La Russie en 1839/Avant-propos

Amyot (premier volumep. xiii-xxxvi).


AVANT-PROPOS.
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Le goût des voyages n’a jamais été pour moi une mode, je l’apportai en naissant, et je l’ai satisfait dès ma première jeunesse. Nous sommes tous vaguement tourmentés du besoin de connaître un monde qui nous paraît un cachot parce que nous ne l’avons pas choisi pour demeure ; il me semble que je ne pourrais sortir en paix de cet étroit univers, si je n’avais tenté de parcourir et d’explorer ma prison. Plus je l’examine et plus elle s’embellit et s’agrandit à mes yeux. Voir pour savoir : telle est la devise du voyageur ; c’est la mienne : je ne l’ai pas choisie, la nature me l’a donnée.

Comparer les divers modes d’existence des nations de la terre, étudier la manière de penser et de sentir des peuples qui l’habitent, apprécier les rapports que Dieu a mis entre leur histoire, leurs mœurs et leur physionomie ; voyager, en un mot, c’est un inépuisable aliment fourni à ma curiosité, un éternel moyen d’activité à ma pensée ; m’empêcher de parcourir le monde, ç’eût été me traiter comme un savant à qui l’on déroberait la clef de sa bibliothèque.

Mais si la curiosité m’emporte, un attachement qui tient des affections de famille me ramène. Je fais alors le résumé de mes observations, et je choisis parmi mon butin les idées qu’il me paraît le plus utile de répandre.

Pendant mon séjour en Russie, comme pendant toutes mes autres courses, deux pensées, ou plutôt deux sentiments n’ont cessé de dominer mon cœur : l’amour de la France, qui me rend sévère dans les jugements que je porte sur les étrangers et sur les Français eux-mêmes, car nulle affection passionnée n’est indulgente ; et l’amour de l’humanité. Trouver le point d’équilibre entre ces deux termes de nos affections ici-bas, la patrie et le genre humain, c’est la vocation de toute âme élevée. La religion seule peut résoudre un tel problème ; je ne me flatte pas d’avoir atteint ce but ; mais je puis et je dois dire que je n’ai jamais cessé d’y tendre de tous mes efforts, sans égard aux variations de la mode. Avec mes idées religieuses, j’ai traversé une génération indifférente, et maintenant je vois, non sans une douce surprise, ces mêmes idées préoccuper les jeunes esprits de la génération nouvelle.

Je ne suis pas de ceux qui regardent le christianisme comme un voile sacré que la raison, dans ses progrès infinis, devait déchirer un jour. La religion est voilée, mais le voile n’est pas la religion ; si le christianisme s’enveloppe de symboles, ce n’est pas parce que la vérité est obscure, c’est parce qu’elle est trop éclatante et que l’œil est faible : que si la vue se fortifie, il atteindra toujours plus loin ; mais rien ne sera changé au fond des choses ; les nuages ne sont pas sur les objets, ils sont sur nous.

Hors du christianisme, les hommes restent dans l’isolement, ou s’ils s’unissent, c’est pour former des sociétés politiques, c’est-à-dire pour faire la guerre à d’autres hommes. Le christianisme seul a trouvé le secret de l’association universelle, pacifique et libre, parce que seul il a montré la liberté où elle est. Le christianisme régit et régira toujours plus étroitement la terre par l’application toujours plus exacte de sa divine morale aux transactions humaines. Jusqu’ici le monde chrétien a été plus occupé du côté mystique de la religion que de son côté politique : une nouvelle ère commence pour le christianisme ; peut-être nos neveux verront-ils l’Évangile servir de base à l’ordre public.

Mais il y aurait impiété à croire que ce fût là le but suprême du divin législateur : ce n’est que son moyen…

La lumière surnaturelle ne peut être acquise au genre humain que par l’union des âmes en dehors et au-dessus de tous les gouvernements temporels : société spirituelle, société sans limites : tel est l’espoir, tel est l’avenir du monde.

J’entends dire que ce but sera désormais atteint sans le secours de notre religion ; que le christianisme, bâti sur un fondement ruineux, le péché originel, a fait son temps ; et que, pour accomplir sa véritable vocation, méconnue jusqu’à ce jour, l’homme n’a besoin que d’obéir aux lois de la nature.

Les ambitieux d’un ordre supérieur qui réchauffent ces vieilles doctrines par leur éloquence, toujours nouvelle, sont forcés d’ajouter, pour être conséquents, que le bien et le mal n’existent que dans la pensée humaine, et que l’homme qui créa ces fantômes est libre de les anéantir.

Les preuves, soi-disant neuves qu’ils me donnent, ne me satisfont pas ; mais fussent-elles plus claires que le jour, qu’y aurait-il de changé en moi ?… Qu’il soit déchu par le péché, ou qu’il soit à la place où la nature soumise à Dieu l’a voulu mettre, l’homme est un soldat enrôlé malgré lui dès sa naissance, et qui ne se dégage qu’à la mort ; même alors le chrétien ne fait que changer de liens. Prisonnier de Dieu dans l’éternité, le travail, l’effort, telle est sa loi et sa vie : la lâcheté lui paraît un suicide, le doute est son supplice, la victoire son espérance, la foi son repos, l’obéissance sa gloire.

Tel est l’homme de tous les temps et de tous les pays ; mais tel est surtout l’homme civilisé par la religion de Jésus-Christ.

Le bien et le mal sont des inventions humaines, dites-vous ? Mais si l’homme engendre par sa nature de si obstinés fantômes, qui donc le sauvera de lui-même ? et comment échappera-t-il à cette maligne puissance de création intérieure, de mensonge si vous voulez, qui est et demeure en lui, malgré lui, et malgré vous depuis le commencement du monde ?

Tant que vous ne mettrez pas la paix de votre conscience à la place des agitations de la mienne, vous n’aurez rien fait pour moi… La paix !… Non, si hardi que vous soyez, vous n’oseriez vous l’attribuer !!!… Et cependant… notez ce point, la paix, c’est le droit, c’est le devoir de la créature douée de raison, car sans la paix, elle tombe au-dessous de la brute ; mais, ô mystère ! mystère pour tous, mystère pour vous comme pour moi, ce but, nous ne l’atteindrons jamais de nous-mêmes ; car, quoi que vous en disiez, la nature entière ne suffit pas pour donner la paix à une âme.

Ainsi, quand vous m’auriez forcé à tomber avec vous d’accord de toutes vos audacieuses assertions, vous n’auriez fait que me fournir de nouvelles preuves de la nécessité d’un médecin des âmes, d’un Rédempteur pour remédier aux inévitables hallucinations d’une créature si perverse, qu’elle enfante incessamment, inévitablement en elle-même la lutte et la contradiction, et que de sa nature elle fuit le repos dont elle ne peut se passer, répandant au nom de la paix la guerre autour d’elle, avec l’illusion, le désordre et le malheur.

Or, la nécessité du Rédempteur une fois reconnue, vous me pardonnerez si j’aime mieux m’adresser à Jésus-Christ qu’à vous !!!…

Ici nous touchons à la racine du mal ! Il faut que l’orgueil de l’esprit s’abaisse, et que la raison reconnaisse son insuffisance. La source du raisonnement tarie, celle du sentiment coule à flots ; l’âme redevient puissante dès qu’elle avoue son impuissance ; elle ne commande plus, elle prie, et l’homme avance vers son but en tombant à genoux.

Mais quand tous seront abattus, quand tous baiseront la poussière, qui restera debout sur la terre ? quel pouvoir subsistera sur les cendres du monde ?… Ce qui subsistera, c’est un pontife dans une Église…

Si cette Église, fille du Christ et mère du christianisme, a vu la révolte sortir de son sein, la faute en fut à ses prêtres ; car ses prêtres étaient des hommes. Mais elle retrouvera son unité, parce que ces hommes, tout caducs qu’ils sont, n’en sont pas moins les successeurs directs des apôtres, ordonnés d’âge en âge par des évêques qui reçurent eux-mêmes d’évêque en évêque, sous l’imposition des mains, en remontant jusqu’à saint Pierre et Jésus-Christ, l’infusion de l’Esprit saint avec l’autorité nécessaire pour communiquer cette grâce au monde régénéré.

Supposez… tout n’est-il pas possible à Dieu ?… supposez que le genre humain veuille devenir sérieusement chrétien, ira-t-il redemander le christianisme à un livre ? non, il le demandera à des hommes qui lui expliqueront ce livre. Il faut donc toujours une autorité, même aux prédicateurs d’indépendance, et celle qu’on choisit arbitrairement ne vaut pas celle qu’on trouve établie depuis dix-huit siècles.

Croyez-vous que l’Empereur de Russie soit un meilleur chef visible de l’Église que l’évêque de Rome ? Les Russes devraient le croire ; mais le croient ils ? Croyez-vous qu’ils le croient ? Telle est pourtant la vérité religieuse qu’ils prêchent aujourd’hui aux Polonais !

Vous piquerez-vous de conséquence, et rejetterez-vous opiniâtrément toute autre autorité que celle de la raison individuelle ? vous perpétuez la guerre parce que le gouvernement de la raison nourrit l’orgueil, et que l’orgueil engendre la division. Ah ! les chrétiens ne savent pas de quel trésor ils se sont volontairement privés le jour où ils avisèrent qu’on pourrait avoir des Églises nationales !… Si toutes les Églises du monde étaient devenues nationales, c’est-à-dire protestantes ou schismatiques, il n’y aurait plus aujourd’hui de christianisme : il n’y aurait que des systèmes de théologie locale, soumis à la politique humaine, qui les modifierait à son gré, selon les préjugés nationaux et les intérêts du temps.

Je me résume : je suis chrétien, parce que les destinées de l’homme ne s’accomplissent pas sur la terre : je suis catholique, parce que hors de l’Église catholique, le christianisme s’altère et périt.

En faisant un grand mal, en rompant l’unité, les protestants ont pourtant fait un grand bien sans le savoir : ils ont réformé l’Église mère. L’Église, qu’ils ont quittée, est devenue peu à peu depuis Luther et Calvin ce qu’elle aurait dû être toujours : plus évangélique que politique. Au surplus, les protestants lui doivent un plus grand bien encore, ils lui doivent la vie, car le protestantisme, qui est une négation, ne subsisterait plus depuis longtemps s’il n’avait à lutter contre une religion positive. C’est la perpétuité de l’Église romaine qui fait la durée des sectes sorties de son sein.

Après avoir parcouru la plus grande partie du monde civilisé, après m’être appliqué de toutes mes forces pendant ces diverses courses à découvrir quelques-uns des ressorts cachés dont le jeu fait la vie des Empires, voici, selon mes observations attentives, l’avenir que nous pouvons présager au monde.

Du point de vue humain : l’universelle dispersion des esprits par le mépris de la seule autorité légitime en matière de foi ; c’est-à-dire l’abolition du christianisme, non comme système de morale et de philosophie, mais comme religion… et ce point suffit à la force de mon argument. Du point de vue surnaturel : le triomphe du christianisme par la réunion de toutes les Églises dans l’Église mère, dans cette Église ébranlée, mais indestructible, et dont chaque siècle élargit les portes pour y faire rentrer tout ce qui en est sorti. Il faut que l’univers redevienne païen ou catholique : païen d’un paganisme plus ou moins raffiné, avec la nature pour temple, les sens pour ministres du culte, et la raison pour idole ; ou catholique avec des prêtres, dont un certain nombre au moins mette sincèrement en pratique, avant de le prêcher, le précepte de leur maître : « Mon royaume n’est pas de ce monde. »

Voilà le dilemme dont l’esprit humain ne sortira plus. Hors de là, il n’y a d’un côté que fourbe, de l’autre qu’illusion[1]

Ce résultat m’est apparu depuis que je pense ; toutefois, les idées du siècle étaient si loin de mes idées, que je manquais non de foi, mais de hardiesse ; j’éprouvais l’impuissance de l’isolement ; je n’ai cessé cependant de protester de toutes mes forces en faveur de ma croyance. Mais aujourd’hui qu’elle est devenue populaire dans une partie de la chrétienté, aujourd’hui que les grands intérêts qui agitent le monde sont ceux qui m’ont toujours fait battre le cœur, aujourd’hui enfin que l’avenir, l’avenir prochain de l’Europe est gros du problème dont je n’ai cessé de chercher la solution dans mon obscurité, je reconnais que j’ai ma place en ce monde, je me sens appuyé, si ce n’est dans mon pays encore épris de cette philosophie de destruction, philosophie étroite, arriérée qui retient une grande partie de la France actuelle hors de la mêlée des grands intérêts humains : au moins dans l’Europe chrétienne. C’est cet appui qui m’a autorisé à définir plus nettement mes idées dans plusieurs parties de cet ouvrage, et à en tirer les dernières conséquences.

Partout où j’ai posé le pied sur la terre, depuis Maroc jusqu’aux frontières de la Sibérie, j’ai senti couver le feu des guerres religieuses ; non plus peut-être, nous devons l’espérer, de la guerre à main armée, la moins décisive de toutes, mais de la guerre des idées… Dieu seul sait le secret des événements, mais tout homme qui observe et qui réfléchit peut prévoir quelques-unes des questions qui seront résolues par l’avenir : ces questions sont toutes religieuses. De l’attitude que la France saura prendre dans le monde comme puissance catholique dépend désormais son influence politique. À mesure que les esprits révolutionnaires s’éloignent d’elle, les cœurs catholiques s’en rapprochent. En ceci, la force des choses domine tellement les hommes, qu’un Roi, souverainement tolérant, et un ministre protestant sont devenus dans le monde entier les défenseurs les plus zélés du catholicisme, uniquement parce qu’ils sont Français[2].

Tels furent les constants objets de mes méditations et de ma sollicitude pendant le long pèlerinage dont on va lire le récit, récit varié comme la vie errante du voyageur, mais plus souvent encore monotone comme la nature du Nord ; triste comme le despotisme ; et pendant cette longue narration on verra toujours percer l’amour de la patrie combiné avec des idées plus générales.

Toutefois, à combien de controverses ne sont-elles pas sujettes, ces idées qui agitent aujourd’hui le monde, longtemps engourdi dans une civilisation trop matérielle ?

Reconnaître la divinité de Jésus-Christ, c’est beaucoup sans doute, c’est plus que ne font la plupart des protestants ; néanmoins ce n’est pas encore être enfanté au christianisme. Les païens ne voulaient-ils pas élever des temples à celui qui était venu pour démolir leurs temples ?… Lorsqu’ils proposaient aux apôtres de mettre Jésus-Christ au nombre de leurs dieux, étaient-ils chrétiens pour cela ?

Un chrétien est un membre de l’Église de Jésus-Christ. Or, cette Église exclusive est une ; elle a son chef visible, et elle s’enquiert de la foi de chaque homme autant que de ses actes, parce qu’elle gouverne par l’esprit.

Cette Église déplore l’étrange abus qu’on a fait de nos jours du mot de tolérance chrétienne au profit de l’indifférence philosophique. Faire de la tolérance un dogme, et substituer ce dogme humain à tous les dogmes divins, c’est détruire la religion sous prétexte de la rendre aimable. Du point de vue de l’Église catholique, pratiquer la vertu de tolérance, ce n’est pas transiger sur les principes ; c’est protester contre la violence, et mettre la prière, la patience, la douceur et la persuasion au service de l’éternelle vérité ; mais telle n’est pas la tolérance moderne. Ce credo de l’indifférence, devenu pendant plus d’un siècle la base de la nouvelle théologie, perd de ses droits à l’estime des vrais chrétiens, en proportion de la puissance qu’il ôte à la foi ; la véritable tolérance, la tolérance renfermée dans les limites de la piété, n’est pas l’état normal de l’âme, c’est le remède qu’une religion charitable et qu’une sage politique opposent aux maladies de l’esprit.

Que veut-on dire encore par cette qualification dernièrement inventée : le néo-catholicisme ? Le catholicisme ne peut être nouveau sans cesser d’être.

Il peut exister, il existe sans doute un grand nombre d’esprits, las de se laisser pousser à tous vents de doctrines, et qui se réfugient à l’abri du sanctuaire contre la tourmente des idées du siècle ; on peut donner à ces nouveaux convertis le nom de néo-catholiques ; mais on ne saurait parler de néo-catholicisme sans méconnaître l’essence même de la religion, car ce mot implique contradiction.

Rien de moins ambigu que notre foi ; ce n’est pas un système de philosophie dont chacun peut prendre ou rejeter ce qu’il lui plaît. On est catholique tout à fait, ou on ne l’est pas du tout ; on ne saurait l’être à moitié, ni d’une manière nouvelle. Un néo-catholicisme serait une secte déguisée qui abjurerait bientôt l’erreur pour rentrer dans le sein de l’Église, sous peine de se voir condamnée par celle-ci, préoccupée qu’elle est à juste titre de la nécessité de conserver la pureté de la foi, bien plus que de l’ambition de grossir en apparence le nombre douteux de ses équivoques enfants. Quand le monde adoptera le christianisme sincèrement, il saura bien le prendre où il est. L’essentiel, c’est que le dépôt sacré reste pur d’alliage.

Néanmoins l’Église catholique l’a prouvé, elle peut se réformer, quant aux meurs, à la discipline du clergé, et même quant à la doctrine, sur les points qui ne touchent pas au fondement de la foi ; que dis-je ? son histoire, sa vie n’est qu’une réforme perpétuelle ; mais cette réforme légitime et non interrompue ne saurait s’opérer que sous la direction de l’autorité ecclésiastique et selon les lois canoniques.

Plus j’ai parcouru le monde, plus j’ai observé les races diverses et les divers États, et plus je me suis convaincu que la vérité est immuable : elle fut défendue avec barbarie par des hommes barbares dans des siècles barbares ; elle sera défendue avec plus d’humanité dans l’avenir ; mais sa pureté ne saurait être altérée ni par le prisme de l’erreur, dont ses adversaires sont éblouis, ni par les crimes de ses champions.

Je voudrais envoyer en Russie tous les chrétiens non catholiques pour leur montrer ce que peut devenir notre religion enseignée dans une église nationale, pratiquée sous la discipline d’un clergé national.

Le spectacle de l’avilissement où peut tomber le sacerdoce dans un vaste pays où l’Église ne relève que de l’État, ferait reculer tout protestant conséquent. Une Église nationale, un clergé national : ces mots ne devraient jamais s’allier ; l’Église est par essence supérieure à toute société humaine ; quitter l’Église universelle pour entrer dans une Église politique quelconque, c’est donc plus qu’errer dans la foi, c’est renier la foi, c’est la rendre impossible, c’est retomber du ciel sur la terre.

Cependant combien d’hommes honnêtes, d’hommes excellents, à l’origine du protestantisme, ont cru purifier leur croyance en adoptant les nouvelles doctrines, et n’ont fait que se rétrécir l’esprit !… Depuis lors l’indifférence glorifiée et masquée sous le beau nom de tolérance, a perpétué l’erreur…..

Ce qui fait de la Russie l’État le plus curieux du monde à observer aujourd’hui, c’est qu’on y trouve en présence l’extrême barbarie favorisée par l’asservissement de l’Église, et l’extrême civilisation importée des pays étrangers par un gouvernement éclectique. Pour savoir comment le repos ou du moins l’immobilité peut naître du choc d’éléments si divers, il faut suivre le voyageur jusque dans le cœur de ce singulier pays.

Le procédé que j’emploie pour peindre les lieux et pour définir les caractères me paraît, sinon le plus favorable à l’écrivain, du moins le plus rassurant pour le lecteur que je force à me suivre, et que je rends lui-même juge du développement des idées suggérées au voyageur.

J’arrive dans un pays nouveau sans autres préventions que celles dont nul homme ne peut se défendre : celle que nous donne l’étude consciencieuse de son histoire. J’examine les objets, j’observe les faits et les personnes en permettant ingénument à l’expérience journalière de modifier mes opinions. Peu d’idées exclusives en politique me gênent dans ce travail spontané où la religion seule est ma règle immuable ; encore cette règle peut-elle être rejetée par le lecteur sans que le récit des faits et des conséquences morales qui en découlent soit entraîné dans la réprobation que j’encours et que je veux encourir aux yeux des incrédules.

On pourra m’accuser d’avoir des préjugés, on ne me reprochera jamais de déguiser sciemment la vérité.

Quand je décris ce que j’ai vu, je suis sur les lieux ; quand je raconte ce que j’ai entendu, c’est le soir même que je note mes souvenirs du jour. Ainsi, les conversations de l’Empereur, reproduites mot à mot dans mes lettres, ne peuvent manquer d’un genre d’intérêt : celui de l’exactitude. Elles serviront, je l’espère, à faire bien connaître ce prince si diversement jugé parmi nous et dans le reste de l’Europe.

Les lettres qu’on va lire ne furent pas toutes destinées au public : plusieurs parmi les premières étaient de pures confidences ; fatigué d’écrire, mais non de voyager, je comptais cette fois observer sans méthode, et garder mes descriptions pour mes amis ; on verra, dans le cours de l’ouvrage, les raisons qui m’ont décidé à tout imprimer.

La principale, c’est que j’ai senti chaque jour mes idées se modifier par l’examen auquel je soumettais une société absolument nouvelle pour moi. Il me semblait qu’en disant la vérité sur la Russie, je ferais une chose utile, neuve et hardie : jusqu’à présent la peur et l’intérêt ont dicté des éloges exagérés ; la haine a fait publier des calomnies : je ne crains ni l’un ni l’autre écueil.

J’allais en Russie pour y chercher des arguments contre le gouvernement représentatif, j’en reviens partisan des constitutions. Le gouvernement mixte n’est pas le plus favorable à l’action ; mais dans leur vieillesse, les peuples ont moins besoin d’agir ; ce gouvernement est celui qui aide le plus à la production, et qui procure aux hommes le plus de bien-être et de richesses ; il est surtout celui qui donne le plus d’activité à la pensée dans la sphère des idées pratiques : enfin il rend le citoyen indépendant, non par l’élévation des sentiments, mais par l’action des lois : certes, voilà de grandes compensations à de grands inconvénients.

À mesure que j’ai appris à connaître le terrible et singulier gouvernement, régularisé, pour ne pas dire fondé par Pierre Ier, j’ai mieux compris l’importance de la mission que le hasard m’avait confiée.

L’extrême curiosité que mon travail inspirait aux Russes, évidemment inquiets de la réserve de mes discours, m’a fait penser d’abord que j’avais plus de puissance que je ne m’en étais attribué ; je devins attentif et prudent, car je ne tardai pas à découvrir le danger auquel pouvait m’exposer ma sincérité. N’osant envoyer mes lettres par la poste, je les conservai toutes, et les tins cachées avec un soin extrême, comme des papiers suspects ; par ce moyen, à mon retour en France, mon voyage était écrit, et il se trouvait tout entier dans mes mains. Cependant j’ai hésité trois années à le faire paraître : c’est le temps qu’il m’a fallu pour accorder, dans le secret de ma conscience, ce que je croyais devoir à la reconnaissance et à la vérité !!! Celle-ci l’emporte enfin parce qu’elle me paraît de nature à intéresser mon pays. Je ne puis oublier que j’écris pour la France avant tout, et je crois de mon devoir de lui révéler des faits utiles et graves.

Je me regarde comme le maître de juger, même sévèrement, si ma conscience l’exige, un pays où j’ai des amis, d’analyser sans tomber dans d’offensantes personnalités le caractère des hommes publics, de citer les paroles des hommes politiques, à commencer par celles du plus grand personnage de l’État, de raconter leurs actions, et de pousser jusqu’à leurs dernières conséquences les réflexions que cet examen peut me suggérer, pourvu toutefois qu’en suivant capricieusement le cours de mes idées, je ne donne aux autres mes opinions que tout juste pour la valeur qu’elles ont à mes propres yeux : voilà, ce me semble, ce qu’on peut appeler la probité de l’écrivain.

Mais en cédant au devoir, j’ai respecté, je l’espère du moins, les lois de la politesse ; il y a une manière convenable de dire des vérités dures : cette manière consiste à ne parler que d’après sa conviction en repoussant les suggestions de la vanité.

Au surplus, ayant beaucoup admiré en Russie, j’ai dû mêler beaucoup de louanges à mes descriptions.

Les Russes ne seront pas satisfaits ; l’amour-propre l’est-il jamais ? Cependant personne n’a été plus frappé que moi de la grandeur de leur nation et de son importance politique. Les hautes destinées de ce peuple, le dernier venu sur le vieux théâtre du monde, m’ont préoccupé tout le temps de mon séjour chez lui. Les Russes en masse m’ont paru grands jusque dans leurs vices les plus choquants ; isolés, ils m’ont paru aimables ; j’ai trouvé au peuple un caractère intéressant : ces vérités flatteuses devraient suffire, ce me semble, pour en compenser d’autres moins agréables. Mais jusqu’ici les Russes ont été traités en enfants gâtés par la plupart des voyageurs.

Si les discordances qu’on ne peut s’empêcher de remarquer dans leur société actuelle, si l’esprit de leur gouvernement, essentiellement opposé à mes idées et à mes habitudes, m’ont arraché des reproches, et comme des cris d’indignation, mes éloges, également involontaires, n’en ont que plus de portée.

Mais ces hommes de l’Orient, habitués qu’ils sont à respirer et à dispenser l’encens le plus grossier, se tenant toujours pour croyables quand ils se louent les uns les autres, ne seront sensibles qu’au blâme. Toute désapprobation leur paraît une trahison ; ils qualifient de mensonge toute vérité dure ; ils ne verront pas ce qu’il y a de délicate admiration sous mes critiques apparentes, de regret et, à certains égards, de sympathies sous mes remarques les plus sévères.

S’ils ne m’ont pas converti à leurs religions (ils en ont plusieurs, et chez eux la religion politique n’est pas la moins intolérante), si, au contraire, ils ont modifié mes idées monarchiques, en sens opposé au despotisme et favorable au gouvernement représentatif, ils se trouveront offensés par cela seul que je ne suis pas de leur avis. C’est un regret pour moi, mais je préfère le regret au remords.

Si je n’étais résigné à leur injustice, je n’imprimerais pas ces lettres. Au surplus, ils pourront se plaindre de moi en paroles, mais ils m’absoudront dans leur conscience ; ce témoignage me suffit. Tout Russe de bonne foi conviendra que si j’ai commis des erreurs de détail faute de temps pour rectifier mes illusions, j’ai peint en général la Russie comme elle est. Ils me tiendront compte des difficultés que j’avais à vaincre, et me féliciteront du bonheur et de la promptitude avec lesquels j’ai pu saisir les traits de leur caractère primitif sous le masque politique qui le défigure depuis tant de siècles.

Les faits dont je fus témoin sont rapportés par moi comme ils se sont passés sous mes yeux ; ceux qu’on m’a racontés sont reproduits tels que je les ai recueillis ; je n’ai point essayé de tromper le lecteur en me substituant aux personnes que j’ai consultées. Si je me suis abstenu, non-seulement de nommer celles-ci, mais de les désigner en aucune façon, ma discrétion sera sans doute appréciée ; elle est une garantie de plus du degré de confiance que méritent les esprits éclairés à qui j’ai cru pouvoir m’adresser pour m’éclaircir de certains faits qu’il m’était impossible d’observer par moi-même. Il est superflu d’ajouter que je n’ai cité que ceux auxquels le caractère et la position des hommes de qui je les tiens donnaient à mes yeux un cachet incontestable d’authenticité.

Grâce à ma bonne foi scrupuleuse, le lecteur pourra juger par lui-même du degré d’autorité qu’il doit attribuer à ces faits secondaires, et qui d’ailleurs n’occupent qu’une très-petite place dans mes narrations.


  1. La suprématie du pontife romain, présidant aux droits et aux décrets de l’Église, assure la perpétuité de la foi ; voilà pourquoi le vicaire de Jésus-Christ restera souverain temporel tant que les chrétiens n’auront pas trouvé un autre moyen de lui garantir l’indépendance. C’est à lui d’user des grandeurs sans en abuser ; devoir chrétien que les malheurs de l’Église ne lui ont que trop enseigné. Le faible et tout pacifique pouvoir que la politique a laissé au représentant de Dieu sur la terre, n’est plus aujourd’hui pour ce prêtre, de chef de tous les prêtres, qu’un moyen de donner au monde l’exemple unique des vertus de l’apôtre, pratiquées sur le trône ; et ce qui lui rendra possible cet effort surnaturel, c’est le sentiment de sa dignité. Il sait qu’il est nécessaire à l’Église et que l’Église est nécessaire à l’accomplissement des vues de Dieu sur le genre humain ; cette conviction suffirait pour élever un homme ordinaire au-dessus de l’humanité.
  2. Voyez vol. III, lettre vingt-huitième.