La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/17
Dimanche, 22 avril 1917.
Ce soir, à onze heures, Albert Thomas débarque à la gare de Finlande avec une longue suite d’officiers et de secrétaires.
Du même train descend une vingtaine d’exilés notoires, qui viennent de France, d’Angleterre, de Suisse. Aussi, la gare est pavoisée de drapeaux rouges. Une foule compacte se masse à tous les abords. De nombreuses délégations, portant des bannières écarlates, sont groupées à l’entrée du hall et la « garde rouge, » qui remplace la police urbaine, aligne sur le quai les plus beaux spécimens d’apaches, cravatés de rouge, banderoles de rouge, dont s’honore la municipalité de Pétrograd.
Dès que le train paraît, un orage d’acclamations éclate. Mais la gare est à peine éclairée, un brouillard glacial épaissit l’air, un chaos de bagages et de caisses est accumulé çà et là jusque sur les voies, de sorte que ce retour des proscrits est à la fois triomphal et sinistre.
Milioukow, Téretchenko et Konovalow sont venus avec moi au-devant de la mission française. Après les salamalecs officiels, j’emmène Albert Thomas vers ma voiture, au milieu de l’ovation générale.
Ce spectacle, si différent de celui qu’il a vu en mai 1916, l’émeut dans sa fibre révolutionnaire. Il promène autour de lui des regards étincelants. Plusieurs fois, il me dit :
— Mais c’est la Révolution dans toute sa grandeur, dans toute sa beauté !...
A l’hôtel de l’Europe, où un appartement lui est réservé, nous causons. Je le mets au courant de ce qui s’est passé depuis qu’il a quitté la France ; je lui expose combien la situation s’est aggravée en ces deux dernières semaines ; je lui raconte le conflit qui s’est élevé entre Milioukow et Kérensky ; je fais valoir enfin les considérations qui nous commandent, selon moi, de soutenir le ministre des Affaires étrangères, puisqu’il représente la politique de l’Alliance.
Albert Thomas m’écoute avec soin et m’objecte :
— Nous devons faire grande attention de ne pas froisser la démocratie russe... Je suis venu précisément ici pour me rendre compte de tout cela... Nous reprendrons la conversation demain.
Lundi. 23 avril.
Je réunis à déjeuner, autour d’Albert Thomas, Milioukow, Téretchenko, Konovalow, Nératow et mon personnel.
Les trois ministres russes affectent l’optimisme. On parle du dualisme qui se manifeste dans le Gouvernement. Milioukow s’explique avec sa bonne humeur habituelle et une grande largeur d’idées, sur le conflit qui s’est élevé entre lui et Kérensky. Albert Thomas écoute, interroge, se prononce peu, sauf pour accorder à la Révolution russe un immense crédit de confiance et un éloquent tribut d’admiration.
Quand mes invités sont partis, Albert Thomas demande à m’entretenir en tête-à-tête dans mon cabinet. Là sur un ton d’amicale gravité, il me dit :
— M. Ribot m’a confié une lettre à votre adresse, en me laissant juge du moment où je devrai vous la remettre. Votre caractère m’inspire trop d’estime pour que je ne vous la remette pas immédiatement.
Elle porte la date du 13 avril. Je la lis, sans la moindre surprise, sans la moindre émotion. La voici.
Paris, le 13 avril 1917.
Monsieur l’Ambassadeur,
Le Gouvernement a pensé qu’il serait utile d’envoyer en mission extraordinaire à Pétrograd le ministre de l’Armement et des Fabrications de guerre. Vous m’avez fait savoir que M. Albert Thomas, à raison des souvenirs qu’il a laissés en Russie et de l’influence qu’il peut exercer dans certains milieux, serait bien accueilli par le Gouvernement provisoire et en particulier par M. Milioukow.
Pour qu’il puisse exercer son action en toute liberté, je vous prie de vouloir bien revenir en congé en France après vous être entendu avec lui sur le moment de votre départ. Vous remettrez les affaires de l’ambassade à M. Doulcet qui les gérera en qualité de chargé d’affaires, jusqu’à la désignation de votre successeur.
Il a paru au Gouvernement que la situation que vous avez occupée auprès de l’Empereur vous rendrait plus difficile de remplir vos fonctions auprès du Gouvernement actuel. Vous vous rendez compte qu’à un état de chose nouveau, il faut un homme nouveau, et vous m’avez déclaré, dans un sentiment dont j’apprécie toute la délicatesse, que vous étiez prêt à vous effacer dans l’intérêt public, en faisant abstraction de toute considération personnelle. Je tiens à vous remercier de cette preuve de désintéressement qui ne me surprend pas de votre part, et à vous dire en même temps que nous n’oublierons pas les grands services que vous avez rendus à notre pays.
Quand vous serez de retour en France, nous examinerons ensemble quelle situation nous pourrons vous faire, en tenant compte dans la plus large mesure possible de vos intérêts et de vos convenances personnels.
Veuillez recevoir, mon cher Ambassadeur, les assurances de ma haute considération et de mes sentiments les meilleurs.
A. RIBOT.
Ma lecture terminée, je dis à Albert Thomas :
— Cette lettre ne contient rien à quoi je n’acquiesce ou dont je ne sois très touché. Jusqu’à mon départ, qu’il me parait difficile de fixer plus tôt que le 10 mai, je vous aiderai de mon mieux.
Il me serre chaleureusement les mains et reprend ;
— Je n’oublierai jamais la dignité de votre attitude et je serai heureux d’y rendre hommage dans le télégramme que je vais adresser aujourd’hui même au Gouvernement de la République.
Puis, après avoir concerté avec moi un programme de visites et de travail, il se retire.
Mardi, 24 avril.
J’ai convié mes collègues d’Angleterre et d’Italie à déjeuner avec Albert Thomas.
Carlotti se déclare entièrement de mon avis, quand j’affirme que nous devons soutenir Milioukow contre Kérensky et que ce serait une faute grave de ne pas opposer au Soviet l’autorité politique et morale des Gouvernements alliés. Je conclus :
— Avec Milioukow et les modérés du Gouvernement provisoire, nous avons une chance encore d’enrayer les progrès de l’anarchie et de maintenir la Russie dans la guerre. Avec Kérensky, c’est le triomphe assuré du Soviet, ce qui veut dire le déchaînement des passions populaires, la destruction de l’armée, la rupture des liens nationaux, la fin de l’État russe. Et, si l’écroulement de la Russie est désormais inévitable, au moins n’y mettons pas la main !
Appuyé par Buchanan, Albert Thomas se déclare catégoriquement pour Kérensky :
— Toute la force de la démocratie russe est dans son élan révolutionnaire. Kérensky seul est capable de fonder, avec le Soviet, un gouvernement digne de notre confiance.
Mercredi 25 avril.
Nous dînons ce soir, Albert Thomas et moi, à l’ambassade d’Angleterre. Mais, dès sept heures et demie, je le vois entrer dans mon cabinet : il vient me raconter une longue conversation qu’il a eue, cet après-midi, avec Kérensky et dont le thème principal a été la révision des « buts de guerre. »
Kérensky a insisté avec énergie sur la nécessité de procéder à cette révision, conformément à la résolution du Soviet ; il estime que les Gouvernements alliés perdront tout crédit devant la démocratie russe, s’ils ne renoncent pas ouvertement à leur programme d’annexions et d’indemnités.
— J’avoue, me dit Albert Thomas, que je suis très impressionné par la force de ses arguments et par l’ardeur qu’il a mise à les soutenir...
Puis, reprenant la métaphore dont Cachin se servait naguère, il conclut :
— Nous serons obligés de jeter du lest.
Je lui objecte que la démocratie russe est bien novice, bien ignorante, bien inculte, pour prétendre dicter la loi à la démocratie française, à la démocratie anglaise, à la démocratie italienne, à la démocratie américaine, et que c’est toute la politique de l’Alliance qui est en jeu. Il répète :
— N’importe ! Nous devons jeter du lest !
Mais il est déjà près de huit heures. Nous partons pour l’ambassade d’Angleterre.
Les autres invités sont le prince et la princesse Serge Bélosselky, la princesse Marie Troubetzkoï, M. et Mme Polovtsow, etc...
Albert Thomas se met en frais d’amabilités et il plaît par son animation, par son esprit, par son langage vif et coloré, par son défaut total de pose.
Deux ou trois fois pourtant, j’observe que sa franchise gagnerait à être plus discrète, moins expansive, plus voilée. C’est ainsi qu’il appuie avec trop de complaisance sur son passé révolutionnaire, sur son rôle dans la grève des cheminots en 1911, sur la satisfaction voluptueuse qu’il ressent, à se sentir ici dans une atmosphère d’ouragan populaire. Peut-être ne parle-t-il de la sorte que pour n’avoir pas l’air de renier ses antécédents politiques.
Jeudi, 26 avril.
Milioukow me dit ce matin avec mélancolie :
— Ah ! vos socialistes ne facilitent pas ma tâche !
Puis il me raconte que, devant le Soviet, Kérensky se flatte de les avoir tous convertis à ses idées, même Albert Thomas, et qu’il se croit déjà seul maître de la politique extérieure.
— Ainsi, ajoute-t-il, savez-vous le tour qu’il vient de me jouer ? Il a fait annoncer par la presse, dans la forme d’un « communiqué » officieux, que le Gouvernement provisoire prépare une note aux Puissances alliées pour exposer, d’une façon précise, ses vues sur les buts de guerre. Et c’est par les journaux que moi, le ministre des Affaires étrangères, j’apprends cette soi-disant résolution du Gouvernement provisoire... Voilà comme on me traite ! On cherche évidemment à me forcer la main... Je porterai la question ce soir devant le Conseil des ministres.
Je justifie de mon mieux la conduite des députés socialistes, en ne leur attribuant que des pensées de conciliation.
Une heure plus tard, je retrouve Albert Thomas à l’ambassade, où Kokovtsow vient nous rejoindre pour déjeuner. De même qu’hier soir, il se complaît à raconter des anecdotes sur la période turbulente de son passé politique. Mais les souvenirs qu’il évoque sont plus précis, plus affirmatifs encore. Il ne cherche plus seulement à éviter l’apparence de renier ses actes d’autrefois ; il tient à montrer que, s’il est ministre du Gouvernement de la République, c’est comme représentant du parti socialiste. Kokovtsow, toujours correct, goûte peu ces histoires, qui le choquent dans ses instincts d’ordre et de discipline, dans son culte de la tradition et de la hiérarchie.
Après leur départ, je réfléchis à l’orientation qu’Albert Thomas imprime, de plus en plus, à sa mission et je me décide à envoyer à Ribot le télégramme suivant :
Si, comme je le crains, le Gouvernement russe nous sollicite à réviser nos accords antérieurs sur les bases de la paix, nous ne devrons pas hésiter, selon moi, à lui déclarer que nous maintenons énergiquement ces accords, en affirmant une fois de plus notre résolution de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire définitive.
Si nous n’écartons pas la négociation, à laquelle les dirigeants du parti social-démocrate, et même M. Kérensky, espèrent nous amener, les conséquences peuvent en être irréparables.
Le premier effet sera d’enlever tout crédit aux hommes du Gouvernement provisoire, tels que le prince Lvow, M. Goutchkow, M. Milioukow, M. Chingarew, etc., qui luttent si courageusement pour réveiller le patriotisme russe et sauver l’Alliance. Du même coup, nous paralyserons les forces qui, dans le reste du pays et dans l’armée, n’ont pas encore été atteintes par la propagande pacifiste. Ces forces sont trop lentes à réagir contre la prépondérance despotique de Pétrograd, parce qu’elles sont mal organisées et dispersées ; elles n’en constituent pas moins une réserve d’énergie nationale, qui peut exercer sur la suite de la guerre une influence énorme.
L’attitude décisive que je me permets de vous recommander risque assurément d’entraîner, comme conséquence extrême, la rupture de l’Alliance. Mais, si grave que soit cette éventualité, je la préfère encore aux suites de la négociation équivoque que le parti socialiste se prépare, me dit-on, à nous proposer. En effet, dans le cas où nous devrions continuer la guerre sans le concours de la Russie, nous pourrions retirer de la victoire, aux dépens de notre alliée défaillante, un ensemble de profits hautement appréciables. Et cette perspective émeut déjà de la façon la plus forte, un grand nombre de patriotes russes. Dans le cas contraire, je crains que le Soviet de Pétrograd ne devienne promptement le maître de la situation et que, par la complicité des pacifistes de tous les pays, il n’impose la paix générale.
Avant d’expédier ce télégramme, je crois devoir en donner lecture à Albert Thomas et je vais le voir, à l’hôtel de l’Europe, avant le dîner.
Il m’écoute sans surprise, puisqu’il connaît mes idées ; mais, dès les premiers mots, il prend l’air dur et revêche. Quand j’ai terminé, il me déclare d’un ton sec :
— Mon opinion est radicalement contraire... Vous tenez beaucoup à envoyer ce télégramme ?
— Oui ; car j’y ai beaucoup réfléchi.
— Alors, envoyez-le ; mais que ce soit le dernier !
Je lui expose que, jusqu’au jour où je serai régulièrement relevé de mes fonctions, j’ai le devoir de continuer à renseigner le Gouvernement. Tout ce que je peux faire pour ne pas contrecarrer sa mission, c’est de m’interdire l’action. J’ajoute :
— Je suis convaincu que vous faites fausse route. Aussi, quand nous sommes en tête-à-tête, je m’efforce de vous éclairer et je ne vous cache rien de ce que je pense. Mais, vis-à-vis des tiers, je vous affirme que je m’applique toujours à présenter vos idées sous le meilleur aspect.
— Je le sais et je vous en remercie.
Au moment où je le quitte, il me montre sur sa table quelques livres, dont les poésies d’Alfred de Vigny :
— Ces volumes-là me dit-il, sont mes compagnons habituels de voyage. Vous voyez que je les choisis bien.
Nous nous quittons sur une amicale poignée de mains.
Vendredi, 27 avril
Désireux de préciser son attitude, Albert Thomas adresse à Ribot un long télégramme :
— J’ai admis que M. Paléologue envoyât encore le télégramme d’hier où il reprend son hypothèse d’une défaillance prochaine de la Russie et recommande au Gouvernement une attitude décisive. Ce télégramme sera le dernier. J’entends désormais, sous ma responsabilité, renseigner seul le Gouvernement et fixer avec lui la politique à suivre.
Quelles que soient les difficultés, difficultés terribles, dans lesquelles se débat le Gouvernement provisoire, si forte que soit la poussée des socialistes anti-annexionnistes, ni le sort de la guerre ni celui de l’Alliance ne me semblent menacés.
Voici quelle est, à mon sens, exactement la situation :
Les socialistes somment le Gouvernement et particulièrement M. Kérensky de rédiger une note diplomatique par laquelle les Alliés seraient invités à réviser ensemble leurs buts de guerre. M. Milioukow estime ne pouvoir céder. Entre les deux tendances le Gouvernement est hésitant. Je crois pouvoir m’employer à chercher une solution provisoire qui permette d’abord ce que je considère comme capital, que le Gouvernement actuel ne soit ni ébranlé ni disloqué.
Même si M. Milioukow ne devait pas l’emporter et si le Gouvernement provisoire devait nous faire une proposition de révision des accords, je supplie qu’on ne s’émeuve pas. Nous verrons sans doute encore des incidents, peut-être des troubles. Mais tous ceux qui sont en contact avec l’armée révolutionnaire me confirment qu’une amélioration réelle de la situation se produit progressivement.
Aidé par nos encouragements et notre activité, le patriotisme révolutionnaire peut et doit se dégager. Il ne faut pas qu’une politique imprudente le détourne de nous.
Albert Thomas, que je revois dans la journée, me dit :
— J’ai tenu à bien marquer l’opposition de nos deux thèses. Somme toute, ce qui nous sépare, c’est que vous n’avez pas foi dans la vertu des forces révolutionnaires, tandis que moi, j’y crois absolument.
— Je suis prêt à admettre que, chez les peuples latins et anglo-saxons, les forces révolutionnaires ont parfois une vertu étonnante d’organisation et de rénovation. Mais, chez les peuples slaves, elles ne peuvent être que dissolvantes et destructives : elles aboutissent fatalement à l’anarchie.
Ce soir, je dîne à Tsarskoïé-Sélo, chez le grand-duc Paul et la princesse Paley. Il n’y a que la famille : la jeune grande-duchesse Marie-Pavlowna seconde, Wladimir Paley et les deux fillettes, Irène et Nathalie.
Depuis la Révolution, c’est la première fois que je reviens dans la maison.
Le grand-duc porte la tenue de général, avec la croix de Saint-Georges, mais sans le chiffre impérial, sans les aiguillettes d’aide de camp général. Il a conservé sa dignité calme et simple ; toutefois, sa figure amaigrie est comme gravée de tristesse. La princesse est toute vibrante de douleur et d’exaspération.
Jour par jour, heure par heure, nous reconstituons en commun les tragiques semaines que nous venons de vivre.
En traversant les salons pour passer à table, la même pensée nous arrête, un instant. Nous contemplons ce décor somptueux, ces tableaux, ces tapisseries, cette profusion de meubles et d’objets précieux... A quoi bon tout cela désormais ? Que deviendront toutes ces merveilles et ces richesses ?... Avec des larmes dans les yeux, la pauvre princesse me dit :
— Bientôt peut-être, cette maison, où j’ai mis tant de moi-même, nous sera confisquée !...
Tout le reste de la soirée est fort mélancolique ; car le grand-duc et sa femme sont aussi pessimistes que moi.
La princesse me raconte que, avant-hier, en longeant la grille du parc Alexandre, elle a vu, de loin, l’Empereur et ses filles. Il s’amusait à briser la glace d’un bassin avec un bâton ferré. Cet amusement durait depuis plus d’une heure ! Des soldats, qui regardaient aussi par la grille, lui criaient : « Dans quelques jours, quand la glace sera fondue, qu’est-ce que tu f..eras ? » Mais l’Empereur était trop loin pour l’entendre.
Le grand-duc me raconte à son tour :
— L’emprisonnement des malheureux souverains est devenu si sévère que nous ne savons presque rien de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils font... Cependant, la semaine dernière, j’ai pu m’entretenir d’eux avec le P. Wassiliew qui venait de célébrer les offices de Pâques dans la chapelle du palais. Il m’a dit qu’on l’avait laissé plusieurs fois seul avec l’Empereur pour lui faire accomplir ses devoirs religieux et qu’il l’avait d’abord trouvé très morne, très abattu, la voix sourde et cherchant ses mots. Mais, après la communion du jeudi saint, le cher Empereur s’est ranimé subitement. Et ça lui a même inspiré deux jours plus tard, un geste bien touchant ! Vous savez que, dans la nuit de Pâques, après la messe de la Résurrection, tous les fidèles s’embrassent les uns les autres en répétant : « Christ est ressuscité !... » Or, cette nuit-là l’officier de service et quelques hommes de garde s’étaient glissés à la suite de la famille impériale dans la chapelle du palais. Quand la messe a été finie, l’Empereur s’est approché de leur groupe qui se tenait à l’écart et, ne voulant plus voir en eux que des frères chrétiens, il les a tous embrassés pieusement sur la bouche.
A dix heures, je reprends le chemin de Pétrograd.
Samedi, 28 avril.
Ainsi que Milioukow me le disait avant-hier, les socialistes français, Albert Thomas en tête, font ici une belle besogne !
Déconcertés par la froideur injurieuse dans laquelle le Soviet s’obstine à leur égard, ils croient l’amadouer, le séduire par des complaisances, des courbettes, des flatteries. Leur dernière invention est de subordonner à un plébiscite la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France. Ils oublient que l’Allemagne n’a pas accepté le plébiscite en 1871 ; ils affectent de ne pas voir qu’une consultation populaire, organisée par l’autorité allemande, serait nécessairement falsifiée, que la première condition d’un scrutin libre serait l’expulsion des Allemands au delà du Rhin, qu’il faut donc vaincre d’abord et à tout prix. Enfin, ils semblent ignorer que la France, en revendiquant l’Alsace-Lorraine, poursuit uniquement la réparation du droit.
La société russe, je parle de la plus haute, est curieuse à observer actuellement.
J’y remarque trois courants d’opinion ou plutôt trois attitudes morales à l’égard de la Révolution.
En principe, toute l’ancienne clientèle du tsarisme, toutes les familles qui, par la naissance ou par la fonction, contribuaient à l’éclat du régime impérial, sont restées fidèles aux souverains déchus. Je constate néanmoins que je n’entends presque jamais affirmer cette fidélité, sans qu’on y joigne des propos sévères, acrimonieux, pleins d’irritation et de rancune, sur la faiblesse de Nicolas II, sur les aberrations de l’Impératrice, sur les intrigues néfastes de leur camarilla. Comme il advient toujours dans les partis évincés du pouvoir, on s’attarde indéfiniment à la réminiscence des événements accomplis, à la recherche des responsabilités encourues, au jeu stérile des hypothèses rétrospectives et des incriminations personnelles. Politiquement, ce groupe, si nombreux qu’il soit, ne comptera bientôt plus, parce qu’il s’enferme chaque jour davantage dans ses souvenirs ou ne s’occupe du présent que pour l’accabler de sarcasmes et d’injures.
Toutefois, dans ces mêmes parages sociaux, je recueille de temps à autre une impression différente. C’est le plus souvent à la fin des soirées, quand les importuns et les frivoles sont partis, quand la conversation se fait plus intime. Alors, en termes discrets, retenus et graves, on examine la possibilité d’un ralliement au régime nouveau. N’est-ce pas une lourde faute de ne pas soutenir le Gouvernement provisoire ? N’est-ce pas faire le jeu des anarchistes de refuser aux dirigeants actuels l’appui des forces conservatrices ?... Ce langage n’éveille généralement qu’un faible écho : il n’en est pas moins honorable et courageux ; car il s’inspire d’un patriotisme élevé ; il n’est déterminé que par le sentiment des nécessités publiques, par la conscience des périls mortels qui menacent la Russie. Mais, autant que je sache, aucune des personnes que j’ai entendues s’exprimer de la sorte, n’a encore osé franchir le Rubicon.
Je discerne enfin, dans les rangs supérieurs de la société, une troisième attitude à l’égard de l’ordre nouveau. Pour la bien décrire, il ne faudrait pas moins que la verve amusante et la plume acérée de Rivarol. Je fais allusion au travail secret de certains salons, au manège de certains pridvorny, officiers ou fonctionnaires, habiles et ambitieux, qu’on voit se faufiler dans les antichambres du Gouvernement provisoire, offrant leur concours, sollicitant une mission, un emploi, faisant valoir sans vergogne l’influence exemplaire qu’aurait leur conversion politique, spéculant avec une tranquille impudeur sur le prestige de leur nom, sur la valeur indéniable de leurs talents administratifs ou militaires. Quelques-uns me semblent avoir exécuté avec une remarquable prestesse leur retournement d’habit. Comme disait Norvins en 1814, « je ne savais pas que les serpents fussent aussi prompts à changer de peau... » Il n’est rien de tel qu’une révolution pour nous faire apercevoir le fond de la nature humaine, pour nous découvrir les dessous de la mascarade politique et l’envers du décor social.
Dimanche, 29 avril.
Depuis le début du drame révolutionnaire, il n’est pas de jour qui n’ait été marqué par des cérémonies, des processions, des représentations, des cortèges. C’est une suite ininterrompue de manifestations, triomphales, protestataires, commémoratives, inaugurales, expiatoires, funèbres, etc. L’âme slave s’y complaît et s’y délecte, avec sa sensibilité ardente et vague, avec son instinct profond de la communauté humaine, avec son goût si vif de l’émotion esthétique et pittoresque. Toutes les sociétés et corporations, tous les groupements, politiques, professionnels, religieux, ethniques, sont venus exposer au Soviet leurs doléances et leurs aspirations.
Lundi de Pâques, 16 avril, j’ai croisé, non loin du monastère de Saint-Alexandre Newsky, une longue file de pèlerins qui se rendaient au Palais de Tauride, en psalmodiant. Ils portaient de grands drapeaux rouges sur lesquels on lisait : Christ est ressuscité ! Vive l’Église libre ! ou : Au peuple libre, l’Église libre et démocratique !
Le jardin de Tauride a vu se dérouler aussi des cortèges de Juifs, de musulmans, de bouddhistes, d’ouvriers et d’ouvrières, de paysans et de paysannes, d’instituteurs et d’institutrices, de jeunes apprentis, d’orphelins, de sourds-muets, de sages-femmes ! Il y a même eu un défilé de filles publiques !... O Tolstoï ! Quelle suite à Résurrection !
Aujourd’hui, ce sont les mutilés de la guerre qui, au nombre de plusieurs milliers, vont protester contre les théories pacifistes du Soviet. Une musique militaire les précède. Des bannières écarlates flottent, au premier rang, avec ces inscriptions : Guerre pour la liberté jusqu’à notre dernier souffle ! ou : Gloire à nos morts ! Qu’ils ne soient pas tombés en vain ! ou encore : Regardez nos blessures ! Elles exigent la victoire ! ou enfin : Les pacifistes déshonorent la Russie. A bas Lénine !
Spectacle héroïque et pitoyable ! Les blessés les plus valides se traînent lentement, alignés tant bien que mal ; la plupart sont amputés. Les plus infirmes, enveloppés de bandages, sont installés sur des camions. Des sœurs de la Croix-Rouge guident les aveugles.
Cette troupe douloureuse semble résumer toute l’horreur de la guerre, tout ce que la chair humaine peut endurer de mutilations et de tortures. Un recueillement religieux l’accueille ; sur son passage les têtes se découvrent, les yeux se trempent de larmes ; une femme en deuil s’agenouille en sanglotant.
Au coin de la Liteiny, où la foule est plus dense et l’élément ouvrier plus nombreux, des applaudissements éclatent.
Hélas ! je crains fort que, parmi ces spectateurs qui viennent d’applaudir, plus d’un n’aille, ce soir, faire ovation à Lénine. Le peuple russe applaudit à tous les spectacles, quel qu’en soit le sens, pourvu qu’ils émeuvent sa sensibilité et son imagination.
Lundi, 30 avril.
L’anarchie monte et s’étale, avec la force incoercible d’une marée d’équinoxe.
Dans l’armée, toute discipline a disparu. Les officiers sont partout insultés, bafoués, et, s’ils résistent, massacrés. On estime à plus de 1 200 000 le nombre des déserteurs qui parcourent la Russie, obstruant les gares, enlevant d’assaut les wagons, arrêtant les trains, paralysant ainsi tous les transports militaires et civils. C’est surtout dans les gares de jonction qu’ils sévissent. Un train arrive : ils obligent les voyageurs à descendre, s’installent à leurs places et contraignent le chef de gare à aiguiller le train dans la direction où il leur plaît d’aller. D’autres fois, c’est un train chargé de troupes, destinées au front. A une station, les soldats descendent, organisent un meeting, un contre-meeting, délibèrent pendant une heure, deux heures, puis, en fin de compte, exigent qu’on les ramène à leur point de départ.
Dans l’administration, le désordre n’est pas moindre. Les chefs ont perdu toute autorité sur leurs employés, qui, d’ailleurs, passent la majeure partie de leur temps à palabrer dans des soviets ou à manifester dans la rue.
Naturellement, la crise alimentaire ne s’atténue pas, si même elle ne s’aggrave. Et pourtant, il y a dans les gares de Pétrograd 4 000 wagons chargés de farine. Mais les camionneurs refusent de travailler. Alors le Soviet publie un appel éloquent :
Camarades camionneurs !
N’imitez pas l’ignominie de l’ancien régime ! Ne laissez pas vos frères mourir de faim ! Déchargez les wagons !
Les camarades camionneurs répondent unanimement : « Nous ne déchargerons pas les wagons, parce qu’il ne nous plaît pas de les décharger. Nous sommes libres ! »
Lorsque, un jour enfin, il plaît aux camarades camionneurs de décharger les wagons de farine, ce sont les boulangers qui refusent de travailler. Alors, le Soviet publie un appel éloquent :
Camarades boulangers !
N’imitez pas l’ignominie de l’ancien régime ! Ne laissez pas vos frères mourir de faim ! Faites du pain !
Les camarades boulangers répondent unanimement : « Nous ne ferons pas de pain, parce qu’il ne nous plaît pas d’en faire ! Nous sommes libres ! »
Dans les rues, beaucoup d’izvochtchiks refusent de tenir la droite, parce qu’ils sont libres. Mais, comme l’unanimité ne s’est pas réalisée entre eux, il en résulte de continuelles collisions.
La police, qui était la principale, sinon la seule armature de cet immense pays, n’existe plus nulle part ; car la « garde rouge, » sorte de milice municipale, instituée dans quelques grandes villes, n’est qu’un ramassis de déclassés et d’apaches. Et, comme toutes les prisons ont été ouvertes, c’est miracle qu’on ne signale pas plus de violences contre les personnes et les propriétés.
Cependant, les troubles agraires se multiplient, surtout dans les régions de Koursk, de Voronèje, de Tambow et de Saratow.
Un des signes les plus curieux du détraquement général est l’attitude des Soviets, et de leur clientèle, à l’égard des prisonniers de guerre. A Schlusselbourg, les prisonniers allemands sont laissés en liberté dans la ville. A cinq verstes en arrière du front, un de mes officiers a vu des groupes de prisonniers autrichiens qui se promenaient en toute indépendance. Enfin, ce qui est mieux encore, à Kiew, un meeting régional des prisonniers allemands, austro-hongrois et turcs, a exigé et obtenu qu’on leur fit application de « la journée de huit heures ! »
Mardi, 1er mai.
D’après le calendrier orthodoxe, c’est aujourd’hui le 18 avril ; mais le Soviet a décidé qu’on se référerait fictivement au style occidental pour se trouver en harmonie avec les prolétariats de tous les pays et affirmer la force internationale des classes ouvrières, en dépit de la guerre et des illusions de la bourgeoisie.
Une manifestation colossale est préparée, depuis quelques jours, sur le Champ de Mars. Le temps ne la favorise pas. Ciel blafard ; vent âpre et hargneux. La Néwa, qui avait commencé à dégeler, a ressoudé ses glaçons.
Dès le matin, par tous les ponts, par toutes les avenues, les cortèges affluent vers le centre, cortèges d’ouvriers, de soldats, de moujiks, de femmes, d’enfants, chacun précédé par de hautes bannières rouges qui luttent à grand peine contre le vent.
L’ordre est parfait. Les longues files sinueuses s’avancent, s’arrêtent, reculent, manœuvrent, aussi docilement qu’une foule de figurants sur un théâtre. Le peuple russe possède, à un degré rare, le sens de la mise en scène.
Vers onze heures, je me rends au Champ de Mars, avec mes secrétaires, Chambrun et Dulong.
L’immense place ressemble à un océan humain, où les mouvements de la multitude imitent les ondulations de la houle. Des milliers de drapeaux rouges s’agitent au-dessus de ces flots vivants.
Une douzaine d’orchestres militaires, répartis çà et là jettent dans l’air les accents de la Marseillaise, qui alternent avec des motifs d’opéra et de ballet ; il n’y a pas de fête pour les Russes, sans musique.
Il n’y pas de fête non plus, sans discours ; aussi, le Soviet a-t-il fait disposer, de distance en distance, des camions automobiles, ornés de draperies rouges et qui servent de tribunes. Les orateurs se succèdent indéfiniment, tous hommes du peuple, tous portant le veston de l’ouvrier, la capote du soldat, la touloupe du paysan, la soutane du pope, la lévite du Juif. Ils parlent intarissablement, avec de grands gestes. Autour d’eux, une attention extrême ; nulle interruption ; chacun écoute, les yeux fixes, l’oreille tendue, cette parole naïve, grave, confuse, ardente, pleine d’illusions et de rêves, qui, depuis des siècles, germait dans l’âme silencieuse du peuple russe. La plupart des discours ont pour thème les réformes sociales et le partage des terres. On ne traite de la guerre qu’incidemment et comme d’un fléau qui va bientôt finir dans une réconciliation fraternelle de tous les peuples. Depuis une heure que je me promène à travers le Champ de Mars, j’ai compté environ trente-deux bannières portant les inscriptions : A bas la guerre !... Vive l’Internationale ! ... Nous voulons la liberté, la terre et la paix !...
En revenant à l’ambassade, je croise Albert Thomas, escorté de « camarades russes ; » sa figure rayonne d’enthousiasme révolutionnaire. Il me jette cette exclamation au passage :
— Que c’est beau !.. Que c’est beau !...
C’est un beau spectacle, en effet ; mais j’en goûterais mieux la beauté, s’il n’y avait pas la guerre, si la France n’était pas envahie, si, depuis trente-deux mois, les Allemands n’étaient pas à Lille et à Saint-Quentin.
Jusqu’au soir, les cortèges continuent à se dérouler sur la place du Champ-de-Mars et les orateurs se suivent, sans trêve, aux tribunes drapées de rouge.
Cette journée me laisse une impression profonde ; elle marque la fin d’un ordre social et l’écroulement d’un monde. La Révolution russe est formée d’éléments trop disparates, trop illogiques, trop inconscients, trop incultes, pour qu’on puisse déterminer, dès maintenant, sa signification historique et sa vertu de rayonnement général. Mais, si l’on considère le drame universel, où elle s’encadre, on est peut-être fondé à lui appliquer le mot que Joseph de Maistre prononçait, ici-même, sur la Révolution française : « Ce n’est pas une révolution, c’est une époque. »
Mercredi, 2 mai.
Un « concert-meeting » est organisé, ce soir, au Théâtre Michel ; le produit de la location est destiné à secourir les anciens prisonniers politiques. Plusieurs des ministres y assistent ; Milioukow et Kérensky doivent parler. J’accompagne Albert Thomas dans la grande loge de face, qui fut la loge impériale.
Après un prélude symphonique de Tchaïkowsky, Milioukow prononce un discours, tout vibrant de patriotisme et d’énergie. Du cintre au parterre, on l’applaudit sympathiquement.
Il est remplacé, sur la scène, par la Kouznetzowa. Enveloppée dans sa beauté tragique, elle entonne, de sa voix voluptueuse et prenante, le grand air de la Tosca. On l’applaudit chaleureusement.
Avant même que le public ne se soit calmé, une figure hirsute, sinistre, farouche, se dresse hors d’une baignoire et s’écrie d’un ton furieux :
— Je veux parler contre la guerre, pour la paix !
Tumulte. De toutes parts, on clame :
— Qui es-tu ?... D’où viens-tu ?... Avant la révolution, que faisais-tu ?
L’homme hésite à répondre. Puis, tout d’un coup, croisant les bras sur la poitrine et, comme s’il défiait la salle, il profère :
— Je viens de Sibérie ; j’étais au bagne !
— Ah ?... Tu étais un condamné politique ?
— Non, j’étais un forçat de droit commun ; mais j’avais ma conscience pour moi !
Cette réplique, digne de Dostoïewsky, provoque un délire d’enthousiasme :
— Hourra ! Hourra !... Parle ! Parle !...
Il saute hors de la baignoire. On le saisit, on l’enlève et, par-dessus les fauteuils d’orchestre, on le porte sur la scène.
Auprès de moi, Albert Thomas exulte. Le visage rayonnant, il me prend la main et me glisse à l’oreille :
— C’est d’une grandeur sans pareille !... C’est d’une beauté magnifique !
Le forçat commence par lire des lettres, qu’il a reçues du front et qui assurent que les Allemands ne demandent qu’à fraterniser avec les camarades russes. Il développe son idée ; mais il s’exprime gauchement, il ne trouve pas ses mots. La salle, qui s’ennuie, devient houleuse.
A ce moment, arrive Kérensky. On l’acclame, on le supplie de parler tout de suite.
Le forçat, qu’on n’écoute plus, proteste. Quelques coups de sifflet lui font comprendre qu’il occupe abusivement la scène. Il lance un geste injurieux et disparaît dans les coulisses.
Mais, avant que Kérensky ne parle, un ténor vient chanter quelques mélodies populaires de Glazounow. Comme il a une voix charmante et une diction très fine, le public, devenu sentimental, réclame trois romances de plus.
Voici maintenant Kérensky sur la scène ; il est plus pâle encore que d’habitude, il semble épuisé de fatigue. Il rétorque, en peu de mots, l’argumentation du forçat. Mais, comme si d’autres pensées lui traversaient la tête, il formule soudain cette étrange conclusion :
— Si l’on ne veut pas me croire et me suivre, je quitterai le pouvoir. Jamais je n’emploierai la force pour faire prévaloir mes opinions... Quand un pays veut se jeter dans l’abîme, aucune puissance humaine ne peut l’en empêcher et ceux qui détiennent le Gouvernement n’ont alors qu’une chose à faire : se retirer...
Tandis qu’il descend de la scène avec un air découragé, je réfléchis à sa singulière théorie et j’ai envie de lui répondre : « Quand un pays veut se jeter dans l’abîme, le devoir de ses gouvernants est, non pas de se retirer, mais de se mettre en travers, au risque même de leur vie. »
Encore un morceau d’orchestre et c’est enfin Albert Thomas qui prend la parole. Dans une allocution courte et vigoureuse, il salue le prolétariat russe et vante le patriotisme des socialistes français ; il affirme la nécessité de la victoire, dans l’intérêt même de la société future, etc.
Les neuf dixièmes, au moins, du public, ne le comprennent pas. Mais sa voix est si sonore, son regard si enflammé, son geste si grandiloquent, qu’on l’applaudit de confiance et fougueusement.
Nous sortons, aux accents de la Marseillaise.
Jeudi, 3 mai.
Sous la pression du Soviet, de Kérensky et malheureusement aussi d’Albert Thomas, Milioukow s’est résigné à notifier aux Gouvernements alliés le manifeste publié le 9 avril pour exposer au peuple russe « les vues du Gouvernement de la Russie libre sur les buts de la guerre, » et qui se résume dans la formule fameuse : « Ni annexions ni indemnités. » Mais il y a joint une note explicative, qui, dans un style intentionnellement vague et diffus, corrige, autant que possible, les conclusions du manifeste.
Le Soviet a tenu séance toute la nuit, affirmant sa résolution de faire retirer cette note et de rendre désormais Milioukow inoffensif. » C’est le conflit aigu avec le Gouvernement.
Dès le matin, les rues s’animent. Partout, des groupes se forment, des tribunes s’improvisent. Vers deux heures, les manifestations s’aggravent. Devant Notre-Dame de Kazan, une collision se produit entre partisans et adversaires de Milioukow ; ceux-ci l’emportent.
Bientôt, les régiments sortent des casernes ; ils parcourent la ville en vociférant : « A bas Milioukow ! ... A bas la guerre !... »
Le Gouvernement siège en permanence au Palais Marie, fermement décidé, cette fois, à ne plus s’incliner devant la tyrannie des extrémistes. Seul, Kérensky s’est abstenu d’assister à la délibération, s’estimant astreint à cette réserve par son titre de vice-président du Soviet.
Le soir, l’agitation redouble. Autour du Palais Marie, il y a plus de 25 000 hommes en armes et une foule énorme d’ouvriers.
La situation du Gouvernement est critique ; mais sa fermeté ne faiblit pas. Du haut du perron, d’où l’on découvre la Place Marie et la Place Saint-Isaac, Milioukow, le général Kornilow, Rodzianko haranguent courageusement la foule.
Soudain, le bruit se répand que les régiments de Tsarskoïé-Sélo, fidèles au Gouvernement, marchent sur Pétrograd. Le Soviet semble y croire ; car il fait répandre en hâte l’ordre de cesser les manifestations. Que se passera-t-il demain ?
J’ai réfléchi, tout le jour, à l’erreur déplorable que commet Albert Thomas en soutenant Kérensky contre Milioukow. Son obstination dans ce qu’on pourrait appeler appeler « l’illusion révolutionnaire, » me détermine, ce soir, à expédier à Ribot le télégramme suivant :
La gravité des événements qui s’accomplissent et le sentiment de ma responsabilité m’obligent à vous demander de me confirmer, par un ordre direct et exprès, que, selon les instructions de M. Albert Thomas, je dois m’abstenir de vous renseigner.
Vendredi, 4 mai.
Ce matin, vers dix heures, Albert Thomas arrive, comme d’habitude, à l’ambassade ; je lui communique aussitôt mon télégramme d’hier soir.
Il éclate de colère. Marchant de long en large, il m’accable d’apostrophes et d’invectives...
Mais l’orage est trop violent pour durer.
Après un silence, il traverse deux fois le salon, les bras croisés, les sourcils contractés, remuant les lèvres comme s’il se parlait intérieurement. Puis, d’un ton plus calme, le visage détendu, il me demande :
— Somme toute, que reprochez-vous à ma politique ?
— Je n’éprouve, dis-je, aucune gêne à vous répondre. Vous êtes un esprit de formation socialiste et révolutionnaire ; vous avez, de plus, une sensibilité très vive et l’imagination oratoire. Or, vous arrivez ici dans un milieu tout enflammé, très émouvant, très capiteux. Et vous êtes pris par l’ambiance.
— Vous ne voyez donc pas que je me tiens en bride continuellement.
— Oui ; mais il y a des minutes où vous vous échappez à vous-même. Ainsi, l’autre soir, au Théâtre Michel...
Notre conversation se poursuit ainsi, confiante et libre, nous laissant d’ailleurs l’un et l’autre sur les mêmes positions.
Dans la journée tumultueuse d’hier, le Gouvernement l’a indubitablement emporté sur le Soviet. On me confirme que la garnison de Tsarskoïé-Sélo avait menacé de marcher sur Pétrograd.
Au cours de l’après-midi, les manifestations recommencent.
Tandis que, vers cinq heures, je prends le thé chez Mme P..., sur la Moïka, nous entendons un grand tapage, venant de la Perspective Newsky, puis un crépitement de fusillade. On se bat devant Notre-Dame de Kazan,
Pour rentrer à l’ambassade, je croise des bandes léninistes en armes et qui hurlent : « Vive l’Internationale ! A bas Milioukow ! A bas la guerre ! »
Les collisions sanglantes continuent dans la soirée.
Mais, comme hier, le Soviet prend peur. Il craint de se voir dépassé et supplanté par Lénine. Il redoute également que les troupes de Tsarskoïé-Sélo ne se mettent en marche ; il fait donc afficher, d’urgence, un appel au calme et à l’ordre « pour sauver la Révolution du bouleversement qui la menace. ».
A minuit, la tranquillité est rétablie.
Samedi, 3 mai.
La ville a repris sa physionomie habituelle.
Mais, à en juger par le ton arrogant des journaux extrémistes, La victoire du Gouvernement est précaire ; les jours de Milioukow, de Goutchkow, du prince Lvow, sont comptés.
Dimanche, 6 mai.
Conversation avec le grand métallurgiste et financier Poutilow ; nous échangeons des pronostics sombres sur les conséquences inévitables des événements actuels.
— Une révolution russe, dis-je, ne peut être que dissolutive et dévastatrice, puisque le premier effet d’une révolution est de libérer les instincts populaires ; or, les instincts du peuple russe sont essentiellement anarchiques... Jamais je n’ai si bien compris le vœu qu’inspirait à Pouchkine l’aventure de Pougatchew : Que Dieu nous préserve de revoir la révolution russe, sauvage et absurde !
— Vous connaissez mes idées là-dessus. Je crois que la Russie vient d’entrer dans une période extrêmement longue de désordre, de misère et de ruine.
— Vous ne doutez pas cependant que la Russie ne finisse par se ressaisir et se relever ?
Après un silence grave, il reprend, avec une étrange acuité du regard :
— Monsieur l’ambassadeur, je répondrai à votre question par un apologue persan... Il y avait une fois, dans les plaines du Khorassan, une grande sécheresse dont le bétail souffrait cruellement. Un berger, voyant dépérir ses brebis, va trouver un sorcier fameux et lui dit : « Toi qui es si habile et si puissant, ne pourrais-tu faire repousser l’herbe de mes prairies ? — Oh ! rien de plus simple, répond l’autre. Cela ne te coûtera que deux tomans. » Aussitôt, marché conclu. Et le magicien procède immédiatement à ses incantations. Mais, ni le lendemain, ni les jours suivants, on ne voit paraître le moindre nuage au ciel ; la terre se dessèche de plus en plus ; les brebis continuent de maigrir et de mourir. Effrayé, le berger retourne bientôt chez le sorcier, qui lui prodigue les paroles rassurantes et les conseils de patience. Néanmoins, la sécheresse persiste encore ; la terre devient tout à fait aride. Alors le berger désespéré accourt de nouveau chez le sorcier et lui demande avec angoisse : « Tu es bien sûr de faire repousser l’herbe de mes prairies ? — Absolument sûr ; j’ai même fait cent fois des choses beaucoup plus difficiles ! Je te garantis donc que tes prairies reverdiront... Mais je ne peux pas te garantir que, d’ici-là toutes tes brebis ne seront pas mortes. »
Lundi, 7 mai.
A mon télégramme du 3 mai, Ribot répond en nous priant, Albert Thomas et moi, de lui exposer nos deux opinions.
— Rédigez votre thèse, me dit Albert Thomas ; je rédigerai ensuite la mienne et nous les enverrons telles quelles au Gouvernement.
Voici ma thèse :
« 1° L’anarchie se propage dans toute la Russie et la paralyse pour longtemps. La querelle entre le Gouvernement provisoire et le Soviet démontre, par sa durée même, leur impuissance réciproque. Le dégoût de la guerre, l’abdication de tous les rêves nationaux, le souci exclusif des problèmes intérieurs se manifestent de plus en plus dans l’esprit public. Des villes comme Moscou, qui, hier encore, étaient des foyers de patriotisme, sont contaminées. La démocratie révolutionnaire paraît incapable de rétablir l’ordre dans le pays et de l’organiser pour la lutte.
« 2° Devons-nous ouvrir à la Russie un nouveau crédit de confiance et lui accorder de nouveaux délais ? — Non ; car, dans les hypothèses les plus favorables, elle ne sera pas en état de remplir pleinement ses obligations d’alliée avant plusieurs mois.
« 3° Tôt ou tard, la paralysie plus ou moins complète de l’effort russe nous contraindra de modifier les solutions que nous avons concertées pour les questions orientales. Le plus tôt sera le mieux : car toute prolongation de la guerre se traduit, à l’égard de la France, par des sacrifices effroyables, dont la Russie, depuis longtemps, n’assume plus la contre-partie.
« 4° Nous devons donc, sans différer davantage, chercher très secrètement le moyen d’amener la Turquie à nous proposer la paix. Cette idée exclut nécessairement toute réponse à la dernière note du Gouvernement provisoire, puisque cette réponse rénoverait, en quelque sorte, des accords qui, par la faute de la Russie, sont devenus irréalisables. »
Voici maintenant la thèse d’Albert Thomas :
« 1° Je reconnais que la situation est difficile et trouble, mais non désespérée, comme semble le croire M. Paléologue.
« 2° Je crois que la meilleure politique est de faire encore à la Russie nouvelle un crédit de confiance que nous n’avons pas ménagé à l’ancienne.
« 3° Le Gouvernement aura à décider sur la politique orientale que lui propose M. Paléologue. Je me contente de noter que le moment n’est peut-être pas bien choisi pour de grandes combinaisons diplomatiques nouvelles en Orient. Mais il me plaît, en revanche, de constater qu’en conseillant de ne pas répondre à la dernière note du Gouvernement provisoire, M. Paléologue tend, lui aussi, à la révision des accords. Je ne suis pas opposé, pour ma part, à l’idée de chercher très secrètement le moyen d’amener la Turquie à nous proposer la paix. La seule différence entre M. Paléologue et moi, c’est que je crois encore à la possibilité de ramener la Russie à la guerre par la proclamation d’une politique démocratique, M. Paléologue croit qu’il n’existe plus aucun moyen d’y parvenir.
« 4° Notre discussion courtoise mettra le Gouvernement en état de juger plus complètement la situation. Je persiste à penser que la politique que je propose est à la fois la plus prudente et la plus conforme à la réalité des faits ; elle n’exclut pas d’ailleurs le projet turc ; mais elle tend à le réaliser d’accord avec la Russie nouvelle et non contre elle. »
Mardi, 8 mai.
Visite d’adieu au grand-duc Nicolas-Michaïlowitch.
Le bel optimisme qu’il affectait à l’aube du régime nouveau, est loin ! Il ne me cache pas son angoisse et sa tristesse. Cependant, il garde encore l’espoir d’une amélioration prochaine, qui serait alors suivie d’un ressaisissement général, d’un relèvement définitif.
Mais, tandis qu’il me reconduit à travers les salons jusqu’au vestibule, sa voix s’émeut :
— Quand nous nous reverrons, me dit-il, où en sera la Russie ?... Nous reverrons-nous jamais ?
— Vous êtes bien sombre, Monseigneur.
— Je ne peux pourtant pas oublier tout à fait que je suis du gibier de potence.
Mercredi, 9 mai.
J’ai déjà noté que les quatre délégués du socialisme français, Albert Thomas, Lafont, Cachin et Moutet sont de formation universitaire et classique, ce qui les rend particulièrement sensibles à l’action oratoire, aux prestiges de la rhétorique et de la diction. De là vient l’étrange ascendant que Kérensky exerce sur eux.
Je reconnais d’ailleurs que le jeune tribun du Soviet est extraordinairement éloquent. Ses discours, même les plus improvisés, sont remarquables pour la richesse du verbe, le mouvement des idées, le rythme des phrases, l’ampleur des périodes, le lyrisme des métaphores, le cliquetis éblouissant des mots. Et quelle variété de ton ! Quelle souplesse d’attitude et d’expression ! Il est tour à tour hautain et familier, enjôleur et impétueux, autoritaire et caressant, cordial et sarcastique, persifleur et inspiré, lucide et ténébreux, trivial et dithyrambique. Il joue de toutes les cordes ; sa virtuosité dispose de toutes les forces et de tous les artifices.
La simple lecture de ses harangues ne donne aucune idée de son éloquence ; car sa personne physique est peut-être l’élément le plus efficace de l’emprise fascinante qu’il a sur les foules. Il faut donc aller l’entendre dans un de ces meetings populaires où il pérore chaque nuit, comme jadis Robespierre aux Jacobins. Rien de plus frappant que de le voir surgir à la tribune, avec son masque blême, fiévreux, hystérique, ravagé. Le regard est tantôt voilé, fuyant, presque insaisissable entre les paupières mi-closes, tantôt acéré, provocateur et fulgurant. Mêmes contrastes dans la voix qui est généralement caverneuse et rauque, avec des éclats subits d’une stridence et d’une sonorité superbes. Enfin, par instants, un souffle mystérieux, un souffle de prophétisme ou d’Apocalypse, transfigure l’orateur et rayonne autour de lui en effluves magnétiques. La contention ardente de son visage, l’hésitation ou l’emportement de sa parole, les soubresauts de sa pensée, la lenteur somnambulique de ses gestes, la fixité de ses prunelles, la crispation de sa bouche, le hérissement de ses cheveux lui donnent l’air d’un monomane ou d’un halluciné. De grands frissons parcourent alors l’auditoire. Toutes les interruptions cessent ; toutes les résistances tombent ; toutes les volontés individuelles se dissolvent : l’assemblée tout entière communie dans une sorte d’hypnose.
Mais, derrière cette grandiloquence théâtrale, derrière ces prouesses de tribune et d’estrade, qu’y a-t-il ? — Rien, sinon de l’utopie, du cabotinage et de l’infatuation...
Jeudi, 10 mai.
La comtesse Adam Zamoÿska, arrivée hier de Kiew, me raconte qu’elle n’ose plus retourner au château de sa famille, à Petchara, en Podolie, où elle s’est réfugiée depuis l’invasion de la Pologne ; car une effervescence dangereuse règne parmi les paysans.
— Jusqu’à ce jour, me dit-elle, ils étaient tous fidèlement attachés à ma mère, qui d’ailleurs les comblait de bienfaits. Depuis la Révolution, tout est changé. Nous les voyons stationner devant le château ou dans le parc, en esquissant, avec de grands gestes, les projets de partage. L’un veut prendre le bois qui rejoint la rivière ; l’autre se réserve les jardins pour en faire des pâturages. Ils discutent ainsi, pendant des heures, sans même s’interrompre quand ma mère, une de mes sœurs ou moi, nous nous approchons d’eux.
Le même état d’esprit se révèle dans toutes les provinces ; l’active propagande que Lénine poursuit parmi les paysans commence donc à porter ses fruits.
Aux yeux des moujiks, la grande réforme de 1861, l’émancipation des serfs, est toujours apparue comme le préliminaire de l’expropriation générale qu’ils attendent obstinément depuis des siècles ; ils estiment en effet que le partage de toutes les terres, le partage noir, ainsi qu’ils l’appellent, leur est dû en vertu d’un droit naturel, imprescriptible et primordial. Les apôtres de Lénine ont beau jeu à leur annoncer que l’heure de la suprême justice va enfin sonner.
Vendredi, 11 mai.
Je déjeune à l’ambassade d’Italie avec Milioukow, Buchanan, le président du Conseil de Roumanie, Bratiano, qui vient d’arriver à Pétrograd pour conférer avec le Gouvernement provisoire, le prince Scipion Borghèse, le comte Mocénigo, etc.
Pour la première fois, Milioukow me semble atteint dans son courageux optimisme, dans sa volonté de confiance et de lutte. En parole, il affecte à peu près la même assurance que naguère ; mais le timbre sourd de sa voix et le ravage de sa figure ne révèlent que trop sa détresse intérieure. Nous en sommes tous frappés.
Après le déjeuner, Bratiano me dit avec angoisse :
— Avant peu, nous perdrons Milioukow... Puis ce sera le tour de Goutchkow, du prince Lvow, de Chingarew... Alors, la Révolution russe sombrera dans l’anarchie... Et nous, les Roumains, nous serons perdus !
Une larme lui vient aux yeux ; mais, tout de suite, il relève la tête et reprend contenance.
Carlotti et le prince Borghèse ne se cachent pas non plus d’être inquiets. La paralysie de l’armée russe va nécessairement libérer un grand nombre de divisions autrichiennes et allemandes. Ces divisions ne seront-elles pas transportées au Trentin ou sur l’Isonzo, pour recommencer, avec plus de puissance encore, la terrible offensive de mai dernier ?
Samedi, 12 mai.
Mon groupe d’amis russes est déjà bien dispersé. Les uns ont été s’installer à Moscou, avec l’espoir d’y trouver une atmosphère plus calme. Les autres sont partis, pour leurs terres, dans la pensée que leur présence produira un bon effet moral sur les paysans. Quelques-uns enfin ont émigré à Stockholm.
J’ai pu néanmoins en réunir, ce soir, une douzaine encore pour un dernier dîner.
Les visages sont absorbés ; les conversations traînent ; il y a de la mélancolie dans l’air.
Avant de se retirer, tous mes convives m’expriment la même idée : « Votre départ marque pour nous la fin d’un ordre de choses. Aussi, nous garderons à votre ambassade un long souvenir. »
Les nouvelles de l’armée russe sont mauvaises. La fraternisation avec les soldats allemands se propage sur tout le front.
Dimanche, 13 mai.
Après quelques visites d’adieu échelonnées au long du Quai Anglais, je passe devant le monument de Pierre le Grand, par Falconet. C’est la dernière fois sans doute que j’ai sous les yeux cette magnifique évocation du Tsar conquérant et législateur, ce chef-d’œuvre de la statuaire équestre ; aussi, je fais arrêter ma voiture.
Depuis trois ans et demi que je réside sur les bords de la Néwa, je ne me suis jamais lassé d’admirer l’impérieuse effigie du glorieux autocrate, l’assurance altière de son visage, la despotique autorité de son geste, l’élan superbe de son cheval cabré, la vie merveilleuse qui anime à la fois l’homme et l’animal, la beauté plastique de l’ensemble, la grandeur du décor architectural qui sert de fond.
Mais aujourd’hui, une pensée me domine. Si Pierre-Alexéïéwitch ressuscitait un instant, de quelle atroce douleur ne serait-il pas déchiré, en voyant s’accomplir ou se préparer la ruine de son œuvre, la répudiation de son héritage, le reniement de ses rêves, la dissolution de son empire, la fin de la puissance russe !
Lundi, 14 mai.
Le ministre de la Guerre, Goutchkow, donne sa démission, se déclarant impuissant à changer les conditions dans lesquelles s’exerce le pouvoir, « conditions qui menacent de conséquences fatales la liberté, la sûreté, l’existence même de la Russie. »
Le général Gourko et le général Broussilow demandent à être relevés de leurs commandements.
Le retraite de Goutchkow ne signifie pas moins que la faillite du Gouvernement provisoire et du libéralisme russe. Avant peu, Kérensky sera le maître absolu de la Russie,... en attendant Lénine.
Mardi, 15 mai.
Milioukow m’offre un déjeuner d’adieu, auquel il a invité le marquis Carlotti, Albert Thomas, Sazonow, Nératow, Tatistchew, etc.
La démission de Goutchkow et son cri d’alarme assombrissent tous les visages.
Le ton sur lequel Milioukow me remercie du concours que je lui ai prêté me prouve qu’il se sent, lui aussi, condamné.
Depuis plusieurs semaines, le Gouvernement provisoire pressait Sazonow d’aller prendre possession de son ambassade à Londres. Il se dérobait, n’étant que trop justement inquiet de ce qu’il laisserait derrière soi, de la politique qu’on lui dicterait de Pétrograd. Sur les instances de Milioukow, il s’est résigné enfin à se mettre en route.
Nous partirons ensemble demain matin.
L’amirauté britannique doit envoyer à Bergen un aviso rapide et deux contre-torpilleurs pour nous transporter en Écosse.
Biélo-Ostrow, mercredi, 16 mai.
En arrivant ce matin à la gare de Finlande, je trouve Sazonow devant le wagon qui nous a été réservé. D’un ton grave, il m’annonce :
— Tout est changé ; je ne vous accompagne plus... Tenez, lisez !
Et il me tend une lettre qu’on vient de lui apportes, lettre datée de cette nuit même, et par laquelle le prince Lvow le prie de surseoir à son départ, Milioukow ayant donné sa démission.
— Je pars et vous restez, lui dis-je. N’est-ce pas symbolique ?
— Oui, c’est la fin de toute une politique !.. La présence de Milioukow était une dernière garantie de fidélité à notre tradition diplomatique. Maintenant, qu’aurais-je faire à Londres ?... Je crains que l’avenir ne prouve bientôt à M. Albert Thomas quelle faute il a commise en prenant si ouvertement parti pour le Soviet, contre Milioukow !
L’affluence des amis qui sont venus me dire adieu met fin à notre dialogue.
Les deux députés socialistes français, Cachin et Moutet, et les deux délégués du socialisme anglais, O’Grady et Thorne, montent dans le train ; ils arrivent directement du Palais de Tauride où ils ont passé toute la nuit à délibérer avec le Soviet.
Le train part à 7 heures 40.
Haparanda, jeudi 17 mai.
Toute la journée d’hier, le train a parcouru la Finlande « aux mille lacs. »
Aussitôt la frontière franchie, comme on se sentait loin de la Russie ! Partout, dans chaque ville et dans le moindre village, l’aspect des maisons aux vitres nettes, aux persiennes claires, aux carrelages luisants, aux clôtures correctes, trahissait la propreté, le soin, l’ordre, l’économie domestique, le sens du confort et du home. Sous le ciel grisâtre, la campagne était d’une fraîcheur et d’une variété charmantes, surtout vers le soir, entre Tavastehus et Tammerfors. Verdure jeune des bois, des cultures et des prés ; rivières vives et murmurantes ; lacs limpides, moirés de reflets sombres.
Ce matin, près d’Uleaborg, la nature est devenue sévère. Des plaques de neige marbrent çà et là une lande stérile, où des bouleaux maigres luttent avec peine contre le climat hostile. Les rivières, au cours torrentiel, charrient des glaçons énormes.
Cachin et Moutet viennent causer dans mon wagon.
Moutet qui, depuis notre départ de Pétrograd, s’était montré taciturne et soucieux, me dit brusquement :
— Au fond, la Révolution russe a raison. Ce n’est pas tant une révolution politique qu’une révolution internationale. Les classes bourgeoises, capitalistes, impérialistes, ont déchaîné sur le monde une crise effroyable, qu’elles sont incapables de résoudre. La paix ne peut plus être réalisée que d’après les principes de l’Internationale. Ma conclusion est très nette : j’y ai encore réfléchi toute cette nuit : les socialistes français doivent se rendre à la conférence de Stockholm pour y provoquer une réunion plénière de l’Internationale et préparer les bases générales de la paix.
Cachin objecte :
— Mais si la social-démocratie allemande refuse l’invitation du Soviet, ce sera un désastre pour la Révolution russe. Et la France sera entraînée dans ce désastre !
Moutet reprend :
— Nous avons fait au tsarisme un assez long crédit ; nous ne devons pas marchander notre confiance au nouveau régime. Or, le Soviet nous a affirmé que, si l’Entente révise loyalement ses buts de guerre, si l’armée russe a conscience de se battre désormais pour une paix sincèrement démocratique, il en résultera, dans toute la Russie, un magnifique sursaut national, qui nous garantit la victoire.
Je m’efforce de lui démontrer que cette affirmation du Soviet est sans valeur, parce que le Soviet n’est déjà plus maître des passions populaires qu’il a déchaînées :
— Voyez ce qui se passe à Cronstadt et à Schlusselbourg, c’est-à-dire à trente-cinq verstes de Pétrograd. A Cronstadt, la Commune est maîtresse de la ville et des forts ; les deux tiers des officiers ont été massacrés ; cent vingt officiers sont encore sous les verrous et cent cinquante sont contraints, chaque matin, à balayer les rues. A Schlusselbourg, c’est aussi la Commune qui règne, mais avec le concours des prisonniers de guerre allemands qui se sont organisés en syndicat et qui dictent la loi aux usines. Devant cette situation intolérable, le Soviet reste impuissant ! J’admets, à la rigueur, que Kérensky réussisse à rétablir un peu de discipline dans les troupes et même à les galvaniser. Mais comment, par quels moyens, pourra-t-il réagir contre la désorganisation administrative, contre le mouvement agraire, contre la crise financière, contre la débâcle économique, contre la généralisation des grèves, contre les progrès du séparatisme ?... En vérité, un Pierre le Grand n’y suffirait pas !
Moutet me demande :
— Considérez-vous donc que l’armée russe est dorénavant incapable d’aucun effort ?
— Je crois que l’armée russe peut encore être reprise en mains et qu’elle pourra même engager bientôt quelques opérations secondaires. Mais toute action intense et persistante, toute offensive puissante et soutenue lui est désormais interdite par l’anarchie de l’intérieur. C’est pourquoi je n’attache aucune importance au sursaut national que vous a promis le Soviet ; ce ne serait qu’un geste vain. Le pèlerinage à Stockholm n’aurait donc d’autre effet que de démoraliser les Alliés et de les diviser.
Vers midi et demi, le train s’arrête devant quelques baraques délabrées, dans un paysage désert et morne, sous une lumière fauve : c’est Tornéo.
Tandis qu’on procède aux formalités de police et de douane, Cachin nous dit, en montrant le drapeau rouge qui flotte sur la gare, — un drapeau décoloré, fané, déchiqueté :
— Nos amis de la Révolution devraient bien s’offrir un drapeau moins défraîchi pour le hisser à la frontière.
Moutet réplique en riant :
— Ne parle pas du drapeau rouge ; tu vas faire de la peine à l’ambassadeur.
— De la peine, à moi ? Pas du tout. Que la Révolution russe adopte n’importe quel drapeau, même le drapeau noir, pourvu que ce soit un emblème de force et d’ordre. Mais regardez ce haillon, jadis pourpre. C’est bien le symbole de la Russie nouvelle : un sale chiffon qui s’en va en loques !
La Tornéa, qui marque la frontière, est encore glacée. Je la franchis à pied, en suivant les traîneaux qui emportent mes bagages vers Haparanda.
Un lugubre cortège vient en sens inverse : c’est un convoi de grands blessés russes qui arrivent d’Allemagne, par la voie de Suède. Les moyens de transport, préparés pour les recevoir, sont insuffisants. Aussi, une centaine de civières sont-elles déposées à même sur la glace, où ces misérables débris humains grelottent sous une mince couverture. Quel retour dans la patrie !... Mais vont-ils même retrouver une patrie ?
Et, jetant un dernier regard en arrière, je me répète la complainte prophétique par laquelle un pauvre moujik « innocent, » un yourodiwi, termine une scène d’émeute dans Boris Godounow : « Pleure, ma sainte Russie, pleure ! car tu vas entrer dans les ténèbres. Pleure, ma chère Russie, pleure ! car tu vas mourir. ».
MAURICE PALÉOLOGUE.