La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/15

Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 515-555).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE

VIII [1]
LA RÉVOLUTION


Samedi, 10 mars 1917.

Le problème angoissant des subsistances a été examiné, cette nuit, dans un « conseil extraordinaire, » auquel assistaient tous les ministres, sauf celui de l’Intérieur, le président du Conseil de l’Empire, le président de la Douma et le maire de Pétrograd. Protopopow a dédaigné de participer à cette délibération ; il conférait sans doute avec le fantôme de Raspoutine.

Grand déploiement de gendarmes, de cosaques et de troupes dans toute la ville. Jusque vers quatre heures de l’après-midi, les manifestations n’ont provoqué aucun désordre. Mais le public a commencé bientôt à s’exciter. On chantait la Marseillaise ; on promenait des drapeaux rouges sur lesquels était écrit : A bas le Gouvernement !... A bas Protopopow !... A bas la guerre !... A bas l’Allemande !... Un peu après cinq heures, les bagarres se sont succédé sur la Perspective Newsky. Trois manifestants et trois officiers de police ont été tués ; on compte une centaine de blessés.

Dans la soirée, le calme est rétabli. J’en profite pour aller avec la femme de mon secrétaire, la vicomtesse du Halgouës, entendre un peu de musique au concert Ziloty. Sur le parcourt, nous croisons à chaque instant des patrouilles de cosaques.

La salle du Théâtre Marie est presque vide ; une cinquantaine de personnes au plus ; il y a aussi beaucoup de manquants parmi les musiciens. Nous entendons ou plutôt nous subissons la première symphonie d’un jeune compositeur, Saminsky, œuvre inégale, assez puissante par endroits, mais dont tous les effets s’épuisent dans la recherche des dissonances audacieuses et la complication des formules harmoniques. Ces subtilités de technique m’eussent intéressé en d’autres temps : elles m’exaspèrent ce soir. Fort heureusement, le violoniste Enesco apparaît ensuite sur la scène. Après avoir parcouru d’un regard éploré la salle déserte, il s’approche des fauteuils que nous occupons à l’angle de l’orchestre, comme s’il allait jouer pour nous seuls. Jamais l’admirable virtuose, le digne émule des Ysaye et des Kreissler, n’a produit sur moi une plus vive impression par son jeu simple et large, capable des modulations les plus délicates et des plus fougueux emportements. Une fantaisie de Saint-Saëns, qu’il exécute pour finir, est prodigieuse de romantisme enfiévré. Nous nous retirons sur ce morceau.

La place du Théâtre Marie, si animée d’ordinaire, est morne ; ma voiture est seule à y stationner. Un piquet de gendarmes garde le pont de la Moïka ; des troupes sont massées devant la Prison de Lithuanie.

Frappée comme moi de ce spectacle, Mme du Halgouët me dit :

— Nous venons peut-être d’assister à la dernière soirée du régime.



Dimanche, 11 mars.

Cette nuit, jusqu’à cinq heures du matin, les ministres ont tenu conseil. Protopopow avait daigné se joindre à ses collègues ; il leur a exposé les mesures énergiques qu’il a prescrites pour maintenir l’ordre « à tout prix. » En conséquence, le général Khabalow, gouverneur militaire de Pétrograd, a fait placarder, ce matin, l’avis suivant :

Tout rassemblement est interdit. Je préviens la population que j’ai renouvelé aux troupes l’autorisation de se servir de leurs armes, sans s’arrêter devant quoi que ce soit, pour maintenir l’ordre.

En revenant, vers une heure, du ministère des Affaires étrangères, je rencontre un des coryphées du parti cadet, Basile Maklakow :

— Nous avons affaire maintenant, me dit-il, à un grand mouvement politique. Tout le monde est excédé du régime actuel. Si l’Empereur n’accorde pas au pays de promptes et larges réformes, l’agitation dégénérera en émeute. Et, de l’émeute à la révolution, il n’y a qu’un pas.

— Je suis tout à fait de votre avis et je crains fort que les Romanow n’aient trouvé en Protopopow leur Polignac... Mais, si les événements se précipitent, vous aurez sûrement un rôle à y jouer. Alors, je vous supplie de ne pas oublier les devoirs primordiaux que la guerre impose à la Russie.

— Vous pouvez compter sur moi.

Malgré l’avis du gouverneur militaire, la foule se montre de plus en plus tumultueuse et agressive ; elle grossit d’heure en heure sur la Perspective Newsky. A quatre ou cinq reprises, la troupe est obligée de tirer des feux de salve pour n’être pas débordée ; on compte les morts par vingtaines.

Vers la fin du jour, deux de mes agents d’information, que j’ai envoyés dans les quartiers industriels, me rapportent que la rigueur impitoyable de la répression a découragé les ouvriers, qui répètent : « Nous en avons assez d’aller nous faire tuer sur la Perspective Newsky ! »

Mais un autre informateur m’annonce qu’un régiment de la Garde, le régiment de Volhynie, a refusé de tirer. Ceci est un élément nouveau de la situation et me rappelle le sinistre avertissement du 31 octobre dernier.

Pour me reposer de tout le travail et de tout le tracas que m’a infligés cette journée (car j’ai été assiégé par les inquiétudes de la colonie française), je vais, après le dîner, prendre une tasse de thé chez la comtesse P... qui habite rue Glinka. En la quittant vers onze heures, j’apprends que les manifestations continuent devant Notre-Dame de Kazan et le Gostiny-Dvor. Aussi, pour rentrer à l’ambassade, je crois prudent, de faire un détour par la Fontanka. A peine mon auto s’est-il engagé sur le quai, que j’aperçois une maison brillamment éclairée, devant laquelle stationne une longue file de voitures. C’est la soirée de la princesse Léon Radziwill qui bat son plein ; je reconnais, au passage, l’auto du grand-duc Boris.

D’après Sénac de Meilhan, on s’amusait beaucoup aussi, à Paris, le soir du 5 octobre 1789.



Lundi, 12 mars.

A huit heures et demie du matin, comme j’achève ma toilette, j’entends un bruit étrange et prolongé, qui paraît venir du Pont Alexandre. Je regarde : le pont, si animé d’habitude, est vide. Mais, presque aussitôt, une foule en désordre, portant des drapeaux rouges, apparaît à l’extrémité qui est sur la rive droite de la Néwa, tandis qu’un régiment accourt de l’autre côté. Il semble qu’une collision va se produire. Au contraire, les deux masses fusionnent. L’armée fraternise avec l’émeute.

Quelques minutes plus tard, on vient m’annoncer qu’un régiment de la Garde, le régiment de Volhynie, s’est mutiné cette nuit, qu’il a tué ses officiers et qu’il parcourt la ville, appelant le peuple à la révolution, s’efforçant d’entraîner les troupes restées fidèles.

A dix heures, vive fusillade et lueurs d’incendie, du côté de la Perspective Liteïny, qui est à deux pas de l’ambassade. Puis, silence.

Accompagné de mon attaché militaire, le lieutenant-colonel Lavergne, je vais me rendre compte de ce qui se passe. Des habitants effarés fuient par toutes les rues. Au coin de la Liteïny, désordre indescriptible. Les soldats, mêlés au peuple, élèvent une barricade. Un jet de flammes surgit du Palais de Justice. Les portes de l’arsenal sautent avec fracas. Soudain, un crépitement de mitrailleuse déchire l’air : ce sont les troupes régulières qui viennent de prendre position du côté de la Perspective Newsky. Les émeutiers ripostent. J’en ai assez vu pour ne plus douter de ce qui se prépare. Sous une grêle de balles, je rentre à l’ambassade avec Lavergne qui, par coquetterie, d’un pas tranquille et lent, s’est avancé à l’endroit le plus dangereux.

Vers onze heures et demie, je me rends au ministère des Affaires étrangères, et je prends Buchanan au passage.

Je mets Pokrowsky au courant de ce que je viens de voir.

— Alors, dit-il, c’est encore plus grave que je ne croyais.

Il garde néanmoins un calme parfait, qui se nuance de scepticisme quand il m’expose les mesures auxquelles les ministres se sont résolus cette nuit ;

— La session de la Douma est prorogée au mois d’avril et nous avons expédié un télégramme à l’Empereur pour le supplier de revenir immédiatement. A l’exception de M. Protopopow, mes collègues et moi nous avons tous estimé qu’il y a urgence à instituer une dictature, qui serait confiée à un général jouissant de quelque prestige aux yeux de l’armée, par exemple le général Roussky.

J’objecte que, d’après ce que j’ai vu ce matin, la fidélité de l’armée est déjà trop ébranlée pour qu’on mette toutes ses espérances de salut dans l’emploi de « la manière forte » et que la nomination immédiate d’un ministère inspirant confiance à la Douma, me paraît plus que jamais nécessaire ; car il n’y a plus une heure à perdre. Je rappelle qu’en 1789, en 1830, en 1848, trois dynasties françaises ont été renversées pour avoir compris trop tard le sens et la force du mouvement qui les assaillait. J’ajoute que, dans des circonstances aussi graves, le représentant de la France alliée a le droit de faire entendre au Gouvernement impérial un conseil de politique intérieure.

Buchanan s’exprime de même.

Pokrowsky nous répond qu’il partage personnellement notre opinion, mais que la présence de Protopopow au Conseil des ministres paralyse toute action.

Je lui demande :

— N’y a-t-il donc personne qui puisse ouvrir les yeux de l’Empereur sur la situation ?

Il esquisse un geste de découragement

— L’Empereur est aveugle !

Une profonde souffrance se peint sur le visage de cet honnête homme, de cet excellent citoyen, dont je ne vanterai jamais assez la droiture de cœur, le patriotisme et le désintéressement.

Il nous propose de revenir le voir à la tin de la journée.

Quand je rentre à l’ambassade, la situation a beaucoup empiré.

Les nouvelles sinistres se succèdent. Le Palais de Justice n’est plus qu’un immense brasier ; l’arsenal de la Liteïny, l’hôtel du ministre de l’Intérieur, l’hôtel du Gouvernement militaire, l’hôtel du ministre de la Cour, les bâtiments de la Sûreté, de la trop fameuse Okhrana, une vingtaine de commissariats de police sont en flammes ; les prisons sont ouvertes et tous les détenus libérés ; la Forteresse des Saints-Pierre-et-Paul est assiégée ; le Palais d’hiver est envahi : on se bat sur tous les points de la ville.

A six heures et demie, je retourne avec Buchanan au ministère des Affaires étrangères.

Pokrowsky nous annonce que, vu la gravité des événements, le Conseil des ministres a pris sur soi d’enlever à Protopopow le ministère de l’Intérieur et de nommer « gérant provisoire » le général Makarenko. Il en a aussitôt rendu compte à l’Empereur ; il l’a, de plus, supplié de conférer immédiatement des pouvoirs extraordinaires à un général pour prendre toutes les mesures exceptionnelles que commande la situation et notamment pour nommer d’autres ministres.

Il nous apprend en outre que, malgré l’ukaze de prorogation, la Douma s’est réunie cet après-midi au Palais de Tauride. Elle a constitué un comité permanent, destiné à servir d’intermédiaire entre le Gouvernement et les troupes révoltées. Rodzianko, qui préside ce comité, a télégraphié à l’Empereur que la dynastie est dans un extrême péril et que le moindre délai lui sera fatal.

Il fait nuit noire quand nous sortons, Buchanan et moi, du ministère des Affaires étrangères ; aucun réverbère n’est allumé. A l’instant où mon auto débouche de la Millionaïa, devant le Palais de marbre, nous sommes arrêtés par un tumulte militaire. Il se passe je ne sais quoi, à la caserne du régiment Pavlowsky. Des soldats furieux crient, hurlent, se battent sur la place. Ma voiture est cernée ; une clameur violente s’élève contre nous. En vain, mon chasseur et mon mécanicien s’efforcent de faire comprendre que nous sommes les ambassadeurs de France et d’Angleterre. On ouvre nos portières. Notre situation va devenir dangereuse, quand un sous-officier, juché sur un cheval, nous reconnaît et, d’une voix tonitruante, propose un « hourra pour la France et l’Angleterre ! » Nous sortons de ce mauvais pas sous un déluge d’acclamations.

J’emploie la soirée à essayer d’obtenir quelques renseignements du côté de la Douma. La difficulté est grande, parce que la fusillade et l’incendie sévissent de toutes parts.

On m’apporte enfin quelques informations qui concordent.

La Douma, me dit-on, prodigue ses efforts pour organiser un Gouvernement provisoire, rétablir un peu d’ordre et assurer le ravitaillement de la capitale.

La défection si rapide et si complète de l’armée est une grande surprise pour les chefs des partis libéraux, et même du parti ouvrier. Elle pose en effet devant les députés modérés qui tentent de diriger le mouvement populaire (Rodzianko, Milioukow, Chingarew, Maklakow, etc.) la question de savoir si le régime dynastique peut encore être sauvé. Problème redoutable ; car l’idée républicaine, qui est en faveur dans les milieux ouvriers de Pétrograd et de Moscou, est étrangère à l’esprit général du pays et il est impossible de prévoir comment les armées du front accueilleront les événements de la capitale.



Mardi, 13 mars.

La fusillade, qu’on n’entendait plus ce matin, recommence vers dix heures ; elle paraît assez vive du côté de l’Amirauté. Continuellement, des auto-mitrailleuses, pavoisées de drapeaux rouges, passent à toute vitesse devant l’ambassade. De nouveaux incendies s’allument sur plusieurs points de la ville.

Afin de ne plus m’exposer à un incident comme celui d’hier, je préfère ne pas me servir de mon auto pour aller au ministère des Affaires étrangères ; je m’y rends à pied, accompagné de mon chasseur, le fidèle Léonide, en civil.

Devant le Jardin d’été, je rencontre un des Éthiopiens qui montaient la garde à la porte de l’Empereur et qui m’a tant de fois introduit dans le cabinet impérial. Le brave nègre a revêtu également des habits civils, et il a l’air tout piteux. Nous faisons une vingtaine de pas, l’un à côté de l’autre ; il a des larmes dans les yeux. Je lui donne quelques mots de réconfort et une poignée de mains. Tandis qu’il s’éloigne, je le regarde d’un œil attristé. Dans cet effondrement de tout un système politique et social, il me représente les splendeurs monarchiques d’autrefois, le cérémonial pittoresque et somptueux institué jadis par Élisabeth et la Grande Catherine, tout ce qu’évoquaient de prestigieux ces mots qui désormais ne signifieront plus rien : « La Cour de Russie. »

Je retrouve Buchanan, arrivé de son côté, dans le vestibule du ministère. Pokrowsky nous dit :

— Le Conseil des ministres a siégé en permanence toute la nuit au Palais Marie. L’Empereur ne se fait pas d’illusions sur la gravité de la situation, puisqu’il a conféré des pouvoirs extraordinaires au général Ivanow pour rétablir l’ordre ; il paraît d’ailleurs résolu à reconquérir sa capitale par la force, n’admettant pas un instant l’idée de pactiser avec des troupes qui ont tué leurs officiers et arboré le drapeau rouge. Mais je doute que le général Ivanow, qui était hier à Mohilew, puisse arriver à Pétrograd : les insurgés sont maîtres de tous les chemins de fer. Au surplus, s’il réussissait à arriver, que pourrait-il faire ? Tous les régiments ont passé à la Révolution. Il n’y a plus que quelques détachements isolés et quelques troupes de police qui résistent encore. Quant à mes collègues du ministère, la plupart sont en fuite, plusieurs sont arrêtés. J’ai eu moi-même beaucoup de peine à m’échapper, cette nuit, du Palais Marie... Et maintenant, j’attends mon sort.

Il s’exprime sur le ton le plus égal, avec un accent de simplicité, de dignité, de courage tranquille et ferme, qui met un reflet de noblesse sur sa figure sympathique. Pour mesurer tout le mérite de son calme, il faut savoir que, après avoir été si longtemps contrôleur général des finances de l’Empire, il n’a pas la moindre fortune personnelle et qu’il est chargé de famille.

— Vous qui venez de traverser la ville, me demande-t-il, avez-vous l’impression que l’Empereur puisse sauver encore sa couronne ?

— Peut-être, car le désarroi est grand de toutes parts. Mais il faudrait que l’Empereur acquiesçât immédiatement aux faits accomplis en désignant comme ministres le comité provisoire de la Douma, et en pardonnant aux rebelles. Je crois même que, s’il se présentait en personne à l’armée et au peuple, s’il proclamait de vive voix, sur le parvis de Notre-Dame de Kazan, qu’une ère nouvelle commence pour la Russie, il serait acclamé... Mais demain, ce serait trop tard... Il y a un beau vers de Lucain, qui s’applique au début de toutes les révolutions : Ruit irrevocabile vulgus. Je me le répétais cette nuit. Dans les circonstances tumultueuses que nous traversons, l’irrévocable est vite accompli !

— Nous ne savons même pas où est l’Empereur. Il a dû quitter Mohilew hier soir ou ce matin dès l’aube. Quant à l’Impératrice, je n’ai aucunes nouvelles d’elle. Impossible de communiquer avec Tsarskoïé-Sélo !

En sortant du ministère, sir George Buchanan me dit :

— Au lieu de passer par la Millionaïa, passons donc par le quai de la Cour. Nous éviterons ainsi les casernes de la Garde.

Mais, en débouchant sur le quai, nous sommes reconnus par un groupe d’étudiants qui nous acclament et nous font cortège. Devant le Palais de marbre, la foule grossit et s’exalte. Aux cris de : « Vive la France ! Vive l’Angleterre ! » se mêlent désagréablement des cris de : « Vive l’Internationale ! Vive la paix ! »

Au coin de la place Souvorow, Buchanan me quitte, après m’avoir conseillé d’entrer dans son ambassade pour me soustraire à la cohue populaire, qui s’excite un peu trop. Mais il est tard ; je veux télégraphier à Paris avant le déjeuner : je poursuis ma route.

Devant le Jardin d’été, je suis tout à fait entouré par la foule, qui arrête au passage une auto-mitrailleuse et qui veut m’y faire monter pour me conduire au Palais de Tauride. Un grand diable d’étudiant, agitant un drapeau rouge, me crie au visage, en très bon français :

— Venez saluer la Révolution russe ! Le drapeau rouge est désormais le drapeau de la Russie ; rendez-lui hommage au nom de la France !

Il traduit ses paroles en russe ; elles provoquent des hourras forcenés. Je réponds :

— Je ne peux rendre un plus bel hommage à la liberté russe que de vous inviter à crier avec moi : « Vive la guerre ! »

Il se garde bien de traduire ma réponse. Mais nous voici enfin devant l’ambassade de France. Non sans quelques efforts, énergiquement secondé par mon chasseur, je réussis à me dégager de la foule et à rentrer chez moi.

Durant tout l’après-midi, la Révolution suit son cours logique, inéluctable. Ruit irrevocabile vulgus.

Coup sur coup, on m’apprend que le prince Golytzine, président du Conseil, le métropolite Pitirim, Sturmer, Dobrowolsky, Protopopow, etc., sont arrêtés. De nouveaux incendies projettent çà et là des lueurs sinistres. La Forteresse des Saints-Pierre-et-Paul est devenue le quartier général de l’insurrection. Une lutte très vive est engagée autour de l’Amirauté, où le ministre de la Guerre, le ministre de la Marine et quelques hauts fonctionnaires ont cherché refuge. Dans le reste de la ville, les insurgés poursuivent avec acharnement les « traîtres, » les policiers et les gendarmes. La fusillade est parfois si intense dans les rues qui avoisinent l’ambassade, que mes dvorniks se refusent à porter mes télégrammes au bureau central, le seul bureau qui fonctionne encore, et que je dois recourir à un quartier-maître de la marine française, qui se trouve en mission à Pétrograd et qui ne craint pas les balles.

Vers cinq heures, un haut fonctionnaire, K..., m’annonce que le comité de la Douma s’efforce de constituer un « Gouvernement provisoire, » mais que le président Rodzianko, Goutchkow, Schoulguine et Maklakow sont tout à fait déconcertés par les allures anarchiques de l’armée.

— Ce n’est pas ainsi, ajoute mon informateur, qu’ils prévoyaient la Révolution ; ils espéraient la diriger, la contenir par l’armée. Aujourd’hui, les troupes ne reconnaissent plus aucun chef et répandent la terreur dans toute la ville.

Puis, m’affirmant soudain qu’il est venu me voir de la part du président Rodziariko, il me demande si je n’ai pas quelque avis, quelque suggestion à lui faire parvenir.

— Comme ambassadeur de France, dis-je, la guerre est naturellement ma principale préoccupation. Je souhaite donc que la révolution soit aussi limitée que possible dans ses effets et que l’ordre soit rétabli au plus tôt. N’oubliez pas que l’armée française se prépare à une grande offensive et que l’armée russe est tenue d’honneur à jouer son rôle.

— Alors, vous estimez qu’il faut maintenir le régime impérial ?

— Oui, mais sous la forme constitutionnelle, et non sous la forme autocratique.

— Nicolas II ne peut plus régner, il n’inspire plus confiance à personne et il a perdu tout prestige. D’ailleurs, il n’accepterait pas de sacrifier l’Impératrice.

— J’admets que vous changiez le Tsar ; mais conservez le tsarisme.

Et je m’applique à lui démontrer que le tsarisme est la charpente même de la Russie, l’armature intime et irremplaçable de la société russe, enfin le seul lien qui unisse tous les peuples disparates de l’Empire :

— Si le tsarisme venait à s’écrouler, soyez sûr qu’il entraînerait tout l’édifice russe dans sa ruine.

Il m’assure que c’est également l’opinion de Rodzianko, de Goutchkow et de Milioukow ; qu’ils s’emploient activement dans ce sens ; mais que les éléments socialistes et anarchistes gagnent du terrain d’heure en heure.

— Raison de plus, dis-je, pour qu’on se presse.

Quand la nuit est venue, je me risque à sortir avec mon secrétaire, Chambrun, pour aller porter quelques bonnes paroles à des amies qui habitent le voisinage et que je sais fort inquiètes. Après une halte chez la princesse Stanislas Radziwill et chez la comtesse de Robien, nous nous décidons à rentrer ; car, en dépit de l’obscurité, des coups de feu retentissent à chaque instant et, tandis que nous traversons la Serguiewskaïa, nous entendons siffler des balles.


Dans cette journée pleine de faits si graves et qui fixera peut-être l’avenir de la Russie pour plus d’un siècle, je note un épisode, minime en apparence, mais au fond assez expressif. L’hôtel de la Kchéchinskaïa, situé à l’entrée de la Perspective Kamenny-Ostrow, devant le Parc Alexandre, a été envahi aujourd’hui par les insurgés et saccagé de fond en comble. Je me rappelle un détail qui me fait comprendre pourquoi la fureur populaire s’est tournée contre la demeure de la fameuse ballerine. C’était l’hiver dernier ; le froid était terrible ; le thermomètre était descendu à — 35°. Sir George Buchanan, dont l’ambassade est chauffée par le procédé du « système central, » n’avait pu se procurer le charbon qui est le combustible indispensable à ce système ; il s’était vainement adressé à l’Amirauté russe. Le matin même, Sazonow lui avait exposé l’impossibilité de trouver du charbon dans aucun dépôt public. Or, l’après-midi, profitant de ce que le ciel était limpide et l’air tranquille, nous allons faire un tour aux Iles. Au moment où nous nous engageons dans la Perspective Kamenny-Ostrow, Buchanan s’écrie :

— Oh ! voilà qui est trop fort !

Et il me désigne, devant l’hôtel de la danseuse, quatre camions militaires, emplis de sacs de charbon, que déchargeait une escouade de soldats.

— Calmez-vous, sir George, lui dis-je. Vous ne pouvez pas invoquer les mêmes titres que Mme Kchéchinskaïa à la sollicitude des autorités impériales.

Il est probable que, depuis des années, plusieurs milliers de Russes ont fait des remarques analogues à propos des faveurs dont était comblée la Kchéchinskaïa. Peu à peu, une légende s’est créée. La ballerine, jadis aimée par le Césaréwitch, courtisée depuis lors et simultanément par deux Grands-Ducs, est devenue en quelque sorte un symbole du régime impérial. C’est à ce symbole que la plèbe s’est attaquée aujourd’hui. Une révolution est toujours, plus ou moins, un total et une sanction.



Mercredi, 14 mars.

Il y a encore beaucoup de combats et d’incendies, ce matin. Les soldats font la chasse aux officiers et aux gendarmes, une chasse féroce, où se révèlent tous les instincts sauvages que renferme encore l’âme des moujiks.


Dans l’anarchie générale qui sévit à Pétrograd, trois organes de direction tendent à se constituer :

1° Le « Comité exécutif de la Douma, » présidé par Rodzianko et comprenant douze membres, dont Milioukow, Schoulguine, Konovalow, Kérensky et Tchéïdzé. Il représente ainsi tous les partis du groupe progressiste et de l’extrême-gauche. Il s’efforce de réaliser immédiatement les réformes nécessaires, afin de maintenir le régime en proclamant au besoin un autre Empereur ; mais le Palais de Tauride est envahi par les émeutiers ; le Comité délibère donc dans le tumulte et sous la menace de la foule.

2° Le « Conseil des Députés ouvriers et soldats, » le Soviet, Il siège à la gare de Finlande. Proclamer la République sociale et mettre fin à la guerre, tel est son mot d’ordre et son cri de ralliement. Ses meneurs dénoncent déjà les membres de la Douma comme traîtres à la Révolution et prennent hautement, vis-à-vis de la représentation légale, l’attitude qui fut celle de la Commune de Paris vis-à-vis de l’Assemblée législative, en 1792.

3° Le « Quartier général des troupes. » Il siège à la Forteresse des Saints-Pierre-et-Paul. Composé de quelques officiers subalternes passés à la Révolution et de quelques sous-officiers ou soldats promus officiers, il s’applique à mettre un peu d’ordre dans l’approvisionnement des combattants ; il leur envoie des vivres, des munitions. Surtout, il tient la Douma sous sa dépendance. Par lui, la soldatesque est actuellement toute-puissante. Quelques bataillons, installés à la Forteresse et aux alentours, constituent la seule force organisée de Pétrograd ; ce sont les prétoriens de la Révolution, aussi résolus, ignorants et fanatiques que les fameux bataillons du faubourg Saint-Antoine et du faubourg Saint-Marcel en cette même année 1792.

Depuis le début de la Révolution russe, les souvenirs de la Révolution française me sont venus souvent à l’esprit. Mais l’esprit des deux mouvements est tout autre. Par ses origines, par son principe, par son caractère plus social encore que politique, la crise actuelle a beaucoup plus d’affinités avec la Révolution de 1848.

L’Empereur a quitté Mohilew hier matin. Le train a pris la direction de Bologoïé, qui est situé à mi-chemin entre Moscou et Pétrograd. On suppose que l’Empereur veut revenir à Tsarskoïé-Sélo ; on se demande toutefois s’il ne songe pas à continuer vers Moscou pour y organiser la résistance à la Révolution.

Le rôle décisif que l’armée s’est arrogé dans la phase actuelle de la Révolution, vient de s’affirmer à mes yeux par le spectacle de trois régiments qui ont défilé devant l’ambassade, se rendant au Palais de Tauride. Ils marchent dans un ordre parfait, musique en tête. Quelques officiers les précèdent, portant une large cocarde rouge à la casquette, un nœud de ruban rouge à l’épaule, des galons rouges sur les manches. Le vieux drapeau du régiment, couvert d’icônes, est encadré de drapeaux rouges.

Le grand-duc Cyrille-Wladimirovitch s’est déclaré en faveur de la Douma.

Il a fait plus. Oubliant le serment de fidélité et le titre d’aide de camp qui le lient à l’Empereur, il est allé, aujourd’hui vers quatre heures, se prosterner devant la puissance populaire. On l’a vu, dans son uniforme de capitaine de vaisseau, conduire au Palais de Tauride les équipages de la Garde, dont il est le chef, et les mettre au service du pouvoir insurrectionnel !

Peu après, l’ancien palais de Potemkin a encadré un autre spectacle non moins attristant. Une troupe d’officiers et de soldats, envoyés par la garnison de Tsarskoïé-Sélo, est venue adhérer à la Révolution.

En tête, marchaient les cosaques de l’escorte, superbes cavaliers, la fleur du Kasatcheswo, l’élite orgueilleuse et privilégiée de la Garde impériale. Puis venait le Régiment de Sa Majesté, la légion sacrée, qui est recruté par sélection dans tous les corps de la Garde et qui est spécialement préposé à la protection personnelle des monarques. Puis venait encore le Régiment des chemins de fer de Sa Majesté, qui est chargé de conduire les trains impériaux et de veiller à la sûreté des souverains en voyage. Le cortège se terminait par la Police des Palais impériaux, satellites de choix, affectés à la surveillance intérieure des résidences impériales et participant ainsi à la vie quotidienne, à la vie intime et familiale de leurs maîtres. Et tous, officiers et soldats, ont protesté de leur dévouement pour le pouvoir nouveau, dont ils ne savent même pas le nom, comme s’ils avaient hâte de se ruer vers une servitude nouvelle.

Tandis qu’on me rapporte cet épisode honteux, je pense aux braves Suisses qui se firent massacrer sur les marches des Tuileries, le 10 août 1792. Pourtant, Louis XVI n’était pas leur souverain national et, quand ils le saluaient, ils ne l’appelaient pas : Tsary batiouchka, « notre petit père le Tsar ! »

Au cours de la soirée, le comte S... vient me voir pour se renseigner sur la situation. Je lui raconte incidemment la démarche humiliante que la garnison de Tsarskoïé-Sélo est allée faire au Palais de Tauride. Il se refuse d’abord à me croire. Puis, après un long silence de réflexion douloureuse, il reprend :

— Oui, ce que vous venez de me dire est abominable. Les troupes de la Garde, qui ont pris part à cette manifestation, se sont déshonorées... Mais toute la faute n’est peut-être pas à elles seules. Dans leur service continuel auprès des Majestés, ces hommes-là ont vu trop de choses qu’ils n’auraient pas dû voir ; il en savent trop sur Raspoutine !...

Ainsi que je l’écrivais hier à propos de la Kchéchinskaïa, une révolution est toujours, plus ou moins, un total et une sanction.


Vers minuit, on m’apprend que les chefs des partis libéraux ont tenu, ce soir, un conciliabule secret, en dehors et à l’insu des socialistes, pour s’entendre sur la forme future du gouvernement. Ils se sont trouvés unanimes à déclarer que la monarchie doit être maintenue, mais que Nicolas II, responsable des malheurs actuels, doit être sacrifié au salut de la Russie. L’ancien président de la Douma, Alexandre-Ivanowitch Goutchkow, qui siège actuellement au Conseil de l’Empire, a développé ensuite cette opinion : « Il est d’une importance extrême que Nicolas II ne soit pas renversé violemment. Seule, son abdication spontanée, en faveur de son fils ou de son frère, pourrait assurer, sans trop de secousses, l’établissement durable d’un ordre nouveau. La renonciation volontaire de Nicolas II est le seul moyen de conserver le régime impérial et la dynastie des Romanow. » Cette thèse, qui me paraît fort juste, a été unanimement ratifiée. Pour conclure, les chefs libéraux ont décidé que Goutchkow et le député de la droite nationaliste, Schoulguine, se rendront d’urgence auprès de l’Empereur pour le supplier d’abdiquer en faveur de son fils.



Jeudi, 15 mars.

Goutchow et Schoulguine sont partis de Pétrograd, ce matin, à 9 heures. Avec la complicité d’un ingénieur attaché à l’exploitation du chemin de fer, ils ont pu obtenir un train spécial, sans éveiller l’attention des comités socialistes.


La discipline se rétablit peu à peu dans les troupes. L’ordre règne en ville ; les magasins rouvrent timidement.

Le Comité exécutif de la Douma et le Conseil des Députés ouvriers et soldats (le Soviet) se sont mis d’accord sur les points suivants :

1° Abdication de l’Empereur ;

2° Avènement du Césaréwitch ;

3° Régence du grand-duc Michel, frère de l’Empereur ;

4° Formation d’un ministère responsable ;

5° Election d’une Assemblée constituante, au suffrage universel ;

6° Proclamation de l’égalité des races devant la loi.

Le jeune député Kérensky, qui s’est fait une réputation d’avocat dans des procès politiques, s’affirme comme le plus actif et le plus résolu parmi les organisateurs du régime nouveau. Son ascendant est grand sur le Soviet. C’est un homme que nous devons essayer de gagner à notre cause. Seul, il est capable de faire comprendre au Soviet la nécessité de poursuivre la guerre et de maintenir l’Alliance. Aussi, je télégraphie à Paris pour suggérer à Briand de faire adresser immédiatement, par l’entremise de Kérensky, un appel des socialistes français au patriotisme des socialistes russes.


Mais tout l’intérêt de la journée se concentre sur la petite ville de Pskow, à mi-chemin entre Pétrograd et Dwinsk. C’est là que le train impérial, n’ayant pu atteindre Tsarskoïé-Sélo, s’est arrêté hier soir, à huit heures.

Parti de Mohilew le 13 mars à quatre heures et demie du matin, l’Empereur avait décidé de se rendre à Tsarskoïé-Sélo, où l’Impératrice le suppliait de revenir en toute urgence. Les nouvelles qu’on lui avait expédiées de Pétrograd ne l’inquiétaient que modérément. Il est d’ailleurs possible que le général Woyéïkow lui ait dissimulé une part de la vérité. Le 14 mars, vers trois heures du matin, comme la locomotive du train impérial s’approvisionnait d’eau à la station de Malaïa-Vichera, le général Zabel, chef du Régiment des chemins de fer de Sa Majesté, a pris sur lui de réveiller l’Empereur pour lui apprendre que la route de Pétrograd n’était plus libre et que Tsarskoïé-Sélo était au pouvoir des forces révolutionnaires. Après avoir exprimé sa surprise et son irritation de n’avoir pas été plus exactement renseigné, l’Empereur aurait dit :

— Moscou me restera fidèle. Allons à Moscou !

Puis il aurait ajouté, avec son apathie coutumière :

— Si la Révolution triomphe, j’abdiquerai volontiers. J’irai vivre à Livadia ; j’adore les fleurs.

Mais, à la gare de Dno, on a appris que tout le peuple de Moscou a acquiescé à la Révolution. Alors, l’Empereur a résolu de chercher asile au milieu de ses troupes, au quartier général des armées du Nord, commandées par le général Roussky, à Pskow.

Le train impérial est entré à Pskow, hier soir, à huit heures.

Le général Roussky est venu aussitôt conférer avec l’Empereur et lui a démontré sans peine qu’il devait abdiquer. Il a, de plus, invoqué l’opinion unanime du général Alexéïew et des commandants d’armées, qu’il avait consultés par le télégraphe. L’Empereur a chargé le général Roussky de faire connaître au président de la Douma, Rodzianko, son intention de renoncer au trône.

Pokrowsky a résigné, ce matin, ses fonctions de ministre des Affaires étrangères ; il l’a fait avec cette dignité simple et calme qui le rend si sympathique.

— Mon rôle est fini, m’a-t-il dit. Le président du Conseil et tous mes collègues sont arrêtés ou fugitifs. Voilà trois jours que l’Empereur ne m’a donné signe de vie. Enfin, le général Ivanow, qui devait nous apporter les ordres de Sa Majesté, n’arrive pas. Dans ces conditions, je suis dans l’impossibilité d’exercer mes fonctions ; je les quitte donc, en laissant le service à mon adjoint administratif. J’évite ainsi de manquer à mon serment envers l’Empereur, puisque je m’abstiens de tout rapport avec les révolutionnaires.

Au cours de cette soirée, les chefs de la Douma ont enfin réussi à constituer un « Gouvernement provisoire, » sous la présidence du prince Lvow, qui prend le portefeuille de l’Intérieur ; les autres ministres sont Goutchkow à la Guerre, Milioukow aux Affaires étrangères, Térestchenko aux Finances, Kérensky à la Justice, etc.

Ce premier cabinet du nouveau régime n’a pu être formé qu’après d’interminables discussions et marchandages avec le Soviet. Les socialistes ont compris en effet que le prolétariat russe est encore trop inorganique et trop ignorant pour assumer la responsabilité du pouvoir officiel ; mais ils ont voulu se réserver la puissance occulte. Aussi, ont-ils exigé la nomination de Kérensky au ministère de la Justice, afin de tenir en surveillance le Gouvernement provisoire.



Vendredi, 16 mars.

Nicolas II a abdiqué hier, un peu avant minuit.

Arrivés à Pskow vers neuf heures du soir, les commissaires de la Douma, Goutchkow et Schoulguine, ont trouvé auprès du souverain l’accueil affable et simple qui lui est habituel.

En termes très dignes et d’une voix qui tremblait un peu, Goutchkow a exposé à l’Empereur l’objet de sa mission ; il a conclu par ces mots :

— Seule, l’abdication de Votre Majesté en faveur de son fils peut encore sauver la patrie russe et maintenir la dynastie.

Du ton le plus calme, comme s’il s’agissait d’une affaire tout ordinaire, l’Empereur lui a répondu :

— J’ai pris dès hier la résolution d’abdiquer. Mais je ne peux me séparer de mon fils ; ce serait au-dessus de mes forces ; sa santé est trop délicate ; vous devez me comprendre... J’abdique donc en faveur de mon frère Michel-Alexandrowitch.

Goutchkow s’est aussitôt incliné devant l’argument de tendresse paternelle qu’invoquait le Tsar ; Schoulguine a, de même, acquiescé.

L’Empereur a passé alors dans son cabinet de travail avec le ministre de la Cour ; il en est ressorti dix minutes plus tard, ayant signé l’acte d’abdication, que le comte Fréederickz a remis à Goutchkow.

Voici le texte de cet acte mémorable :

Par la grâce de Dieu, nous, Nicolas II, Empereur de toutes les Russies, Tsar de Pologne, grand-duc de Finlande, etc.. etc..., à tous nos fidèles sujets faisons savoir :

En ces jours de grande lutte contre l’ennemi extérieur qui, depuis trois ans, s’efforce d’asservir notre patrie. Dieu a trouvé bon d’envoyer à la Russie une nouvelle et terrible épreuve. Des troubles intérieurs menacent d’avoir une répercussion fatale sur la marche ultérieure de cette guerre opiniâtre. Les destinées de la Russie, l’honneur de notre héroïque armée, le bonheur du peuple, tout l’avenir de notre chère patrie veulent que la guerre soit menée, à tout prix, jusqu’à une fin victorieuse.

Notre cruel ennemi fait ses derniers efforts et le jour approche où notre vaillante armée, de concert avec nos glorieux Alliés, l’abattra définitivement.

En ces jours décisifs pour l’existence de la Russie, notre conscience nous commande de faciliter à notre peuple une étroite union et l’organisation de toutes ses forces pour la réalisation rapide de la victoire.

C’est pourquoi, d’accord avec la Douma d’Empire, nous estimons bien faire en abdiquant la couronne de l’État russe et en déposant le pouvoir suprême.

Ne voulant pas nous séparer de notre fils bien-aimé, nous léguons notre héritage à notre frère, le grand-duc Michel-Alexandrowitch, en lui donnant notre bénédiction à l’instant de son avènement au trône. Nous lui demandons de gouverner en pleine union avec les représentants de la nation qui siègent aux assemblées législatives, et de leur prêter un serment inviolable au nom de la patrie bien-aimée.

Nous faisons appel à tous les fils loyaux de la Russie, nous leur demandons d’accomplir leur devoir patriotique et sacré en obéissant au Tsar, dans cette pénible épreuve nationale, et de l’aider, avec les représentants du pays, à conduire l’État russe dans les voies de la gloire et de la prospérité.

Que Dieu aide la Russie !

NICOLAS.


Après avoir lu cet acte, écrit à la machine sur une feuille de papier vulgaire, les envoyés de la Douma, très émus, pouvant à peine parler, ont pris congé de Nicolas II, qui, toujours impassible, leur a serré la main aimablement.

Dès qu’ils sont sortis du wagon, le train impérial a été mis en marche sur Dwinsk, pour rentrer à Mohilew.

L’histoire compte peu d’événements aussi solennels, d’une signification aussi profonde, d’une portée aussi énorme. Mais, de tous ceux qu’elle a enregistrés, en est-il un seul qui se soit accompli en des formes aussi simples, aussi ordinaires, aussi prosaïques, et surtout avec une pareille indifférence, un pareil effacement du héros principal ?

Y a-t-il inconscience chez l’Empereur ? — Non. L’acte de son abdication, qu’il a longuement médité s’il ne l’a rédigé lui-même, est inspiré des plus hauts sentiments, et le ton général est d’une grandeur souveraine. Mais son attitude morale, en cette conjoncture suprême, apparaît toute logique, si l’on admet, comme je l’ai souvent noté, que, depuis des mois, le malheureux souverain se sentait condamné, que, depuis longtemps, il avait fait son sacrifice intérieur et accepté son destin.


L’avènement du grand-duc Michel au trône a soulevé la colère du Soviet : « Nous ne voulons plus des Romanow, s’est-on écrié de toutes parts ; nous voulons la République ! »

L’accord, si péniblement établi hier soir entre le Comité exécutif de la Douma et le Soviet, s’est un instant rompu. Mais, par peur des forcenés qui règnent à la gare de Finlande et à la Forteresse, les représentants de la Douma ont cédé. Une délégation du Comité exécutif s’est rendue auprès du grand-duc Michel qui, sans la moindre résistance, a consenti à n’accepter la couronne que le jour où elle lui serait offerte par l’Assemblée constituante. Peut-être se fût-il résigné moins docilement, si sa femme, l’ambitieuse et habile comtesse Brassow, eût été auprès de lui, et non à Gatchina.

Désormais, le Soviet est le maître.

L’agitation recommence, d’ailleurs, en ville. Au cours de l’après-midi, on me signale de nombreuses manifestations contre la guerre. Des régiments se proposent de venir protester devant les ambassades de France et d’Angleterre. A sept heures du soir, le Comité exécutif croit devoir faire occuper militairement les deux ambassades. Trente-deux élèves-officiers du corps des Pages viennent s’installer dans mon hôtel.



Samedi, 17 mars.

Le temps est lugubre ce matin. Sous de gros nuages ténébreux et lourds, la neige tombe en flocons si épais et d’une chute si lente que je ne distingue même plus le parapet de granit qui borde, à vingt pas de mes fenêtres, le lit glacé de la Néwa : on se croirait aux pires jours de l’hiver. La tristesse du paysage et l’hostilité de la nature ne s’harmonisent que trop bien au spectacle sinistre des événements.


Voici, d’après l’un des assistants, le détail de la conférence, à l’issue de laquelle le grand-duc Michel-Alexandrowitch a signé hier son abdication provisoire.

On s’est réuni, à dix heures du matin, dans l’hôtel du prince Paul Poutiatine, au n° 12 de la Millionaïa.

Outre le Grand-Duc et son secrétaire Matvéïew, les personnes présentes étaient le prince Lvow, Rodzianko, Milioukow, Nékrassow, Kérensky, Nabokow, Chingarew et le baron Nolde ; ils furent rejoints, vers dix heures et demie, par Goutchkow et Schoulguine, qui arrivaient directement de Pskow.

Aussitôt la délibération ouverte, Goutchkow et Milioukow affirmèrent courageusement que Michel-Alexandrowitch n’avait pas le droit de se soustraire à la responsabilité du pouvoir suprême.

Rodzianko, Nékrassow et Kérensky déclarèrent, au contraire, que l’avènement d’un nouveau Tsar déchaînerait les passions révolutionnaires et précipiterait la Russie dans une crise effroyable ; ils conclurent que la question monarchique devait être réservée jusqu’à la convocation de l’Assemblée constituante qui se prononcerait souverainement. La thèse fut soutenue avec tant de force et d’opiniâtreté, surtout par Kérensky, que tous les assistants, sauf Goutchkow et Milioukow, y adhérèrent. Avec un désintéressement parfait, le Grand-Duc lui-même acquiesça.


Goutchkow fit alors un suprême effort. S’adressant personnellement au Grand-Duc, invoquant son patriotisme et son courage, il lui démontra la nécessité d’offrir immédiatement au peuple russe l’image vivante d’un chef national :

— Si vous craignez, monseigneur, d’assumer dès maintenant le poids de la couronne impériale, acceptez du moins l’exercice de l’autorité suprême comme « Régent de l’Empire pendant la vacance du trône, » ou, ce qui serait encore un plus beau-titre, comme « Protecteur de la nation, » ainsi que s’appelait Cromwell. En même temps, vous prendriez envers le peuple l’engagement solennel de remettre votre pouvoir à une Assemblée constituante, dès la fin de la guerre.

Cette idée ingénieuse, qui pouvait encore tout sauver, provoqua chez Kérensky une crise de fureur, un déchaînement d’invectives et de menaces, dont tous les assistants furent terrifiés.

Dans ce désarroi général, le Grand-Duc se leva, en déclarant qu’il avait besoin de réfléchir seul quelques instants, et il se dirigea vers la chambre voisine. Mais, d’un bond, Kérensky se précipita devant lui, comme pour lui barrer le chemin :

— Promettez-nous, monseigneur, de ne pas consulter votre femme !

Il avait aussitôt pensé à l’ambitieuse comtesse Brassow, toute-puissante sur l’esprit de son mari. Le Grand-Duc répondit en souriant :

— Rassurez-vous, Alexandre-Féodorowitch, ma femme n’est pas ici en ce moment ; elle est restée à Gatchina.

Cinq minutes plus tard, le Grand-Duc rentra au salon. D’une voix très calme, il déclara :

— J’ai résolu d’abdiquer.

Kérensky exultant lui cria :

— Monseigneur, vous êtes le plus noble des hommes ! Parmi les autres assistants, ce fut au contraire un silence morne ; ceux-là mêmes qui avaient le plus vivement insisté pour l’abdication, tels que le prince Lvow et Rodzianko, paraissaient accablés devant l’irréparable qui venait de s’accomplir. Goutchkow soulagea sa conscience par une dernière protestation :

— Messieurs, vous menez la Russie à sa perte ; je ne vous suivrai pas dans cette voie funeste.

Un acte d’abdication provisoire et conditionnelle fut alors rédigé par Nékrassow, Nabokow et le baron Nolde. Michel-Alexandrowitch intervint plusieurs fois dans leur travail et chaque fois pour faire mieux spécifier que son refus de la couronne impériale restait subordonné à la décision ultérieure du peuple russe, représenté par une Assemblée constituante.

Il prit enfin la plume et signa.

Durant tous ces longs et pénibles débats, le Grand-Duc ne se départit pas un instant de son calme et de sa dignité. Jusqu’alors, il s’était fait médiocrement apprécier de ses compatriotes ; on le jugeait de caractère faible et d’intelligence pauvre. Dans cette circonstance historique, il fut touchant de patriotisme, de noblesse et d’abnégation. Quand les dernières formalités furent accomplies, les délégués du Comité exécutif ne purent s’empêcher de lui témoigner le souvenir sympathique et respectueux qu’il leur laissait. Kérensky voulut traduire l’émotion de tous par une phrase lapidaire, qui lui jaillit des lèvres dans un élan théâtral :

— Monseigneur ! Vous nous avez magnanimement confié la coupe sacrée de votre pouvoir. Je vous jure que nous la remettrons à l’Assemblée constituante, sans en avoir épanché une seule goutte.


Le général Efimowitch, qui vient me voir à midi, m’apporte quelques renseignements de Tsarskoïé-Sélo.

C’est par le grand-duc Paul que l’Impératrice a appris hier soir l’abdication de l’Empereur, dont elle ne savait plus rien depuis deux jours. Elle s’est écriée :

— Ce n’est pas possible !... Ce n’est pas vrai !... C’est encore une invention des journaux !... Je crois en Dieu et j’ai foi dans l’armée. Ni l’un ni l’autre n’ont pu nous abandonner dans une heure aussi grave !

Le Grand-Duc lui a lu l’acte d’abdication qui venait d’être publié. Alors, elle a compris et elle s’est effondrée dans les larmes.

Le Gouvernement provisoire n’a pas été long à capituler devant les exigences des socialistes. Il vient, en effet, de consentir au Soviet cette humiliante décision :

Les troupes qui ont pris part au mouvement révolutionnaire ne seront pas désarmées et resteront à Pétrograd.

Ainsi, le premier acte de l’armée révolutionnaire est de se faire promettre qu’elle ne sera pas envoyée au front, qu’elle ne se battra plus ! Quelle tache de honte sur la révolution russe !... Et comment ne pas penser, par contraste, aux Volontaires de 1792 ? L’aspect de la soldatesque dans les rues est d’ailleurs ignoble de débraillement, de dévergondage et de crapule. Par son exigence scandaleuse, le Soviet s’est constitué une milice redoutable ; car la garnison de Pétrograd et celles de la banlieue (Tsarskoïé-Sélo, Péterhof, Krasnoïé-Sélo et Gatchina), ne comptent pas moins de 170 000 hommes.


Milioukow a pris, cet après-midi, la direction du ministère des Affaires étrangères. Il a tenu à me voir immédiatement, ainsi que mes collègues d’Angleterre et d’Italie. Nous nous sommes aussitôt rendus à son appel.

Je le trouve très changé, très fatigué, vieilli de dix ans. Les jours et les nuits qu’il vient de passer, dans la lutte ardente, sans une minute de repos, l’ont épuisé.

Je lui demande :

— Tout d’abord et avant de prendre le langage officiel, dites-moi franchement ce que vous pensez de la situation ?

Dans un élan de sincérité, il répond :

— En vingt-quatre heures, j’ai passé du désespoir le plus complet à une confiance presque complète.

Nous parlons maintenant officiellement :

— Je ne suis pas encore en mesure, dis-je, de vous déclarer que le Gouvernement de la République reconnaît le régime que vous venez d’instituer ; mais je suis certain d’aller au-devant de mes instructions, en vous assurant de mon concours le plus actif, le plus sympathique.

M’ayant remercié avec chaleur, il poursuit :

— Nous n’avons pas voulu cette révolution devant l’ennemi ; je ne la prévoyais même pas : elle s’est faite en dehors de nous, par la faute, par le crime du régime impérial. Aujourd’hui, il s’agit de sauver la Russie, en poursuivant la guerre à outrance, jusqu’à la victoire. Mais les passions populaires sont tellement exaspérées et les difficultés de la situation sont si terribles, que nous devons accorder immédiatement de grandes satisfactions à la conscience nationale.

Parmi ces satisfactions immédiates, il me cite l’arrestation de nombreux ministres, généraux, fonctionnaires, etc., la proclamation d’une amnistie générale, — dont seront naturellement exclus les serviteurs de l’ancien régime ! — la destruction de tous les emblèmes impériaux, la convocation prochaine d’une Assemblée constituante, bref, tout ce qui pourra enlever au peuple russe la crainte d’une contre-révolution.

— Alors, lui dis-je, la dynastie des Romanow est déchue ?

— En fait, oui ; mais en droit, non. Seule, l’Assemblée constituante sera qualifiée pour changer le statut politique de la Russie.

— Mais comment la ferez-vous élire, cette Constituante ? Les soldats qui combattent sur le front se résigneront-ils à ne pas voter ?

Avec beaucoup d’embarras, il confesse :

— Nous serons obligés d’accorder aux soldats du front le droit de vote.

— Vous ferez voter les soldats du front ?... Mais la plupart se battent à des milliers de verstes de leurs villages et ne savent ni lire ni écrire !

Milioukow me laisse entendre qu’il est, au fond, de mon avis et me confie qu’il s’efforce de ne prendre aucun engagement précis sur la date des élections générales.

— Mais, ajoute-t-il, les socialistes exigent des élections immédiates. Ils sont si puissants et la situation est si grave, si grave !

Comme je le presse de m’expliquer ces derniers mots, il me raconte que, si l’ordre est un peu rétabli à Pétrograd, la flotte de la Baltique et la garnison de Cronstadt sont en pleine insurrection.

J’interroge Milioukow sur le titre officiel du nouveau gouvernement.

— Ce titre, me déclare-t-il, n’est pas encore fixé. Nous nous appelons actuellement le Gouvernement provisoire. Mais, sous cette appellation, nous concentrons dans nos mains tous les pouvoirs exécutifs, y compris le pouvoir suprême ; nous ne sommes donc pas responsables devant la Douma.

— Somme toute, vous tenez vos pouvoirs de la Révolution ?

— Non, nous les avons reçus, hérités, du grand-duc Michel, qui nous les a transférés par son acte d’abdication.

Ce scrupule juridique me révèle combien les « modérés » du nouveau régime, Rodzianko, le prince Lvow, Goutchkow, Milioukow lui-même, ont la conscience troublée et l’âme Inquiète, à l’idée d’enfreindre le droit monarchique. Au fond, selon le jeu normal des révolutions, ils se sentent déjà débordés et se demandent avec effroi où ils en seront demain.

Milioukow a l’air si fatigué et une aphonie qu’il a contractée ces derniers jours lui rend la parole si pénible, que je dois abréger l’entretien. Toutefois, avant de le quitter, j’insiste pour que le Gouvernement provisoire ne tarde pas davantage à proclamer solennellement sa volonté de poursuivre la guerre à outrance et sa fidélité aux alliances.

— Vous comprendrez qu’une proclamation explicite est nécessaire. Je ne doute certes pas de vos sentiments personnels. Mais la direction de la politique russe est soumise désormais à des forces nouvelles : il faut les orienter immédiatement... J’ai un autre motif pour tenir à ce que la poursuite opiniâtre de la guerre et la maintien des alliances soient hautement proclamés. Plus d’une fois, en effet, j’ai surpris jadis, dans les milieux germanophiles de la Cour, dans le clan des Sturmer et des Protopopow, une arrière-pensée qui m’inquiétait beaucoup ; on reconnaissait que l’empereur Nicolas ne pourrait conclure la paix avec l’Allemagne, tant que le territoire russe ne serait pas entièrement libéré, puisqu’il l’avait juré sur l’Évangile et sur l’icône de Notre-Dame de Kazan ; mais on se disait, entre soi, que, si l’Empereur pouvait être amené à abdiquer en faveur du Césaréwitch sous la régence de l’Impératrice, son serment désastreux n’engagerait plus son héritier. Eh bien ! je voudrais être sûr que la Russie nouvelle se considère comme liée par le serment de son ancien Tsar.

— Vous recevrez toute garantie à cet égard.

On est très sombre ce soir ; on voit déjà les doctrines extrêmes du prolétarisme se propager dans toute la Russie, désorganiser l’armée, dissoudre l’unité nationale, répandre partout l’anarchie, la famine et la ruine.

Hélas ! mes pronostics ne sont pas moins sombres. Aucun des hommes qui sont aujourd’hui au pouvoir n’a le coup d’œil politique ni l’esprit de décision sommaire, ni l’intrépidité, ni l’audace qu’exige une situation aussi redoutable. Ce sont des « octobristes, » des « cadets, » des partisans de la monarchie constitutionnelle, esprits sérieux, honnêtes, sensés, désintéressés. Ils me font penser à ce qu’étaient, en juillet 1830, les Molé, les Odilon Barrot, etc. Et il faudrait, pour le moins, un Danton ! Cependant, l’un d’entre eux m’est signalé comme un homme d’action, le jeune ministre de la Justice, Kérensky, représentant du groupe « travailliste » à la Douma, et que le Soviet a imposé au Gouvernement provisoire.

C’est en effet dans le Soviet qu’il faut chercher les hommes d’initiative, d’énergie et d’audace. Les fractions multiples du parti socialiste-révolutionnaire et du parti social-démocrate, « populistes, » « travaillistes, » « terroristes, » « maximalistes, » « minimalistes, » « défaitistes, » etc., ne manquent pas d’hommes qui ont fait leurs preuves de résolution et de hardiesse dans les complots, dans les bagnes, dans l’exil ; je ne citerai que Tchéïdzé, Tsérételli, Zinowiew, Axelrod. Voilà les vrais protagonistes du drame qui commence !



Dimanche, 18 mars.

Je ne sais rien encore de l’effet que la Révolution russe a produit en France ; mais je me méfie des illusions qu’elle peut y faire naître et je ne devine que trop facilement les thèmes qu’elle risque d’offrir à la phraséologie socialiste. Je crois donc prudent de mettre mon gouvernement en garde et je télégraphie à Briand :

En faisant mes adieux, le mois dernier, à M. Doumergue et à M. le général de Castelnau, je les ai priés de rapporter à M. le Président de la République et à vous-même l’inquiétude croissante que m’inspirait la situation intérieure de l’Empire ; j’ajoutais que ce serait une grave erreur de croire que le temps travaille pour nous, du moins en Russie ; je concluais que nous devions, autant que possible, hâter les opérations militaires.

J’en suis plus convaincu que jamais.

Quelques jours avant la Révolution, je vous signalais que les décisions de la récente conférence étaient déjà lettre morte, que le désordre dans les fabrications de guerre et dans le service des transports recommençait de plus belle, etc. Le nouveau Gouvernement est-il capable de réaliser promptement les réformes nécessaires ? Il l’affirme avec sincérité, mais je n’en crois rien. Ce n’est plus seulement le désordre qui sévit dans les administrations militaires et civiles : c’est la désorganisation et l’anarchie.

En me plaçant au point de vue le plus optimiste, que pouvons-nous escompter ? Je serais libéré d’une grande angoisse, si j’étais certain que les armées du front ne seront pas contaminées par les excès démagogiques et que la discipline sera bientôt restaurée dans les garnisons de l’intérieur. Je ne m’interdis pas encore cet espoir. De même, je veux croire que les social-démocrates ne traduiront pas en actes irréparables leur désir de terminer la guerre. J’admets enfin que, dans certaines régions du pays, il puisse se produire comme un réveil de ferveur patriotique. Il n’en restera pas moins un affaiblissement de l’effort national, qui déjà n’était que trop anémique et ataxique. Et la crise de réparation risque d’être longue, chez une race qui a si peu l’esprit de méthode et de prévision.


Après avoir expédié ce télégramme, je sors pour visiter quelques églises ; je suis curieux de voir l’attitude des fidèles à la messe dominicale, depuis que le nom de l’Empereur est supprimé des prières publiques. Dans la liturgie orthodoxe, la protection divine était continuellement appelée sur l’Empereur, l’Impératrice, le Césaréwitch et toute la famille impériale ; l’oraison revenait, à chaque instant, comme un refrain. Par ordre du Saint-Synode, la prière pour les souverains est abolie et rien ne la remplace. J’entre à la cathédrale Préobrajensky, à l’église de Saint-Siméon, à l’église de Saint-Pantéleimon. Le spectacle est partout le même : public grave, recueilli, échangeant des regards étonnés et tristes. Quelques moujiks ont l’air dérouté, consterné ; plusieurs ont les larmes aux yeux. Cependant, même parmi les plus émus, je n’en vois aucun qui ne soit affublé d’une cocarde rouge ou d’un brassard rouge. Ils ont tous travaillé à la Révolution ; ils y sont tous acquis : ils n’en pleurent pas moins leur petit père le Tsar, Tsary batiouchka !

Puis, je me rends au ministère des Affaires étrangères.

Milioukow me dit qu’il a parlé hier soir à ses collègues de la formule à insérer dans le prochain manifeste du Gouvernement provisoire au sujet de la poursuite de la guerre et du maintien des alliances. Il ajoute, d’un ton embarrassé :

— J’espère faire adopter une formule qui vous satisfasse.

— Comment ! Vous espérez ?... Mais ce n’est pas un espoir qu’il me faut : c’est une certitude.

— Eh bien ! Soyez certain que je ferai tout mon possible... Mais vous n’imaginez pas comme nos socialistes sont difficiles à manier ! Et, avant tout, nous devons éviter de rompre avec eux. Sinon, c’est la guerre civile.

— Quels que soient vos motifs de ménager les exaltés du Soviet, vous devez comprendre que je ne peux admettre aucune équivoque sur votre résolution de maintenir vos alliances et de poursuivre la guerre.

— Ayez confiance en moi !

Milioukow me semble d’ailleurs moins optimiste qu’hier. Les nouvelles de Cronstadt, de la flotte baltique et de Sébastopol sont mauvaises. Enfin, sur le front, le désordre se propage ; des officiers ont été massacrés.


Dans l’après-midi, je vais me promener aux Iles, plus délaissées que jamais et encore tout encombrées de neige.

Me rappelant ma visite de ce matin aux églises, je réfléchis à l’étrange inaction du clergé dans la Révolution ; il n’a joué aucun rôle ; on ne l’a vu nulle part ; il ne s’est manifesté d’aucune façon. Cette abstention, cette disparition sont d’autant plus étonnantes qu’il n’y avait pas une solennité, pas une cérémonie, pas un acte quelconque de la vie publique, où l’Église n’étalât, au premier plan, la magnificence de ses rites, de ses costumes et de ses chants.

L’explication s’offre d’elle-même et, pour la formuler, je n’aurais qu’à feuilleter ce Journal. D’abord le peuple russe est beaucoup moins religieux qu’il ne paraît : il est surtout mystique. Ses continuels signes de croix et prosternements, son goût des liturgies et des processions, son attachement aux icônes et aux reliques traduisent uniquement les besoins de son imagination évocatrice. Pour peu que l’on pénètre dans sa conscience, on n’y découvre qu’une foi imprécise et confuse, sentimentale et rêveuse, très pauvre en éléments intellectuels et théologiques, toujours prête à sombrer dans l’anarchisme des sectes. Il faut considérer ensuite l’étroite et humiliante subordination que le tsarisme a toujours imposée à l’Église et qui faisait du clergé une sorte de gendarmerie spirituelle, doublant la gendarmerie militaire. Que de fois, pendant les majestueux offices aux cathédrales de Saint-Alexandre-Newsky ou de Kazan, je me suis rappelé le mot de Napoléon Ier : « Un archevêque, c’est aussi un préfet de police ! » Enfin, il faut tenir compte de l’opprobre que Raspoutine a jeté ces dernières années sur le Saint-Synode et l’épiscopat. Les scandales de Mgr Hermogène, de Mgr Varnava, de Mgr Basile, de Mgr Pitirim et de tant d’autres, avaient profondément offensé les croyants. Le jour où le peuple s’est soulevé, le clergé ne pouvait plus que se taire. Mais peut-être, quand viendra l’heure de la réaction, les prêtres des campagnes, restés en communion avec les masses rurales, reprendront-ils la parole.


On m’a rapporté hier que l’acte d’abdication de l’Empereur a été rédigé par Nicolas-Alexandrowitch Basily, ancien vice-directeur du cabinet de Sazonow et qui gère actuellement la chancellerie diplomatique du Grand-Quartier général ; l’acte aurait été transmis télégraphiquement, le 14 mars, de Pskow à Mohilew, donc avant même que les commissaires de la Douma, Goutchkow et Schoulguine, eussent quitté Pétrograd. Il y a là un point d’histoire intéressant à éclaircir.

Or, vers la fin de cet après-midi, je reçois la visite de Basily, que le général Alexéïew a chargé d’une mission auprès du Gouvernement provisoire.

— Eh bien ! lui dis-je, il paraît que c’est vous qui avez rédigé l’acte d’abdication de l’Empereur ?

Il se récrie, avec un vif sursaut :

— Je n’accepte nullement la paternité de l’acte que l’Empereur a signé. Le texte, que j’avais préparé, sur l’ordre du général Alexéïew, était fort différent.

Et il me raconte ceci :

— Dans la matinée du 14 mars, le général Alexéïew reçut du président Rodzianko un télégramme lui annonçant que les institutions gouvernementales avaient cessé de fonctionner à Pétrograd et que le seul moyen d’éviter l’anarchie était d’obtenir l’abdication de l’Empereur en faveur de son fils. Un terrible problème se posait ainsi devant le chef de l’état-major du Commandement suprême. L’abdication du Tsar ne risquait-elle pas de diviser l’armée ou même de la décomposer ? Il fallait d’urgence rallier tous les chefs militaires à une solution unique. Le général Roussky, commandant les armées du Nord, s’était déjà prononcé avec force pour l’abdication immédiate. Le général Alexéiew inclinait personnellement à la même conclusion ; mais l’affaire était si grave qu’il crut devoir consulter, par le télégraphe, tous les autres commandants des groupes d’armées, le général Évert, le général Broussilow, le général Sakharow et le grand-duc Nicolas-Nicolaïéwitch. Ils répondirent tous que l’Empereur devait abdiquer dans le plus bref délai.

— A quelle date le général Alexéiew a-t-il eu en mains toutes ces réponses ?

— Le 15 mars, au cours de la matinée... C’est alors que le général Alexéiew me chargea de lui faire un rapport sur les conditions dans lesquelles les lois fondamentales de l’Empire autorisaient le Tsar à déposer la couronne. Je ne fus pas long à lui remettre une note exposant et démontrant que, si l’Empereur abdiquait, il était obligé de transférer le pouvoir à son héritier légitime, le césaréwitch Alexis. « C’est bien ce que je pensais, me dit le général. Maintenant, préparez-moi vite un manifeste dans ce sens. » Je lui apporte bientôt un projet, où j’ai développé de mon mieux les idées de ma note, en m’efforçant de mettre sans cesse au premier plan la nécessité de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire. Le chef de l’état-major avait, auprès de lui, son principal collaborateur, son fidèle quartier-maître, le général Loukomsky. Je lui remets ma prose. Il la lit à haute voix et l’approuve sans réserve. Loukomsky l’approuve de même. Le document est télégraphié aussitôt a Pskow pour être soumis à l’Empereur... Le lendemain, qui était le 15 mars, un peu avant minuit, le général Danilow, quartier-maître général des armées du Nord, fit appeler au télégraphe son collègue du Commandement suprême, afin de lui communiquer la décision de Sa Majesté. Je me trouvais précisément dans le cabinet de Loukomsky, avec le grand-duc Serge-Michaïlowitch. Nous nous précipitons ensemble au bureau télégraphique et l’appareil se met à fonctionner devant nous. Sur la bande imprimée qui se déroule, je reconnais immédiatement mon texte... A tous nos fidèles sujets faisons savoir... En ces jours de grande lutte contre l’ennemi extérieur, etc.. Mais quelle n’est pas notre stupeur à tous les trois, quand nous voyons que le nom du césaréwitch Alexis est remplacé par celui du grand-duc Michel ! Nous nous regardons avec consternation, car nous avons la même idée. L’avènement immédiat du césaréwitch était le seul moyen d’arrêter le cours de la révolution, de la contenir du moins dans les limites d’une grande réforme constitutionnelle. D’abord, le jeune Alexis Nicolaïéwitch aurait eu le droit pour lui. De plus, il aurait bénéficié des sympathies dont il jouit dans le peuple et dans l’armée. Enfin, et c’était l’essentiel, le pouvoir impérial n’aurait pas été vacant une seule minute. Si le césaréwitch avait été proclamé, personne n’aurait eu qualité pour le faire abdiquer ensuite. Ce qui s’est passé avec le grand-duc Michel n’eût pas été possible avec cet enfant. Tout au plus aurait-on pu se chamailler pour l’attribution de la régence. Et la Russie aurait aujourd’hui un chef national... Tandis que maintenant, où allons-nous ?...

— Hélas ! je crains que les événements ne vous donnent raison d’ici-peu... En effaçant le nom de son fils sur le manifeste que vous lui aviez préparé, l’Empereur a lancé la Russie dans une terrible aventure.

Après avoir devisé quelque temps sur ce thème, je demande à Basily :

— Avez-vous revu l’Empereur depuis son abdication ?

— Oui... Le 16 mars, tandis que l’Empereur revenait de Pskow à Mohilew, le général Alexéïew m’envoya au-devant de lui pour le mettre au courant de la situation. Je rencontrai son train à Orcha et je montai dans son wagon. Il était parfaitement calme ; je fus pourtant peiné de voir comme il avait la mine terreuse et les yeux battus. Après lui avoir exposé les derniers événements de Pétrograd, je me permis de lui dire que nous étions désolés, à la Stavka, de ce qu’il n’eût pas transféré sa couronne au césaréwitch. Il me répondit simplement : « Je ne pouvais pas me séparer de mon fils. » J’appris ensuite, par l’entourage, que l’Empereur, avant de prendre sa décision, avait consulté son chirurgien, le professeur Féodorow : « Je vous ordonne, lui avait-il dit, de me répondre franchement. Admettez-vous qu’Alexis puisse guérir ? » — « Non, Majesté, son mal est incurable. » — « C’est ce que l’Impératrice pense depuis longtemps ; moi, je doutais encore... Puisque Dieu en a décidé ainsi, je ne me séparerai pas de mon pauvre enfant... » Quelques minutes plus tard, on servit le dîner. Ce fut un repas lugubre. Chacun se sentait le cœur étreint ; on ne mangeait pas, on ne buvait pas. L’Empereur restait cependant très maître de lui, me questionnant plusieurs fois sur les hommes qui composent le Gouvernement provisoire ; mais, comme il portait un col assez bas, je voyais sa gorge se crisper continuellement... Je l’ai quitté hier matin à Mohilew et je suis parti le soir même pour Pétrograd.



Lundi, 19 mars.

Nicolas Romanow, ainsi qu’on appelle désormais l’Empereur dans les actes officiels et dans la presse, a demandé au Gouvernement provisoire : 1° Le libre passage de Mohilew à Tsarskoïé-Sélo ; 2° La faculté de résider au Palais Alexandre jusqu’à la guérison de ses enfants qui souffrent de la rougeole ; 3° Le libre passage de Tsarskoïé-Sélo à Port-Romanow, sur la côte mourmane.

Le Gouvernement a acquiescé.

Milioukow, de qui je tiens ce renseignement, présume que l’Empereur va demander asile au Roi d’Angleterre.

— Il devrait, dis-je, se hâter de partir. Sinon, les forcenés du Soviet pourraient invoquer contre lui de fâcheux précédents.

Milioukow, qui est un peu de l’école de Rousseau et qui, étant personnellement la bonté même, croit volontiers à la bonté native du genre humain, n’estime pas que la vie des souverains soit en danger. S’il souhaite de les voir partir, c’est plutôt pour leur épargner l’épreuve d’un emprisonnement et d’un procès, qui ajouteraient beaucoup aux embarras du Gouvernement. Il insiste sur la mansuétude extraordinaire que le peuple a témoignée pendant cette révolution, sur le petit nombre des victimes, sur la douceur qui a si vite succédé aux violences, etc.

— C’est exact, lui dis-je ; le peuple est revenu très vite à sa douceur naturelle, parce qu’il ne souffre pas et qu’il est tout à la joie d’être libre. Mais que la famine se fasse sentir et les violences éclateront aussitôt...

Je lui cite le mot, si expressif, de Roederer, en 1792 : « Les orateurs n’ont qu’à s’adresser à la faim pour obtenir la cruauté. ».



Mardi, 20 mars.

Le manifeste du Gouvernement provisoire est publié ce matin. C’est un document long, verbeux, emphatique, couvrant d’opprobre l’ancien régime, promettant au peuple tous les bienfaits de l’égalité et de la liberté. Il y est à peine question de la guerre : Le Gouvernement provisoire observera fidèlement toutes ses alliances et fera son possible pour assurer à l’armée tout le nécessaire en vue de mener la guerre à une fin victorieuse. Rien de plus ! Je me rends aussitôt chez Milioukow et je lui dis textuellement : — Après nos derniers entretiens, je n’ai pas été surpris des termes dans lesquels le manifeste publié ce matin s’exprime sur la guerre ; je n’en suis pas moins indigné. La résolution de poursuivre la lutte à outrance, jusqu’à la victoire complète, n’est même pas énoncée ! L’Allemagne n’est même pas nommée ! Pas la moindre allusion au militarisme prussien ! Pas la moindre référence à nos buts de guerre !... La France a fait, elle aussi, des révolutions devant l’ennemi. Mais Danton en 1792 et Gambetta en 1870 tenaient un autre langage... Pourtant, la France n’avait alors aucun allié qui se fût compromis pour elle !

Milioukow m’écoute, très pâle, tout décontenancé. En cherchant ses mots, il m’objecte que le manifeste est spécialement destiné au peuple russe et que, d’ailleurs, l’éloquence politique emploie aujourd’hui un vocabulaire plus tempéré qu’en 1792 et en 1870. Je lui lis alors l’appel que nos socialistes, Guesde, Sembat et Albert Thomas viennent d’adresser, par mon entremise, aux socialistes russes et je n’ai pas de peine à lui faire sentir quelle chaleur d’accent, quelle énergie de résolution, quelle volonté de vaincre se dégagent de cet appel [2].

Milioukow, qui paraît souffrir de toute son âme, essaie de plaider au moins les circonstances atténuantes, la difficulté de la situation intérieure, etc. Il conclut ;

— Accordez-moi du temps !

— Jamais le temps n’a été plus précieux, jamais l’action plus urgente !... Ne doutez pas qu’il ne me soit très pénible de vous parler ainsi. Mais l’heure est trop grave pour nous en tenir aux euphémismes diplomatiques. La question qui se pose ou plutôt qui s’impose est de savoir si, oui ou non, la Russie veut continuer à se battre aux côtés de ses alliés jusqu’à la victoire définitive et complète, sans défaillance, sans arrière-pensée... Votre talent, votre passé de patriotisme et d’honneur me garantissent que vous me donnerez bientôt la réponse que j’attends.

Milioukow me promet de chercher une occasion prochaine de nous rassurer pleinement.


L’après-midi, je vais me promener au centre de la ville et dans Wassily-Ostrow. L’ordre est à peu près rétabli. Moins de soldats avinés, moins de bandes braillardes, moins d’auto-mitrailleuses chargées d’énergumènes sinistres. Mais partout des meetings, en plein air, ou, pour mieux dire, en plein vent. Les groupes sont peu nombreux, vingt, trente personnes au plus : soldats, paysans, ouvriers, étudiants. Un d’eux monte sur une borne, sur un banc, sur un tas de neige, et parle intarissablement, avec de grands gestes. Tous les assistants ont le regard tendu vers l’orateur et l’écoutent dans une sorte de recueillement. Dès qu’il a fini, un autre le remplace et obtient aussitôt la même attention ardente, silencieuse et concentrée. Spectacle naïf et émouvant, si l’on songe que le peuple russe attend, depuis des siècles, le droit de parler !

Avant de rentrer, je vais prendre le thé chez la princesse R..., à la Serguiewskaïa. La belle Mme D..., la « Diane de Houdon, » en costume tailleur et toque de zibeline, est là fumant des cigarettes avec la maîtresse de maison. Le prince B..., le général S... et quelques habitués arrivent successivement. Les épisodes qu’on se raconte, les impressions qu’on échange, dénotent le plus sombre pessimisme. Mais une inquiétude prédomine ; le même effroi est dans tous les esprits : le partage des terres.

— Cette fois, nous n’y échapperons plus !... Que deviendrons-nous sans nos revenus fonciers ?

Pour la noblesse russe, les rentes foncières sont en effet la source principale, souvent même là source unique de la fortune. On ne prévoit pas seulement le partage légal des terres, l’expropriation régulière, mais la confiscation violente, le pillage, la jacquerie. Je suis certain que la même conversation se tient aujourd’hui dans la Russie entière.

Mais un nouveau visiteur, un lieutenant aux chevaliers-gardes, entre au salon, la cocarde rouge au plastron ! Il rend un peu de calme à l’assemblée, en affirmant, avec chiffres à l’appui, que la question agraire n’est pas aussi redoutable qu’elle semble d’abord.

— Pour apaiser la faim des paysans, dit-il, on n’a pas besoin de toucher immédiatement à nos domaines. Avec les terres de la Couronne, soit quatre-vingt-dix millions de déciatines [3], avec les terres de l’Église et des couvents, soit trois millions de déciatines, il y a de quoi satisfaire pendant un assez long temps la fringale des moujiks.

Tout le monde acquiesce à ce raisonnement ; chacun se rassérène en pensant que la noblesse russe ne sera pas en effet trop gravement lésée, si l’Empereur, l’Impératrice, les grands-ducs, les grandes-duchesses, l’Église, les monastères sont spoliés sans pitié. Comme disait La Rochefoucauld, « nous avons toujours la force de supporter le malheur d’autrui. »

Je note en passant que l’une des personnes présentes possède, en Volhynie, un domaine de 300 000 hectares !

De retour à l’ambassade, j’apprends qu’il y a eu crise ministérielle en France et que Briand cède la place à Ribot.



Mercredi, 21 mars.

Depuis quelques jours, le bruit circulait dans le peuple que « le citoyen Romanow » et son épouse « Alexandra l’Allemande » travaillaient secrètement à une restauration de l’autocratisme, en connivence avec les ministres modérés, les Lvow, les Milioukow, les Goutchkow, etc. Aussi, le Soviet a exigé hier soir l’arrestation immédiate des ex-souverains. Le Gouvernement provisoire s’est incliné. Quatre députés de la Douma, Boublikow, Gribounine, Kalinine et Werschinine, sont partis, le soir même, pour le Grand-quartier général de Mohilew, avec mandat de ramener l’Empereur.

Quant à l’Impératrice, le général Kornilow s’est rendu ce matin à Tsarskoïé-Sélo avec une escorte. Arrivé au Palais Alexandre, il a été aussitôt reçu par la Tsarine qui a écouté, sans aucune observation, la décision du Gouvernement provisoire ; elle a demandé seulement qu’on laissât auprès d’elle tous les domestiques qui soignent ses enfants malades, ce qui lui a été accordé. Le Palais Alexandre est maintenant coupé de toute communication avec l’extérieur.

L’arrestation de l’Empereur et de l’Impératrice émeut beaucoup Milioukow ; il voudrait que le Roi d’Angleterre leur offrit l’hospitalité du territoire britannique, en s’engageant même à assurer leur garde ; il prie donc Buchanan de télégraphier immédiatement à Londres, et d’insister pour qu’on lui réponde d’extrême urgence.

— C’est, nous dit-il, la dernière chance de sauver la liberté et peut-être la vie de ces malheureux !

Buchanan rentre aussitôt a l’ambassade pour transmettre à son Gouvernement la suggestion de Milioukow.

Dans l’après-midi, en longeant la Millionaïa, j’aperçois le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch. Vêtu d’habits civils, la tournure d’un vieux tchinovnik, il rôde autour de son palais. Il a pris ouvertement parti pour la Révolution et il abonde en propos optimistes. Je le connais assez pour ne pas douter qu’il ne soit sincère, quand il affirme que l’écroulement de l’autocratisme assure désormais le salut et la grandeur de la Russie ; mais je doute qu’il garde longtemps ses illusions et je souhaite qu’il ne les perde pas comme Philippe-Égalité perdit les siennes. En tout cas, pour ce qui est du passé, il s’est loyalement évertué à ouvrir les yeux de l’Empereur sur la catastrophe prochaine ; il avait même eu le courage de lui adresser naguère la lettre suivante, qu’on m’a communiquée ce matin :

Tu as souvent exprimé ta volonté de conduire la guerre jusqu’à la victoire ! Mais crois-tu donc que cette victoire est possible dans l’état de choses présent ?

Connais-tu la situation à l’intérieur de l’Empire ? Te dit-on la vérité ? T’a-t-on révélé où se trouve la racine du mal ?

Tu m’as dit fréquemment qu’on te trompait, que tu n’avais foi que dans les sentiments de ton épouse. Or, les paroles quelle prononce sont le résultat de machinations habiles et ne représentent pas la vérité. Si tu es impuissant à la libérer de ces influences, sois au moins sans cesse sur tes gardes contre les intrigants qui se servent d’elle comme d’un instrument. Éloigne ces forces obscures, et la confiance de ton peuple, déjà à demi perdue pour toi, te reviendra aussitôt.

J’ai longtemps hésité à te dire la vérité, mais je m’y suis décidé, avec l’encouragement de ta mère et de tes deux sœurs. Tu es à la veille de nouvelles agitations ; je dirai plus : à la veille d’un attentat. Je parle pour le salut de ta personne, de ton trône et de la patrie.



Jeudi, 22 mars.

L’Empereur est arrivé, ce matin, à Tsarskoïé-Sélo.

Son arrestation à Mohilew n’a provoqué aucun incident ; ses adieux aux officiers qui l’entouraient, et dont beaucoup pleuraient ont été d’une simplicité banale, déconcertante... Mais l’ordre du jour, par lequel il a pris congé de l’armée, ne manque pas de grandeur :

Je m’adresse à vous pour la dernière fois, soldats si chers à mon cœur ! Depuis que j’ai renoncé, en mon nom et en celui de mon fils, au trône de Russie, le pouvoir a été transmis au Gouvernement provisoire qui a été formé sur l’initiative de la Douma d’Empire.

Que Dieu aide ce Gouvernement à conduire la Russie vers la gloire et la prospérité ! Que Dieu vous aide, vous aussi, vaillants soldats, à défendre votre patrie contre un ennemi cruel ! Pendant plus de deux ans et demi, vous avez à toute heure enduré les épreuves d’un service pénible ; beaucoup de sang a été versé, d’énormes efforts ont été accomplis et déjà l’heure est proche où la Russie et ses glorieux Alliés briseront d’un élan commun la suprême résistance de l’ennemi.

Cette guerre sans exemple doit être conduite jusqu’à la victoire définitive. Quiconque songe à la paix en ce moment est traître à la Russie.

J’ai la ferme conviction que l’amour sans bornes qui vous anime pour notre belle patrie n’est pas éteint dans vos cœurs. Que Dieu vous bénisse et que Saint-Georges, le grand martyr, vous mène à la victoire !


Revenant d’une visite au canal de l’Amirauté, je passe dans la rue Glinka, où demeure le grand-duc Cyrille-Wladimirowitch, et je vois flotter sur son palais... un drapeau rouge !



Vendredi, 23 mars.

Buchanan annonce ce matin à Milioukow que le Roi George, sur l’avis conforme de ses ministres, offre à l’Empereur et à l’Impératrice l’hospitalité du territoire britannique ; il refuse toutefois d’assurer leur garde ; il se borne à exprimer sa confiance de les voir rester en Angleterre jusqu’à la fin de la guerre. Milioukow se montre fort sensible à cette déclaration ; mais il ajoute tristement : — Hélas ! je crains que ce ne soit trop tard !

En effet, de jour en jour, je dirais presque : d’heure en heure, je vois s’affirmer la tyrannie du Soviet, le despotisme des partis extrêmes, la prépotence des utopistes et des anarchistes.

Aussi, comme les derniers télégrammes de presse me témoignent qu’on se fait à Paris d’étranges illusions sur la Révolution russe, je télégraphie à Ribot :

Malgré la grandeur des faits accomplis depuis une dizaine de jours, les événements auxquels nous assistons ne sont, selon moi, qu’un prélude. Les forces qui sont appelées à jouer un rôle décisif dans le résultat final de la Révolution (par exemple : les masses rurales, les prêtres, les Juifs, les allogènes, la pénurie du Trésor, la disette économique, etc.), ne sont pas même entrées en action. Il est donc impossible d’établir dès maintenant un pronostic logique et positif sur l’avenir de la Russie. La preuve en est dans les prédictions radicalement contradictoires que je recueille auprès des personnes dont la liberté d’esprit et le jugement m’inspirent le plus de confiance. Pour les unes, la proclamation de la République est certaine. Pour les autres, la restauration de l’Empire, sous la forme constitutionnelle, est inévitable.

Mais si Votre Excellence veut bien se contenter provisoirement de mes impressions, qui sont toutes dominées par la pensée de la guerre, voici comment j’entrevois le cours des choses :

A quelle date les forces auxquelles je viens de faire allusion entreront-elles en action ? — Jusqu’ici, le peuple russe s’est attaqué uniquement à la dynastie et à la caste administrative. Les problèmes économiques, sociaux, religieux, ethniques, ne tarderont plus à se poser. Ce sont des problèmes redoutables, au point de vue de la guerre ; car l’imagination slave, loin d’être constructive comme l’imagination latine ou l’imagination anglo-saxonne, est éminemment anarchique et dispersive. Tant que ces problèmes ne seront pas résolus, l’esprit public en sera obsédé. Et pourtant, nous ne devons pas souhaiter que cette solution soit prochaine ; car elle ne se réalisera pas sans des secousses profondes. Il faut donc nous attendre à ce que, pendant une période assez longue, l’effort de la Russie soit affaibli et précaire.

Le peuple russe est-il résolu à poursuivre la lutte jusqu’à la victoire complète ? — La Russie implique tant de races diverses et les antagonismes ethniques sont, dans certaines régions, si accentués, que l’idée nationale est loin d’être unanime. Le conflit des classes sociales se répercute pareillement sur le patriotisme. C’est ainsi que les masses ouvrières, les Juifs et les habitants des provinces baltiques ne voient dans la guerre qu’une boucherie stupide. En revanche, les armées du front et les populations vraiment russes n’ont aucunement abdiqué leur espoir et leur volonté de vaincre. Si j’exagérais ma pensée pour la rendre plus sensible, je serais tenté de dire : « Dans la phase actuelle de la Révolution, la Russie ne peut faire ni la paix ni la guerre. »

Le grand-duc Cyrille-Wladimirowitch a fait publier hier dans la Gazette de Pétrograd une longue interview où il s’attaque aux souverains déchus :

Je me suis demandé plusieurs fois, dit-il, si l’ex-Impératrice n’était pas une complice de Guillaume II ; mais, chaque fois, je me suis efforcé d’écarter une aussi horrible pensée !

Qui sait si cette insinuation perfide ne servira pas bientôt de base à une accusation terrible contre l’infortunée Tsarine ? Le grand-duc Cyrille devrait savoir et se rappeler que les plus infâmes calomnies dont Marie-Antoinette eut à répondre devant le Tribunal révolutionnaire avaient eu leur premier essor dans les soupers fins du Comte d’Artois.


Vers cinq heures, je vais voir Sazonow, à l’hôtel de l’Europe, où il soigne depuis trois semaines une bronchite tenace. Je le trouve extrêmement triste, mais non découragé. Ainsi que je m’y attendais, il voit, dans les malheurs actuels de la Russie, la main divine :

— Nous méritions un châtiment. Je ne pensais pas qu’il serait si rude... Mais Dieu ne peut pas vouloir que la Russie périsse... La Russie sortira purifiée de cette épreuve.

Puis il s’exprime avec sévérité sur le compte de l’Empereur :

— Vous savez si j’aime l’Empereur, si je l’ai servi avec amour. Mais, de ma vie, je ne lui pardonnerai d’avoir abdiqué pour son fils. Il n’en avait pas le droit !... Est-il une législation quelconque qui permette de renoncer aux droits d’un mineur ? Que dire quand il s’agit des droits les plus sacrés, les plus augustes qui soient au monde ?... Détruire ainsi une dynastie de trois cents ans, l’œuvre grandiose de Pierre le Grand, de Catherine II, d’Alexandre Ier... Quelle misère, quelle calamité !

Il a les yeux pleins de larmes.


Hier soir, le cercueil de Raspoutine a été secrètement exhumé de la chapelle où il reposait à Tsarskoïé-Sélo et transporté dans la forêt de Pargolowo, à une quinzaine de verstes au nord de Pétrograd. Là au milieu d’une clairière, quelques soldats, commandés par un officier du génie, avaient élevé un grand bûcher de sapin. Après avoir décloué le couvercle du cercueil, ils en retirèrent le cadavre avec des bâtons, car ils n’osaient le toucher de leurs mains à cause de sa putréfaction, et ils le hissèrent, non sans peine, sur le tas de bois. Puis, l’ayant arrosé de pétrole, ils l’enflammèrent. La crémation dura plus de six heures, jusqu’à l’aube. Malgré le vent glacial, malgré la longueur fastidieuse de l’opération, malgré les tourbillons d’une fumée acre et infecte qui s’échappaient du brasier, plusieurs centaines de moujiks se pressèrent toute la nuit autour du bûcher, muets, immobiles, contemplant avec une stupeur effarée l’holocauste sacrilège qui dévorait lentement le staretz martyr, l’ami du Tsar et de la Tsarine, le Bojy tchelloviek, « l’homme de Dieu. » Quand la flamme eut fini son œuvre, les soldats recueillirent les cendres du cadavre et les enfouirent sous la neige.

Les inventeurs de cet épilogue sinistre ont des précurseurs dans le moyen-âge italien ; car l’imagination humaine ne renouvelle pas indéfiniment les formes expressives de ses passions et de ses rêves.

L’an de grâce 1266, Manfred, bâtard de l’empereur Frédéric II, roi usurpateur des Deux-Siciles, assassin, parjure, simoniaque, hérétique, souillé de tous les crimes, excommunié par l’Église, périt en combattant Charles d’Anjou sur les rives du Calore, près de Bénévent. Ses capitaines et ses soldats, qui l’adoraient parce qu’il était jeune, beau, généreux et charmant, lui firent de touchantes funérailles au lieu même où il avait expiré. Mais, un an plus tard, le Pape Clément IV prescrivit de reprendre contre ce scélérat, indigne de reposer en terre sainte, la procédure pontificale des anathèmes et des malédictions. Par son ordre, l’archevêque de Cosenza fit exhumer le cadavre et fulmina sur cette dépouille méconnaissable les sentences irrémissibles qui dévouent l’excommunié à l’Enfer : In ignem æternum judicamus... L’office fut célébré la nuit, à la lueur des torches, qu’on éteignait successivement jusqu’à l’obscurité complète. Après quoi, les restes morcelés de Manfred furent dispersés à travers champs.

Cette scène tragique et pittoresque émut violemment les contemporains ; elle a même inspiré à Dante un des plus beaux passages de la Divine Comédie. Gravissant la montagne escarpée du Purgatoire, le poète voit venir à lui le fantôme du jeune prince, qui l’appelle et lui dit : « Je suis Manfred ; mes péchés furent horribles. La bonté infinie de Dieu a néanmoins des bras si grands qu’elle prend tous ceux qui se tournent vers elle. Si le pasteur de Cosenza, qui fut envoyé par Clément à la chasse de mes os, avait su apercevoir en Dieu son visage de miséricorde, mes os seraient encore à la tête du pont, près de Bénévent, sous la garde d’une lourde pierre. Maintenant, la pluie les mouille, le vent les agite sur les rives du fleuve où l’archevêque et ses prêtres les firent disperser après l’extinction des torches. Mais, par leur malédiction, l’amour divin n’est pas tellement banni qu’il ne puisse revenir, tant que l’espérance reste assez vive en nous pour donner une dernière fleur. »

Je voudrais pouvoir offrir cette citation à la pauvre Tsarine captive.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Voyez la Revue des 15 décembre 1921, 1er et 15 janvier, 15 février, 1er et 15 mars, 1er mai 1922.
  2. Texte du télégramme de MM. Jules Guesde, Sembat et Thomas, à M. Kérensky ministre de la Justice du Gouvernement provisoire.
    Paris, 18 mars 1917.
    Nous adressons au ministre socialiste de l’État russe rénové nos félicitations et nos souhaits fraternels.
    Nous saluons avec une émotion profonde l’avènement de la classe ouvrière et du socialisme russe au libre gouvernement de leur pays.
    Une fois encore, comme nos ancêtres de la grande Révolution, vous avez à assurer d’un même effort, l’indépendance du peuple et la défense de la patrie.
    Par la guerre menée jusqu’au bout, par la discipline héroïque des soldats citoyens épris de liberté, nous devons abattre maintenant ensemble la dernière et la plus formidable citadelle de l’absolutisme, le militarisme prussien.
    Nous évoquons ici, avec une confiance joyeuse, l’effort nouveau du peuple russe tout entier tendu vers la guerre. C’est la victoire conquise demain par nos enthousiasmes, qui, en donnant la paix au monde, établira en même temps et à jamais son bien-être et sa liberté.
    JULES GUESDE, MARCEL SEMBAT, ALBERT THOMAS.
  3. Une déciatine équivaut approximativement à un hectare.