La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/13

Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 283-325).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

VI [2]
L’ASSASSINAT DE RASPOUTINE


Dimanche, 5 novembre 1916.

Ce soir, au Théâtre Marie, j’assiste à une suite de ballets ravissants : Les Nuits égyptiennes, Islamey, Eros. Tout le public est comme fasciné par ces féeries charmantes, par ces aventures de rêve et de volupté, par ces décors de mystère et d’enchantement.

A l’un des entr’actes, je vais fumer une cigarette dans l’arrière-loge du ministre de la Cour. J’y trouve le général W... que ses fonctions mettent en contact quotidien avec la garnison de Pétrograd. Ayant eu récemment l’occasion de lui rendre un service et sachant qu’il est animé des sentiments les plus patriotiques, je lui demande :

— Est-il exact que les troupes de Pétrograd soient gravement contaminées par la propagande révolutionnaire et que l’on songe même à en expédier la majeure partie sur le front pour la remplacer par des régiments sûrs ?

Après quelques instants d’hésitation, il me répond d’une voix franche :

— C’est vrai ; la garnison de Pétrograd n’a pas un bon esprit. On l’a vu, il y a huit jours, quand s’est produite la mutinerie du quartier de Vyborg. Mais je ne crois pas qu’on ait, comme vous dites, l’intention d’envoyer sur le front les mauvais régiments pour les remplacer par des unités solides... A mon sens, voilà longtemps qu’on aurait dû expurger les troupes qui gardent la capitale. D’abord, elles sont beaucoup trop nombreuses. Savez-vous bien, monsieur l’ambassadeur, qu’à Pétrograd et dans la banlieue, c’est-à-dire à Tsarskoïé-Sélo, Pavlosk, Gatchina, Krasnoïé-Sélo et Péterhof, il n’y a pas moins de 240 000 hommes ? Ils ne manœuvrent presque pas ; ils sont mal commandés ; ils s’ennuient et se débauchent ; ils ne servent à rien qu’à fournir des cadres et des recrues à l’anarchie. On ne devrait conserver à Pétrograd qu’une quarantaine de mille hommes choisis parmi les meilleurs éléments de la Garde et 20 000 cosaques. Avec cette élite, on serait en mesure de parer à tous les événements. Sinon...

Il s’arrête, les lèvres balbutiantes, le visage très ému. Je le presse amicalement de poursuivre. Il reprend avec gravité :

— Si Dieu ne nous épargne pas la révolution, ce n’est pas le peuple qui la déchaînera, c’est l’armée...



Mardi, 21 novembre.

La pratique des sciences occultes a toujours été en faveur parmi les Russes ; depuis Swedenborg et la baronne de Krüdener, tous les spirites et tous les illuminés, tous les magnétiseurs et tous les devins, tous les pontifes de l’ésotérisme et de la thaumaturgie ont trouvé, sur les bords de la Néwa, un accueil sympathique.

En l’année 1900, le rénovateur de l’hermétisme français, le mage Papus, qui s’appelait de son vrai nom le docteur Encausse, était venu à Saint-Pétersbourg, où il s’était bientôt créé une clientèle fervente. On l’y avait revu à plusieurs reprises, les années suivantes, pendant le séjour de son grand ami, le thérapeute Philippe de Lyon ; l’Empereur et l’Impératrice l’honoraient de toute leur confiance ; sa dernière visite datait de février 1906.

Or, les journaux, qui nous sont récemment arrivés de France à travers les pays scandinaves, annoncent que Papus est mort le 26 octobre.

J’avoue que la nouvelle n’avait pas fixé un instant mon attention ; mais elle a consterné, me dit-on, les personnes qui ont jadis connu le « Maître spirituel, » comme ses disciples enthousiastes le nommaient entre eux.

Mme R..., qui est à la fois une adepte du spiritisme et une dévote de Raspoutine, m’explique cette consternation par une prophétie étrange, qui vaut d’être notée : la mort de Papus ne présagerait rien moins que la ruine prochaine du tsarisme. Et voici comment.

Au début d’octobre 1905, Papus fut mandé à Saint-Pétersbourg par quelques-uns de ses fidèles, haut placés, qui avaient grand besoin de ses lumières dans la crise redoutable que la Russie traversait alors. Les désastres de Mandchourie avaient provoqué, sur tous les points de l’Empire, des troubles révolutionnaires, des grèves sanglantes, des scènes de pillage, de massacre et d’incendie. L’Empereur vivait dans une anxiété cruelle, ne pouvant se résoudre à choisir entre les avis contradictoires et passionnés, dont sa famille, ses ministres, ses dignitaires, ses généraux, toute sa cour le harcelaient quotidiennement. Les uns lui démontraient qu’il n’avait pas le droit de renoncer à l’autocratisme ancestral et l’exhortaient à ne pas faiblir devant les rigueurs nécessaires d’une implacable réaction ; les autres l’adjuraient de faire la part aux exigences des temps modernes et d’inaugurer loyalement le régime constitutionnel.

Le jour même où Papus débarquait à Saint-Pétersbourg, une émeute répandait la terreur à Moscou, tandis qu’un syndicat mystérieux proclamait la grève générale des chemins de fer.

Le mage fut immédiatement appelé à Tsarskoïé-Sélo. Après une conversation rapide avec l’Empereur et l’Impératrice, il organisa pour le lendemain un grand rituel d’incantation et de nécromancie. En dehors des souverains, une seule personne assistait à cette liturgie secrète, un jeune aide de camp de Sa Majesté, le capitaine Mandryka, qui est aujourd’hui général-major et gouverneur de Tiflis. Par une condensation intense de sa volonté, par une exaltation prodigieuse de son dynamisme fluidique, le « Maître spirituel » réussit à évoquer le fantôme du très pieux tsar Alexandre III ; des signes indubitables attestèrent la présence du spectre invisible.

Malgré l’angoisse qui lui étreignait le cœur, Nicolas II demanda posément à son père s’il devait ou non réagir contre le courant de libéralisme qui menaçait d’entraîner la Russie. Le fantôme répondit :

Tu dois, coûte que coûte, écraser la Révolution qui commence ; mais elle renaîtra un jour et sera d’autant plus violente que la répression d’aujourd’hui aura dû être plus rigoureuse. N’importe ! Courage, mon fils ! Ne cesse pas de lutter !

Tandis que les souverains méditaient avec stupeur cette prédiction accablante, Papus affirma que son pouvoir magique lui permettait de conjurer la catastrophe prédite, mais que l’efficience de sa conjuration cesserait aussitôt que lui-même ne serait plus « sur le plan physique. » Puis, solennellement, il exécuta les rites conjuratoires.

Or, depuis le 26 octobre dernier, le mage Papus n’est plus « sur le plan physique ; » l’efficience de sa conjuration est abolie. Donc, la Révolution est proche...

Après avoir quitté Mme R…, je rentre à l’ambassade et j’ouvre mon Odyssée, au XIe chant, à l’épisode fameux de la Nékuia. Sous l’influence du récit que je viens d’entendre, cette magnifique scène d’humanité primitive, cette fantasmagorie ténébreuse et barbare m’apparaît aussi naturelle, aussi vraie, que si elle s’était passée hier. Je vois Ulysse dans le pays brumeux des Cimmériens, offrant le sacrifice aux morts, creusant la terre avec son épée, versant des libations de vin et de lait, puis égorgeant au bord de la fosse un bélier noir. Et la foule des ombres, surgissant de l’Érèbe, se précipite pour boire le sang qui ruisselle. Mais le roi d’Ithaque les repousse violemment ; car la seule âme qu’il ait souci de voir paraître est celle de sa mère, la vénérable Anticlée, afin qu’elle lui découvre l’avenir par l’entremise du devin Tirésias... Et je songe que, d’Ulysse à Nicolas II, du devin Tirésias au mage Papus, il ne s’est écoulé que trente siècles.



Lundi, 20 novembre.

Hier, les Serbes se sont emparés de Monastir ; c’était l’anniversaire de leur entrée dans la ville en 1912.

L’empereur François-Joseph est à l’agonie.



Mardi, 21 novembre.

Sturmer est parti subitement, hier soir, pour Mohilew, appelé par le Tsar.



Mercredi, 22 novembre.

François-Joseph Ier, Empereur d’Autriche, Roi apostolique de Hongrie, Roi de Bohême, de Dalmatie, de Croatie, d’Esclavonie, d’Illyrie et de Galicie, Roi de Jérusalem, etc., est mort hier, dans sa quatre-vingt-septième année.

On en parle à peine, comme d’un fait insignifiant. La réalité actuelle dépasse tellement toutes les conséquences qu’on prévoyait jadis, lorsqu’on vaticinait sur la disparition du vieil Empereur !...

Je n’ai pas le temps d’écrire son oraison funèbre ; mais, pour apprécier son règne, je n’ai qu’à me rappeler le mot terrible de son prédécesseur, Ferdinand Ier, qui fut contraint d’abdiquer en 1848 et qui vécut retiré à Prague jusqu’en 1875. Peu après Sadowa, se remémorant les défaites de 1859 et la perte de la Lombardie, puis voyant l’Autriche définitivement exclue de l’Allemagne et obligée de céder la Vénétie, le vieux souverain détrôné s’écria : « Mais pourquoi m’a-t-on chassé en 1848 ? J’aurais été tout aussi capable que mon neveu de perdre des batailles et des provinces ! »



Jeudi, 23 novembre.

Ce soir, vers dix heures, tandis que je travaille seul dans mon appartement, un de mes informateurs, très sûr, me fait tenir ce billet :

Je ne veux pas attendre à demain pour annoncer à Votre Excellence une grosse nouvelle : M. Sturmer est démissionné et remplacé, à la présidence du Conseil, par M. Trépow.

La nouvelle me ravit, mais ne me surprend pas. En se séparant de Sturmer, l’Empereur prouve une fois de plus qu’il est capable de résolutions excellentes, lorsqu’il est soustrait à l’influence de l’Impératrice.



Vendredi, 24 novembre.

La retraite de Sturmer est officiellement publiée ce matin. Trépow le remplace à la présidence du Conseil ; le nouveau ministre des Affaires étrangères n’est pas encore désigné.

Au point de vue de la guerre, qui doit primer toute autre considération, le choix de Trépow m’apporte un grand soulagement. D’abord, Trépow a le mérite de détester l’Allemagne. Sa présence à la tête du Gouvernement nous garantit donc que l’Alliance sera loyalement pratiquée et que les intrigues germaniques ne s’exerceront plus aussi librement. Il est, en outre, énergique, intelligent et méthodique ; son action sur les divers services publics ne peut qu’être excellente.

Autre nouvelle : le général Alexéïew prend un congé. L’intérim de ses fonctions sera exercé par le général Wassily Gourko, fils du feld-maréchal, qui fut le héros des Balkans.

La retraite du général Alexéïew est motivée par sa santé. Il est exact que le général souffre d’une affection interne, qui l’obligera à subir prochainement une opération ; mais il y a, de plus, un motif politique : l’Empereur a jugé que son chef d’état-major général avait pris trop ouvertement parti contre Sturmer et Protopopow.

Le général Alexéïew reviendra-t-il à la Stavka ? Je l’ignore. Si son départ est définitif, je m’y résignerai volontiers. Certes, il s’imposait à l’estime de tous par son patriotisme, son énergie, sa scrupuleuse probité, sa rare puissance de travail. Malheureusement, d’autres qualités, non moins nécessaires, lui manquaient : je veux dire l’ampleur des vues, la conception supérieure de l’Alliance, la vision intégrale et synthétique de tous les théâtres d’opération. Il s’est exclusivement confiné dans sa fonction de chef d’État-major général du Commandement suprême des armées russes. A la vérité, c’est l’Empereur qui aurait dû assumer le rôle éminent dont le général Alexéïew n’a pas suffisamment compris l’importance ; mais l’Empereur l’a compris moins encore, surtout depuis le jour où les intérêts généraux de l’Alliance ont eu pour unique interprète auprès de lui, Sturmer.

Le général Gourko, qui lui succède, est actif, brillant et d’esprit ouvert ; mais on le dit léger et sans autorité.


Ce soir ; je dîne au Café de Paris avec quelques amis. La disgrâce de Sturmer est commentée avec joie par tous les convives ; on fonde sur Trépow de grandes espérances, on escompte déjà un vif et prochain réveil de la conscience nationale. Seul, B... se tait. On l’interroge. Il répond par ses sarcasmes habituels :

— Désormais, rien n’arrêtera plus la marche victorieuse de nos armées !... Le jour de la Noël, nous entrerons à Constantinople !... Avant trois mois, nous serons à Berlin !.. C’est Constantinople surtout qui me ravit ; car, entre nous, on oubliait un peu le testament de Pierre le Grand et Sainte-Sophie, etc.

Le dîner fini, j’emmène B... dans mon auto chez une de nos amies, qui habite au canal de l’Amirauté, et je lui demande :

— Maintenant, parlez-moi sérieusement... Que pensez-vous du renvoi de Sturmer ?

Il réfléchit une minute ; puis, très gravement, il prononce :

— M. Sturmer est un grand citoyen qui s’est efforcé d’arrêter son pays sur la pente funeste où on l’a follement engagé et au bout de laquelle il ne peut plus trouver que la défaite, la honte, la ruine et la révolution,

— Vraiment, vous êtes aussi pessimiste ?

— Nous sommes perdus, monsieur l’ambassadeur !



Lundi, 27 novembre.

Je ne sais qui a dit de César qu’il avait « tous les vices et pas un défaut. » Nicolas II n’a pas un vice ; mais il a le pire défaut pour un souverain autocrate : le manque de personnalité. Il subit toujours. Sa volonté est toujours circonvenue, surprise ou dominée ; elle ne s’impose jamais par un acte direct et spontané. A cet égard, il a plusieurs traits de ressemblance avec Louis XV, chez qui le sentiment de sa faiblesse native entretenait la peur constante d’être subjugué. De là, chez l’un et l’autre également, le goût de la dissimulation.



Mardi, 28 novembre.

Je réunis ce soir à dîner une trentaine de personnes...

A table, les conversations sont lentes à s’engager et retombent vile. Le timbre des voix manque d’éclat et l’air qu’on respire est comme alourdi. C’est que les nouvelles sont mauvaises de toutes parts. D’abord, des bruits de grève courent en ville et renchérissement quotidien des vivres a provoqué des scènes violentes dans les marchés. Puis, en Roumanie, la tenaille germano-bulgare se referme autour de Bucarest ; le Danube est franchi à Zimmitza et à Giurgewo ; la ligne de l’Oltu est brisée ; Kampolung et Pitesti sont aux mains de l’ennemi : le Gouvernement royal se réfugie en hâte à Iassy.

Avec la promptitude qu’ont les Russes à se décourager, à prévoir toujours les pires catastrophes et à anticiper, pour ainsi dire, sur les arrêts du Destin, mes convives escomptent déjà l’arrivée des Austro-Allemands sur le Pruth, la perte de la Bessarabie et de la Podolie, la prise de Kiew et d’Odessa. Je proteste, autant que je peux, contre ces prédictions funestes qui paralysent d’avance l’esprit de résistance, en excluant a priori la possibilité d’un succès, en déclarant irréalisable ce qui n’est qu’incertain ; je développe le thème que me fournit cette belle pensée de La Rochefoucauld : « Nous aurions toujours assez de moyens si nous avions assez de volonté, et c’est souvent pour nous excuser nous-mêmes que nous nous imaginons que les choses sont impossibles. »



Mercredi, 29 novembre.

Trépow, qui n’est certes pas suspect de condescendance ou de timidité envers la Douma, reconnaît l’impossibilité de gouverner avec Protopopow qui, de jour en jour, donne des signes plus manifestes d’aberration mentale.

Reçu avant-hier à Mohilew par l’Empereur, il l’a supplié de désigner un autre ministre de l’Intérieur, en rappelant à Sa Majesté qu’il avait mis, pour condition essentielle à son acceptation de la présidence du Conseil, le renvoi de Protopopow. Mais l’Impératrice, qui est encore au Grand-Quartier impérial et qui fait bonne garde, avait prévu le coup. Et l’Empereur, dûment stylé, a répondu à Trépow qu’il compte sur son loyalisme pour faciliter la tâche de Protopopow. Ferme et respectueux, Trépow a réitéré ses instances. L’Empereur est resté inébranlable.

— Alors, a poursuivi Trépow, il ne me reste plus qu’à prier Votre Majesté d’agréer ma démission. Ma conscience ne me permet pas d’assumer la responsabilité du pouvoir tant que M. Protopopow conserve le portefeuille de l’Intérieur.

Après un instant d’hésitation, l’Empereur a déclaré autoritairement :

— Alexandre-Féodorowitch, je vous intime l’ordre de continuer vos fonctions avec les collaborateurs que j’ai cru devoir vous donner.

Trépow est sorti en rongeant son frein



Jeudi, 30 novembre.

Sur ma proposition, Trépow est nommé Grand-Croix de la Légion d’honneur. Je me rends aussitôt chez lui pour l’en informer :

— Le Gouvernement de la République, dis-je, a voulu reconnaître ainsi le service éminent que vous avez rendu à l’Alliance, en poursuivant avec tant d’activité la construction du chemin de fer mourman ; il a tenu de plus à vous témoigner la confiance qu’il met en vous dans les circonstances difficiles où vous prenez le pouvoir.

Il se montre fort touché. Je le crois sincère ; car il a toujours aimé la France, où il a beaucoup vécu.

Puis, nous parlons des affaires

Sans entrer dans le détail de son dissentiment avec l’Empereur et des obstacles qu’il rencontre du côté de la Douma, il m’annonce qu’il se rendra après-demain au Palais de Tauride et qu’il prendra immédiatement la parole. Voici les points principaux qu’il abordera dans son discours : 1° guerre à outrance ; la Russie ne reculera devant aucun sacrifice ; 2° déclaration sur Constantinople et les Détroits ; promesse de sauvegarder les intérêts de la Roumanie ; 3° affirmation que la Pologne sera reconstituée dans ses limites ethniques, pour former un État autonome ; 4° invitation solennelle à la Douma de collaborer avec le Gouvernement pour mener la guerre à bonne fin.

Trépow conclut :

— J’espère que la Douma me fera un accueil convenable. Mais je n’en suis pas sûr… Vous devinez pourquoi et à cause de qui.

Puis il m’expose que la Douma est absolument décidée à n’entretenir aucune relation avec Protopopow, à le huer et à lever la séance s’il entre dans la salle, etc. Je lui demande :

— L’Empereur, qui a eu la sagesse de renvoyer M. Sturmer, ne comprend-il donc pas que le maintien de M. Protopopow au pouvoir devient un danger public, un danger national ?

— L’Empereur est trop judicieux pour ne pas s’en rendre compte. Mais c’est l’Impératrice qu’il faudrait convaincre. Et sur cette question, elle est intraitable !

Après un silence, il reprend à voix basse, comme s’il se parlait à lui-même :

— L’heure est décisive pour la Russie. Du train où nous allons, le parti allemand serait bientôt le maître. Et alors, c’est la catastrophe, la révolution, la honte !... Il faut mettre fin à toutes ces intrigues, et radicalement !... Il faut que le Gouvernement prononce des paroles irrévocables et qui engagent tous les Gouvernements futurs, à la face de la Russie, à la face du monde... Après-demain, à la Douma, le Gouvernement s’engagera irrémissiblement à poursuivre la guerre jusqu’à l’écrasement de l’Allemagne ; il coupera tous les ponts derrière lui.

— Que cela me fait du bien de vous entendre !



Vendredi, 1er décembre.

Sturmer est tellement mortifié de sa disgrâce qu’il a quitté le ministère des Affaires étrangères sans prendre congé des ambassadeurs alliés, sans même leur déposer une carte. Incorrection significative, chez un homme aussi traditionnel et cérémonieux.

Cet après-midi, passant en auto le long de la Moïka, devant les écuries de la Cour, je l’aperçois, à pied, marchant avec peine contre le vent et la neige, le dos courbé, le regard fixé à terre, le visage sinistre et ravagé. Il ne me voit pas, il ne voit rien. En descendant du trottoir pour traverser le quai, il manque de tomber !



Samedi, 2 décembre.

J’assiste, cet après-midi, à la séance de la Douma.

Dès que les ministres apparaissent à l’entrée de la salle et qu’on reconnaît dans leurs rangs Protopopow, le tumulte éclate.

Trépow monte à la tribune pour lire la déclaration du Gouvernement. Les cris redoublent : « A bas les ministres ! A bas Protopopow ! »

Très calme, le regard direct et hautain, Trépow commence sa lecture. A trois reprises, les clameurs de l’extrême-gauche l’obligent à quitter la tribune. On le laisse enfin parler.

La déclaration est bien telle qu’il me l’avait exposée avant-hier.

Le paragraphe dans lequel le Gouvernement affirme sa résolution de poursuivre la guerre est applaudi avec chaleur. Mais la phrase relative à Constantinople tombe dans le vide, un vide fait d’indifférence et de surprise.

Lorsque Trépow a terminé sa lecture, la séance est suspendue. Les députés se répandent dans les couloirs. Je rentre à l’ambassade.

On me rapporte, ce soir, que la suite de la séance a été marquée par deux discours, aussi imprévus que violents, des deux leaders de la droite, le comte Wladimir Bobrinsky et Pourichkiéwitch. A la stupeur de leurs coreligionnaires politiques, ils ont chargé à fond de train « contre les puissances occultes, qui déshonorent et perdent la Russie. » Pourichkiéwitch s’est même écrié : « Il ne faut plus que la recommandation d’un Raspoutine suffise pour élever aux fonctions les plus hautes les êtres les plus abjects. Raspoutine est aujourd’hui plus dangereux que ne fut jadis le faux Dimitry... Debout, messieurs les ministres ! Si vous êtes de vrais patriotes, allez à la Stavka ; jetez-vous aux pieds du Tsar ; ayez le courage de lui dire que la crise intérieure ne peut se prolonger, que le courroux populaire gronde, que la révolution est menaçante et qu’un obscur moujik ne doit pas gouverner plus longtemps la Russie !... »



Dimanche, 3 décembre.

La position de Trépow est fort délicate. D’une part, il reconnaît l’impossibilité de gouverner ou plutôt de pratiquer loyalement la politique de l’Alliance, tant que la direction de l’esprit public et des forces policières demeurera entre les mains de Protopopow. D’autre part, fermement attaché au statut légal de l’Empire, il dénie à la Douma le droit d’intervenir dans l’exercice des prérogatives souveraines, dont l’une des plus importantes est assurément le choix des ministres.

Aussi, le conflit du Gouvernement et de la Douma nous réserve plus d’un incident fâcheux.



Lundi, 4 décembre.

Le paragraphe de la déclaration ministérielle, relatif à Constantinople, n’a pas éveillé plus d’écho dans le public qu’à la Douma. C’est le même effet d’indifférence et d’étonnement, comme si Trépow avait exhumé une vieille utopie, caressée jadis et depuis longtemps oubliée.

Voilà plusieurs mois déjà que j’observe dans l’âme nationale cet effacement progressif du rêve byzantin. Le charme est rompu.

Se détacher de ses rêves ; se déprendre de ce qu’on a poursuivi, convoité, avec le plus d’ardeur ; savourer même une sorte de joie amère et corrosive à constater sa déception et son désenchantement, — comme c’est russe !

Mme P... me dit ce soir :

— La déclaration du Gouvernement est absurde. Personne ne pense plus à Constantinople. Ç’a été une belle folie, mais une folie. Et lorsqu’on est guéri d’une folie, on ne la recommence pas ; on en fait une autre... Trépow et tous ceux qui essaient de ranimer dans le peuple russe le rêve de Constantinople, me font penser à ces hommes qui croient réveiller l’amour d’une femme, en lui proposant de revivre leurs souvenirs d’autrefois. Ils ont beau lui rappeler comme c’était charmant à Venise, la nuit, au clair de lune, en gondole : on ne les écoute même pas... Quand c’est fini, c’est fini.



Jeudi, 7 décembre.

Les Austro-Allemands et les Bulgares sont entrés hier à Bucarest.

Les Roumains paient cher leurs erreurs initiales. Il ne fallait être cependant ni grand stratège, ni grand prophète, pour prévoir que la catastrophe actuelle était impliquée dans le désaveu de la convention Rudéanu !

La virtuosité stratégique de Hindenburg a réalisé son chef-d’œuvre. Si l’impérialisme allemand a toujours comme objectif principal l’hégémonie de l’Orient, il a désormais tous les atouts dans son jeu...



Samedi, 9 décembre.

Le cri d’alarme que le comte Bobrinsky et Pourichkiéwitch, ces deux champions du tsarisme intégral, ont fait entendre naguère à la Douma, a retenti jusque dans l’archaïque citadelle de l’absolutisme monarchique, le Conseil de l’Empire [3].

La haute assemblée s’est enhardie aujourd’hui à émettre un vœu de politique générale, par lequel elle prémunit l’Empereur contre l’action néfaste des influences occultes. Ce coup d’audace, combien timide ! est vivement commenté.

L’histoire n’est qu’une longue suite de recommencements. Au mois de mars 1830, la Chambre des Pairs fit aussi parvenir à Charles X un respectueux conseil de sagesse. Mais les leçons de l’histoire ont-elles jamais profité à personne ?...



Dimanche, 10 décembre.

Que la politique de la Russie soit conduite par la camarilla de l’Impératrice, le fait n’est pas douteux. Mais cette camarilla elle-même, par qui est-elle conduite ? De qui reçoit-elle son programme et sa direction ?

Ce n’est certes pas de l’Impératrice. Le public, qui aime les idées simples et les personnifications sommaires, ne juge pas avec exactitude le rôle de la Tsarine ; il l’amplifie et le déforme sensiblement. Alexandra-Féodorowna est trop impulsive, trop aberrante, trop déséquilibrée, pour concevoir un système politique et en suivre l’application. Elle est l’instrument principal et tout-puissant de la conspiration que je flaire sans cesse autour de moi : elle n’est pourtant rien de plus qu’un instrument.

De même, les personnes qui s’agitent auprès d’elle, Raspoutine, la Wyroubowa, le général Woyéïkow, Tanéïew, Sturmer, le prince Andronnikow, etc., ne sont que des subalternes, des comparses, des intrigants serviles ou des fantoches. Le ministre de l’Intérieur, Protopopow, qui a l’air plus consistant, ne doit cette apparence illusoire qu’à l’irritation de ses méninges. Derrière ses fanfaronnades expansives et sa turbulente activité, il n’y a que de l’éréthisme cérébral. C’est un monomane, qu’on enfermera bientôt.

Alors, par qui donc la camarilla de Tsarskoïé-Sélo est-elle dirigée ?

J’ai vainement questionné ceux qui semblaient le plus capables de satisfaire ma curiosité ; je n’ai obtenu que des réponses vagues ou contradictoires, des hypothèses, des présomptions.

Si j’étais néanmoins forcé de conclure, je dirais que la politique funeste, dont l’Impératrice et sa coterie porteront la responsabilité devant l’histoire, leur est inspirée par quatre personnes : le président de l’extrême-droite au Conseil de l’Empire, Stchéglovitow, — le métropolite de Pétrograd, Mgr Pitirim, — l’ancien directeur du Département de la police, Biéletzky, — enfin le banquier Manus.

En dehors de ces quatre personnes, je ne vois qu’un jeu de forces anonymes, collectives, dispersées, parfois inconscientes, qui traduisent peut-être uniquement l’action séculaire du tsarisme, son instinct de conservation, ce qui lui reste de vitalité organique et de vitesse acquise.

Dans le quatuor, j’attribue un emploi spécial au banquier Manus : il assure les relations avec Berlin. C’est par lui que l’Allemagne ourdit et entretient ses intrigues dans la société russe ; il est le distributeur des subsides allemands.



Mercredi, 13 décembre.

Hier, l’Allemagne a fait remettre aux États-Unis d’Amérique une note par laquelle, en son nom et au nom de ses alliés, elle se déclare prête à ouvrir immédiatement une négociation de paix. A l’appui de cette solennelle affirmation, aucune condition quelconque n’est indiquée.

Du premier coup d’œil, cette note apparaît comme un stratagème, un piège, destiné à provoquer dans le camp ennemi un mouvement de pacifisme et à disloquer notre coalition. Que l’Allemagne nous fasse d’abord connaître quels plans sont les siens, quelles réparations elle est disposée à consentir, quelles garanties elle nous offre, et nous prendrons sa proposition au sérieux.

Très souffrant d’une crise de rhumatisme qui me retient au lit, je reçois la visite de Buchanan et de Carlotti. Nous pensons, tous les trois, de même.



Jeudi, 14 décembre.

L’Empereur a confié le portefeuille des Affaires étrangères au contrôleur général de l’Empire, Nicolas-Nicolaiéwitch Pokrowsky.

Le choix est imprévu. Pokrowsky, qui a soixante ans, s’est adonné toute sa vie aux questions de finances et de comptabilité publiques : il n’a aucune notion des problèmes extérieurs et de la diplomatie ; mais, sous cette réserve, qui est d’importance à l’heure actuelle, je ne me plains pas de sa désignation. D’abord, c’est un esprit sage, fin et laborieux, tout acquis aux idées de l’Alliance. Puis l’homme privé est d’une qualité rare, cordial et modeste, avec une pointe de malice souriante. Dénué de fortune, chargé de famille, il mène la vie la plus simple, la plus honorable. Depuis trente-cinq ans qu’il participe à l’administration financière de l’Empire, jamais l’ombre d’un soupçon ne l’a même effleuré.



Vendredi, 15 décembre.

Inaugurant ses fonctions, Pokrowsky a prononcé aujourd’hui devant la Douma une allocution, du ton le plus ferme, pour démontrer le caractère illusoire et insidieux de la proposition allemande : « Les Puissances de l’Entente, a-t-il dit, proclament leur inébranlable volonté de poursuivre la guerre jusqu’au triomphe final. Nos sacrifices innombrables seraient anéantis par une paix prématurée, avec un adversaire qui est épuisé, mais non encore abattu. »

Ces paroles, qui contrastent si heureusement avec le langage équivoque et cauteleux de Sturmer, ont produit une forte impression à la Douma ; il importait qu’elles fussent prononcées pour détruire l’effet de l’initiative allemande.

Obligé de garder encore le lit, les visites ne m’ont pas manqué. De toutes parts, m’est venue la même note : « C’est déjà un résultat très important que la question de la paix soit désormais posée devant les opinions publiques ! Les esprits se préparent ainsi peu à peu aux solutions raisonnables. »



Samedi, 16 décembre.

Pokrowsky vient me voir cet après-midi.

Je le félicite des déclarations si fermes et si franches qu’il a fait entendre hier à la Douma.

— Je me suis strictement conformé, répond-il, aux ordres de Sa Majesté l’Empereur, avec qui j’ai le bonheur de me trouver en parfaite communion d’idées. Sa Majesté est résolue à ne plus laisser mettre en doute ses volontés, que vous connaissez ; elle m’a donné, à cet égard, les instructions les plus catégoriques ; elle m’a même chargé de lui soumettre sans retard un projet de manifeste pour faire connaître à l’armée que l’Allemagne demande la paix.

Nous parlons ensuite de la réponse qu’il faudra faire à la note de la coalition germanique. Sans avoir arrêté encore son opinion à ce sujet, Pokrowsky estime que la situation militaire ou, comme disent les Allemands, « la carte de guerre, » ne nous permet pas encore de préciser nos intentions et que nous ferons sagement de nous en tenir à des termes généraux, tels que « réparations matérielles et morales..., garanties politiques et économiques, etc. »



Lundi, 18 décembre.

B..., qui observe d’assez près le mouvement ouvrier, me signale chez les chefs des groupes socialistes la tendance croissante à s’affranchir de la Douma et à organiser leur programme d’action en dehors des voies légales. Tcheidzé et Kérensky répètent : « Les cadets ne comprennent rien au prolétariat. Il n’y a rien à faire avec eux ! »

Actuellement, ces chefs dirigent leur principal effort de propagande sur l’armée, en lui démontrant qu’elle a intérêt à se liguer avec les ouvriers pour assurer aux paysans, dont elle est l’émanation directe, le triomphe de leurs revendications agraires. On distribue donc à profusion dans les casernes des brochures sur le thème classique : « La terre appartient aux travailleurs agricoles. Elle leur revient de plein droit, et, par suite, sans rachat ; on ne rachète pas une propriété dont on a été frustré. La révolution seule peut accomplir cette grande réparation sociale »

Je demande à B... si la doctrine « défaitiste » du fameux Lénine, réfugié à Genève, tend à se répandre dans l’armée :

— Non, me dit-il ; cette doctrine n’est guère soutenue ici que par quelques forcenés, qu’on suppose aux gages de l’Allemagne... ou de l’Okhrana. Les « défaitistes » ou porajentzy, comme on les appelle, ne constituent qu’une infime minorité dans le parti social-démocrate.


Entre la Meuse et la Woèvre, les Français ont pris, le 14 décembre, une vigoureuse offensive. Le front allemand a été défoncé sur une étendue de 10 kilomètres et une profondeur de 3. Le nombre des prisonniers est d’environ 12 000.



Jeudi, 21 décembre.

Deux et trois fois la semaine, Protopopow demande audience à la Tsarine, sous le prétexte de lui faire son rapport et de solliciter ses conseils.

L’autre jour, dès l’entrée, il s’est jeté à genoux devant elle, en s’écriant :

— O Majesté, j’aperçois le Christ derrière vous !



Vendredi, 22 décembre.

Le Président des États-Unis a suggéré hier à tous les Gouvernements des Puissances belligérantes de faire connaître « leurs vues respectives sur les conditions auxquelles la guerre pourrait prendre fin. » Le président Wilson spécifie « qu’il ne propose pas la paix, » qu’il n’offre « même pas une médiation, » qu’il suggère uniquement des « sondages, » afin qu’on sache « à quelle distance se trouve encore le havre, tant désiré, de la paix. »



Samedi, 23 décembre.

Ce matin, je reçois de Paris un projet de réponse à la note américaine.

Après avoir rendu hommage aux sentiments dont le président Wilson s’est inspiré, Briand proteste contre « l’assimilation » que la note semble établir entre les deux groupes de belligérants, alors que toutes les responsabilités de l’agression incombent à un seul. Puis il définit « les buts supérieurs » que les Alliés se sont assignés. Ces buts impliquent l’entière indépendance de la Belgique, de la Serbie et du Montenegro, avec tous les dédommagements qui leur sont dus ; l’évacuation des territoires occupés en France, en Russie et en Roumanie, avec de justes réparations ; la réorganisation de l’Europe, d’après le principe des nationalités et le droit des peuples au libre développement économique ; la restitution des territoires arrachés jadis aux Alliés par la force ou contre le vœu des habitants ; la libération des Italiens, des Slaves, des Roumains et des Tchéco-Slovaques ; l’affranchissement des populations soumises à la tyrannie ottomane ; le rejet des Turcs hors d’Europe ; le rétablissement de la Pologne dans son intégrité nationale.

Une heure plus tard, je suis dans le cabinet de Pokrowsky, où j’ai donné rendez-vous à Buchanan. Je leur lis le projet de Briand. Ils m’écoutent avec une attention extrême. Et, plus j’avance dans ma lecture, plus leur regard s’anime. Lorsque j’ai terminé, ils s’écrient ensemble :

— Bravo ! c’est parfait ! . Voilà le langage qu’il faut tenir !... Voilà ce qu’il faut proclamer devant le monde !

Mon collègue d’Italie arrive sur ces entrefaites. Pokrowsky, à qui j’ai passé une copie du projet, le relit à haute voix, en se pénétrant de chaque phrase. Carlotti approuve chaleureusement.

Avant de formuler son opinion officielle et définitive, Pokrowsky me demande le temps de la réflexion. J’insiste pour qu’il me donne au moins un acquiescement de principe, dont Briand pourra se prévaloir auprès du président Wilson. Nous avons en effet un grand intérêt à ne pas différer notre réponse, pour déjouer les intrigues germanophiles qui travaillent fiévreusement l’opinion américaine.

— Eh bien ! soit ! me dit-il. Veuillez télégraphier à M. Briand que j’approuve, d’une manière générale, son projet, et même que je l’admire. Je me réserve toutefois de lui suggérer quelques retouches de pure forme pour les paragraphes qui concernent plus particulièrement la Russie, par exemple, ceux où il est question de la Pologne et de l’Arménie.

En partant, je prends Buchanan dans ma voiture. Nous sommes taciturnes et soucieux. La même idée nous est venue spontanément : comme nous sommes loin encore de voir s’accomplir ce magnifique programme de paix ! Car enfin, ici, tout va de mal en pis !

Nous nous communiquons nos dernières informations : elles sont déplorables.

L’Union des Zemstvos et l’Union des villes, ces grandes associations privées qui, depuis le début de la guerre, ont si remarquablement coopéré au ravitaillement de l’armée et de la population, devaient se réunir en congrès à Moscou la semaine prochaine. La police vient d’interdire ce congrès. Et pourtant, les deux Unions représentent ce qu’il y a de plus sain, de plus sérieux, de plus actif, dans la société russe !

En revanche, la faveur de Protopopow est au comble. Il s’est donné à lui-même une mission dans les provinces, à la fois pour esquiver tout contact avec la Douma et pour prêcher aux gouverneurs la bonne doctrine.

Un de mes amis, qui est venu me voir hier et qui arrivait de Moscou, m’a rapporté qu’on y est exaspéré contre l’Impératrice. Dans les salons, dans les magasins, dans les cafés, on déclare ouvertement que la Niemka, « l’Allemande, » est en train de perdre la Russie et qu’il faut l’enfermer comme folle. Quant à l’Empereur, on ne se gêne pas pour dire qu’il ferait bien de méditer sur le sort de Paul Ier.



Lundi, 25 décembre.

Ainsi que Pokrowsky me l’avait annoncé le 16 de ce mois, l’Empereur adresse aujourd’hui un manifeste à ses armées de terre et de mer pour leur apprendre que l’Allemagne propose la paix et pour leur affirmer une fois de plus sa résolution de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire complète.

L’heure de la paix, dit-il, n’est pas encore venue. L’ennemi n’est pas encore chassé des territoires occupés. La Russie n’a pas encore accompli les devoirs que cette guerre lui a créés, c’est-à-dire la possession de Constantinople et des Détroits, ainsi que la restauration de la libre Pologne, composée de ses trois parties.

La péroraison est d’un accent pathétique et personnel, qui tranche avec la banalité incolore de cette sorte de documents :

Nous resterons inébranlables dans notre confiance en la victoire. Dieu bénira nos armes : il les couvrira d’une gloire éternelle et nous donnera une paix digne de vos exploits glorieux, ô mes glorieuses troupes, une paix telle que les générations futures béniront votre sainte mémoire !

Ce noble et courageux langage ne peut manquer de retentir dans la conscience nationale. Il me laisse pourtant une impression d’inquiétude. L’Empereur est trop judicieux pour ne pas se rendre compte que le désastre roumain lui a enlevé toute chance d’acquérir Constantinople et que son peuple a renoncé, depuis longtemps, au rêve byzantin. Alors, pourquoi cette invocation solennelle d’un projet dont il connaît mieux que personne la vanité ? En parlant ainsi, a-t-il voulu réagir contre le mouvement de désaffection qui s’accentue à son égard, parmi les plus dévoués serviteurs de la dynastie ? Ou bien encore, se sentant perdu, « abandonné de Dieu, » a-t-il voulu résumer, dans un acte suprême, dans une sorte de testament politique, les motifs de grandeur et de dignité nationales qui ont imposé au peuple russe l’épreuve de cette guerre ? J’incline beaucoup à cette dernière hypothèse.

Les Roumains n’ont pu encore équilibrer la poussée austro-allemande ; ils continuent de battre en retraite vers le Séreth.



Mercredi, 27 décembre.

Une conférence des Alliés doit se réunir à Pétrograd vers la fin de janvier. Les représentants du Gouvernement français seront Doumergue, sénateur, ancien président du Conseil, ancien ministre des Affaires étrangères, et le général de Castelnau.

En vue des instructions dont nos délégués seront munis, je communique à Briand quelques idées personnelles. Après lui avoir confirmé que l’Empereur est toujours résolu à poursuivre la guerre, j’expose que la fixité de ses intentions ne constitue pas, cependant, à notre égard, une caution suffisante.

Dans la pratique, l’Empereur est continuellement en faute. Soit qu’il cède par faiblesse aux objurgations de l’Impératrice, soit qu’il n’ait ni l’intelligence, ni la volonté assez fortes pour dominer sa bureaucratie, il accomplit ou il laisse s’accomplir à chaque instant des actes qui contredisent sa politique.

Au point de vue intérieur, il abandonne la direction de l’esprit public à des ministres notoirement compromis en faveur de l’Allemagne, tels que M. Sturmer et M. Protopopow, sans compter le foyer d’intrigues germaniques qu’il tolère dans son propre palais. Au point de vue économique et industriel, il accorde sa signature à tout ce qu’on lui propose. Et, lorsqu’un Gouvernement étranger a obtenu de lui une promesse qui gêne son administration, c’est un jeu pour celle-ci de lui faire ratifier une décision qui annule indirectement cette promesse.

Au point de vue militaire, l’affaire de Roumanie est typique. Voilà plus de six mois que le Président de la République, le Roi George, les ambassadeurs de France et d’Angleterre lui répètent que la partie engagée sur les bords du Danube est décisive, que la Russie est la première intéressée à s’ouvrir la voie de Sofia, puisque la conquête de Constantinople en dépend, etc. Il promet tout ce qu’on demande. Et son action personnelle en reste là !

De cette impuissance ou de cette insouciance à faire prévaloir ses idées dans l’ordre des faits positifs, résulte pour nous un tort énorme. Tandis que la France tire à plein collier dans l’alliance, la Russie ne produit que la moitié ou le tiers de l’effort dont elle est capable. Cette situation est d’autant plus grave que la phase définitive de la guerre est peut-être commencée et que, dès lors, c’est une question de savoir si la Russie aura le temps de récupérer tout ce qu’elle a perdu, avant que le sort de l’Orient ne soit décidé.

Je souhaite donc que, pendant les délibérations de la prochaine conférence, les délégués du Gouvernement de la République s’efforcent de faire adopter par le Gouvernement impérial un programme très précis et très minutieux qui arme, en quelque sorte, l’ Empereur contre les défaillances de son caractère et contre l’action insidieuse de la bureaucratie.

Au point de vue des garanties diplomatiques dont nous devrions, selon moi, nous prémunir envers la Russie, vous connaissez mon opinion : je n’y reviens pas.

Au point de vue stratégique, la présence du général Gourko à la tête de l’État-major général nous permet d’espérer qu’un plan très strict et très circonstancié pourra être concerté.

De même, la présence de M. Trépow à la présidence du Conseil facilitera la conclusion d’un accord détaillé pour les questions de fabrication, de transport et d’approvisionnement.



Jeudi, 28 décembre.

Voilà plusieurs fois qu’on m’interroge sur les relations de Buchanan avec les partis libéraux et qu’on me demande même, du ton le plus sérieux, s’il ne travaille pas secrètement à la révolution.

Je proteste chaque fois, de toutes mes forces. D’abord, dans nos conversations quotidiennes, si cordiales et si confiantes, je n’ai jamais surpris le moindre mot, la moindre allusion qui me permette de croire qu’il ait noué des intelligences avec les meneurs révolutionnaires. Puis, tout ce que je sais de son caractère suffirait à démentir le rôle qu’on lui attribue. Nous sommes liés depuis 1907 ; nous avons été collègues à Sofia pendant quatre ans et nous avons traversé ensemble la crise dangereuse de l’indépendance bulgare ; nous poursuivons ici depuis trois ans une étroite collaboration : nous nous sommes donc mis réciproquement à l’épreuve. Or, je ne connais pas de plus galant homme, de plus parfait gentleman que sir George Buchanan. Il est la droiture et la loyauté mêmes : il croirait se déshonorer en intriguant contre un souverain auprès duquel il est accrédité.

Le vieux prince W..., à qui je viens de tenir ce langage, m’objecte d’un air hargneux :

— Mais, si son Gouvernement lui a ordonné d’encourager nos anarchistes, il est bien obligé de le faire !

Je riposte :

— Si son Gouvernement lui ordonnait de voler une fourchette quand il dîne chez l’Empereur, pensez-vous qu’il obéirait ?

Le grief, que les réactionnaires adressent aujourd’hui à Buchanan, a un précédent historique. Après l’assassinat de Paul Ier, on prétendit que le complot avait été conçu et machiné par le Gouvernement britannique. La légende s’accrédita bientôt ; quelques années plus tard, c’était presque la vérité officielle. On ajoutait même des précisions : l’ambassadeur, lord Whitworth, avait personnellement organisé l’attentat et soudoyé les auteurs par l’entremise de sa maîtresse, la belle Olga Jerebtsow, sœur d’un des conjurés, le prince Platon Zoubow. On oubliait que lord Whitworth avait quitté la Russie en avril 1800, c’est-à-dire onze mois avant le drame...



Vendredi, 29 décembre.

L’Union des Zemstvos et l’Union des Villes, dont, le congrès a été récemment interdit, ont néanmoins adopté en secret une motion, qui circule dans le public et dont voici le passage principal :

Notre salut est dans un sentiment profond de notre responsabilité envers la patrie. Quand le pouvoir devient un obstacle sur le chemin de la victoire, la responsabilité du sort de la Russie incombe au pays tout entier. Le Gouvernement, devenu l’instrument de forces occultes, conduit la Russie à sa perte et ébranle le trône impérial. Il faut créer un gouvernement digne d’un grand peuple, à l’une des heures les plus graves de son histoire. Que la Douma, dans la lutte décisive quelle a entreprise, justifie l’attente du pays ! Il n’y a pas un jour à perdre !


La comtesse R..., qui vient de passer trois jours à Moscou pour se commander des robes chez la fameuse couturière, la Lomanowa, me confirme ce qu’on m’a rapporté naguère de l’exaspération qui anime les Moscovites contre la famille impériale :

— J’ai dîné chaque soir, me dit-elle, dans des milieux différents. C’est partout le même cri d’indignation. Si l’Empereur se montrait aujourd’hui sur la Place Rouge, il serait hué. Quant à l’Impératrice, on l’écharperait. La grande-duchesse Élisabeth, si bonne, si charitable, si pure, n’ose plus sortir de son couvent. Les ouvriers l’accusent d’affamer le peuple... Dans toutes les classes, il y a comme un souffle de révolution...



Samedi, 30 décembre.

Vers sept heures du soir, un informateur excellent, qui est à mon service, m’apprend que Raspoutine a été assassiné ce matin, pendant un souper au palais Youssoupow. Les assassins seraient le jeune prince Félix Youssoupow, qui a épousé en 1914 une nièce de l’Empereur, le grand-duc Dimitry, fils du grand-duc Paul, et Pourichkiéwitch, chef de l’extrême-droite à la Douma. Deux ou trois femmes de la société auraient participé au souper. La nouvelle est encore tenue rigoureusement secrète.

Avant de télégraphier à Paris, j’essaie de contrôler ce qu’on vient de me rapporter.

Je me rends aussitôt chez Mme D... Elle téléphone à sa tante Mme Golovine, la grande amie et protectrice de Raspoutine. Une voix éplorée lui répond :

— Oui, le Père a disparu cette nuit. On ne sait ce qu’il est devenu... C’est un affreux malheur !

Au Yacht-Club, la nouvelle se répand dans la soirée. Le grand-duc Nicolas-Michaïlowitch se refuse à y croire :

— Dix fois déjà, dit-il, on nous a annoncé la mort de Raspoutine. Et, chaque fois, il a ressuscité, plus puissant que jamais !

Il téléphone cependant au président du Conseil, Trépow, qui lui répond :

— Je sais seulement que Raspoutine a disparu ; je présume qu’il a été assassiné. Je ne peux rien savoir de plus : c’est le chef de l’Okhrana qui a pris l’affaire en mains...



Dimanche, 31 décembre.

Le corps de Raspoutine demeure introuvable.

L’Impératrice est affolée de douleur ; elle a supplié l’Empereur, qui est à Mohilew, de revenir immédiatement auprès d’elle.

On me confirme que les assassins sont le prince Félix Youssoupow, le grand-duc Dimitry et Pourichkiéwitch. Aucune dame n’aurait assisté au souper. Alors, comment Raspoutine a-t-il été attiré au palais Youssoupow ?...

A en juger par le peu que je sais, c’est la présence de Pourichkiéwitch qui confère au drame sa véritable signification, son haut intérêt politique. Le grand-duc Dimitry est un élégant jeune homme de vingt-cinq ans, énergique, fervent patriote, capable de bravoure dans un jour de bataille, mais léger, impulsif et qui me semble s’être inconsidérément fourvoyé dans cette aventure. Le prince Félix Youssoupow, qui a vingt-neuf ans, est doué d’une intelligence vive et de goûts esthétiques ; mais son dilettantisme se plaît un peu trop aux fantaisies perverses, aux images littéraires du Vice et de la Mort : je crains donc qu’il n’ait vu surtout, dans l’assassinat de Raspoutine, un scénario digne de son auteur préféré, Oscar Wilde. En tout cas, ses instincts, son visage, ses allures, le font ressembler beaucoup plus au héros de Dorian Gray qu’à Brutus ou à Lorenzaccio.

Pourichkiéwitch, qui a dépassé la cinquantaine, est au contraire, un homme de doctrine et d’action. Il s’est fait le champion de l’absolutisme orthodoxe. Il soutient, avec autant de véhémence que de talent, la thèse du « Tsar autocrate, envoyé de Dieu. » En 1905, il présidait la fameuse ligue réactionnaire, l’Union du peuple russe, et c’est lui qui a inspiré, dirigé, les terribles pogroms contre les Juifs. Sa participation à l’assassinat de Raspoutine éclaire toute la conduite de l’extrême-droite, en ces derniers temps ; elle signifie que les partisans de l’autocratisme, se sentant menacés par les folies de l’Impératrice, sont résolus à se défendre malgré l’Empereur et, au besoin, contre lui.

Ce soir, je vais au Théâtre-Marie, où l’on représente la Belle au bois dormant, le pittoresque ballet de Tchaïkowsky, avec la Smirnowa.

On ne parle naturellement que du drame d’hier et, comme on ne sait rien de précis, l’imagination russe se donne un libre cours. Les sauts, les pirouettes et les « arabesques » de la Smirnowa ne sont pas plus fantaisistes que les récits qui se colportent dans la salle.

Au premier entr’acte, le comte Nani Mocénigo, conseiller de l’ambassade d’Italie, me dit :

— Eh bien ! monsieur l’ambassadeur, nous voici donc revenus au temps des Borgia !... Le souper d’hier ne vous rappelle-t-il pas le fameux festin d’Imola ?

— L’analogie n’est que lointaine. Il n’y a pas seulement la différence des temps ; il y a surtout la différence des civilisations et des caractères. Par l’astuce et la perfidie, l’attentat d’hier n’est certes pas indigne du satanique César. Mais ce n’est pas le bellissimo inganno, comme disait le Valentinois. La magnificence dans la luxure et la scélératesse n’est pas donnée à tout le monde...



Lundi, 1er janvier 1917.

Si je n’en dois juger que par les constellations du ciel russe, l’année commence sous de mauvais signes. Je constate partout l’inquiétude et le découragement ; on ne s’intéresse plus à la guerre ; on ne croit plus à la victoire ; on s’attend et l’on se résigne aux pires événements.

Ce matin, je discute avec Pokrowsky le projet de réponse à la note américaine sur nos buts de guerre. Nous cherchons une formule au sujet de la Pologne ; je fais valoir que la reconstitution intégrale de l’État polonais et, par suite, la reprise de la Posnanie à la Prusse sont d’une importance capitale ; nous devons donc affirmer hautement nos desseins. Pokrowsky acquiesce en principe ; il hésite cependant à s’engager, par crainte de donner aux Alliés un droit d’immixtion dans les affaires de Pologne. Je lui objecte en riant :

— Vous avez l’air d’emprunter vos arguments au comte de Nesselrode ou au prince Gortchakof.

Il rit à son tour et me répond :

— Accordez-moi quelques jours encore pour me soustraire à ces influences archaïques.

Puis, redevenu sérieux, il relit à demi-voix le projet que nous venons de discuter et, d’un ton grave, il ajoute :

— C’est fort beau, tout cela. Mais que nous en sommes loin ! Voyez donc la réalité présente !...

Je le réconforte de mon mieux, en lui représentant que notre victoire définitive, complète, dépend uniquement de notre endurance et de notre énergie.

Après un grand soupir, il reprend :

— Mais voyez donc ce qui se passe ici !

Par ordre de l’Impératrice, le général Maximowitch, aide de camp général de l’Empereur, a procédé hier à l’arrestation du grand-duc Dimitry, qui demeure confiné dans son palais de la Perspective Newsky, sous la surveillance de la police.



Mardi, 2 janvier.

Le corps de Raspoutine a été retrouvé hier dans les glaces de la Petite Newka, au long de l’île Krestowsky, près du palais Bélossielsky.

Jusqu’au dernier instant, l’Impératrice a espéré que « Dieu lui conserverait son consolateur et son unique ami. »

La police ne laisse publier aucun détail sur le drame. D’ailleurs, l’Okhrana poursuit ses recherches avec un tel secret que, ce matin encore, le président du Conseil, Trépow, répondait aux questions impatientes du grand-duc Nicolas-Michaïlowitch :

— Je vous jure, monseigneur, que tout se passe en dehors de moi et que je ne sais rien de l’enquête.

En apprenant avant-hier la mort de Raspoutine, le peuple a jubilé. On s’embrassait dans les rues ; on allait brûler des cierges à Notre-Dame de Kazan.

Lorsqu’on a su que le grand-duc Dimitry était parmi les assassins, c’est devant les icônes de Saint-Dimitry qu’on s’est pressé pour allumer des cierges.

Le meurtre de Grigory est l’unique sujet de conversation dans les interminables files de femmes qui, sous la neige et le vent, attendent à la porte des boucheries et des épiceries pour la distribution de la viande, du thé, du sucre, etc.

Elles se racontent que Raspoutine a été jeté vivant dans la Newka et elles approuvent, en citant le proverbe ! Sabakyé, sabâtchya smerte ! « A chien, mort de chien !... »

Autre racontar populaire : « Raspoutine respirait encore, quand on l’a jeté sous la glace de la Newka. C’est très important ; car, de la sorte, il ne deviendra jamais un saint... » C’est en effet une croyance, dans le peuple russe, que les noyés ne peuvent pas être canonisés.



Mercredi, 3 janvier.

Aussitôt retiré de la Newka, le corps de Raspoutine a été mystérieusement conduit ë l’Asile des Vétérans de Tchesma, situé à cinq kilomètres en dehors de Pétrograd, sur la route de Tsarskoïé-Sélo.

Après que le professeur Kossorotow eut procédé à l’examen du cadavre et relevé les traces des blessures, on introduisit dans la salle d’autopsie la sœur Akilina, cette jeune religieuse que Raspoutine a connue jadis au couvent d’Okhtaï où il l’exorcisa. Munie d’un ordre de l’Impératrice, elle a procédé, seule avec un infirmier, aux soins de la toilette funèbre. En dehors d’elle, personne n’a été admis auprès du mort : sa femme, ses filles, ses plus ferventes dévotes ont vainement imploré l’autorisation de le voir une dernière fois.

La pieuse Akilina, l’ancienne démoniaque, a passé la moitié de la nuit à laver le corps, embaumer ses plaies, l’habiller de vêtements neufs et le disposer dans le cercueil. Pour finir, elle lui a mis sur la poitrine un crucifix et lui a inséré entre les mains une lettre de l’Impératrice. Voici le texte de cette lettre, tel que je le tiens de Mme T... qui était l’amie du staretz et qui est fort liée avec la sœur Akilina :

Mon cher martyr, donne-moi ta bénédiction, afin qu’elle me suive constamment sur le chemin douloureux qui me reste à parcourir ici-bas. Et souviens-toi de nous, là-haut, dans tes saintes prières !

ALEXANDRA.


Le lendemain matin, qui était hier, l’Impératrice et Mme Wyroubow sont venues prier sur la dépouille de leur ami, qu’elles ont couverte de fleurs, d’icônes et de lamentations.

Que de fois, dans mes courses à Tsarskoïé-Sélo, j’ai passé devant l’Asile de Tchesma, ancien château de plaisance édifié par Catherine II et que l’on aperçoit de la route, au travers des arbres ! A cette époque de l’année, sous l’aspect hivernal, dans l’immensité de la plaine brumeuse et glacée, le site est d’une tristesse lugubre. C’est bien le décor qu’il fallait pour la scène d’hier. Cette Tsarine et sa pernicieuse compagne en pleurs devant le cadavre tuméfié du moujik crapuleux qu’elles ont aimé si follement et que la Russie maudira pendant des siècles, — le grand Dramaturge de l’Histoire a-t-il imaginé beaucoup d’épisodes plus pathétiques ?

Vers minuit, le cercueil a été transféré à Tsarskoïé-Sélo, sous la conduite de Mme Golovine et du colonel Loman, puis déposé dans une chapelle du parc impérial.



Jeudi, 4 janvier.

Je fais visite à Kokovtsow, dans son appartement correct et méthodique de la Mokhowaïa.

Jamais l’ancien président du Conseil, dont le pessimisme s’est tant de fois vérifié, n’avait encore formulé devant moi des pronostics aussi sombres. Il prévoit, à brève échéance, un drame de palais ou la révolution.

— Depuis fort longtemps, me dit-il, je n’ai vu Sa Majesté. Mais j’ai un ami très intime qui approche fréquemment les souverains et qui a travaillé ces derniers jours avec l’Empereur. Les impressions que m’a rapportées cet ami sont déplorables. L’Impératrice est calme en apparence, mais taciturne et tendue. L’Empereur a la figure creuse, la voix sèche, le regard mauvais ; il s’est exprimé d’un ton acerbe sur les membres du Conseil de l’Empire qui, tout en affichant leur attachement à l’autocratisme, se sont permis de lui adresser des remontrances : aussi, a-t-il résolu de changer le président et le vice-président de cette haute assemblée, dont les pouvoirs expirent le 1er-14 janvier, mais qui, normalement, sont toujours maintenus en fonction... L’irritation de l’Empereur envers le Conseil de l’Empire est soigneusement attisée par l’Impératrice, à qui l’on a affirmé que certains membres de l’extrême-droite parlaient de la faire répudier et enfermer dans un couvent... Maintenant, je vais vous confier un secret. Trépow est venu me voir ce matin pour m’annoncer qu’il ne veut pas porter plus longtemps la responsabilité du pouvoir et qu’il a offert à l’Empereur sa démission de la présidence du Conseil. Vous comprenez si j’ai le droit d’être inquiet !

— Somme toute, dis-je, la crise actuelle se dessine de plus en plus comme un conflit entre l’Empereur et les défenseurs naturels, attitrés de l’autocratisme. Si l’Empereur ne cède pas, vous pensez que nous reverrons la tragédie de Paul Ier ?

— Je le crains.

— Mais les partis de gauche, quelle sera leur attitude ?

— Les partis de gauche, j’entends ceux de la Douma, resteront vraisemblablement étrangers au drame ; ils savent que la suite des événements ne peut que tourner à leur profit et ils attendront. Quant aux masses populaires, c’est autre chose.

— Prévoyez-vous déjà leur entrée en scène ?

— Je ne crois pas que les incidents de la politique courante ou même un drame de palais puissent suffire à soulever le peuple. Mais le soulèvement sera immédiat, s’il y a désastre militaire ou crise de famine.

J’expose alors à Kokovtsow que j’ai l’intention de demander une audience à l’Empereur :

— Je ne pourrai lui parler officiellement que des affaires diplomatiques et militaires. Mais, pour peu que je le sente en confiance, j’essaierai de l’amener sur le terrain de la politique intérieure.

— De grâce, n’hésitez pas à tout lui dire !

— S’il consent à m’écouter, je marcherai à fond. S’il se dérobe, je me bornerai à lui faire comprendre combien je suis inquiet de tout ce qui se passe et que je n’ai pas le droit de lui dire.

— Vous avez peut-être raison. Dans la disposition où est l’Empereur, il ne faut l’aborder qu’avec prudence ; mais, comme je sais qu’il a de l’amitié pour vous, je ne serais pas surpris qu’il se laissât aller devant vous à un peu d’expansion.

Depuis que le grand-duc Dimitry est aux arrêts dans son palais de la Perspective Newsky, ses amis ne sont pas sans inquiétude pour sa sûreté personnelle. Sur la foi de renseignements dont j’ignore la provenance, ils craignent que le ministre de l’Intérieur, Protopopow, n’ait résolu de le faire assassiner par un des policiers préposés à sa garde. La machination, ourdie par l’Okhrana, consisterait à simuler une tentative d’évasion ; le policier feindrait d’avoir été menacé par le Grand-Duc et obligé de se défendre par la force des armes.

Afin de parer à tout événement, le président du Conseil, Trépow, a expédié au général Kabalow, gouverneur de Pétrograd, l’ordre d’installer un poste d’infanterie au palais grand-ducal. Désormais, chaque policier est ainsi doublé d’un factionnaire qui le surveille.



Vendredi, 5 janvier.

Pour dépister les hypothèses et les recherches de la curiosité publique, l’Okhrana fait répandre le bruit que le cercueil de Raspoutine a été transporté dans son village de Pokrowskoïé, près de Tobolsk, ou dans un couvent de l’Oural.

En réalité, les obsèques ont été célébrées très secrètement, la nuit dernière, à Tsarskoïé-Sélo.

Le cercueil a été inhumé sous l’iconostase d’une chapelle en construction à la lisière du parc impérial, près d’Alexandrowsk, la chapelle de Saint-Séraphin.

Les seules personnes présentes étaient l’Empereur, l’Impératrice, les quatre jeunes Grandes-Duchesses, Protopopow, Mme Wyroubow, les colonels Loman et Maltzew, enfin, comme officiant, le P. Wassiliew, archiprêtre de la Cour.

L’Impératrice s’est fait remettre la chemise ensanglantée du « martyr Grigory, » et la garde pieusement, comme une relique, comme un palladium, d’où dépend le sort de la dynastie.


Ce même soir, un grand industriel, Bogdanow, offrait chez lui un dîner auquel assistaient un membre de la famille impériale, le prince Gabriel-Constantinowitch, plusieurs officiers dont le comte Kapnist, aide de camp du ministre de la Guerre, un membre du Conseil de l’Empire, Osérow, et quelques représentants de la haute finance, dont Poutilow.

Pendant le repas, qui était fort animé, on n’a parlé que de la situation intérieure. Le champagne aidant, on l’a dépeinte sous les couleurs les plus noires, avec cette outrance de pessimisme où se complaît l’imagination russe.

S’adressant au prince Gabriel, Osérow et Poutilow ont exposé que, à leur avis, le seul moyen de sauver la dynastie régnante et le régime monarchique est de réunir tous les membres de la famille impériale, les chefs de parti au Conseil de l’Empire et à la Douma, ainsi que des représentants de la noblesse et de l’armée, pour déclarer solennellement l’Empereur affaibli, inférieur à sa tâche, incapable de régner plus longtemps et de proclamer l’avènement du Césaréwitch, sous la régence d’un Grand-Duc.

Loin de protester, le prince Gabriel s’est borné à formuler quelques objections d’ordre pratique ; il a promis néanmoins de rapporter à ses oncles et cousins ce qu’on venait de lui dire.

La soirée s’est terminée par un toast « à un Tsar intelligent conscient de ses devoirs et digne de son peuple ! »

L’Empereur a refusé la démission de Trépow, sans un mot d’explication.


Au cours de la soirée, j’apprends que l’on est fort ému, fort agité, dans la famille des Romanow.

Plusieurs Grands-Ducs, parmi lesquels on me cite les trois fils de la grande-duchesse Marie-Pavlowna, Cyrille, Boris et André, ne parlent de rien moins que de sauver le tsarisme par un changement de règne. Avec le concours de quatre régiments de la Garde, dont le loyalisme serait déjà ébranlé, on marcherait de nuit sur Tsarskoïé-Sélo ; on s’emparerait des souverains ; on démontrerait à l’Empereur la nécessité d’abdiquer ; on enfermerait l’Impératrice dans un couvent ; puis on proclamerait l’avènement du Césaréwitch Alexis, sous la régence du grand-duc Nicolas-Nicolaïéwitch.

Les promoteurs de cette idée estiment que le grand-duc Dimitry, par sa coopération à l’assassinat de Raspoutine, est tout désigné pour diriger le complot et entraîner les troupes. Ses cousins, Cyrille et André-Wladimirowitch, sont allés le voir dans son palais de la Perspective Newsky et l’ont incité, de toutes leurs forces, « à poursuivre jusqu’au bout son œuvre de salut national. » Après un long débat de conscience, Dimitry-Pavlowitch a définitivement refusé « de porter la main sur l’Empereur ; » son dernier mot fut : « Je ne violerai pas mon serment de fidélité. »

Les troupes de la Garde, au sein desquelles les organisateurs se sont déjà créé des intelligences, sont le régiment Pavlowsky, caserne au Champ-de-Mars, le régiment Préobrajensky, caserné près du Palais d’hiver, le régiment Ismaïlowsky, caserné près du canal Obvodny, les cosaques de la Garde, casernés derrière le couvent de Saint-Alexandre-Newsky ; enfin, un escadron du régiment des hussards de l’Empereur, en garnison à Tsarskoïé-Sélo.

Le travail qui s’est fait dans les casernes a été presque aussitôt connu par l’Okhrana. Biéletzky a été chargé d’ouvrir une enquête, conjointement avec celle qu’il poursuit sur l’assassinat de Raspoutine ; il a, comme principal collaborateur dans ses recherches, le colonel de gendarmerie Newdakow, chef de la Sûreté de l’Empereur, qui a récemment succédé au général Spiridowitch.



Samedi, 6 janvier.

Les versions les plus contradictoires et les plus folles continuent à circuler sur l’assassinat de Raspoutine. Le mystère est d’autant plus profond que, dès la première heure, l’ancien directeur du Département de la police, le fameux Biéletzky, aujourd’hui sénateur, a été chargé par l’Impératrice de conduire personnellement l’instruction ; il s’est mis à l’œuvre aussitôt avec le général de gendarmerie Globatchew, chef de l’Okhrana, et son habile sous-chef, le colonel Kirpitchnikow. En exigeant que tous les pouvoirs de l’Okhrana fussent concentrés dans les mains de Biéletzky pour la conduite de l’enquête, la Tsarine a répété avec force : « Je n’ai confiance, qu’en lui ; je ne croirai que ce qu’il m’affirmera, lui et lui seul... »

Par deux voies différentes, dont l’une très intime, j’ai obtenu un ensemble de renseignements qui me permettent de reconstituer les phases principales de l’assassinat. On m’affirme que ces détails concordent avec les faits établis actuellement par l’enquête policière.

Le drame s’est accompli dans la nuit du 29 au 30 décembre, au palais du prince Youssoupow, quai de la Moïka, n° 94.

Jusqu’alors, Félix Youssoupow n’avait eu avec Raspoutine que de vagues relations. Pour l’attirer dans sa demeure, il a usé d’un stratagème peu élégant. Le 28 décembre, il s’est rendu chez le staretz et lui a dit :

— Ma femme, qui est arrivée hier de Crimée, a un désir fou de te connaître. Et elle voudrait te voir tout-à-fait dans l’intimité pour causer tranquillement avec toi. Ne veux-tu pas venir prendre le thé demain soir à la maison ? Tu viendrais un peu tard, vers onze heures et demie ; car nous avons ma belle-mère à dîner ; mais elle sera certainement partie à cette heure-là.

L’idée d’entrer en rapports avec la très jolie princesse Irène, Fille du grand-duc Alexandre-Michaïlowitch et nièce de l’Empereur, a tout de suite aguiché Raspoutine, qui a promis de venir. D’ailleurs, contrairement à l’assertion de Youssoupow, la princesse Irène se trouvait encore en Crimée.

Le lendemain, 29 décembre, vers 11 heures, tous les conjurés se sont réunis au palais Youssoupow, dans un des salons du premier étage où un souper était servi. Le prince Félix avait ainsi autour de lui le grand-duc Dimitry, le député à la Douma Pourichkiéwitch, le capitaine Soukhotine et un médecin polonais, le docteur Stanislas de Lazovert, préposé à l’un des grands services sanitaires de l’armée. Quoi que l’on ait raconté, il n’y a eu ce soir-là aucune orgie au palais Youssoupow ; aucune femme, ni la princesse R..., ni Mme D..., ni la comtesse P..., ni la danseuse Karally n’assistaient à la réunion.

A onze heures et quart, le prince Félix s’est fait conduire en automobile chez Raspoutine, qui demeure rue Gorokhowaïa, n° 68, à deux kilomètres environ de la Moïka.

Youssoupow gravit à tâtons l’escalier de Raspoutine : car les lumières de l’immeuble sont éteintes et la nuit est des plus sombres. Dans cette obscurité, il ne se reconnaît plus. A l’instant de sonner, il craint de s’être trompé de porte et même d’étage. Alors il prononce mentalement : » Si je me trompe, c’est que le sort est contre moi et que Raspoutine doit vivre. »

Il sonne. C’est Raspoutine lui-même qui ouvre la porte ; sa fidèle servante, Dounia, le suit.

— Je viens te chercher, Père, comme c’était convenu, dit Youssoupow ; j’ai ma voiture en bas.

Et, dans un élan de cordialité, selon la mode russe, il donne au staretz un gros baiser sur la bouche.

L’autre, méfiant par instinct, se récrie d’un ton goguenard :

— Quel baiser tu me donnes-là, petit !... J’espère bien que ce n’est pas le baiser de Judas... Allons, en route ! Passe devant !... Adieu, Dounia !

Dix minutes plus tard, c’est-à-dire vers minuit, ils descendent de voiture au palais de la Moïka,

Youssoupow fait entrer son hôte dans un petit appartement du rez-de-chaussée, ayant accès au jardin. Le grand-duc Dimitry, Pourichkiéwitch, le capitaine Soukhotine et le docteur de Lazovert attendent à l’étage supérieur, d’où arrive par instants le bruit d’un gramophone qui exécute des airs de danse. Youssoupow dit à Raspoutine :

— Ma belle-mère est encore là-haut avec quelques jeunes gens de nos amis ; mais ils sont tous sur le point de s’en aller. Ma femme viendra nous rejoindre aussitôt après... Asseyons-nous !

Ils s’installent dans de larges fauteuils et parlent d’occultisme, de nécromancie.

Le staretz n’a jamais besoin d’être stimulé pour discourir à perte d’haleine sur de pareils sujets. Il est d’ailleurs en verve, ce soir ; il a l’œil très vif et semble fort content de lui. Afin d’aborder la jeune princesse Irène avec tous ses moyens de séduction, il a mis son plus beau costume, son costume des grands jours : il porte un large pantalon de velours noir, engagé dans de hautes bottes neuves, une chemise de soie blanche, ornée de broderies bleues, enfin une ceinture de satin noir, chamarrée d’or, qui est un présent de la Tsarine.

Entre les fauteuils où se prélassent Youssoupow et son invité, on a disposé d’avance un guéridon, sur lequel il y a deux assiettes de gâteaux à la crème, une bouteille de marsala et un plateau chargé de six verres. Les gâteaux placés près de Raspoutine ont été empoisonnés avec du cyanure de potassium, fourni par un médecin de l’hôpital Oboukhow, ami du prince Félix. Chacun des trois verres, qui se trouvent à côté de ces gâteaux, contient trois décigrammes de cyanure, dissous dans quelques gouttes d’eau ; si faible qu’elle paraisse, la dose est pourtant énorme, puisque la dose de quatre centigrammes est déjà mortelle.

A peine la conversation engagée, Youssoupow remplit nonchalamment un verre de chaque série et prend un gâteau dans l’assiette à portée de sa main.

— Tu ne bois donc pas. Père Grigory ? demande-t-il au staretz.

— Non, je n’ai pas soif.

L’entretien se poursuit, assez animé, sur les pratiques du spiritisme, de l’envoûtement, de la divination.

Une seconde fois, Youssoupow propose à Raspoutine de boire et de manger. Nouveau refus.

Mais, comme la pendule sonne déjà une heure du matin, Grichka s’énerve tout à coup et, d’un ton grossier, il s’écrie :

— Ah çà ! elle ne descend donc pas, ta femme I... Tu sais que je n’ai pas l’habitude d’attendre. Personne ne se permet de me faire attendre, personne... pas même l’Impératrice.

Sachant comme Raspoutine est prompt à la colère, le prince Félix balbutie doucereusement :

— Si, dans quelques minutes, Irène n’est pas là, j’irai la chercher.

— Tu feras bien ; car je commence à m’embêter ici.

D’un air dégagé mais la gorge étreinte, Youssoupow essaie de renouer la conversation. Soudain, le staretz vide son verre. Et, faisant claquer sa langue, il dit :

— Ton marsala est délicieux. J’en boirais bien encore !

D’un geste machinal, Youssoupow emplit, non pas le verre que lui tend Grichka, mais les deux autres verres qui contiennent le reste du cyanure.

Raspoutine saisit l’un et l’absorbe d’un trait. Youssoupow s’attend à voir sa victime défaillir, s’écrouler.

Mais le poison ne produit toujours pas d’effet.

Troisième rasade. Aucun effet non plus.

L’assassin, qui jusque-là s’est montré remarquable de sang-froid et d’aisance, commence à se troubler. Sous le prétexte d’aller chercher la princesse Irène, il sort du salon et monte à l’étage supérieur, afin de consulter ses complices.

Le conciliabule est bref. Pourichkiéwitch se prononce, avec autorité, pour qu’on brusque le dénouement.

— Sinon, déclare-t-il, le gredin va nous échapper. Et comme il est, pour le moins, à demi empoisonné, nous porterons toutes les conséquences de l’assassinat, sans en avoir le profit.

— Mais je n’ai pas de revolver ! reprend Youssoupow.

— Voici le mien ! répond le grand-duc Dimitry.

Youssoupow redescend au rez-de-chaussée, tenant le revolver du Grand-Duc dans sa main gauche, derrière son dos.

— Ma femme est désolée de t’avoir fait attendre, dit-il ; ses invités viennent seulement de partir : elle me suit.

Mais Raspoutine l’écoute à peine ; il marche de long en large, soufflant, éructant. Le cyanure agit.

Youssoupow hésite néanmoins à se servir de son arme. S’il manquait son coup !... Frêle et efféminé comme il est, il craint d’attaquer en face le robuste moujik, qui l’écraserait d’un coup de poing. Pourtant, il n’y a plus une minute à perdre. D’une seconde à l’autre, Raspoutine peut s’apercevoir qu’il est tombé dans un guet-apens, saisir son adversaire à la gorge et se sauver en lui passant sur le corps.

Redevenu parfaitement maître de soi, Youssoupow dit :

— Puisque tu es debout, passons dans la pièce à côté. Je veux te montrer un très beau crucifix italien de la Renaissance, que j’ai acheté récemment.

— Oui, montre-le-moi ; on ne saurait trop regarder l’image de Noire-Seigneur crucifié !

Ils passent dans la pièce voisine.

— Tiens ! Regarde, sur cette table, dit Youssoupow ; est-ce beau !

Tandis que Raspoutine se penche sur l’effigie sainte, Youssoupow se place à sa gauche et, presque à bout portant, il lui tire deux coups de revolver dans les côtes.

Raspoutine pousse un cri :

— Ah !

Et il s’affaisse tout d’une masse.

Youssoupow s’incline sur le corps, tâte le pouls, examine l’œil en soulevant la paupière et ne constate plus aucun signe de vie. Au bruit de la détonation, les complices d’en haut descendent brusquement. Le grand-duc Dimitry déclare :

— Maintenant, il faut vite le jeter à l’eau... Je vais chercher mon auto.

Ses compagnons remontent à l’étage supérieur, afin de combiner le transport du cadavre.

Une dizaine de minutes plus tard, Youssoupow rentre dans le salon du bas, pour y contempler sa victime. Il recule d’horreur.

Raspoutine est à demi relevé, s’appuyant sur les mains. D’un effort suprême il se redresse, abat sa lourde poigne sur l’épaule de Youssoupow et lui arrache son épaulette, en proférant avec un dernier souffle de voix :

— Misérable !... Demain, tu seras pendu ! Car je vais tout dire à l’Impératrice !

Youssoupow se dégage à grand’peine, sort du salon en courant, remonte à l’étage supérieur. Et, blême, couvert de sang, la voix étranglée, il crie à ses complices :

— Il vit encore !... Il m’a parlé !...

Puis il s’effondre, évanoui, sur un canapé. De ses rudes mains, Pourichkiéwitch l’empoigne, le secoue, le relève, lui prend son revolver et l’entraîne, avec les autres conjurés, vers l’appartement du rez-de-chaussée.

Raspoutine n’est déjà plus dans le salon. Il a eu assez d’énergie pour ouvrir la porte qui accède au jardin, et il se traîne sur la neige,

Pourichkiéwitch lui envoie une balle dans la nuque et une dans les reins, tandis que Youssoupow, furieux, hurlant, va chercher un candélabre de bronze et en frappe à coups redoublés le crâne de sa victime.

Il est deux heures et quart du matin.

Au même instant, l’automobile du grand-duc Dimitry arrive devant la petite porte du jardin.

Aidés par un domestique sûr, les conjurés enveloppent Raspoutine dans sa pelisse, lui remettant même ses galoches, afin que nulle pièce à conviction ne reste au palais, et chargent le corps dans l’automobile, où s’installent rapidement le grand-duc Dimitry, le docteur de Lazovert et le capitaine Soukhotine. Puis, sous la conduite de Lazovert, la voiture part à toute vitesse pour l’île Krestowsky.

Le capitaine Soukhotine était venu, la veille, explorer les berges. Sur ses indications, l’automobile s’arrête près d’un petit pont, en aval duquel la vitesse du courant a fait un amas de glaçons, entrecoupé de crevasses. Là, non sans peine, les trois complices transportent leur pesante victime jusqu’au bord d’un trou et l’enfoncent dans l’eau. Mais la difficulté matérielle de l’opération, l’épaisse obscurité de la nuit, les sifflements aigres du vent, la peur d’être surpris, l’impatience d’en finir achèvent d’exaspérer leurs nerfs. Aussi, ne s’aperçoivent-ils pas qu’en poussant le cadavre par les pieds, ils ont fait sauter une de ses galoches, qui est restée ensuite sur la glace ; c’est la découverte de cette galoche qui, trois jours plus tard, a révélé à la police le lieu de l’immersion.

Tandis que cette besogne sinistre s’accomplissait à l’île Krestowsky, un incident survenait au palais de la Moïka, où le prince Félix et Pourichkiéwitch, demeurés seuls, s’occupaient hâtivement à effacer les vestiges de l’assassinat.

Quand Raspoutine avait quitté son domicile de la Gorokhowaïa, un agent de l’Okhrana, Tikhomirow, qui avait pour mission habituelle de veiller sur le staretz, était venu aussitôt se mettre en faction aux abords du palais Youssoupow. Les préliminaires du drame lui avaient nécessairement échappé.

Mais, s’il n’a pu entendre les premiers coups de revolver qui ont blessé Raspoutine, il a entendu nettement les coups tirés dans le jardin. Commençant à s’inquiéter, il va prévenir en hâte le lieutenant de police du poste voisin. Lorsqu’ils reviennent tous deux, ils voient un automobile sortir du palais Youssoupow et filer, d’une allure folle, vers le Pont bleu.

Le lieutenant de police veut entrer au palais. Mais le majordome du prince, qui le reçoit à la porte, lui dit :

— Ce qui s’est passé ne vous regarde pas. Son Altesse Impériale le grand-duc Dimitry-Pavlowitch le fera savoir demain à qui de droit. Retirez-vous !

Énergique, le lieutenant passe outre. Il trouve dans le vestibule Pourichkiéwitch, qui lui déclare :

— Nous venons de tuer l’homme qui déshonorait la Russie.

— Où est le corps ?

— Vous ne le saurez pas. Nous avons juré de garder un secret absolu sur tout ce qui s’est passé.

Le lieutenant revient précipitamment au poste de la Morskaïa et téléphone au colonel Grigoriew, maître de police du 2e district. Une demi-heure s’est à peine écoulée que le général Balk, Préfet de police, le général comte Tatistchew, commandant en chef de la Gendarmerie, le général Globatchew, chef de l’Okhrana, enfin le directeur du Département de la police, Wassiliew, arrivent au palais Youssoupow.



Dimanche, 7 janvier.

Pokrowsky m’a annoncé hier soir que l’Empereur me recevra aujourd’hui à six heures ; il a ajouté :

— Je vous supplie de lui parler franchement, sans réticence... Vous pouvez nous rendre un tel service !

— Pour peu que l’Empereur veuille m’écouter, je lui dirai tout ce que j’ai sur le cœur. Mais, dans la disposition d’esprit où je sais qu’il est, ma tâche ne sera pas facile.

— Que Dieu vous inspire !

— Encore faudra-t-il qu’on offre à Dieu l’occasion de m’inspirer.

Un peu avant six heures, je suis introduit au palais de Tsarskoïé-Sélo par le maître des cérémonies Téplow, qui m’a accompagné de Pétrograd dans le train impérial. Le prince Dolgoroukow, maréchal de la Cour, et l’aide de camp de service, me reçoivent à la porte du premier salon.

Arrivés dans la bibliothèque qui précède le cabinet de l’Empereur et où l’Éthiopien de garde monte sa faction immuable, nous causons pendant une dizaine de minutes. Nous parlons de la guerre et du très long temps qu’elle durera encore ; nous affirmons notre foi dans la victoire finale ; nous reconnaissons la nécessité de nous déclarer plus résolus que jamais à abattre la puissance germanique, etc. Mais le ferme langage de mes interlocuteurs est démenti par l’expression morne et inquiète de leur visage, par ce conseil muet que je lis dans leurs yeux : « De grâce, parlez franchement à Sa Majesté ! »

L’Éthiopien ouvre la porte.

Dès l’entrée, je suis frappé par l’aspect fatigué de l’Empereur, par sa physionomie tendue et absorbée.

— J’ai prié Votre Majesté de me recevoir, lui dis-je, parce que j’ai toujours trouvé auprès d’Elle beaucoup de réconfort et que j’en ai grand besoin aujourd’hui.

D’une voix sans timbre, que je ne lui connaissais pas, il me répond :

— Je suis toujours obstinément résolu à poursuivre la guerre jusqu’à la victoire, jusqu’à une victoire décisive et complète. Vous avez lu mon récent Prikaze à l’armée ?

— Oui, certes, et j’ai admiré l’esprit de confiance, d’inébranlable énergie, que respire ce document. Mais, entre cette affirmation éclatante de votre volonté souveraine et la réalité des faits, quelle distance, quel abîme !

L’Empereur me regarde d’un œil méfiant. Je poursuis :

— Dans ce Prikaze, vous proclamez votre inflexible résolution de conquérir Constantinople. Mais comment vos armées y parviendront-elles ? N’êtes-vous pas effrayé de ce qui se passe en Roumanie ?... Si le recul des troupes russes n’est pas arrêté immédiatement, c’est toute la Moldavie qu’elles devront bientôt évacuer pour se retirer derrière le Pruth ou même le Dniester. Et ne craignez-vous pas, dans ce cas, que l’Allemagne n’organise un Gouvernement provisoire à Bucarest, n’élève sur le trône un autre Hohenzollern et ne fasse la paix avec une Roumanie ainsi reconstituée ?

— C’est en effet une éventualité très inquiétante. Aussi, je fais tout le possible pour augmenter l’armée du général Sakharow ; mais les difficultés de transport et d’approvisionnement sont énormes. J’espère néanmoins que, dans une dizaine de jours, nous pourrons reprendre l’offensive en Moldavie.

— Ah !... dans une dizaine de jours ! Les 31 divisions d’infanterie et les 12 divisions de cavalerie que réclamait le général Sakharow, sont-elles donc déjà en ligne ?

Il me répond évasivement :

— Je ne saurais vous dire ; je ne me rappelle plus. Mais il a déjà beaucoup de troupes, beaucoup... Et j’en enverrai beaucoup d’autres, beaucoup...

— A bref délai.

— Oui, j’espère.

La conversation se traîne languissamment. Je ne réussis plus à fixer, ni le regard de l’Empereur, ni son attention. Il me semble que nous sommes à mille lieues l’un de l’autre.

Alors, j’emploie le grand argument, que j’ai toujours trouvé si puissant à m’ouvrir les portes de sa pensée : j’invoque la mémoire de son père Alexandre III, dont le portrait préside à notre entretien :

— Vous m’avez dit souvent, Sire, que dans les heures difficiles, vous faisiez appel à votre bien-aimé père et que vous ne l’aviez jamais imploré en vain. Puisse son âme généreuse vous inspirer actuellement ! Les circonstances sont si graves !

— Oui, le souvenir de mon père est un grand secours pour moi.

Et, sur cette phrase vague, il laisse de nouveau tomber la conversation.

Je reprends, avec un geste de découragement :

— Je vois. Sire, que je vais sortir de ce cabinet beaucoup plus inquiet que je n’y suis entré. Pour la première fois, je ne me sens pas en contact de pensée avec Votre Majesté.

Il proteste affectueusement :

— Mais vous avez toute ma confiance ! Nous avons de tels souvenirs en commun ! Et je sais que je peux compter sur votre amitié.

— C’est en raison même de cette amitié que vous me voyez plein de tristesse et d’angoisse ; car je ne vous ai confié que la moindre part de mes appréhensions. Il y a un sujet dont l’ambassadeur de France n’a pas le droit de vous parler ; vous devinez lequel. Mais je manquerais à la confiance que vous m’avez toujours témoignée, si je ne vous avouais pas que tous les symptômes qui me frappent depuis quelques semaines, le désarroi que j’observe chez les meilleurs esprits, l’anxiété que je constate chez vos plus fidèles sujets, m’effraient pour l’avenir de la Russie.

— Je sais qu’on s’agite beaucoup dans les salons de Pétrograd.

Et, sans me laisser le temps de relever ces mots, il me demande d’un air détaché :

— Que devient notre ami Ferdinand de Bulgarie ?

Du ton le plus froidement officiel, je réponds :

— Depuis de longs mois, je n’ai rien appris de lui, Sire.

Et je me tais.

Avec sa timidité et sa gaucherie habituelles, l’Empereur ne trouve rien à dire. Un lourd silence pèse sur nous deux. Cependant, il ne me congédie pas, ne voulant pas sans doute que je le quitte sous une impression pénible. Peu à peu, son visage se détend et s’éclaire d’un sourire mélancolique. J’ai pitié de lui et je viens au secours de son mutisme. Sur la table près de laquelle nous sommes assis, j’avise une dizaine de volumes somptueusement reliés au chiffre de Napoléon Ier :

— Votre Majesté a eu pour l’ambassadeur de France une délicate attention, en s’entourant aujourd’hui de ces livres. Napoléon est un grand maître à consulter dans les circonstances critiques ; c’est l’homme qui a fait le plus de violence au destin.

— Aussi, j’ai un culte pour lui.

Je retiens sur mes lèvres cette réplique : « Oh ! un culte bien platonique ! » Mais l’Empereur se lève et me conduit jusqu’à la porte, en me tenant longtemps la main, dans un geste affectueux. Tandis que le train impérial me ramène à Pétrograd, au travers d’une bourrasque de neige, les souvenirs de cette audience se résument en moi. Les paroles de l’Empereur, ses silences, ses réticences, sa physionomie grave et contractée, son regard insaisissable et lointain, la fermeture de sa pensée tout le vague et l’énigmatique de sa personne, me confirment dans une idée qui me hante depuis quelques mois : c’est que l’Empereur se sent débordé et dominé par les événements, qu’il n’a plus foi dans sa mission ni dans son œuvre ; qu’il a, pour ainsi dire, abdiqué intérieurement ; qu’il est désormais résigné à la catastrophe et prêt au sacrifie. Son dernier Prikaze à l’armée, sa hautaine revendication de la Pologne et de Constantinople, n’auraient donc été, comme je le pressentis d’abord, qu’une sorte de testament politique, une suprême affirmation du rêve glorieux qu’il avait conçu pour la Russie et dont il constate aujourd’hui l’écroulement.



Lundi, 8 janvier.

Par ordre suprême, le grand-duc Dimitry est envoyé en Perse, à Kaswin, où il sera attaché à l’état-major d’une des armées combattantes. Le prince Félix Youssoupow est relégué dans son domaine du Gouvernement de Koursk (Russie méridionale). Quant à Pourichkiéwitch, le prestige dont il jouit dans les masses rurales, l’ascendant qu’il exerce dans le parti réactionnaire comme l’un des chefs des « Bandes Noires, » ont fait penser à l’Empereur qu’il serait dangereux de le frapper ; il est donc laissé en liberté ; mais, dès le lendemain de l’attentat, il est parti pour le front, où la police militaire le tient en surveillance.


L’idée de supprimer Raspoutine semble être née dans l’esprit de Félix Youssoupow, au milieu de novembre dernier. Il s’en serait ouvert, dès cette époque, à l’un des leaders du parti « cadet, » le brillant avocat Basile Maklakow ; mais il pensait alors à faire tuer le staretz par des mercenaires et non à opérer lui-même. L’avocat l’aurait sagement détourné de cette procédure : « Les misérables, qui accepteraient de tuer Raspoutine pour de l’argent, n’auraient pas plutôt reçu de vous leurs arrhes qu’ils iraient vous vendre à l’Okhrana... » Perplexe, Youssoupow aurait demandé : « Ne peut-on pas trouver des hommes sûrs ? » A quoi Maklakow aurait spirituellement répondu : « J’ignore ; je ne tiens pas bureau d’assassins ! »

C’est à la date précise du 2 décembre que Félix Youssoupow a pris la résolution définitive d’agir en personne.

Ce jour-là, il assistait, dans une loge de face, à la séance publique de la Douma. Pourichkiéwitch venait de monter à la tribune et fulminait son terrible réquisitoire contre « les forces occultes qui déshonorent la Russie. » Quand, devant l’assemblée toute vibrante, l’orateur s’écria : « Debout, messieurs les ministres ! Allez à la Stavka ; jetez-vous aux pieds du Tsar ; ayez le courage de lui dire que le courroux populaire gronde et qu’un obscur moujik ne doit pas gouverner plus longtemps la Russie !... » Youssoupow fut secoué d’une violente émotion. Mme P... qui était assise près de lui, le vit aussitôt blêmir et tressauter.

Le lendemain, 3 décembre, il se rendit chez Pourichkiéwitch.

Après lui avoir fait promettre un secret absolu, il lui raconta qu’il s’était lié depuis quelque temps avec Raspoutine, dans le dessein de pénétrer les intrigues qui se tramaient à la cour, et qu’il n’avait reculé devant aucune flagornerie pour capter sa confiance : il y avait merveilleusement réussi, car il venait d’apprendre, par le staretz lui-même, que les partisans de la Tsarine s’apprêtaient à déposer Nicolas II, que le Césaréwitch Alexis serait proclamé Empereur sous la régence de sa mère et que le premier acte du nouveau règne serait d’offrir la paix aux Empires germaniques. Puis, voyant son interlocuteur bouleversé par cette révélation, il lui découvrit son projet de tuer Raspoutine et il conclut : « Je voudrais pouvoir compter sur vous, Wladimir-Mitrophanowitch, pour délivrer la Russie de l’épouvantable cauchemar où elle se débat. » Pourichkiéwitch, qui a le cœur chaud et la volonté rapide, acquiesça d’enthousiasme. A l’instant même, ils concertèrent le programme du guet-apens et fixèrent la date du 29 décembre pour l’exécution.


Les délégués de France, d’Angleterre et d’Italie à la conférence des Alliés devraient partir ces jours-ci pour Pétrograd. Buchanan, Carlotti et moi, nous conseillons à nos Gouvernements de retarder leur départ. Inutile de les exposer aux fatigues et aux risques d’un voyage par les mers arctiques, s’ils ne doivent trouver ici qu’un Gouvernement désemparé.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1922.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre 1921, des 1er et 15 janvier, du 1er février et du 1er mars 1922.
  3. Le Conseil de l’Empire est formé de 192 membres, dont la moitié est désignée directement par l’Empereur et dont l’autre moitié est élue par le clergé, les assemblées provinciales, la noblesse, les grands propriétaires, les chambres de commerce et les universités.