La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/14

Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 75-109).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

VII [2]
LA CONFÉRENCE DES ALLIÉS


Mardi, 9 janvier 1917.

Sir George Buchanan, qui n’est pas moins inquiet que moi de la situation, estime que l’Empereur serait peut-être sensible à un conseil de son cousin le Roi d’Angleterre : il a donc suggéré à Balfour de provoquer l’envoi d’un télégramme personnel du Roi au Tsar : en remettant ce télégramme, Buchanan ajouterait de vive voix les commentaires nécessaires. Balfour avant approuvé cette démarche, mon collègue vient de solliciter une audience de l’Empereur.



Mercredi, 10 janvier.

Il y a un mois environ, la grande-duchesse Victoria-Féodorowna, femme du grand-duc Cyrille, a été reçue par l’Impératrice et, la sentant plus ouverte que d’habitude, s’est risquée à lui parler des questions brûlantes.

— C’est avec douleur, avec effroi, a-t-elle dit, que je constate le mouvement d’hostilité qui est déchaîné contre Votre Majesté...

L’Impératrice l’a interrompue :

— Vous vous trompez, ma chère. D’ailleurs, je me suis trompée moi-même. Tout récemment encore, je croyais que la Russie me détestait. Aujourd’hui, je suis éclairée. Je sais que c’est la société de Pétrograd seule qui me hait, cette société corrompue, impie, qui ne songe qu’à danser et à souper, qui ne s’occupe que de ses plaisirs et de ses adultères, pendant que, de tout côté, le sang coule à flots... le sang !... le sang !...

Elle était comme suffoquée de colère en articulant ces mots : elle dut s’arrêter un instant. Puis elle reprit :

— Maintenant, au contraire, j’ai la grande douceur de savoir que la Russie entière, la vraie Russie, la Russie des humbles et des paysans, est avec moi. Si je vous montrais les télégrammes et les lettres que je reçois, chaque jour, de tous les points de l’Empire, vous seriez fixée. Je ne vous en remercie pas moins de m’avoir parlé franchement.

Ce que la pauvre tsarine ignore, c’est que Sturmer a eu l’idée géniale, reprise et amplifiée par Protopopow, de lui faire expédier quotidiennement par l’Okhrana des vingtaines de lettres et de télégrammes dans le style que voici :

Oh ! notre souveraine bien-aimée, mère et tutrice de notre césaréwitch adoré... Gardienne de nos traditions... Oh ! notre grande et pieuse tsarine... Protégez-nous contre les méchants... Gardez-nous de nos ennemis... Sauvez la Russie !...

Ces derniers jours, sa sœur, la grande-duchesse Serge, l’abbesse du couvent de Marthe-et-Marie, est venue exprès de Moscou pour lui révéler l’exaspération croissante de la société moscovite et tout ce qui se trame à l’ombre du Kremlin.

Elle a trouvé auprès de l’Empereur et de l’Impératrice un accueil glacial ; elle en a été si stupéfaite qu’elle a demandé :

— Alors, j’aurais mieux fait de ne pas venir ?

— Oui, a répondu sèchement l’Impératrice.

— Alors, je ferais mieux de m’en aller ?

— Oui, par le premier train, a répliqué durement l’Empereur.


Trépow, ayant réitéré ses instances de démission, a été admis hier « à la retraite. »

Son successeur est le prince Nicolas-Dimitriéwitch Golitzine, qui appartient à l’extrême-droite du Conseil de l’Empire. Jusqu’ici, sa carrière a été exclusivement administrative... et obscure. On le dit sérieux et honnête, mais faible et indolent.

La cause des Alliés perd en Trépow sa plus forte garantie. Et je crains que la monarchie des tsars ne perde aussi, dans ce loyal et rude serviteur, son dernier soutien, sa dernière sauvegarde.



Jeudi, 11 janvier.

Hier, la grande-duchesse Marie-Pavlowna m’a fait inviter à déjeuner aujourd’hui avec mon premier secrétaire, Charles de Chambrun.

A une heure moins quelques minutes, j’arrive au palais Wladimir.

Je commence à monter l’escalier, quand le général Knorring, attaché à la personne de la Grande-Duchesse, descend hâtivement vers moi, en remettant une lettre à un colonel, qui s’éloigne d’un pas rapide.

— Excusez-moi, me dit-il, si je ne me suis pas trouvé dans le vestibule pour vous recevoir. Nous vivons des heures si graves !

Je remarque son teint blême, ses traits tirés.

Nous n’avons pas gravi quatre marches ensemble, qu’un autre colonel apparaît à la porte d’entrée : Knorring redescend aussitôt.

En atteignant le palier supérieur, j’aperçois, par la porte du salon grande ouverte, le magnifique décor de la Néwa, la cathédrale des Saints-Pierre-et-Paul, les bastions de la Forteresse, la prison d’État. Dans l’embrasure de la fenêtre, l’exquise Mlle Olive, demoiselle d’honneur de la Grande-Duchesse, est assise, toute pensive, le visage tourné vers la Forteresse : elle ne m’entend pas venir.

J’interromps sa rêverie :

— Mademoiselle, je viens de surprendre, sinon vos pensées, du moins la direction de vos pensées. Il me semble que vous regardez bien attentivement la prison !

— Oui, je regardais la prison. En des jours pareils, on ne peut pas se retenir de la regarder.

Elle ajoute avec son joli rire, en se tournant vers mon secrétaire :

— Monsieur de Chambrun, quand je serai là-bas, en face, sur la paille des cachots, viendrez-vous me voir ?

A une heure et dix minutes, la Grande-Duchesse, qui d’habitude est si exacte, entre enfin avec son troisième fils, le grand-duc André. Elle est pâle, amaigrie.

— Je suis en retard, me dit-elle. Mais ce n’est pas ma faute. Vous savez, vous devinez par quelles émotions je passe... Nous causerons tranquillement après le déjeuner. En attendant, parlez-moi de la guerre. Qu’en pensez-vous ?

Je lui réponds que, malgré les obscurités et les difficultés de l’heure présente, je garde une foi inébranlable en notre victoire finale.

— Ah ! Que vous me faites du bien en me parlant ainsi !

On annonce le déjeuner. A table, nous sommes six : la Grande-Duchesse, moi, le grand-duc André, Mlle Olive, Chambrun et le général Knorring.

La conversation est d’abord assez lourde. Puis, peu à peu, à mots couverts, nous effleurons le sujet qui nous obsède tous, la crise intérieure, le grand orage, le cyclone qui se forme à l’horizon.

Au sortir de table, la Grande-Duchesse m’offre un fauteuil près du sien et me dit :

— Maintenant, causons.

Mais un domestique s’avance et annonce que le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch vient d’arriver, qu’on l’a introduit dans le salon voisin, La Grande-Duchesse s’excuse auprès de moi, me confie au grand-duc André et passe dans l’autre pièce.

A travers la porte qu’on ouvre, je reconnais le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch : il a le visage coloré, les yeux ardents et graves, la taille redressée, cambrée dans une attitude de combat. Cinq minutes après, la Grande-Duchesse appelle son fils.

Nous restons seuls. Mlle Olive, le général Knorring, Chambrun et moi.

— Nous voici en plein drame, nous dit Mlle Olive. Avez-vous remarqué comme la Grande-Duchesse avait l’air bouleversé ? De quoi le grand-duc Nicolas est-il venu lui parler ?

A deux heures moins dix, la Grande-Duchesse rentre, la respiration un peu haletante. Faisant effort pour paraître calme, elle me presse de questions sur ma dernière audience de l’Empereur.

— Alors, me demande-t-elle, vous n’avez pas pu lui parler de la situation intérieure ?

— Non, il est resté obstinément fermé sur ce sujet. Un instant, après beaucoup de détours, j’ai cru que j’allais l’obliger à m’entendre. Mais il m’a arrêté court, en me demandant si j’avais reçu récemment des nouvelles du tsar Ferdinand !

— C’est lamentable ! fait-elle en laissant tomber ses bras dans un geste de découragement.

Après un silence, elle reprend :

— Que faire ?... Sauf celle de qui vient tout le mal, personne n’a d’action sur l’Empereur. Depuis quinze jours, nous nous épuisons tous à essayer de lui démontrer qu’il perd la dynastie, qu’il perd la Russie, que son règne, qui aurait pu être si glorieux, va se terminer dans une catastrophe. Il ne veut rien écouter. C’est tragique !... Nous allons cependant tenter une démarche collective de la famille impériale. C’est de cela que le grand-duc Nicolas est venu me parler.

— S’en tiendra-t-on à une démarche... platonique ?

Nous nous regardons en silence. Elle devine que j’ai dans la pensée le drame de Paul Ier, car elle me répond avec un geste d’épouvante :

— Mon Dieu ! Que va-t-il se passer ?...

Et elle reste un instant muette, les yeux effarés. Puis, d’une voix timide, elle reprend :

— N’est-ce pas, en cas de besoin, je pourrais compter sur vous ?

— Oui, madame.

Elle murmure, gravement :

— Je vous remercie.

Un domestique nous interrompt de nouveau. La Grande-Duchesse m’explique que toute la famille impériale est réunie dans le salon voisin et qu’on n’attend plus qu’elle pour délibérer. Elle conclut par ces mots :

— Maintenant, priez Dieu pour qu’il nous protège !

Sa main, qu’elle me tend, est toute tremblante.



Vendredi, 12 janvier 1917.


On m’assure, de divers côtés, qu’une tentative de meurtre a été commise avant-hier soir contre l’Impératrice, pendant qu’elle visitait son hôpital de Tsarskoïé-Sélo, et que l’auteur, — un officier, — a été pendu hier matin. Sur le mobile et les circonstances de l’acte, secret absolu.

Tous les membres de la famille impériale, y compris la reine douairière de Grèce, qui se sont réunis hier chez la grande-duchesse Marie-Pavlowna, ont adressé une lettre collective à l’Empereur.

Cette lettre, rédigée dans les termes les plus respectueux, signale au souverain le péril que sa politique intérieure fait courir à la Russie et à la dynastie : elle conclut en implorant la grâce du grand-duc Dimitry, afin que de grands malheurs soient évités.

Sazonow, à qui je fais visite dans la journée, me dit :

— La voie dans laquelle l’Empereur s’est engagé est sans issue. D’après nos précédents historiques, l’ère des attentats est ouverte. Au point de vue de la guerre, nous avons devant nous un mauvais fossé à franchir : la secousse sera rude : mais ensuite, tout ira bien... Je garde une foi inébranlable dans notre victoire finale.



Samedi, 13 janvier.

Sir George Buchanan a été reçu hier par l’Empereur.

Après lui avoir fait part des graves appréhensions que la situation intérieure de la Russie inspire au roi Georges et au Gouvernement britannique, il lui a demandé la permission de s’expliquer en toute franchise.

Ces premières phrases avaient été échangées debout. Sans faire asseoir Buchanan, l’Empereur lui a répondu sèchement :

— Je vous écoute.

Alors, d’un ton très ferme et très ému, Buchanan lui a représenté le préjudice énorme que causent à la Russie et, par suite, à ses alliés, le désordre et l’inquiétude qui se propagent dans toutes les classes de la société russe. Il n’a pas craint de dénoncer les intrigues que les agents allemands entretiennent autour de l’Impératrice et qui ont détourné d’elle l’affection de ses sujets : il a rappelé le rôle néfaste de Protopopow, etc. Enfin, après avoir protesté de son dévouement à la personne des souverains russes, il a conjuré l’Empereur de ne pas hésiter entre les deux voies qui s’ouvrent devant lui, dont l’une conduit à la victoire et l’autre à la plus sombre catastrophe.

L’Empereur, raide et froid, n’a rompu le silence que pour formuler deux objections. Voici la première : — « Vous me dites, monsieur l’ambassadeur, que je dois mériter la confiance de mon peuple. N’est-ce pas plutôt à mon peuple de mériter ma confiance ?... » Voici la seconde : — « Vous semblez croire qu’on me conseille pour le choix de mes ministres. Vous vous trompez : je les choisis, moi seul... » Après quoi, il a mis fin à l’audience par ces simples mots :

— Je vous remercie, monsieur l’ambassadeur.

Au fond, l’Empereur n’a fait qu’exprimer la pure doctrine de l’autocratisme, en vertu de laquelle il est sur le trône. Toute la question est de savoir combien de temps il restera encore sur le trône, en vertu de cette doctrine.


Voici textuellement la réponse de l’Empereur à la lettre que la famille impériale lui a adressée avant-hier : il a inscrit cette réponse en marge de la lettre :

Je n’admets pas qu’on me donne des conseils. Un meurtre est toujours un meurtre. Je sais d’ailleurs que plusieurs signataires de cette lettre n’ont pas la conscience nette.



Dimanche, 14 janvier.

Aujourd’hui, qui est le premier jour de l’an d’après le calendrier orthodoxe, l’Empereur reçoit à Tsarskoïé-Sélo les souhaits du corps diplomatique.

Le froid est sévère : — 38° !

Les chevaux des voitures de la Cour, qui nous attendent devant la gare impériale, sont caparaçonnés de glace. Et, jusqu’au Grand-Palais, je ne distingue rien du paysage, tant les vitres sont rendues opaques par l’épaisseur du givre.

Lorsque nous pénétrons dans la salle de bal où la solennité doit s’accomplir, le Directeur des cérémonies, E..., patriote ardent, nationaliste fougueux, qui est venu souvent épancher en moi son dégoût de Raspoutine et sa haine du parti germanophile, me glisse à l’oreille, d’une voix vibrante :

— Eh bien ! monsieur l’ambassadeur, avais-je assez raison de vous répéter, depuis des mois, que notre grande, notre sainte Russie était conduite à l’abîme !... Ne sentez-vous pas que nous voici maintenant tout près de la catastrophe ?...

A peine avons-nous pris nos places que l’Empereur paraît, entouré de ses aides de camp généraux et de ses hauts dignitaires. Il passe successivement devant le personnel de chaque ambassade et de chaque légation. Échange banal de vœux et de félicitations, de sourires et de poignées de mains. Nicolas II se montre, comme toujours, aimable et simple, affectant même l’air dégagé : mais la pâleur et l’amaigrissement de son visage trahissent la nature de ses pensées intimes.

Tandis qu’il achève son parcours, je cause avec mon collègue d’Italie, le marquis Carlotti, et nous faisons simultanément la même observation : dans toute la suite, pompeuse et chamarrée, qui accompagne le tsar, il n’y a pas une figure qui n’exprime l’anxiété...

En nous reconduisant à la gare impériale, nos voitures passent devant une petite église, pittoresque et solitaire, de style moscovite. C’est le Féodorowsky Sobor, qui abrite à l’étage inférieur, dans une crypte mystérieuse, l’oratoire préféré d’Alexandra-Féodorowna. Il fait déjà nuit. Sous son épais linceul de neige, la coupole du sanctuaire se profile confusément au travers de la brume... Je songe à toutes les heures d’exaltation soupirante ou de prosternement accablé que l’Impératrice a vécues là. Et je crois voir le fantôme de Raspoutine rôder autour du parvis.



Lundi, 18 janvier.

Le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch est relégué dans son domaine du gouvernement de Kherson, à Grouchewka, loin de toute ville et même de toute habitation.

L’ordre impérial lui a été notifié hier, malgré la solennité du premier jour de l’an. Aucun délai ne lui étant accordé, il est parti le soir même.

Quand je reçois la nouvelle, un précédent historique me vient aussitôt à l’esprit. Le 19 novembre 1787, Louis XVI exilait le Duc d’Orléans dans son domaine de Villers-Cotterets, pour le punir d’avoir soutenu devant le Parlement de Paris que les États-Généraux seuls avaient le droit de consentir au Roi un supplément d’impôts. La Russie en est-elle donc à 1787 ? — Non... Elle est déjà bien au delà.

En sévissant contre le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch, l’Empereur a voulu évidemment effrayer la famille impériale, et il y a réussi : car elle est affolée : mais Nicolas-Michaïlowitch ne méritait peut-être « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. » Au fond, il n’est pas dangereux. La crise décisive, que traversent le tsarisme et la Russie, exigerait un Retz ou un Mirabeau. Or, Nicolas-Michaïlowitch est un critique et un frondeur plutôt qu’un factieux : il se complaît trop aux épigrammes de salon. A aucun degré, il n’est homme d’aventure et d’attaque.

Quoi qu’il en soit, la conjuration des Grands-Ducs a fait long feu. Maklakow, de la Douma, avait raison de dire avant-hier à Mme D..., de qui je tiens le propos : — « Les Grands-Ducs sont incapables de s’entendre sur un programme d’action. Aucun d’eux n’ose prendre la moindre initiative, et chacun prétend ne travailler que pour soi. Ils voudraient que ce fût la Douma qui mît l’étincelle aux poudres... Somme toute, ils attendent de nous ce que nous attendons d’eux. »



Mercredi, 17 janvier.

Pokrowsky a eu hier une longue audience de l’Empereur. Il lui a exposé en termes pressants l’impossibilité où il se trouve d’assumer dans les circonstances actuelles la responsabilité de la politique extérieure. Invoquant tout son passé de loyalisme et de dévouement, il a supplié l’Empereur de ne pas suivre plus longtemps les conseils funestes de Protopopow : il l’a même imploré, à mains jointes, d’ouvrir les yeux sur « la catastrophe imminente. »

Après l’avoir écouté avec beaucoup de douceur, le Tsar lui a ordonné de garder ses fonctions, en lui affirmant que « la situation n’est pas si tragique et que tout s’arrangera. »

La veille au soir, Sa Majesté avait reçu son nouveau président du Conseil.

Le prince Nicolas Golitzine, qui est un parfait honnête homme, avait expressément décliné la présidence du Conseil, qui lui a été imposée « d’ordre suprême. » Il s’est donc cru autorisé à s’expliquer, en toute franchise, avec l’Empereur : il lui a fait le plus sombre tableau de l’état d’esprit qui règne en Russie, particulièrement à Moscou et à Pétrograd : il ne lui a pas dissimulé que la vie des souverains est en péril et que, dans les régiments de Moscou, on parle ouvertement de proclamer un autre tsar. L’Empereur a accueilli ces déclarations avec une placide insouciance ; il a objecté simplement :

— L’Impératrice et moi, nous savons que nous sommes dans la main de Dieu. Que sa volonté soit faite !

Le prince Golitzine a conclu en implorant l’Empereur d’accepter sa démission. Il a reçu la même réponse que Pokrowsky.

Pendant ce temps-là l’Impératrice était en prières sur la tombe de Raspoutine. Chaque jour, accompagnée de Mme Wyroubow, elle s’y absorbe dans de longues oraisons.



Samedi, 20 janvier.

Le Prince héritier de Roumanie, Carol, et le président du Conseil, Bratiano, viennent d’arriver à Pétrograd.

Le ministre des Affaires étrangères s’est empressé de recevoir Bratiano. Leur entretien a été très cordial. Dès les premiers mots, Bratiano a déclaré à Pokrowsky sa résolution de fonder sur des bases durables l’alliance de la Russie et de la Roumanie :

— Cette alliance, a-t-il dit, ne doit pas être limitée à la guerre actuelle : je souhaite ardemment qu’elle se prolonge dans l’avenir.

Le prince Carol et Bratiano sont invités à dîner demain par les souverains.



Dimanche, 21 janvier.

L’Empereur a fait savoir amicalement à sa tante, la grande-duchesse Wladimir, que ses cousins, les grands-ducs Cyrille et André, devraient, dans leur propre intérêt, s’éloigner de Pétrograd pendant quelques semaines.

Le grand-duc Cyrille, qui est officier de marine, a « sollicité » une mission d’inspection à Arkhangelsk et à Kola : le grand-duc André, qui a la poitrine délicate, se rendra au Caucase.

Sazonow est nommé ambassadeur à Londres, en remplacement du comte Benckendorff, qui est mort récemment.



Mardi, 23 janvier.

Dîné à Tsarskoïé-Sélo, chez le grand-duc Paul...

Au sortir de table, le Grand-Duc m’emmène dans un petit salon reculé, afin que nous puissions causer en tête-à-tête. Il me confie ses angoisses et sa douleur.

— L’Empereur est plus que jamais dominé par l’Impératrice. Elle a réussi à lui persuader que le mouvement d’hostilité qui s’est déchaîné contre elle et qui, malheureusement, commence à l’atteindre lui-même, n’est qu’une conjuration des Grands-Ducs et une émeute des salons. Cela ne peut plus finir que par une tragédie... Vous connaissez ma foi monarchique et tout ce que l’Empereur représente de sacré pour moi. Vous devez comprendre combien je souffre de ce qui se passe et de ce qui se prépare...

A l’accent de ses paroles, à son émotion, je reconnais qu’il est désolé que son fils Dimitry soit mêlé au prologue du drame. Il reprend spontanément :

— N’est-ce pas déplorable que, dans tout l’Empire, on brûle des cierges devant l’icône de Saint Dimitry et qu’on appelle mon fils le libérateur de la Russie.

L’idée que demain son fils puisse être proclamé tsar ne semble même pas effleurer son esprit. Il reste ce qu’il a toujours été : parfaitement loyal et chevaleresque.

Il me raconte ensuite que, ayant appris à Mohilew l’assassinat de Raspoutine, il est revenu aussitôt à Tsarskoïé-Sélo avec l’Empereur.

En arrivant à la gare le 31 décembre, vers la fin du jour, il a trouvé, sur le quai, la princesse Paley, qui lui a annoncé que Dimitry avait été arrêté dans son palais à Pétrograd. Il a immédiatement demandé une audience à l’Empereur, qui a consenti à le recevoir le soir même, à onze heures, mais « pour cinq minutes seulement, » car il avait beaucoup à faire.

Introduit auprès de son auguste neveu, le grand-duc Paul a protesté énergiquement contre l’arrestation de son fils :

— On n’a pas le droit d’arrêter un Grand-Duc sans un ordre formel de toi. Fais-le relâcher, je t’en prie... Crains-tu donc qu’il ne s’enfuie ?

L’Empereur a éludé toute réponse précise et mis fin à l’entretien.

Le lendemain matin, le grand-duc Paul s’est rendu à Pétrograd pour embrasser son fils au palais de la Perspective Newsky. Là il lui a demandé :

— As-tu tué Raspoutine ?

— Non.

— Es-tu prêt à le jurer sur la sainte icône de la Vierge et sur l’image de ta mère ?

— Oui.

Le grand-duc Paul lui a présenté alors une icône de la Vierge et un portrait de la grande-duchesse Alexandra défunte :

— Maintenant, jure-moi que tu n’as pas tué Raspoutine.

— Je le jure.

En me faisant ce récit, le Grand-Duc était vraiment touchant de noblesse, de candeur et de dignité. Il a terminé par ces mots :

— Je ne sais rien de plus du drame ; je n’ai rien voulu savoir de plus.

Pendant le retour en chemin de fer à Pétrograd, je cause avec Mme P... de tout ce que m’a dit le grand-duc Paul :

— Je suis beaucoup plus pessimiste encore que lui, me déclare-t-elle avec des yeux flamboyants. La tragédie qui se prépare ne sera pas seulement une crise dynastique, ce sera une révolution terrible et nous n’y échapperons plus... Rappelez-vous l’oracle que je viens de rendre : la catastrophe est proche.

Je lui cite alors l’effrayante prophétie que l’aveuglement de Louis XVI et de Marie-Antoinette inspirait à Mirabeau, dès le mois de septembre 1789 : « Tout est perdu. Le Roi et la Reine périront : la populace battra leurs cadavres ! »

Elle reprend :

Si nous avions au moins un Mirabeau !



Jeudi, 25 janvier.

Les serviteurs les plus dévoués du tsarisme et quelques-uns même de ceux qui forment la société habituelle des souverains commencent à s’effrayer de l’allure que prennent les événements.

Ainsi, j’apprends d’une source très sûre que l’amiral Nilow, aide de camp général de l’Empereur et l’un de ses familiers les plus intimes, a eu récemment le courage de lui montrer tout le danger de la situation : il est allé jusqu’à le supplier d’éloigner l’Impératrice, comme l’unique moyen qui reste encore de sauver l’Empire et la dynastie. Nicolas II, qui adore sa femme et qui est chevaleresque, a repoussé l’idée avec une indignation violente :

— L’Impératrice, a-t-il dit, est étrangère : elle n’a que moi pour la protéger. En aucun cas, je ne l’abandonnerai... D’ailleurs, tout ce qu’on lui reproche est faux. On répand sur elle des calomnies abominables ; mais je saurai la faire respecter !...

L’intervention de l’amiral Nilow est d’autant plus frappante que, jusqu’à ces derniers temps, il prenait toujours le parti de l’Impératrice. Il était grand ami de Raspoutine et fort lié avec toute la bande : il assistait ponctuellement aux fameux dîners du mercredi chez le financier Manus : il a donc une large part de responsabilité dans la déconsidération et l’opprobre qui atteignent aujourd’hui la Cour impériale. Mais, au fond, c’est un brave homme et un patriote : il voit enfin l’abîme qui s’ouvre devant la Russie et il essaie, trop tard, de libérer sa conscience.



Vendredi. 26 janvier.

Le vieux prince S..., qui est un maître en occultisme, a eu, ces derniers soirs, la satisfaction d’évoquer le fantôme de Raspoutine.

Il a aussitôt convié le ministre de l’Intérieur, Protopopow, et le ministre de la Justice, Dobrowolsky, lesquels sont arrivés immédiatement. Depuis lors, chaque soir, tous les trois, ils restent enfermés durant des heures, à recueillir les paroles solennelles du trépassé.

Quel étrange personnage, ce vieux prince S... ! Taille voûtée, tête chauve, nez crochu, teint blafard, yeux aigus et hagards, visage creux, voix lente et caverneuse, air sinistre, — vrai type de nécromant.

Aux obsèques du comte Witte, il y a deux ans, on le vit contempler pendant quelques minutes la face hautaine du mort : car, selon le rite orthodoxe, le cercueil était découvert, puis on l’entendit prononcer, de sa voix sépulcrale : « Ce soir, nous te forcerons à venir !... »



Lundi, 29 janvier.


Les délégués de France, d’Angleterre et d’Italie à la conférence des Alliés sont arrivés ce matin à Pétrograd.

Ils n’ont mis que trois jours pour venir de Port-Romanow : leur train est le premier qui ait parcouru, d’un bout à l’autre, la ligne de la côte mourmane.

Laissant le général de Castelnau aux soins de mon attaché militaire, j’emmène Doumergue à l’Hôtel de l’Europe.

Il m’interroge sur la situation intérieure de la Russie. Je la lui dépeins, sans ménager les couleurs sombres, et je conclus à la nécessité de presser les événements militaires.

— Du côté russe, dis-je, le temps ne travaille plus pour nous. On se désintéresse de la guerre. Tous les ressorts du Gouvernement, tous les rouages de l’administration se détraquent, l’un après l’autre. Les meilleurs esprits sont convaincus que la Russie marche à l’abîme. Il faut nous hâter.

— Je ne croyais pas le mal si profond.

— Vous vous en rendrez compte par vous-même.

Il me confie ensuite que le Gouvernement de la République voudrait obtenir de l’Empereur la promesse expresse de faire insérer dans le traité de paix une clause accordant à la France toutes les garanties qu’elle croira devoir s’assurer dans les provinces rhénanes pour se prémunir contre un réveil ultérieur du militarisme allemand.


Après un déjeuner intime à l’ambassade, je conduis Doumergue et le général de Castelnau au ministère des Affaires étrangères, où la conférence doit tenir une séance préliminaire et officieuse, pour établir les bases de ses travaux.

Sont présents :

Pour la Russie : M. Pokrowsky, ministre des Affaires étrangères ; le grand-duc Serge-Michaïlovvitch, inspecteur général de l’artillerie ; M. Woynowski, ministre des Voies de communication ; M. Bark, ministre des Finances ; le général Biélaïew, ministre de la Guerre ; le général Gourko, chef de l’État-major du Commandement suprême ; l’amiral Grigorowitch, ministre de la Marine ; M. Sazonow, qui vient d’être nommé ambassadeur à Londres, et M. Nératow, adjoint du ministre des Affaires étrangères ;

Pour l’Angleterre : Lord Milner, ministre sans portefeuille ; Sir George Buchanan ; lord Revelstoke et le général Sir Henry Wilson ;

Pour l’Italie : M. Scialoja, ministre sans portefeuille ; le marquis Carlotti et le général comte Ruggieri ;

Pour la France : M. Doumergue, ministre des Colonies ; le général de Castelnau et moi.

Dès les premiers mots, il apparaît que les délégués des Puissances occidentales n’ont reçu de leurs Gouvernements que des instructions vagues, aucun principe directeur pour coordonner l’effort des Alliés, aucun programme d’action collective pour hâter la victoire commune. Après un long échange de phrases diffuses, dont chacun sent le vide, on s’accorde modestement à déclarer que les récentes conférences de Paris et de Rome ont défini, avec une suffisante précision, l’objet de la présente réunion. Puis on décide que les questions d’ordre politique seront étudiées par les premiers délégués et les ambassadeurs ; que les plans d’opération seront concertés par les généraux ; qu’une commission technique examinera les questions de matériel, de munitions, de transport, etc. ; enfin, que les résolutions définitives seront prises par la conférence siégeant en séance plénière.



Mardi, 30 janvier.

L’Empereur recevra demain les membres de la conférence. La première séance officielle est donc fixée à après-demain.

Grand déjeuner de quarante couverts à l’ambassade.

L’après-midi se passe en promenades et en visites.

Le président du Conseil de Roumanie, Bratiano, a prolongé son séjour à Pétrograd ; il participera officieusement aux travaux de la conférence, chaque fois que les intérêts de son pays seront en cause.

A huit heures, dîner de gala au ministère des Affaires étrangères. Le prince Nicolas Golitzine, président du Conseil, y assiste, mais en personnage muet, en simple figurant. Il porte, avec une indifférence absolue, avec un détachement complet, les lourdes fonctions qui lui ont été imposées. Néanmoins, à la condition qu’on ne lui parle pas de politique, il vous répond avec une aménité parfaite.



Mercredi, 31 janvier.

A onze heures, l’Empereur reçoit les membres de la conférence, au petit palais de Tsarskoïé-Sélo.

L’étiquette de la Cour veut que les ambassadeurs aient la préséance sur leurs missions et déterminent ainsi, par leur ancienneté, l’ordre de présentation.

Les trois missions sont donc rangées en cercle dans l’ordre suivant : la mission anglaise, la mission italienne, la mission française.

La mission anglaise n’est pas seulement la première par le privilège d’ancienneté de Buchanan, mais encore par le nombre de ses membres. Ainsi, elle compte deux délégués civils, lord Milner et lord Revelstoke, alors que les missions italienne et française n’en comptent qu’un, Scialoja et Doumergue ; et elle aligne six généraux contre deux italiens et deux français. Néanmoins, au point de vue militaire, le général de Castelnau nous confère indiscutablement la prééminence de l’autorité morale et technique : les services éclatants qu’il a rendus pendant cette guerre, la mort glorieuse de ses trois fils, le stoïcisme chrétien de sa résignation, la noblesse de son caractère, la générosité de son cœur lui mettent au front une sorte d’auréole...

Buchanan et Carlotti présentent successivement leurs délégations. Je remarque une fois de plus que l’Empereur échange à peine quelques mots avec les chefs de file et qu’il prolonge volontiers ses entretiens quand ses interlocuteurs sont de rang plus modeste.

— A mon tour, je lui présente Doumergue et j’entends tomber de sa bouche les inévitables questions .

— Vous avez fait un bon voyage ?... Vous n’êtes pas trop fatigué ?... Est-ce la première fois que vous venez en Russie ?...

Puis, quelques phrases insignifiantes sur l’alliance, la guerre, la victoire. Doumergue, qui ne peut que plaire à Nicolas II par sa franchise et sa cordiale simplicité, fait de vains efforts pour relever le ton du dialogue.

Avec le général de Castelnau, l’Empereur n’est pas moins vague, ne paraissant même pas se douter du rôle éminent qu’il a joué en France, ne trouvant pas un mot à lui dire pour ses trois fils tués au feu.

Après quelques propos affables aux fonctionnaires et officiers subalternes qui composent la suite de la mission française, Nicolas II se retire. Et l’audience est terminée.

Pendant le retour à Pétrograd, j’observe chez lord Milner, chez Scialoja, chez Doumergue, la même déception de cette cérémonie.

Intérieurement, je songe à tout le parti qu’un monarque, épris de son métier, comme Ferdinand de Bulgarie, eût tiré d’une pareille conjoncture. J’imagine tout le jeu de questions et d’insinuations, d’allusions et de prétéritions, de confidences et de flatteries, auquel il se fut livré. Mais, et je l’ai si souvent remarqué ! Nicolas II n’aime pas l’exercice du pouvoir. S’il défend jalousement ses prérogatives d’autocrate, c’est uniquement pour des raisons mystiques. Il n’oublie jamais qu’il a reçu sa puissance de Dieu même et il pense constamment au compte qu’il en devra rendre dans la vallée de Josaphat. Cette conception de son rôle souverain est tout le contraire de celle qui inspirait à Napoléon la fameuse apostrophe à Rœderer : — « J’aime le pouvoir, moi ; mais je l’aime en artiste ; je l’aime comme un musicien aime son violon, pour en tirer des sons, des accords, des harmonies !... » Conscience, humanité, mansuétude, honneur, telles sont, je crois, les vertus éminentes de Nicolas II ; mais il n’a pas l’étincelle sacrée.



Jeudi, 1er février.

J’ai invité à déjeuner Kokovtsow, Trépow, le général Gourko, Doumergue et le général de Castelnau.

Conversation vive et confiante. Pour la circonstance, Kokovtsow a mis une sourdine à son trop légitime pessimisme. Trépow s’exprime avec franchise sur les dangers de la crise intérieure que traverse la Russie ; mais il y a, dans son langage et plus encore peut-être dans sa personne, une telle vertu d’énergie et de commandement, que le mal semble facile à réparer. Le général Gourko se montre encore plus impétueux que d’habitude. Je sens flotter autour de moi la vivifiante atmosphère que Doumergue et Castelnau ont apportée de France

A trois heures, réunion de la conférence au Palais Marie ; nous siégeons dans le grand salon en rotonde qui prend jour sur la place Saint-Isaac

Pokrowsky préside ; mais son inexpérience des affaires diplomatiques, sa douceur, sa modestie, l’empêchent de conduire la délibération, qui flotte à la dérive. On parle de la Grèce, du Japon, de la Serbie, de l’Amérique, de la Roumanie, des pays scandinaves, etc. Tout cela sans suite, sans idée directrice, sans conclusion pratique. Plusieurs fois, lord Milner, dont je suis le voisin, me glisse à l’oreille, avec impatience :

We are wasting time ! Nous perdons notre temps !

Mais voici que le président donne la parole au chef d’État-major du Commandement suprême.

De sa voix claironnante et saccadée, le général Gourko nous lit une série de questions qu’il désire soumettre à la conférence sur la conduite des opérations militaires.

La première question nous étonne ; car elle est libellée en ces termes : « Les campagnes de 1917 devront-elles avoir un caractère décisif ? Ou ne faut-il pas renoncer à obtenir des résultats définitifs dans le cours de cette année ? »

Tous les délégués, français, anglais et italiens insistent énergiquement pour que des offensives vigoureuses et concordantes soient entreprises, sur les divers fronts, dans le plus bref délai possible.

Mais le général Gourko nous laisse entendre que l’armée russe ne sera pas en état d’entreprendre une grande offensive avant d’être renforcée des soixante nouvelles divisions dont la création a été prévue récemment. Or, pour que ces divisions soient constituées, instruites, et qu’elles soient dotées de tout le matériel nécessaire, il faudra de longs mois, un an peut-être. D’ici là l’armée russe ne pourra engager que des opérations secondaires, qui suffiront néanmoins à retenir l’ennemi sur le front oriental.

La question est trop grave pour que la conférence veuille se prononcer sans un avis motivé des généraux.

Les autres questions dont le général Gourko nous donne lecture ne sont que le corollaire de la première, ou se réfèrent à des problèmes techniques. L’ensemble du questionnaire est donc renvoyé à l’examen de la commission militaire.



Samedi, 3 février.

L’Empereur a reçu aujourd’hui en audience particulière les premiers délégués de la conférence.

Doumergue s’est exprimé avec énergie sur la nécessité de hâter les offensives générales. L’Empereur lui a répondu :

— Je suis tout à fait de votre avis.

J’eusse préféré un acquiescement moins absolu, plus nuancé, tempéré même de quelques objections.

Doumergue a ensuite abordé la question de la rive gauche du Rhin. Il a judicieusement développé tous les aspects, politiques, militaires, économiques, de ce grave problème qui domine pour ainsi dire notre histoire nationale, puisqu’il se posait déjà entre la France et la Germanie au temps de Lothaire et que le fameux « traité de partage, » signé à Verdun en 843, nous est encore utile à méditer aujourd’hui.

Après un attentif examen, Nicolas II a reconnu la légitimité des garanties que nous réclamons et il a promis de s’employer à les faire inscrire dans le traité de paix.

Doumergue a exposé ensuite que les Alliés devraient se concerter pour dénier aux Hohenzollern le droit de parler au nom de l’Allemagne, quand sonnera l’heure des négociations. C’est là une idée que l’Empereur caressa depuis longtemps et dont il m’a plusieurs fois entretenu ; il a donc promis à Doumergue de faire étudier la question, aux points de vue historique et juridique, par son ministre des Affaires étrangères.

On a encore échangé quelques paroles sur l’avenir de l’Alliance, sur les sentiments fraternels qui unissent dorénavant et pour jamais la France et la Russie, etc. Après quoi, l’audience a pris fin.


A huit heures, dîner de gala au palais Alexandre. En vérité, le gala ne se révèle que dans les livrées, le luminaire et l’argenterie ; car le menu est d’une extrême simplicité, d’une simplicité toute bourgeoise, qui contraste avec le luxe ancien et renommé de la cuisine impériale, mais que les convenances morales imposent en temps de guerre.

Le tsar a sa physionomie des bons jours : il craignait, me dit-on, que les délégués ne lui fissent entendre quelque ennuyeux conseil de politique intérieure : il est maintenant rassuré. La tsarine, souffrante, est restée dans son appartement.

A table, l’Empereur a Buchanan à sa droite et Carlotti à sa gauche. Le comte Fréederickz, ministre de la Cour, est assis en face de Sa Majesté ; je suis à sa droite et j’ai, moi-même, à ma droite, le prince Nicolas Golitzine, président du Conseil.

Le vieux et excellent comte Fréederickz, très fatigué par l’âge, me raconte combien il souffre des attaques de presse ou des épigrammes de salon qui le représentent comme un Allemand :

— D’abord, me dit-il, ma famille n’est pas d’origine allemande, mais suédoise ; puis, elle est, depuis plus d’un siècle, depuis le règne de la Grande Catherine, au service de la Russie !

Ce qui est exact, c’est que sa famille est originaire de la Poméranie suédoise et qu’elle a fourni une longue lignée de dociles serviteurs à l’autocratisme russe. Il représente donc excellemment cette caste des « barons baltes » qui, depuis le règne d’Anna-Ivanowna, gouvernent la Russie, tous fort dévoués à la personne des souverains, mais communiant peu avec l’âme russe et ayant presque tous des parents au service militaire ou civil de l’Allemagne. L’attachement à la dynastie des Romanow n’est pas seulement chez eux une tradition et une vertu familiale : c’est leur raison d’être.

Aussi, ne suis-je pas surpris du propos ingénu que le comte Fréederickz me tient au dessert :

— La conférence devrait s’entendre pour que, après la guerre, les Alliés se prêtent un mutuel concours, en cas de troubles intérieurs. Nous sommes tous intéressés à combattre la révolution !

Il en est encore à la Sainte-Alliance ; il ne retarde que d’un siècle ! O sancta et senilis simplicitas !

Enfin, le dîner s’achève. On passe dans le salon voisin, où le café est servi.

L’Empereur allume une cigarette et va de groupe en groupe. Lord Milner, Scialoja, Doumergue, le général de Castelnau, lord Revelstoke, le général Ruggieri, le général Wilson, les trois ambassadeurs, ont tour à tour un mot aimable de lui, mais rien de plus, car il ne s’attarde à aucun.

Tandis que ces conversations superficielles se déroulent, l’Impératrice reçoit tour à tour, dans son appartement, les premiers délégués. Elle s’est montrée fort aimable pour Doumergue et lui a dit en terminant : « La Prusse devra être punie. »

Un peu avant dix heures, Nicolas II revient au centre du salon, puis il fait un signe au ministre de la Cour et, de son plus aimable sourire, il prend congé de l’assistance.



Lundi, 5 février.

J’ai à déjeuner Doumergue, le président de la Douma Rodzianko, le président du Conseil de Roumanie Bratiano, plusieurs membres du Conseil de l’Empire dont le comte Alexis Bobrinsky et Michel Stakhowitch, le financier Poutilow, etc.

Sauf Poutilow, qui s’enferme dans un mutisme éloquent, tous mes convives russes professent un optimisme, dont ils étaient bien loin il y a seulement quelques jours. D’ailleurs, depuis l’arrivée des délégués étrangers, le même courant d’optimisme circule dans la société de Pétrograd. Mais, hélas ! dès qu’ils partiront, le baromètre retombera au plus bas. Aucun peuple n’est aussi influençable et suggestible que le peuple russe.

Bratiano supporte avec une belle fermeté d’âme le malheur de son pays, le fardeau de ses responsabilités personnelles. L’adversité le grandit.

Ce soir, grand dîner de cent cinquante couverts au Cercle militaire. Pour siéger dans une conférence diplomatique, la première qualité est d’avoir un bon estomac. En sortant, je répète à lord Milner sa phrase de l’autre jour :

We are wasting time ! Nous perdons notre temps !



Mercredi, 7 février.

Les travaux de la conférence se traînent sans intérêt. De tout ce verbiage diplomatique, aucun résultat positif ne se dégage. Par exemple, on cherche des formules pour suggérer au Japon d’accroître son concours !

Seule, la commission technique des munitions et des transports fait œuvre utile. Mais les besoins de l’État-major russe excèdent tout ce qu’on prévoyait et ses demandes surpassent encore ses besoins. La question, selon moi, n’est pas tant de savoir ce qui manque à la Russie que de vérifier ce qu’elle est capable d’utiliser. A quoi bon lui envoyer des canons, des mitrailleuses, des projectiles, des avions, qui nous seraient tellement précieux, si elle n’a ni le moyen de les faire parvenir sur le front, ni la volonté de s’en servir ?

Entre le général de Castelnau et le général Gourko, la confiance est parfaite. Le général de Castelnau insiste pour que l’offensive russe soit déclenchée vers le 15 avril, de manière à coïncider avec l’offensive française ; mais le général Gourko ne croit pas possible d’engager une opération de quelque envergure avant le 15 mai !...



Jeudi, 8 février.

J’essaie de procurer à Doumergue un aperçu aussi complet que possible du monde russe, en lui faisant connaître les hommes les plus représentatifs. Ce matin, je réunis autour de lui à ma table le général Polivanow et le grand mathématicien Wassiliew, membres libéraux du Conseil de l’Empire, ainsi que Milioukow, Maklakow et Chingarew, leaders du parti « cadet » à la Douma.

La conversation, très libre, très animée, porte principalement sur la politique intérieure.

Un instant, Doumergue, jugeant que mes convives sont un peu trop excités, un peu trop ardents à engager la lutte contre le tsarisme, leur prêche la patience.

Au seul mot de « patience, » Milioukow et Maklakow bondissent ;

— Assez de patience !... Nous avons épuisé toute notre patience !.. D’ailleurs, si nous n’agissons pas bientôt, les masses ne nous écouteront plus.

Et Maklakow rappelle la parole de Mirabeau : « Gardez-vous de demander du temps ! Le malheur n’en accorde jamais ! »

Doumergue reprend, très sagement :

— J’ai parlé de patience et non de résignation... Je comprends vos inquiétudes, vos agacements, et l’extrême difficulté de votre situation. Mais, avant tout, pensez à la guerre !

J’observe que Maklakow, natif de Moscou, député de Moscou, type du pur Moscovite, ne dit jamais Pétrograd, mais Pétersbourg, et je lui demande pourquoi.

— Parce que Pétersbourg est son vrai nom ; c’est une ville allemande qui n’a pas le droit de porter un nom slave. Je l’appellerai Pétrograd, quand elle l’aura mérité...



Vendredi, 9 février.

Le prince O... arrive de Kostroma, où il a de grands intérêts agricoles et manufacturiers. La vieille cité de Kostroma, qui s’élève sur la rive gauche de la Volga, entre Iaroslawl et Nijny-Novgorod, est riche de souvenirs : elle fut jadis le refuge et la citadelle des Romanow ; elle conserve aussi, dans le célèbre couvent de Saint-Ipatiew, la dépouille de l’héroïque paysan Soussianine, dont la Vie pour le tsar a glorifié la légende. C’est une des provinces de l’Empire où le loyalisme dynastique est le plus vivace, où se conservent avec le plus d’intégrité les tendances héréditaires, les habitudes sociales et les sentiments nationaux du peuple russe. Je suis donc curieux de connaître l’état de l’esprit public dans cette région. D’ailleurs, je ne saurais mieux m’adresser qu’au prince O... ; car il excelle à causer avec les moujiks. A mes questions, il répond :

— Cela ne va pas !... On est las de la guerre ; on n’y comprend plus rien, sinon que la victoire est impossible. Cependant, on ne réclame pas encore la paix. J’ai senti partout un mécontentement morne et résigné... L’assassinat de Raspoutine a fait une vive impression dans les masses.

— Ah ! Et quelle sorte d’impression ?

— C’est un phénomène très curieux et qui est bien dans la tradition russe. Pour les moujiks, Raspoutine est devenu un martyr. Il était du peuple ; il faisait entendre au tsar la voix du peuple ; il défendait le peuple contre les gens de la Cour, contre les pridvorny : alors, les pridvorny l’ont assassiné ! Voilà ce qu’on se répète dans toutes les isbas.

— Mais, à Pétrograd, le peuple a exulté en apprenant la mort de Grichka ! On s’est même précipité dans les églises pour allumer des cierges devant l’icône de Saint Dimitry, parce qu’on croyait alors que c’était le grand-duc Dimitry qui avait tué le chien.

— A Pétrograd, on connaissait trop les orgies de Raspoutine. Et puis, en se réjouissant de sa mort, c’était une façon de manifester contre l’Empereur et l’Impératrice. Mais je me figure que, dans l’ensemble, tous les moujiks de la Russie pensent comme ceux de Kostroma...



Samedi, 10 février.

Bratiano a quitté Pétrograd ce soir pour rentrer directement à Iassy.

Quand il est venu me faire ses adieux, je l’ai trouvé dans une disposition d’esprit qui l’honore, c’est-à-dire calme, triste et résolu. Aucune récrimination vaine ; aucun essai d’apologie personnelle. Il voit et juge la situation avec une objectivité parfaite ; il s’est déclaré d’ailleurs très content des entretiens multiples qu’il a eus avec les ministres de l’Empereur et les membres de la Conférence interalliée. Mais, plus particulièrement, il s’est félicité de la confiance attentive et cordiale que le général Gourko lui a témoignée : il est trop fin pour ne pas s’être aperçu que toute la politique de la Russie envers la Roumanie est désormais sous la dépendance directe du Haut Commandement militaire et il a très habilement lié partie avec le chef d’État-major général. Je n’ai cependant pas l’impression que, dans ses conférences avec le général Gourko, il soit arrivé à un résultat pratique sur les deux questions qui se posent à l’heure actuelle avec une extrême urgence : 1° le ravitaillement de la population civile en Moldavie ; 2° la reprise des opérations dans les Carpathes septentrionales et dans la région danubienne.

On m’assure que, pendant son séjour à Pétrograd, Bratiano a fait pressentir l’Empereur sur son éventuelle adhésion au mariage de la grande-duchesse Olga et du prince Carol, héritier présomptif. Le projet de cette union a été mis en avant plusieurs fois déjà. La réponse de l’Empereur a été assez encourageante : « Je ne ferai pas d’objection à ce mariage, si ma fille et le prince Carol se conviennent réciproquement. »



Lundi, 12 février.

Profitant de ce que les généraux allaient inspecter le front de Galicie, les délégués civils de la Conférence ont été visiter Moscou.



Mardi, 13 février.

Onze ouvriers, appartenant au comité central de l’industrie militaire, viennent d’être arrêtés sous la prévention de « machiner un mouvement révolutionnaire ayant pour objet la proclamation de la République. »

Les arrestations de ce genre sont fréquentes en Russie ; mais d’habitude, le public n’en sait rien. Après une procédure secrète, les inculpés sont incarcérés dans une prison d’État ou relégués au fond de la Sibérie ; aucun journal n’en parle ; souvent, la famille elle-même ignore ce que deviennent les disparus. Et le silence, qui enveloppe généralement ces exécutions sommaires, est pour beaucoup dans la renommée tragique de l’Okhrana. Cette fois, on a renoncé au mystère. Une note sensationnelle a fait connaître à la presse l’arrestation des onze ouvriers. Protopopow a voulu démontrer ainsi qu’il s’occupe à sauver le tsarisme et la société.



Samedi, 17 février.

Un des spectacles qui ont le plus frappé les membres des trois missions alliées depuis leur arrivée en Russie et surtout pendant leur excursion à Moscou, est l’activité des transports sur la neige : l’animation, que la campagne et les villes présentent à ce point de vue, les a tous surpris.

Dans les pays d’Occident, la neige, dont la couche est toujours mince et qui ne persiste jamais longtemps, n’est qu’un obstacle à la circulation ; elle obstrue les routes, elle entrave les charrois ; souvent même, elle paralyse la vie économique.

En Russie, tout le contraire. Au printemps, le dégel transforme la plaine russe en un vaste marécage, qui s’étend de la Mer-Noire à la Baltique ; dans certaines régions comme celle du Pripet et du moyen Dnieper, la boue atteint jusqu’à cinq et six pieds de profondeur. Dès les premières chaleurs de l’été, les routes, n’étant pas empierrées, s’affouillent et se ravinent au moindre transit ; bientôt, la plupart des chemins ne sont plus que des pistes, sillonnées d’ornières, coupées de crevasses. Vers la mi-septembre, le sol se détrempe et se délaie à nouveau. Sous les pluies d’automne, la plaine infinie redevient un bourbier : les villages ne communiquent plus entre eux ; les gares de chemin de fer, congestionnées de marchandises, ne peuvent plus les distribuer à l’entour. Enfin, l’hiver paraît. La neige tombe à gros flocons ; elle s’accumule, elle se tasse, elle durcit, elle étend sur la terre un tapis égal et résistant. Aussitôt, le traînage s’organise. De toutes parts la vie se réveille, le mouvement renaît sur l’immensité blanche.



Dimanche, 18 février.

Le général Berthelot, qui commande la mission militaire française en Roumanie, vient d’arriver à Pétrograd pour conférer avec le général de Castelnau et le général Gourko.

Voilà quatre mois que le général Berthelot dirige en fait les opérations et la réorganisation de l’armée roumaine. Dans les circonstances les plus ingrates, les plus désespérées, il s’est imposé à tous par son activité judicieuse et méthodique, par sa raison froide, par sa confiance inaltérable et communicative, par son énergie calme et obstinée. Quand la Roumanie se relèvera de son épreuve actuelle, il aura été l’un des meilleurs ouvriers de sa résurrection..



Mardi, 20 février.

J’ai à déjeuner, en stricte intimité, Doumergue et le général de Castelnau. Comme ils sont de fins gourmets et que leurs origines les rattachent l’un au Languedoc, l’autre à la Gascogne, je leur fais servir une bouillabaisse à la phocéenne, un cassoulet à la toulousaine, un salmis de gelinottes à la provençale, des cèpes à la bordelaise, le tout arrosé de Château-Yquem et de Mouton d’Armailhacq.

Nous évoquons les souvenirs de la période qui a précédé la guerre. Doumergue, qui était alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, est un des premiers qui aient vu, qui aient consenti à voir la réalité menaçante.

Après le déjeuner, j’interroge le général de Castelnau sur les impressions qu’il a rapportées de sa visite au front et sur la valeur du concours que nous pouvons espérer de la Russie.

— Le moral de la troupe, me dit-il, m’a paru excellent ; les hommes sont vigoureux, bien entraînés, pleins de vaillance, avec un beau regard clair et doux... Mais le haut-commandement est mal organisé, l’armement tout à fait insuffisant, le service des transports très défectueux. Et, ce qui est plus grave peut-être, c’est la faiblesse de l’instruction tactique. On ne s’est pas assez libéré des méthodes arriérées ; l’armée russe est en retard de plus d’un an sur nos armées d’Occident ; elle est désormais incapable de mener à bien une offensive de large envergure...



Mercredi, 21 février.

Après une interminable série de déjeuners, de dîners, de réceptions, à l’ambassade, au ministère des Finances, à la Chambre de commerce russo-française, à la présidence du Conseil, à la Douma municipale, chez la grande-duchesse Marie-Pavlowna, au Yacht-Club, etc., les délégués étrangers reprennent enfin le chemin de l’Occident... par l’Océan glacial arctique.

Le résultat de cette Conférence, autour de laquelle on a fait à la fois tant de mystère et tant de bruit, est maigre. On a échangé des opinions sur le blocus de la Grèce, sur l’insuffisance du concours japonais, sur la valeur probable de l’intervention américaine, sur la position critique de la Roumanie, sur la nécessité d’une entente plus étroite et plus pratique entre les Alliés ; on a mesuré les énormes besoins de l’armée russe dans l’ordre matériel et l’on s’est concerté pour y parer autant que possible. C’est tout.

Quand Doumergue et le général de Castelnau viennent prendre congé de moi, je leur confie une commission :

— Veuillez dire, de ma part, à M. le Président de la République et à M. le président du Conseil que vous me laissez très inquiet. Une crise révolutionnaire se prépare en Russie ; elle a failli éclater, il y a cinq semaines ; elle n’est que différée. De jour en jour, le peuple russe se désintéresse de la guerre et l’esprit anarchique se répand dans toutes les classes, même dans l’armée. Vers la fin d’octobre dernier, un incident très significatif, que j’ai signalé à M. Briand, s’est produit à Pétrograd. Une grève ayant éclaté dans le quartier de Viborg et la police ayant été fort malmenée par les ouvriers, on a requis deux régiments d’infanterie, casernés dans le voisinage. Ces deux régiments ont tiré sur la police. Il a fallu faire venir en hâte une division de cosaques pour mettre les mutins à la raison. Donc, en cas d’émeute, on ne peut pas compter sur l’armée... Ma conclusion est que le temps ne travaille plus pour nous, du moins en Russie, que nous devons dès maintenant prévoir une défaillance de notre alliée et en tirer toutes les conséquences nécessaires.

— Je ne suis pas moins pessimiste que vous, me répond Doumergue ; non seulement je rapporterai toutes vos paroles à M. le Président de la République et à M. Briand, mais je les confirmerai.



Vendredi, 23 février.

A peine les délégués étrangers ont-ils quitté Pétrograd que l’horizon de la Néwa s’obscurcit de nouveau.

La Douma de l’Empire devant reprendre ses travaux mardi prochain 27 février, il en résulte de l’effervescence dans les milieux industriels. Aujourd’hui, des agitateurs ont parcouru les usines Poutilow, les chantiers baltiques et le quartier de Viborg en prêchant la grève générale, afin de protester contre le Gouvernement, contre la disette, contre la guerre.

L’animation est assez vive pour que le Gouverneur militaire de la capitale ait fait apposer une affiche qui interdit les rassemblements et qui notifie à la population que « toute résistance à l’autorité sera immédiatement réprimée par la force des armes. »


Ce soir, j’offre un dîner à la grande-duchesse Marie-Pavlowna et à son fils le grand-duc Boris. Mes autres invités sont Sazonow, l’ancien ambassadeur à Vienne, Schébéko, la princesse Marie Troubetzkoï, la princesse Bélosselsky, le prince et la princesse Michel Gortchakow, la princesse Stanislas Radziwill, M. et Mme Polovtsow, le comte et la comtesse Alexandre Schouvalow, le comte et la comtesse Joseph Potocki, Mme Véra Narischkine, le comte Adam Zamoyski et mon personnel.

La Grande-Duchesse préside ma table. Je suis à sa gauche et Sazonow à sa droite. Le Grand-Duc est en face d’elle, ayant à sa droite la femme de mon secrétaire, la vicomtesse du Halgouët, qui tient la place de maîtresse de maison, et à sa gauche la princesse Marie Troubetzkoï.

Pendant le dîner, ma conversation avec la Grande-Duchesse est toute superficielle et les propos qu’elle échange avec Sazonow sont de même valeur.

Mais, rentrée au salon, elle me prie de m’asseoir auprès d’elle et nous causons plus intimement. D’un air très abattu, elle m’annonce qu’elle doit partir après-demain pour Kislovotsk, sur le versant septentrional du Caucase :

— J’ai grand besoin de soleil et de repos, me dit-elle. Les émotions de ces derniers temps m’ont épuisée. Et je vais partir, le cœur plein d’effroi... Quand je vous reverrai, que se sera-t-il passé ? Car cela ne peut pas durer !

— Ainsi, les choses ne vont pas mieux ?

— Non. Et comment iraient-elles mieux ? L’Impératrice domine entièrement l’Empereur et elle ne prend conseil que de Protopopow, qui consulte, chaque nuit, le fantôme de Raspoutine !... Je ne peux pas vous dire à quel point je suis découragée. De tous côtés, je vois tout en noir. Je m’attends aux pires malheurs... Et pourtant, Dieu ne peut pas vouloir que la Russie périsse !

— Dieu ne soutient que ceux qui luttent et je n’ai jamais entendu dire qu’il ait empêché un suicide. Or, c’est un véritable suicide que l’Empereur est en train de commettre, pour lui-même, pour sa dynastie et pour son peuple.

— Mais que faire ?

— Lutter. La récente intervention des Grands-Ducs a échoué : il faut la recommencer, sur des bases plus larges et, permettez-moi d’ajouter, dans un esprit plus sérieux, moins frondeur, plus politique... Le Conseil de l’Empire et la Douma renferment, tant à droite qu’à gauche, d’excellents éléments pour organiser une résistance aux abus de l’autocratisme. Si tous les hommes raisonnables et patriotes qui siègent dans ces deux assemblées s’unissaient pour une œuvre commune de salut public ; si, avec mesure, avec suite, avec fermeté, ils entreprenaient de démontrer à l’Empereur qu’il mène la Russie à l’abîme ; si la famille impériale se concertait pour tenir un langage identique, en évitant soigneusement toute apparence de cabale et de conjuration ; si l’on réussissait à créer ainsi dans les sphères supérieures de l’État une volonté unanime de redressement national, je crois que les Protopopow, les Dobrowolsky et toute la camarilla de l’Impératrice s’effondreraient vite... Mais qu’on se hâte ! Le péril est pressant ; les heures comptent. Si le salut ne vient pas d’en haut, la révolution se fera par en bas. Et alors, ce sera la catastrophe !

Elle ne me répond que par un geste de découragement. Puis, se rappelant son rôle de cour, où elle est de premier ordre, elle invite quelques dames à s’approcher d’elle...



Lundi, 26 février.

La situation alimentaire en Moldavie s’aggrave chaque jour : l’armée roumaine est rationnée au-dessous du taux d’entretien et la population civile meurt de faim.

D’après le général Berthelot, l’unique solution consisterait dans une offensive au Nord de la Dobroudja, de manière à dégager un bras du Danube et ouvrir ainsi une nouvelle voie d’approvisionnement. Mais le général Gourko se refuse à entreprendre cette offensive qui lui semble des plus dangereuses et qui d’ailleurs ne cadre pas avec ses plans stratégiques.

Le Gouvernement roumain doit mesurer maintenant la faute énorme, qu’il a commise en déclarant la guerre aux Puissances germaniques sans avoir réglé, dans tous les détails, la coopération qu’il pouvait escompter des Russes. Il ne fallait pas attendre au 17 août 1916 pour bâcler une convention militaire ; il aurait fallu que, dès janvier 1915, les états-majors russe et roumain se concertassent sur les conditions pratiques d’une alliance éventuelle ; ils auraient aussitôt constaté que les communications par chemin de fer entre les deux pays ne suffiraient pas à un transit de guerre et qu’on devrait pour le moins tripler le nombre des voies ; on aurait alors secrètement préparé ce travail, réuni le matériel, combiné tout le mécanisme technique et toute l’organisation administrative qu’implique un vaste programme de transports.

Enfin, à tant d’imprudences et d’erreurs, il ne fallait pas ajouter le brusque désaveu, l’irréparable désaveu de la convention Rudéanu.

J’ai effleuré, il y a quelques jours, cette question délicate avec Bratiano. Voici le résumé de sa thèse, que l’histoire appréciera quand elle aura toutes les pièces en main :

« La convention militaire, que le colonel Rudéanu a signée à Chantilly, le 23 juillet dernier, n’était qu’un projet, soumis à la ratification du Gouvernement roumain. La négociation principale, décisive, se poursuivait à Bucarest, entre le général Iliesco et le colonel Tatarinow. Or, ni l’un ni l’autre n’ont jamais envisagé le plan d’une agression russo-roumaine au Sud du Danube, ainsi qu’on l’avait stipulé à Chantilly. D’ailleurs, ce plan n’était-il pas fort dangereux ? Aventurée sur le territoire bulgare, l’armée roumaine se serait trouvée dans la situation la plus critique, si les Allemands, ayant réussi à forcer les Carpathes, étaient venus lui couper la retraite le long du Danube... Quant aux pourparlers secrets entre Bucarest et Sophia, il est exact que Radoslavow a fait à Bratiano des ouvertures indirectes pour lui offrir la neutralité de la Bulgarie. Mais ces ouvertures, où il était facile de reconnaître l’astuce habituelle du tsar Ferdinand, ont à peine retenu l’attention du cabinet roumain et, personnellement, Bratiano n’a jamais cru que la Bulgarie resterait neutre. »



Mercredi, 28 février.

Que l’on se place au point de vue politique, intellectuel, moral, religieux, le Russe offre presque toujours le spectacle paradoxal d’une extrême docilité, jointe à l’esprit de révolte le plus accentué.

Le moujik est connu pour son endurance et son fatalisme, pour sa mansuétude et sa passivité ; il est parfois sublime de douceur et de résignation. Mais, tout à coup, le voilà qui proteste et s’insurge. Immédiatement, sa fureur le porte à des crimes épouvantables, à des vengeances féroces, au paroxysme de la scélératesse et de la sauvagerie.

Même contraste dans l’ordre religieux. Si l’on étudie l’histoire et la théologie de l’Église orthodoxe russe, de « la vraie Église du Christ, » on y reconnaît comme caractères essentiels l’esprit conservateur, l’immuable fixité du dogme, le respect de la règle canonique, l’importance des formules et des rites, une dévotion routinière, un cérémonial somptueux, une hiérarchie imposante, une humble et aveugle soumission des fidèles. En regard, la grande secte du Raskol, qui s’est détachée de l’Église officielle au XVIIe siècle et qui ne compte pas moins de onze millions d’adeptes, nous montre l’annihilation du sacerdoce, un culte sommaire et farouche, un radicalisme négateur et subversif. Les sectes innombrables, que le Raskol a produites à son tour, les Khlisty, les Doukhobors, les Stranniky, les Pomortsy, les Douchitély, les Molokanes, les Skoptzy, vont beaucoup plus loin encore. Là c’est l’individualisme sans limites : nulle organisation, nulle discipline ; une licence effrénée ; toutes les fantaisies et toutes les aberrations du sentiment religieux : l’anarchie absolue.

Dans l’ordre de la morale et de la conduite privées, cette double nature du Russe apparaît également. Je ne connais aucun pays où le pacte social soit plus imprégné de l’esprit traditionnel et religieux ; où la vie domestique soit plus sérieuse, plus patriarcale, plus remplie de douceur et d’affections, plus enveloppée de poésie intime et de respect ; où les devoirs et les charges de la famille soient acceptés plus généreusement ; où l’on supporte avec plus de patience les contraintes et les privations, les misères et les mesquineries de la vie quotidienne. En revanche, en aucun autre pays, les rébellions individuelles ne sont aussi fréquentes, n’éclatent avec autant de brusquerie et de retentissement. A cet égard, la chronique des crimes passionnels et des scandales mondains abonde en exemples saisissants. Il n’y a pas d’excès dont l’homme ou la femme russes ne soient capables, aussitôt qu’ils ont décidé de « s’affirmer comme des êtres libres. »



Vendredi, 2 mars.

Le coup de fouet que la conférence des Alliés a été pour l’administration russe ou du moins pour les bureaux de Pétrograd, ne se fait déjà plus sentir.

Les services de l’artillerie, des usines, de l’approvisionnement, des transports, etc., sont retombés dans leur indolence et leur incurie. On oppose à nos officiers et à nos ingénieurs les mêmes réponses dilatoires, la même force d’inertie et d’insouciance qu’auparavant. C’est à désespérer de tout. Oh ! comme je comprends l’épieu d’Ivan le Terrible et la canne de Pierre le Grand !



Samedi, 3 mars.

On vient de me rapporter un long entretien que l’Impératrice a eu récemment avec l’évêque de Viatka, Mgr Théophane. Ce prélat est une créature de Raspoutine ; mais le langage qu’il a tenu à la souveraine témoigne en lui un esprit libre et sérieux.

La tsarine l’a d’abord interrogé sur les dispositions de ses ouailles à l’égard de la guerre. Mgr Théophane a répondu que, dans son diocèse, qui s’étend à l’Ouest de l’Oural, le patriotisme n’avait pas trop fléchi : assurément, on souffrait d’une épreuve si longue, on gémissait, on critiquait : cependant on était prêt à supporter encore beaucoup de deuils, beaucoup de privations pour obtenir la victoire. Sous ce rapport, l’évêque pouvait tranquilliser l’Impératrice... Mais il avait, à d’autres points de vue, des sujets graves de tristesse et d’inquiétude : il constatait chaque jour, dans la démoralisation du peuple, un progrès effrayant. Les hommes qui arrivaient de l’armée, les malades, les blessés, les permissionnaires, exprimaient des opinions abominables ; ils affectaient l’incrédulité, l’athéisme ; ils allaient jusqu’au blasphème et au sacrilège ; on s’apercevait tout de suite qu’ils avaient fréquenté des intellectuels et des Juifs... Les cinémas, qu’on voit maintenant installés dans toutes les bourgades, sont également une cause de dépravation. Ces aventures de mélodrame, ces scènes d’enlèvement, de vol, d’assassinat, sont trop capiteuses pour l’âme simple des moujiks ; leur imagination s’y enflamme ; ils y perdent la raison. L’évêque expliquait ainsi le nombre insolite d’attentats sensationnels qu’on avait enregistrés depuis quelques mois, non seulement dans le diocèse de Viatka, mais encore dans les diocèses voisins, à Ekaterinbourg, à Tobolsk, à Perm, à Samara. Pour appuyer ses dires, il montrait à l’Impératrice des photographies de magasins pillés, de maisons dévastées, de cadavres mutilés, avec une évidente affectation d’audace et de scélératesse... Il dénonçait enfin un vice tout récent, dont les masses russes n’avaient même aucune idée, jusqu’en ces derniers temps, et qui avait pour elles un exécrable attrait : la morphine. Le mal était venu de tous ces hôpitaux militaires qui couvraient le pays. Beaucoup de médecins et de pharmaciens avaient pris l’habitude de se morphiner ; par eux, l’usage de la drogue s’était répandu chez les officiers, les fonctionnaires, les ingénieurs, les étudiants. Bientôt, les infirmiers aussi avaient suivi l’exemple. Mais leur cas était bien plus pernicieux, car ils s’étaient donné, comme compagnons d’ivresse, des gens du peuple. Et quand ils ne s’intoxiquaient pas eux-mêmes, ils vendaient la morphine ; tout le monde connaissait, à Viatka, les cabarets où se pratiquait ce commerce. La police avait de bonnes raisons pour fermer les yeux...

Mgr Théophane avait conclu ainsi :

— Le remède à de pareils maux devrait être cherché, semble-t-il, dans une action énergique du clergé. Mais j’ai la douleur d’avouer à Votre Majesté que la démoralisation générale n’a pas épargné nos prêtres, surtout ceux des campagnes. Pour quelques-uns qui sont de véritables saints, la plupart s’abandonnent et se dégradent. Ils n’ont plus d’action sur leurs paroissiens. Toute l’éducation religieuse du peuple est à refaire. Et pour cela, il faut rendre d’abord au clergé son ascendant moral. La première condition est de supprimer la vente des sacrements. Le pope devrait recevoir de l’État un salaire suffisant pour vivre. Alors, on pourrait lui interdire d’accepter aucun argent qui ne lui serait pas donné volontairement pour son église ou pour les pauvres. La misère, à laquelle le sviatchénik est réduit actuellement, le condamne à un mercantilisme honteux, qui lui enlève tout prestige et toute dignité. Je prévois de grands malheurs pour notre sainte Église, si son protecteur suprême, notre pieux tsar vénéré, ne la réforme pas bientôt...

Dans la bouche d’un évêque raspoutinien, ce langage constitue un pronostic édifiant.

Je sais d’autre part que deux prélats, qui n’ont jamais consenti à pactiser avec Raspoutine et qui sont parmi les plus distingués de l’épiscopat russe, Mgr Wladimir, archevêque de Penza, et Mgr André, évêque d’Oufa, s’expriment dans les mêmes termes que Mgr Théophane.



Mardi, 6 mars.

Pétrograd manque de pain et de bois, le peuple souffre.

Ce matin, devant une boulangerie de la Liteiny, j’étais frappé de l’expression mauvaise que je lisais sur les figures de tous les pauvres gens qui faisaient queue, et dont la plupart avaient passé là toute la nuit.

Pokrowsky, avec qui j’en parlais, ne m’a pas caché son inquiétude. Mais que faire ! La crise des chemins de fer s’est en effet aggravée. L’extrême rigueur du froid qui sévit dans toute la Russie (— 43°), a mis hors de service, par éclatement, des tubes de chaudière, plus de douze cents locomotives, et les tubes de rechange manquent à cause des grèves. De plus, la neige est tombée avec une abondance exceptionnelle, ces dernières semaines, et la main-d’œuvre fait défaut, dans les villages, pour dégager les voies. Il en résulte que, à l’heure actuelle, 57 000 wagons sont bloqués.



Jeudi, 8 mars.

Toute la journée, il y a eu de l’effervescence à Pétrograd. Des cortèges populaires parcouraient les grandes avenues. Sur plusieurs points, la foule a crié : « Du pain et la paix ! » Sur d’autres, elle a entonné la Marseillaise ouvrière. Quelques bagarres se sont produites à la Perspective Newsky.

Ce soir, j’ai à dîner Trépow, le comte Tolstoï, directeur de l’Ermitage, mon collègue d’Espagne le marquis de Villasinda et une vingtaine de mes convives habituels.

Les incidents de la rue jettent une ombre de souci sur les visages et les conversations. J’interroge Trépow au sujet des mesures que le Gouvernement va prendre pour ravitailler Pétrograd et sans lesquelles la situation risque de s’aggraver bientôt. Ses réponses n’ont rien de rassurant.

Lorsque je retourne à mes autres invités, je ne trouve plus trace d’inquiétude sur leurs figures ni dans leurs propos. On parle surtout d’une soirée que la princesse Léon Radziwill a organisée pour dimanche, qui sera nombreuse, brillante, et où l’on espère bien qu’il y aura de la musique et de la danse.

Nous nous regardons, Trépow et moi. La même phrase nous vient aux lèvres :

— Singulier moment pour organiser une fête ! »

Dans un groupe, on échange des appréciations sur les danseuses du Théâtre Marie, sur la préséance de talent qu’il convient d’attribuer à la Pavlowa, à la Kchéchinskaïa, à la Karsavina, etc.


Malgré le vent d’émeute qui souffle dans la capitale, l’Empereur, qui vient de passer deux mois à Tsarskoïé-Sélo, est parti ce soir pour le Grand-Quartier général.



Vendredi, 9 mars.

L’agitation des milieux industriels a pris, ce matin, une forme violente. De nombreuses boulangeries ont été saccagées, particulièrement dans le quartier de Viborg et à Wassily-Ostrow. Sur plusieurs points de la capitale, les cosaques ont chargé la foule et tué quelques ouvriers.

Pokrowsky me confie son inquiétude :

— Je n’attacherais, à ces désordres, qu’une importance secondaire, si mon cher collègue de l’Intérieur avait encore une lueur de raison. Mais qu’attendre d’un homme qui, depuis des semaines, a perdu tout sens des réalités et qui, chaque soir, délibère avec l’ombre de Raspoutine ? Cette nuit encore, il a passé des heures à évoquer le fantôme du staretz !


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1921, 1er et 15 janvier, 15 février, 1er et 15 mars 1922.