pas. »

En ce moment, d’autres soldats attirés par le bruit s’emparent de Fedor, qui, cédant à la force, tombe dans la stupeur, puis il pleure, il supplie : « Il n’est pas mort, il n’est qu’évanoui, laissez-moi l’embrasser. Je vous promets, dit-il en sanglotant, de renoncer à l’emporter si son cœur ne bat plus. Vous avez peut-être un fils, vous avez un père ; ayez pitié de moi, » disait le malheureux jeune homme, vaincu par tant de douleurs ! Le Cosaque attendri lui rend son enfant : à peine le père a-t-il touché ce corps glacé que ses cheveux se hérissent sur son front : il jette les yeux autour de lui, ses regards rencontrent le regard inspiré de Xenie : ni le malheur, ni l’injustice, ni la mort, ni la folie, rien sur la terre n’empêche ces deux cœurs nés pour s’entendre de se deviner : Dieu le veut.

Fedor fait un signe à Xenie, les soldats respectent la pauvre insensée, qui s’avance et reçoit le corps de l’enfant des mains du père, mais toujours en silence. Alors la fille de Telenef, sans proférer une parole, ôte son voile pour le donner à Fedor, puis elle presse le petit corps dans ses bras. Chargée de son pieux fardeau, elle reste là debout, immobile, jusqu’à ce qu’elle ait vu son bien-aimé frère, assis entre une mère qui pleure et une épouse mourante, s’éloigner pour toujours. Elle suit longtemps de l’œil le convoi des mugics déportés ; enfin quand le dernier chariot a disparu sur la route de Sibérie, quand elle est seule, elle emporte l’enfant et se met à jouer avec cette froide dépouille en lui donnant les soins les plus ingénieux et les plus tendres.

Il n’est donc pas mort ! disaient les assistants ; il va renaître, elle le ressuscitera !…

Puissance de l’amour !… qui peut vous assigner des bornes ?

La mère de Fedor se reprochait sans cesse de n’avoir pas retenu Xenie dans la chaumière du vieil insensé : « elle n’aurait pas du moins été forcée d’as sister au supplice de son père, disait la bonne Élisabeth.

— Vous lui auriez conservé la raison pour souffrir davantage, » répondait Fedor à sa mère, et leur morne silence recommençait.

La pauvre vieille femme parut longtemps résignée ; ni les massacres ni l’incendie ne lui avaient arraché une plainte ; mais lorsqu’il fallut subir avec les autres Vologdiens la peine de l’exil, quitter la cabane où son fils était né, où le père de son fils était mort, lorsqu’on l’obligea d’abandonner son frère en démence, elle perdit courage : la force lui manqua tout à fait ; elle se cramponnait aux madriers de leur chaumière, baisant, arrachant dans son désespoir la mousse goudronnée qui calfeutrait les fentes du bois.

Cette femme, qui avait tout perdu sans se plaindre, ne pouvait se consoler de s’éloigner du foyer domestique. On finit par l’emporter et par l’attacher sur la téléga où nous venons de la voir pleurer le nouveau né de son fils chéri.

Ce qu’on aura peine à croire, c’est que les soins, le souffle vivifiant de Xenie, peut-être sa prière, ont rendu la vie à l’enfant que Fedor avait cru perdu. Ce miracle de tendresse ou de piété la fait vénérer aujourd’hui comme une sainte, par les étrangers envoyés du Nord pour repeupler les ruines abandonnées de Vologda.

Ceux mêmes qui la croient folle n’oseraient lui enlever l’enfant de son frère ; nul ne pense à lui disputer cette proie si précieusement ravie à la mort. Ce miracle de l’amour consolera le père exilé, dont le cœur s’ouvrira encore au bonheur, quand il saura que son fils a été sauvé, et sauvé par elle !  !…

Une chèvre la suit pour nourrir l’enfant. Quelquefois on voit la vierge mère, vivant tableau, assise au soleil sur les noirs débris du château où elle est née et souriant fraternellement au fils de son âme, à l’enfant de l’exilé.

Elle berce le petit sur ses genoux avec une grâce toute virginale, et le ressuscité lui rend son ineffable sourire avec une joie angélique. Sans se douter de la vie, elle a passé de la charité à l’amour, de l’amour à la folie, et de la folie à la maternité : Dieu la protége ; l’ange et la folle s’embrassent au-dessus de la région des pleurs, comme les oiseaux voyageurs se rencontrent au delà des nuages.

Quelquefois elle paraît frappée d’un souvenir doux et triste : alors sa bouche, insensible écho du passé, murmure machinalement ces mystérieuses paroles, unique et dernière expression de sa vie, et dont aucun des nouveaux habitants de Vologda ne peut deviner le sens : « C’est donc moi qu’il aimait ! »


FIN DE L’HISTOIRE DE TELENEF.


Ni le poëte russe ni moi nous n’avons reculé devant l’expression de vierge mère, pour désigner Xenie, et nous ne croyons ni l’un ni l’autre avoir manqué de respect au sublime vers du poëte catholique :

O vergine Madre, figlia del tuo figlio[13],


ni profané le profond mystère qu’il indique en si peu de mots.


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  1. J’ai choisi au hasard les noms de lieux et de personnes, car mon but était uniquement de déguiser les véritables ; j’ai même retranché ceux-ci tout à fait quand je n’ai pas craint de nuire à la clarté du récit, enfin je me suis permis de corriger dans le style quelques expressions étrangères au génie de notre langue.
  2. Nom substitué au véritable.
  3. Ce joli nom est celui d’une sainte russe.
  4. On sait qu’avant le xviiie siècle, les femmes russes vivaient pour ainsi dire cloitrées.
  5. Historique.
  6. Le culte des images est toujours défendu jusqu’à un certain point dans l’Église grecque, où les vrais croyants n’admettent que des peintures d’un style de convention, couvertes de certains ornements d’or et d’argent en relief ; le mérite du tableau disparaît totalement sous ces applications. Telles sont les seules peintures tolérées dans la maison de Dieu par les Russes orthodoxes. (Note du Voyageur.)
  7. Les plus pauvres des Russes ont une théière, une bouilloire de cuivre, et prennent du thé, matin et soir, en famille, dans des chaumières dont les murs et les plafonds sont des madriers de bois de sapin brut entaillés aux extrémités pour entrer l’un dans l’autre en formant les angles de l’édifice ; ces solives assez mal jointes sont calfeutrées de mousse et de goudron : vous voyez que la rusticité de l’habitation contraste d’une manière frappante avec l’élégance et la délicatesse du breuvage qu’on y prend. (Note du Voyageur.)
  8. Historique.
  9. La verste équivaut à peu près à un quart de lieue de France. (Note du Voyageur.)
  10. Historique.
  11. Il y a peu d’années, lors de la fameuse révolte de la colonie militaire, près de Novgorod la Grande, à cinquante lieues de Pétersbourg, les soldats, exaspérés par les minuties d’un de leurs chefs, résolurent de massacrer les officiers et leurs familles ; ils avaient juré la mort de tous, sans exception, et ils tinrent parole en tuant ceux qu’ils aimaient aussi bien que ceux qu’ils haïssaient. Ayant cerné l’habitation d’un de ces malheureux, ils firent passer devant lui sa femme et ses filles, qu’ils égorgèrent d’abord tout doucement à ses yeux ; puis ils se saisirent de lui. « Vous m’avez privé de tout, leur dit-il, laissez-moi la vie ; pourquoi me l’ôter ? vous n’avez jamais eu à vous plaindre de moi. — C’est vrai, répliquèrent les bourreaux avec beaucoup de douceur ; tu es un brave homme, nous t’avons toujours aimé, nous t’aimons encore, mais les autres y ont passé, nous ne pouvons faire une injustice en ta faveur. Adieu donc, notre bon père !… » Et ils l’ont éventré comme ses camarades, par esprit d’équité. (Note du Voyageur.)
  12. Cette citation n’étonnera pas les personnes qui savent à quel point les Russes sont au fait des détails de notre histoire. (Note du Voyageur.)
  13. Paradis du Dante. Chant xxxiii, ler vers.